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Ante portas ! La bataille de Xuan Loc (9-21 avril 1975)

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Ante portas1 ! La bataille de Xuan Loc (9-21 avril 1975)


Il y a un peu moins d'un an, je revenais, pour l'Alliance Géostratégique, sur la bataille de Xuan Loc2. J'affirmais, alors, que celle-ci était l'un des rares faits d'armes dont pouvait se vanter l'ARVN3lors de la campagne ultime du Nord-Viêtnam contre le régime de Saïgon, en 1975. Des lectures réalisées depuis me conduisent à infirmer ce point de vue. Xuan Loc est bien le succès défensif le plus connu de l'armée sud-viêtnamienne à la veille de son effondrement, mais l'ARVN a su, dans d'autres engagements, souvent plus restreints, résister pendant un temps à la poussée nord-viêtnamienne. Si le souvenir de ce succès est plus fort, c'est en raison de la personnalité même de son chef d'orchestre, le général Le Minh Dao, commandant de la 18thInfantry Division, qui a survécu aux camps communistes pour émigrer aux Etats-Unis et participer à l'entretien de la mémoire de l'affrontement, avec de nombreux autres vétérans. Etudier la bataille de Xuan Loc, c'est pourtant toujours, comme je l'affirmais déjà il y a un an, tenter de comprendre pourquoi l'ARVN n'a pu résister à l'offensive de l'armée populaire du Viêtnam. La réhabilitation légitime de la performance sud-viêtnamienne -négligée pendant longtemps par les Américains eux-mêmes, sans parler des Français- ne doit pas masquer l'échec final des Republic of Vietnam Armed Forces, qui ne pouvaient espérer l'emporter, en raison de faiblesses structurelles. C'est en ce sens que la performance du général Dao et de la 18thInfantry Division reste remarquable, car elle montre à la fois le meilleur de l'ARVN et ses limites, qui conduisent à la défaite finale.


Stéphane Mantoux.





Une trêve bien courte


Le 27 janvier 1973, Hanoï et Washington signent les accords de Paris, mettant fin ainsi à l'engagement américain au Sud-Viêtnam. Deux mois plus tard, le dernier soldat américain quitte le pays. Le président-général Thieu, qui avait participé au renversement de Diem en novembre 1963, est alors à la tête du pays depuis 1965. Il a été élu président en 1967, avec le général Ky comme Premier Ministre -dont il se passe au moment de sa réélection en 1971. Thieu a obtenu la promesse de Nixon, en dépit des accords de Paris, qu'une aide économique serait maintenue et que les appareils américains interviendraient en cas d'offensive du Nord-Viêtnam, à l'image de ce qui s'était passé à la Pâques 1972. Mais les accords de Paris n'ont pas abouti au retrait des forces du Nord présentes au Sud-Viêtnam, et bientôt Nixon est fragilisé par le scandale du Watergate qui va conduire à sa démission. Le Sud-Viêtnam est handicapé par une économie chancelante, par la corruption et par un moral qui s'effondre : la situation locale n'intéresse plus la majorité des Américains qui souhaite plus que tout oublier ce conflit. Le cessez-le-feu conduit à un arrêt temporaire des combats sauf dans certains secteurs des IIème et IVème corps.

Source : http://www.kingsacademy.com/mhodges/03_The-World-since-1900/11_The-Bewildering-60s/pictures/K+S-569_map_Vietnam-War_1961-1973.jpg


Mais dès avril 1973, l'armée nord-viêtnamienne, sous la houlette de Giap et de son chef d'état-major, le général Hoang Van Thai, commence à planifier la conquête du Sud-Viêtnam pour 1975-1976. Un mois plus tôt, les communistes ont résisté à une attaque de la 21st Infantry Division de l'ARVN à Chuong Thien, dans le delta du Mékong (IVème corps) : Giap y voit la preuve que l'armée du nord peut faire face à celle du Sud. En réalité, ce sont les communistes eux-mêmes, au niveau local, qui ont continué le combat en dépit du cesssez-le-feu. Mais ces initiatives permettent à Le Duan, membre dominant du Politburoet qui souhaite aussi la reconquête du Sud, de plaider en ce sens. La décision est entérinée dès le mois d'octobre. Giap peut commencer à planifier l'opération et à corriger les points qui ont entravé l'offensive de 1972 : la combinaison des armes, le commandement, la préparation, la logistique.

En face, le succès de 1972 a gonflé le moral de l'armée sud-viêtnamienne. Mais celle-ci a désespérement besoin du carburant, des munitions et de la logistique des Etats-Unis. Elle peut repousser des offensives locales mais en cas d'attaque majeure, elle a besoin du soutien aérien américain. Il faut regagner le terrain perdu après le cessez-le-feu, recompléter les unités entamées en 1972, moderniser l'armée et poursuivre l'effort de pacification dans les campagnes. Or, l'armée sud-viêtnamienne doit le faire avec moitié moins de forces, suite au retrait américain, et beaucoup moins de puissance de feu. Par ailleurs, l'offensive de Pâques 1972 a rapproché les Nord-Viêtnamiens des villes importantes : Kontum, Saïgon, et surtout dans le Ier corps, où les communistes ont conservé une tête de pont dans la plaine côtière. Le régime de Saïgon accroît le nombre de bataillons des forces régionales (de 189 à 339), les forces populaires et les forces de police. Comme l'économie se grippe après le départ des troupes américaines, la zone du delta du Mékong (IVème corps), grenier à riz de Saïgon, devient un enjeu prioritaire. Le général Nghi, qui commande ce corps d'armée, dispose de trois divisions d'infanterie : les 7th et 9th, qui ont plutôt bonne réputation, et la 21st, beaucoup moins solide. Il a aussi de 9 bataillons de Rangers, de la 4thArmor Brigade et des forces régionales et populaires les plus nombreuses du Sud-Viêtnam. Pourtant, les Américains, par le biais de leur attaché militaire, le colonel Le Gro, savent que l'ARVN est sujette à une grave crise de moral et que le Nord est en position de force, dès l'automne 1973. Thieu lui-même prend la mesure de l'enjeu et remplace nombre de responsables militaires pour améliorer l'efficacité de son armée.

Nguyen Van Thieu (ici photographié en 1966) dirige le Sud-Viêtnam entre 1965 et 1975, non sans tiraillements et incompréhension, parfois, avec le soutien américain.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1b/Nguy%E1%BB%85n_V%C4%83n_Thi%E1%BB%87u.jpg


Alors que le président sud-viêtnamien conduit une offensive diplomatique pour faire reconnaître son régime, en particulier chez les non-alignés, Hanoï use de la propagande pour convaincre le monde que le Nord ne prépare pas une nouvelle attaque. En mars-avril 1974, le Politburo et l'armée prennent cependant des décisions pour améliorer la logistique de la piste Hô Chi Minh, et notamment pour installer un pipeline jusqu'au Sud-Viêtnam. 100 000 hommes ont rejoint le Sud en 1973 et 80 000 de plus le font dans les six premiers mois de 1974. La réserve stratégique au Nord est accrue et s'entraîne à opérer selon le schéma de la combinaison des armes, sur le modèle soviétique. Giap, qui est revenu d'URSS où il s'est fait soigner, présente son plan d'opérations au Politburodès le mois d'octobre. Ce plan prévoit une victoire pour 1976, avec une poussée principale en deux temps soutenue par des attaques secondaires. Tirant les leçons de l'offensive de 1972, Giap choisit d'attaquer d'abord sur les Hauts-Plateaux, dans le IIème corps, puis en direction de Saïgon, avant une offensive et un soulèvement généralisés. En 1974, les Nord-Viêtnamiens se contenteront d'engagements à moyenne échelle tout en renforçant leurs bases logistiques.


« Echanger du sang contre des munitions4 » : 1974


Le général Tra, qui commande le Front nord-viêtnamien B-2 dans le IIIème corps, autour de Saïgon, lance des attaques dans ce secteur pendant la mousson, une première durant le conflit. Les Sud-Viêtnamiens alignent les 5th, 18th et 25thInfantry Divisions, qui ne sont pas considérées comme de bonnes unités5, la 3rd Armored Cavalry Brigade, 3 Ranger Groups, une douzaine de bataillons de forces régionales et le 81st Airborne Ranger Group, une formation de 3 000 hommes composée d'anciens membres des forces spéciales sud-viêtnamiennes, dissoutes. Dès la fin mars 1974, Tra lance un premier coup de sonde à l'ouest de Saïgon. L'ARVN réplique par une de ses dernières grandes opérations combinées et inflige de lourdes pertes à la 5ème division nord-viêtnamienne. Tra demande des renforts à Hanoï et regroupe plusieurs régiments indépendants en divisions, tout en créant aussi un nouveau corps d'armée, le 4ème. En mai, il lance sa 9ème division contre les positions de l'ARVN. La 18th Infantry Division soutient le choc : elle est commandée par le colonel Le Minh Dao, un des meilleurs officiers sud-viêtnamiens . Si les Nord-Viêtnamiens ne peuvent percer, ils ont mis en évidence la mauvaise coordination entre les unités de l'ARVN, ont épuisé leurs stocks de munitions d'artillerie et ont constaté la faiblesse des forces régionales et populaires.

Le général Tran Van Tra (ici en 1973) commande le Front B-2 pendant la campagne de 1974-1975. Il cherche à tout prix à s'emparer de Saïgon et lance plusieurs attaques agressives, avec plus ou moins de réussite : c'est lui qui s'empare de la province de Phuoc Long.-Source : http://legacy.wilsoncenter.org/coldwarfiles/images/people/van_tra_main.jpg
En août 1974, Nixon démissionne, et il est remplacé par Gerald Ford. L'aide américaine se réduit comme une peau de chagrin. Dès la mi-octobre, le général Cao Van Vien, chef d'état-major de l'ARVN, doit imposer de sévères restrictions aux opérations sur le terrain. Le Duan et le Politburo décident dès l'été 1974 d'approuver une offensive en deux temps : le premier commencera en décémbre et continuera en 1975, pour détruire la plus grande partie de l'ARVN, avant l'offensive finale en 1976. Le coeur du plan reste les Hauts-Plateaux, considérés comme le point faible de l'ARVN qui défend lourdement le Ier corps et le IIIème corps, les deux extrêmités nord et sud du pays : en outre, cette attaque permettrait de relier le Front B-3 (l'ouest des Hauts-Plateaux) au Front B-2 (autour de Saïgon).

Au nord du Sud-Viêtnam, dans le Ier corps, la situation est jusqu'ici restée assez calme. Le Ier corps est commandé depuis mai 1972 par le général Truong, l'un des meilleurs généraux sud-viêtnamiens. Truong dispose de 5 divisions : 3 au nord de la passe de Hai Van, lieu stratégique sur la route n°1 entre Hué et Da Nang, et 2 au sud. Un commandement avancé a été formé sous les ordres du général Lam Quang Thi, adjoint de Truong, avec les divisions d'élite de l'ARVN : la 1st Infantry Division, la division aéroportée et celle des Marines. Au sud de la passe, on trouve les 2nd et 3rdInfantry Divisions. Le Ier corps compte aussi la 1stArmor Brigade, 4 Rangers Groups et 50 bataillons de forces régionales. La proximité avec la zone démilitarisée et la frontière avec le Nord-Viêtnam a fait du Ier corps une zone majeure de combats entre 1965 et 1972. Truong craint, à juste titre, que les Nord-Viêtnamiens ne cherchent à tronçonner ses forces et à encercler, notamment, les meilleures divisions placées au nord. Les Sud-Viêtnamiens ont demandé un renfort en LST (Landing Ship Tank) aux Américains pour éventuellement procéder à des déplacements de troupes ou des évacuations amphibie, mais ces moyens leur ont été refusés. Dès mai 1974, Giap lance des attaques dans le secteur pour tester l'ARVN et épuiser au maximum son potentiel. Les combats font rage jusqu'en décembre. Truong contient la poussée communiste, mais au prix de 15 000 pertes : en outre, les Nord-Viêtnamiens ont noté la diminution de la puissance de feu de l'ARVN et le rôle capital joué par la division aéroportée. Ils ont monté des attaques séquentielles et ont joué de l'absence quasi totale de renseignements fiables côté sud-viêtnamien, depuis le retrait américain.


De la chute de Phuoc Long à Xuan Loc (décembre 1974-avril 1975)


Dès octobre 1974, le général Tra, qui commande le Front B-2, termine son plan d'attaque pour s'emparer de la province de Phuoc Long, qui fait la jonction avec le Front B-3 des Hauts-Plateaux. Giap et Van Tien Dung, le chef d'état-major de l'armée nord-viêtnamienne, sont sceptiques, notamment en raison des pertes subies par Tra au printemps. Cette attaque est souvent considérée comme une volonté du Nord de « tester » la réaction américaine, mais elle doit aussi beaucoup au caractère agressif du général Tra, qui ne rêve en fait que de s'emparer en personne de Saïgon. L'offensive démarre le 6 décembre et, un mois plus tard, la province de Phuoc Long tombe au mains des Nord-Viêtnamiens, malgré l'intervention dramatique du 81stAirborne Ranger Group.

Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/91/HCMC1.jpg/300px-HCMC1.jpg


Thieu a réuni le conseil national de sécurité, les 9-10 décembre 1974, pour définir la stratégie à choisir en 1975. Le général Cao Van Vien pense à une attaque dans le IIème corps, pour attirer les réserves de l'ARVN, avant que l'assaut principal ne se déclenche dans les Ier et IIIème corps. Mais tout le monde n'est pas convaincu. Thieu cherche aussi à accroître sa réserve, en formant une nouvelle brigade de Marines et une autre de paras. Deux nouveaux Ranger Groups sont également constitués, ainsi que des groupes regroupant les bataillons de forces régionales. Des stocks de munitions et de vivres sont empilés à Kontum et Pleiku, sur les Hauts-Plateaux, pour éviter une répétition de ce qui s'est passé à Phuoc Long, où la ville, rapidement isolée, n'a pu être renforcé. Le 18 décembre, le Politburo arrête le plan final pour l'offensive de 1975. L'effort principal portera sur le sud des Hauts-Plateaux, car les Nord-Viêtnamiens ont un espion de premier choix dans l'équipe du général Cao Van Vien qui leur transmet tous les documents importants : ils savent ainsi que l'ARVN s'attend plutôt à une attaque au nord des Hauts-Plateaux, sur Kontum ou Pleiku. Le 6 janvier, Hanoï entérine le choix de Ban Me Thuot, capitale de la province de Darlac, dont la capture permettrait, via la route n°14, de relier le Front B-3 au Front B-2, par la province de Phuoc Long tout juste tombée.

Le général Pham Van Phu commande le IIème corps. Kontum est défendue par 3 Ranger Groups, et un autre se tient sur la route n°14. La 23rd Infantry Division cantonne autour de Pleiku, renforcée par deux Ranger Groups et de quelques unités blindées. La 22ndInfantry Division se tient plus en arrière, à An Khe. Les Nord-Viêtnamiens ont réussi à tromper les Sud-Viêtnamiens sur le véritable axe d'attaque et l'offensive est déclenchée le 4 mars. Ban Me Thuot est prise moins de dix jours plus tard. Le choc est tel que dès le 11 mars, le président Thieu propose au conseil national de sécurité de se retrancher entre le sud des Hauts-Plateaux et le delta du Mékong, en abandonnant le reste du pays aux Nord-Viêtnamiens, une solution qu'il avait déjà envisagée auparavant. C'est une manoeuvre risquée, et ce d'autant plus que les Sud-Viêtnamiens, qui décident cette fois seuls, ne bénéficient plus du soutien américain. La décision est prise dans l'urgence, sans prévenir la population. Thieu fait aussi retirer la division aéroportée du Ier corps pour la transporter près de Saïgon, aggravant la crise morale. La retraite des restes du IIème corps vers la côte se transforme en déroute. Les Nord-Viêtnamiens, après leur succès sur les Hauts-Plateaux, choisissent de nettoyer le reste de la région et de pousser d'abord au nord avant de lancer l'attaque sur Saïgon. Pris au dépourvu par l'ampleur de leur succès, les dirigeants nord-viêtnamiens doivent prendre en fait rapidement des décisions importantes. Toute la réserve stratégique, sauf une division, est finalement engagée au Sud-Viêtnam. Dès le 28 mars, les Nord-Viêtnamiens ont consommé la déroute du IIème corps, dont l'ampleur ne précède que de peu celle à venir du Ier corps, plus au nord.

Source : http://3.bp.blogspot.com/-0wfwSDPqqn0/T-fgaZeAdlI/AAAAAAAAAxw/VM2w6FdKArY/s320/aaa-BanMeThuoc-BanDo-HanhQuan-1975-day-du-chi-tiet-military-map-02.jpg


Le général Tra, autour de Saïgon, lance quant à lui des attaques pour empêcher l'ARVN de déplacer ses maigres réserves. Il cherche aussi à encercler la capitale pour mieux l'étouffer. Giap lui attribue une division fraîche de la réserve stratégique, la 341. Tra forme pour cette opération un nouveau corps d'armée, le groupe 232, avec les divisions 5 et 303 : il opère au sud et à l'ouest de la capitale. Le 4ème corps, avec les divisions 7 et 9, attaque au nord-ouest et au nord-est de Saïgon. En face, après la chute de Phuoc Long, le général Van Toan, ancien commandant de l'école des blindés et du IIème corps, a pris la tête du IIIème corps. Toan, un général sud-viêtnamien agressif formé à l'école américaine, est cependant limité par les restrictions posées à la mobilité de l'ARVN. Il déploie ses trois divisions pour faire barrage à la poussée nord-viêtnamienne : la 25thInfantry Division au nord-ouest, la 5thInfantry Division au nord et la 18th Infantry Divisionà l'est, la 3rd Armored Cavalry Brigade servant de réserve.

Tra attaque le 10 mars 1975, alors que commence également l'assaut sur Ban Me Thuot. Il remporte des succès avec des pertes moindres qu'un an auparavant, mais plaide pour une poussée immédiate en direction de Saïgon, qu'il envisage depuis longtemps, alors que le Politburo, Dung et Giap ont choisi d'éliminer d'abord les forces de l'ARVN plus au nord. Dès le 19 mars, Tra souhaite ainsi lancer le 4ème corps d'armée contre Xuan Loc pour détruire la 18thInfantry Division de l'ARVN. Mais ce n'est que le 29 mars, au moment où tombe Da Nang, que Tra recevra enfin l'ordre de marcher sur la capitale.

Au nord, les Sud-Viêtnamiens s'attendent également à une attaque contre le Ier corps. L'offensive de 1972 a laissé les Nord-Viêtnamiens maîtres de la partie au sud de la zone démilitarisée jusqu'à Quang Tri City, et des montagnes qui bordent la plaine côtière à l'ouest : ceux-ci sont donc en bien meilleure position qu'en 1968 ou qu'avant l'offensive de 1972. Hanoï a également consolidé sa logistique. En face, le commandement avancé de Thi voit sa puissance de feu et sa mobilité réduites : la 1st Infantry Division et les Rangers ont souffert dans les combats de 1974 et seuls les Marines ont été à peu près préservés. Les Nord-Viêtnamiens veulent s'emparer de Hué : pour ce faire, ils doivent avancer via la route n°1 et par le nord-ouest de la ville, qui offre la meilleure voie d'approche. Mais cette fois-ci, ils vont également attaquer par le sud de Hué.

Le général Thi a prévu un repli par bonds successifs vers Hué, depuis le nord : la défense repose ici sur les Marineset sur un régiment de la 1st Infantry Division. Au sud, jusqu' à la passe de Hai Van, se trouvent les autres régiments de la 1st Infantry Division. Deux brigades aéroportées protègent l'ouest de Da Nang, tandis qu'une autre est sur la passe elle-même. Un Ranger Group se tient en réserve. Les Nord-Viêtnamiens disposent quant à eux du 2ème corps d'armée et des forces du Front B-4 : le premier regroupe les divisions 304, 324 et 325, une division antiaérienne et la 203ème brigade de chars essentiellement ; le second, trois régiments d'infanterie indépendants et 8 bataillons de forces locales. Au sud de la passe, le Front B-1 dispose de la 2ème division, de la 52ème brigade, d'une douzaine de bataillons locaux, et de plusieurs régiments détachés de deux divisions différentes qui forment ensemble l'équivalent d'une division. Hanoï cherche, en attaquant au nord, à faire rester sur place la division aéroportée et celle des Marines, et à prévenir la formation d'enclaves côtières à Hué et Da Nang. Le plan est presque une répétition de celui de 1974 et n'envisage pas une victoire complète avant 1976. Le 2ème corps est commandé par le général Huu An, tout juste rentré d'une formation militaire en URSS, et qui était notamment le commandant de terrain pendant la bataille de Ia Drang, en 1965. Sous son impulsion et celle de Giap, le plan initial est finalement rejeté : si la division 324 attaque dans le même secteur qu'en 1974, la division 325 est déplacée au sud pour attaquer dans la zone méridionale à Hué, près de la passe de Hai Van, pour couper la route n°1. Pendant ce temps, d'autres attaques fixeront l'ARVN pour l'empêcher de déplacer ses réserves.

Source : http://www.emersonkent.com/images/vietnam_war_1975.jpg


L'attaque est lancée le 8 mars. Le 12, Truong se voit privé de la division aéroportée, rappelée à Saïgon sur ordre de Thieu. Il est forcé de se replier sur Da Nang, où converge un flot de 800 000 réfugiés sud-viêtnamiens. En deux semaines, l'ARVN a tiré pas moins de 200 000 obus pour soutenir ses forces au sol, dans des combats parfois très durs : c'est 5 fois plus que ce qu'on dépensé les Nord-Viêtnamiens ! Quang Tri tombe dès le 20 mars, et les communistes convergent ensuite vers Hué par le nord et par le sud. Truong doit céder la division de Marinesà Thieu le 22 mars, mais l'évacuation ne pourra se faire en bon ordre. Dès le 25 mars, le Politburo, à Hanoï, a décidé d'éliminer les forces du Ier corps et a prévu l'assaut sur Saïgon pour le mois de mai. A peine 10 000 personnes sont évacuées de Hué avant sa chute le 26 mars, le jour même où, dans un discours à la radio, Thieu annonce sa stratégie de repli sur la partie sud du pays, mais sans évoquer la prise de la ville. L'armée nord-viêtnamienne entre dans Da Nang le 29 mars alors que les restes du Ier corps se désintègrent, sous l'effet de la panique qui s'empare des civils et de la percée au sud de Hué ; en outre, les soldats pensent à sauver leurs familles, prises dans la tourmente.

L'armée nord-viêtnamienne progresse ensuite le long de la côte pour nettoyer les enclaves possibles pour les restes de l'ARVN. La 22ndInfantry Division, qui a survécu au désastre du IIème corps sur les Hauts-Plateaux, résiste à Qui Nhon jusqu'au 2 avril. Plus au sud, Tuy Hoa est tombée la veille. Les Nord-Viêtnamiens s'emparent de Nha Trang, puis du port de Cam Ranh Bay le 3 avril. Le 31 mars, le Politburo débat de la phase finale de l'offensive : envoyer les 1er et 3ème corps d'armée au sud, utiliser le Front B-2 pour attaquer immédiatement le IIIème corps de l'ARVN et voir s'il s'effondre ou non, et prendre Saïgon à la fin avril. Une seule division, la 308, formation d'élite, reste pour garder le Nord-Viêtnam. Une flotte de plus d'un millier de camions est mobilisée pour convoyer le 1er corps d'armée au nord-est de Saïgon, dans la province de Phuoc Long. Pour la première fois, la marine et l'aviation de transport nord-viêtnamiennes sont mises à contribution pour déplacer des réserves stratégiques. Le 4 avril, le 2ème corps est désigné comme noyau d'une future « colonne côtière » qui progressera le long du littoral au sud de Saïgon. La veille, le général Cao Van Vien, chef d'état-major de l'armée sud-viêtnamienne, a mis le général Minh à la tête du district militaire protégeant la capitale.

Les Nord-Viêtnamiens ont décidé de lancer l'assaut sur Saïgon, mais reste à déterminer comment. Tra a prévu, avec le Front B-2, d'attaquer au sud et à l'est. Le 4ème corps d'armée doit prendre Xuan Loc, détruire la 18th Infantry Division puis s'emparer de la base aérienne de Bien Hoa. Le corps reçoit la 6ème division en plus des 7ème et 341ème divisions, et doit attaquer le 9 avril. Au sud, les divisions 5 et 303 doivent submerger la 9th Infantry Division, couper la route n°4 qui file vers le delta et détruire ensuite la 7th Infantry Division. Dung, qui souhaiterait d'abord nettoyer complètement les Ier et IIème corps, reste sceptique face au plan de Tra et estime que son Front est trop faible pour la tâche. En outre, les attaques lancées en direction du delta à partir du 7 avril, par les divisions 303, 4 et 5, se heurtent à la résistance des divisions d'infanterie et des forces régionales sud-viêtnamiennes reprises en main par le commandement après la déroute du Ier corps, et qui sont loin de déposer les armes.


Une défense inspirée


Pendant ce temps, le 4ème corps nord-viêtnamien prend place dans les broussailles et les plantations de bananiers de la province de Long Khanh, alors que la colonne côtière progresse via la route n°1. Xuan Loc, la cible de Tra, est un objectif stratégique : située à 60 km au nord-est de Saïgon, elle contrôle Dau Giay, l'intersection entre les routes n°1 et 20, c'est à dire deux des trois routes en dur qui relient Saïgon à l'est du Sud-Viêtnam. C'est un point d'ancrage de la ligne de défense que tente de bâtir l'ARVN autour de la capitale. Si les Sud-Viêtnamiens arrivent à tenir ici, ils pourront peut-être se reprendre et réorganiser leurs forces. A cause de son importance stratégique, Xuan Loc va devenir le théâtre de la plus féroce bataille de l'offensive finale du Nord-Viêtnam en 1975.

Source : http://vnafmamn.com/untoldpage/xuanloc_map.gif


Le 4 avril, le général Cam, qui commande le 4ème corps nord-viêtnamien, ordonne à sa 7ème division de faire mouvement au sud vers Xuan Loc. Etant donné qu'il n'a qu'un délai de cinq jours avant l'assaut, Cam opte pour l'approche directe et une attaque frontale. Une partie de l'infanterie, soutenue par toute l'artillerie et les chars, sera jetée contre la 18thInfantry Division et le QG de la province. Cam espère emporter la ville d'un seul coup. La 7ème division fournira le gros de l'attaque par l'est, tandis que la 341ème division mènera des attaques secondaires au nord pour prendre le QG administratif de la province de Long Khanh. Cam a pourtant déjà pu mesurer les limites de l'assaut frontal un peu plus tôt, à Chon Tanh. Cet avant-poste sur la route 13, défendu par le 31stRanger Group, avait recueilli le 32ndRanger Group sorti d'An Loc le 20 mars. Puis les défenseurs avaient établi des positions fortifiées. L'assaut frontal de deux régiments de la 9ème division nord-viêtnamienne et d'un bataillon de chars, le 24 mars, s'était soldé par de lourdes pertes. Il a fallu engager le reste de la 9ème division, un régiment de la 341ème division qui connaît là son baptême du feu, des chars et de l'artillerie supplémentaires. Les Rangers n'évacuent Chon Tanh que le 1er avril. Cam pense que les défenses sud-viêtnamiennes de Xuan Loc étant déjà établies, il n'y a plus rien d'autre à tenter.

Les forces locales de guérilla fournissent des guides qui permettent aux assaillants d'effectuer leurs repérages. Le groupe cadre de reconnaissance de la 341ème division effectue son repérage final le 5 avril au nord-ouest de Xuan Loc. Le lendemain, le plan est établi : le 266ème régiment attaquera des objectifs à l'intérieur de la ville, le 270ème régiment attaquera Kiem Tan et la montagne Thi, où stationnent un bataillon d'artillerie, un centre de communications et le 2nd Battalion du 43rdInfantry Regiment. Le 273ème régiment de la 341ème division est encore rattaché à la 9ème division. Les deux régiments de la 6ème division, les 33ème et 274ème, effectueront un cercle jusqu'au sud de Xuan Loc pour attaquer l'intersection Dau Giay et des points clés le long de la route n°1 à l'ouest de Xuan Loc. La 7ème division n'arrive de la province de Long Dam que dans la nuit du 7 avril. Elle doit annihiler le 48thInfantry Regiment et prendre l'intersection des routes n°1 et 2 au village de Tan Phong, au sud de Xuan Loc. Mais les ordres sont bientôt changés : la mission principale est de prendre la ville, ensuite de pulvériser le 48th IR. Il faut dresser de nouveaux plans en une journée : le 165ème régiment reçoit l'ordre de s'attaquer au gros de la 18th ID dans la partie nord-est de Xuan Loc, le 209ème régiment s'emparera de la route n°1 à partir du village de Suoi Cat, à l'est, jusqu'à Tan Phong, avant d'attaquer la ville par le sud et d'attendre les renforts ; le 141ème régiment est tenu en réserve. Le QG du 4ème corps s'établit au nord-est de Xuan Loc pour coordonner les feux de l'artillerie et organiser les voies d'approvisionnement pour ses trois divisions. Un QG avancé sous les ordres du commandant adjoint, Bui Cat Vu, est installé à la montagne Chua Chan à l'est de Xuan Loc pour superviser l'attaque. Celle-ci est prévu à 5h30 le 9 avril. Si Xuan Loc tombe, il n'y aura pas plus rien entre Saïgon et le 4ème corps nord-viêtnamien à l'exception de la 1ère brigade aéroportée.

Le général Le Minh Dao prend la tête de la 18th Infantry Division en 1972. Il va remodeler cette unité jusqu'alors considérée comme inefficace et mener de main de maître la défense de Xuan Loc, dernière grande bataille rangée de la guerre du Viêtnam.-Source : http://t0urnes0l.files.wordpress.com/2012/10/xuanloc_18th.jpg


Mais le général Le Minh Dao, commandant la 18th ID, s'attend à un assaut nord-viêtnamien. Après les attaques de mars, il anticipe une future attaque contre Xuan Loc. En février, un avant-poste des forces régionales avait surpris et tué une équipe d'observateurs de l'artillerie du 4ème corps. Fin mars, des prisonniers sont capturés après les combats sur la route n°20 : très jeunes, ils sont pourtant équipés d'armes dernier cri et appartiennent à la division 341. Dao sait donc qu'il y a trois divisions adverses dans son secteur. Début avril, il prépare la défense de Xuan Loc. La ville est située au milieu de plantations de bananiers et d'arbres à caoutchouc, à la base de l'extrêmité sud de la cordillère annamitique. A l'ouest de la ville, le terrain parsemé de collines est couvert de forêts épaisses et traversé par des cours d'eau. A l'est, le relief, plus ouvert, est dominé par la montagne Chua Chan. Dao ne dispose que de forces réduites. Deux régiments sont à l'extérieur de la ville : le 52ndIR garde la route n°20 et le 48th IR est dans la province de Tay Ninh. Seuls restent à Xuan Loc le 43rd IR, les services arrières, la compagnie blindée et celle de reconnaissance. 4 bataillons des forces régionales tiennent le nord de la ville et la zone autour du QG de la province. Mais au sud de Xuan Loc, la défense est pour ainsi dire vide. Or c'est précisément là que compte frapper la 7ème division nord-viêtnamienne.

Le 3 avril, Dao profite de la visite du général Toan pour récupérer le 48th Infantry Regiment, prétendant l'utiliser pour nettoyer la route n°1 à l'est de Xuan Loc et reprendre la montagne Chua Chan. Cependant un bataillon doit être expédié dans la ville côtière de Ham Tan où se pressent les réfugiés du IIème corps. Le 5 avril, le 48th IR arrive à Xuan Loc. Le 3rd Battalion part vers l'est mais le 1st est placé à Tan Phong, au sud de la ville, avec le 5th Cavalry Squadron. Pour éviter la déroute survenue dans les Ier et IIème corps, Dao fait déplacer les familles des soldats et les civils à Long Binh, l'immense base logistique proche de Saïgon. Les civils qui restent se terrent dans les bunkers près du QG de la province. Pour éviter les effets de l'artillerie nord-viêtnamienne, Dao déplace également ses soldats en dehors de la ville, pensant que les artilleurs de Hanoï viseront en priorité Xuan Loc. Il équipe la compagnie de reconnaissance avec des mitrailleuses cal. 50 (12,7 mm) et l'installe dans une école au nord-ouest de la cité. Dao crée trois postes de commandement : un dans sa maison à l'intérieur de la ville, un autre à Tan Phong et un dernier dans un verger proche. Le général pense que les communistes utiliseront le même schéma que lors de l'attaque sur Xuan Loc en 1968 pendant le Têt, avec quelques variantes, ce qui s'avèrera exact. Pour contrer l'assaut nord-viêtnamien, Dao prépare un piège : il fait préenregistrer à toute son artillerie (24 canons de 105 mm et 12 de 155 mm) les coordonnées des routes d'approche probables, fait construire des revêtements pour protéger les pièces et même des bunkers pour les dissimuler, étendant ceux-ci et les tranchées pour les défenseurs de la ville. Il veut priver la contre-batterie adverse de toute capacité de riposte et mettre en oeuvre un « hachoir à viande », selon ses propres termes. Pour constituer des stocks d'obus, il a réduit les tirs d'artillerie de 20% depuis février. Dans chaque bataillon, il met en place une section de reconnaissance profonde chargée de détecter l'ennemi très en avant. Le 6 avril, l'une de ces sections élimine une équipe de reconnaissance adverse sur la montagne Fantôme, la hauteur majeure au nord-ouest de Xuan Loc. Les autres collines sont occupées pour prévenir leur utilisation comme postes d'observation.

A midi, le 6 avril, Dao apprend que le 82ndRanger Battalion, qui a échappé à la déroute du IIème Corps, va être déposé à Xuan Loc. Il lui fait donner munitions et vivres à l'aéroport local et le place sous le contrôle du 43rdIR. Normalement, les Rangers doivent partir à Saïgon dès le lendemain matin, mais ils vont rester et se trouver eux aussi impliqués dans la bataille. Au soir du 8 avril, le 52ndIR et une troop du 5th Armored Cavalry défendent l'intersection Dau Giay ; un bataillon stationne un peu plus au sud, au village de Phan Boi Chau. L'élément le plus au nord est une compagnie placée sur la colline du Fer à cheval, à l'est de la route n°20, près de la montagne Fantôme. Le 2nd Battalion du 43rd IR défend la montagne Thi, la hauteur dominante à l'ouest de Xuan Loc. Il y a un trou entre le 52nd IR et la ville, où Dao place son artillerie. La compagnie de reconnaissance tient l'approche nord-ouest, deux bataillons des forces régionales sont à sa droite. Deux autres bataillons sont à l'intérieur de la ville. Les 1stet 3rdBattalions du 43rd IR défendent l'accès est de Xuan Loc. Le 1stBattalion du 48th IR et 2 troops du 5thArmored Cavalry sont en réserve, tandis que le 3rdBattalion du 48th IR est sur le côté de la route n°1 qui mène à l'est de Xuan Loc. Le 82ndRanger Battalion se charge de défendre la piste aérienne.

Vue de Xuan Loc en 1968. La route n°1 est visible à l'arrière-plan, coupant au milieu des plantations d'arbres à caoutchouc.-Source :  http://vnafmamn.com/untoldpage/xuanloc_battle21.jpg



La bataille de Xuan Loc : un succès défensif initial...


Au matin du 9 avril, les Nord-Viêtnamiens se mettent en position. La 6ème division traverse la route n°2 au sud de Xuan Loc et se déplace furtivement à travers les plantations d'arbres à caoutchouc vers la route n°1. Les 7ème et 341ème divisions approchent au plus près du périmètre de l'ARVN. A 5h00, toutes les unités sont en place. La 341ème division demande un report de 10 mn du barrage d'artillerie car le brouillard nocturne ne s'est pas dissipé. A 5h40, les canons ouvrent le feu : la bataille de Xuan Loc a commencé. Un des premiers obus détruit la maison du général Dao, témoignant de la précision du tir des Nord-Viêtnamiens. Le barrage dure une heure. Mais les Nord-Viêtnamiens ignorent que l'ARVN a sciemment évacué la ville vers l'extérieur. Les 2 000 obus n'infligent quasiment pas de pertes aux soldats sud-viêtnamiens bien à l'abri dans leurs tranchées ou dans les bunkers. A 6h40, deux fusées rouges annoncent le début de l'attaque au sol.

Une des photos les plus célèbres de la bataille : des soldats de la 18th Infantry Division posent sur un T-54 nord-viêtnamien détruit.-Source : http://vnafmamn.com/untoldpage/xuanloc_battle19.jpg


Ci-dessous, interview du général Le Minh Dao par un journaliste français, en 1975.


A l'est, le 165ème régiment avance avec 4 chars, et le même nombre appuie le 209ème régiment. Les Nord-Viêtnamiens s'attendent à voir l'ennemi fuir devant eux et pressent le pas. Or, Dao a créé un réseau défensif bien au point : 8 barrières de barbelés, des champs de mines, et un rempart de terre que les attaquants doivent escalader. Bientôt les armes automatiques et l'artillerie des défenseurs arrêtent l'assaut du 165ème régiment ; le char de tête déchenille sur une mine, et l'aviation intervient aussi rapidement. 4 T-54 et 1 PT-76 restent sur le terrain. Un deuxième assaut se heurte à un dispositif ingénieux mis au point par le 43rdIR : des roquettes de 2,75 pouces normalement tirées par des hélicoptères et ici commandées par un déclenchement électrique et montées sur bipodes. Deux autres chars sont détruits. Le 209ème régiment, qui avance sur la route n°1 depuis l'est jusqu'à la ville, bute dans le 82nd Ranger Battalionsur la piste. Celui-ci contient deux bataillons et détruit deux chars de plus. Cam est surpris par la résistance de l'infanterie sud-viêtnamienne : tous les hommes, y compris ceux des services arrières, les blessés et même les invalides prennent part au combat.

A l'ouest, la 341ème division semble réussir un peu mieux. Le 266ème régiment, qui a bien reconnu le terrain, franchit les 5 lignes de barbelés et vise l'école, le marché et la cathédrale. Le commandant de division accompagne le régiment. Mais l'artillerie entre en action, suivie par le tir d'un C-119 gunship. Arrivée à portée de tir, l'infanterie nord-viêtnamienne est engagée par les mitrailleuses de la compagnie de reconnaissance. Les « bleus » du 266ème régiment tentent de passer plus à l'est mais tombent sur deux unités de forces régionales qui tiennent bon. En contournant l'école, le 266ème régiment, au prix de lourdes pertes, pénètre de 300 m dans la ville non loin du marché, de la cathédrale et du QG provincial. Plus à l'ouest, le 270ème régiment ne peut venir à bout des défenseurs sur la montagne Thi et abandonne des dizaines de tués.

A 11h00, Dao lance une contre-attaque avec sa réserve (1stBattalion, 48th IR et 5thArmored Cavalry) pour déloger les Nord-Viêtnamiens qui sont entrés dans la ville. Le 270ème régiment intervient et empêche le 266ème d'être encerclé. Mais la situation de ce dernier est précaire : certains soldats s'accrochent aux bâtiments, mais la division 341 perd 600 tués et blessés en une journée. La 6ème division progresse mieux car elle rencontre moins d'opposition : le 274ème régiment occupe la passe entre Xuan Loc et l'intersection Dau Giay bloquant la route n°1, et coupe, à travers le vide dans la défense, le général Dao du 52nd IR. Le 33ème régiment attaque les villages de Hung Nghia et Hung Loc sur la route n°1 à l'ouest de Dau Giay : le second est pris, mais le régiment est repoussé au premier par les forces populaires. Une attaque sur Dau Giay échoue face au 1st Battalion, 52nd IR retranché à Phan Boi Chau. Les Nord-Viêtnamiens stoppent leur assaut dès l'après-midi : ils ont perdu plus de 700 hommes contre 50 pertes sud-viêtnamiennes et ravitaillent leurs unités pendant la nuit. Cam croit que la moitié de la ville est à lui et que la route n°1 est coupée : Bui Cat Vu lui demande pourtant d'engager la réserve, ce qu'il accepte, de même que de continuer sur le même schéma tactique le lendemain. La 7ème division engage le 141ème régiment et un bataillon antiaérien en tir direct. Le 270ème régiment de la 341ème division appuiera le 266ème dans la ville.

A 5h27 le 10 avril, les canons nord-viêtnamiens réexpédient 1 000 obus de plus sur Xuan Loc. La 7ème division ne peut déboucher à l'est face au 43rd IR et au 82ndRanger Battalion. A l'ouest, le 270ème régiment lance cinq assauts contre les forces régionales près du marché. Il est repoussé à chaque fois, après de violents combats à la grenade et même au corps-à-corps, à la baïonnette. 4 T-54 sont détruits. L'artillerie et l'aviation sud-viêtnamiennes sont particulièrement redoutées des assaillants. Dans l'après-midi, Dao contre-attaque face aux deux régiments de la 341ème division engagés dans la ville. Les Nord-Viêtnamiens commencent à plier et se terrent dans les caves et les bâtiments en ruines, et ne font plus usage de leurs armes. A la tombée de la nuit, les défenseurs ont repris les bâtiments occupés la veille, mais toute la partie nord de Xuan Loc est réduite à l'état de décombres. Pendant la nuit, l'artillerie nord-viêtnamienne envoie 2 000 obus sur la localité. La contre-batterie sud-viêtnamienne est active et des AC-130 gunshipsprennent à partie les voies logistiques nord-viêtnamiennes pour tenter de désorganiser le dispositif d'attaque. Le lendemain, le 4ème corps réoriente la 341ème division contre le 43rdIR pour faire la jonction avec la 7ème division, qui poursuit son effort.

A 5h30, le 11 avril, un nouveau barrage d'artillerie de 30 minutes s'abat sur les positions du 43rd IR. Le résultat est le même que les jours précédents : les deux divisions sont stoppées, les contre-attaques reprennent le terrain perdu. Cam reconnaît lui-même que Xuan Loc est le plus dur affrontement qu'il ait eu à connaître de toute la guerre : en trois jours de combat, la 7ème division a perdu 300 hommes, la 341ème division 1 200. Toutes les pièces antiaériennes de 85 mm ou 37 mm engagées en tir direct ont été détruites ou peu s'en faut. En face, la 18thID compte une centaine de tués et de blessés. Les préparatifs de Dao, son commandement agressif, l'efficacité de l'artillerie et de l'aviation ont payé. L'état-major de l'ARVN saisit l'importance de la bataille. Le 11 avril, la 3rd Armored Cavalry Brigade (150 M113 et une quarantaine de M-48 Patton)est détachée de la province de Tay Ninh pour rouvrir la route n°1 entre Hung Nghia et Dau Giay. Le bataillon envoyé à Ham Tan est ramené à Xuan Loc. Le général Khoi, qui commande la 3rdArmored, bute dans un barrage de la 6ème division nord-viêtnamienne : il ne peut déboucher. Le même jour, Toan, qui commande le IIIème corps, dépêche la 1ère brigade aéroportée à Xuan Loc. C'est l'un des derniers éléments de la réserve stratégique de l'ARVN. Tous les hélicoptères disponibles sont mobilisés pour aérotransporter trois bataillons de paras et un bataillon d'artillerie près de Tan Phong, au prix de 2 UH-1 abattus. Dao ressert aussi son dispositif : le 52nd IR, coupé de la ville, se déplace plus au nord de son périmètre, seul le 1st Battalionétant pressé à Phan Boi Chau, sous le feu de l'artillerie et des attaques d'infanterie. Au matin du 10 avril, Dao a donné l'ordre au 2nd Battalion du 52nd IR de regagner Xuan Loc. Le 2nd Battalionrejoint le 43rd IR dans l'après-midi du 12 avril. Au sud de Xuan Loc, ce même jour, un bataillon aéroporté affronte un bataillon de la 7ème division. Le 13 avril, Dao déplace deux bataillons de paras pour faire face à la 7ème division à l'est. L'un des bataillons perce la ligne nord-viêtnamienne près du village de Bao Dinh, permettant au second d'encercler le 8ème bataillon du 209ème régiment nord-viêtnamien. C'est pourtant l'une des dernières manoeuvres offensives de Dao.

La 1ère brigade aéroportée est héliportée à Xuan Loc le 11 avril 1975. Les paras sud-viêtnamiens confirment leur statut d'unité d'élite pendant la bataille mais celle-ci consomme aussi les dernières réserves de l'ARVN.-Source: http://vnafmamn.com/untoldpage/xuanloc_battle25.jpg



avant le repli


C'est alors que le général Dung intervient pour faire retarder l'assaut général sur Saïgon, comme il le souhaitait avant l'attaque contre Xuan Loc. Tra, le patron du Front B-2, se rend compte que le 4ème corps piétine face à la 18th Infantry Division. Il est envoyé jauger la situation dans l'après-midi du 11 avril. Il n'a pas suivi, il faut le dire, les instructions de l'état-major nord-viêtnamien qui conseillaient de neutraliser la base de Bien Hoa avant d'attaquer Xuan Loc. Dung et Tra identifient deux points faibles : la base aérienne de Bien Hoa, d'où décolle l'appui-feu aérien pour les défenseurs, et le 52ndIR isolé autour de Dau Giay. Cam lance pourtant deux nouvelles attaques frontales le 12 avril. La première, avant l'aube, dure jusqu'à 9h30 et vise la partie nord-est de Xuan Loc. Les Sud-Viêtnamiens envoient des C-130 munis de bombes de 750 livres attachées sur des palettes de bois et larguées directement sur les assaillants. L'artillerie se déchaîne aussi. 235 cadavres nord-viêtnamiens sont décomptés après la fin de l'assaut. A midi, une nouvelle attaque de la 341ème division est brisée par l'aviation avant même d'atteindre le contact avec les Sud-Viêtnamiens. Dao note que certaines troupes adverses sont littéralement poussées en avant par leurs officiers : il faut dire qu'en quatre jours, les Nord-Viêtnamiens comptent 2 000 tués ou blessés, l'ARVN quelques centaines seulement. 9 chars T-54 auraient également été perdus ce jour-là.

Mais, le 13 avril, le régiment 95B, relativement frais, envoyé par Dung, arrive des Hauts-Plateaux. Le régiment a l'insigne privilège d'avoir servi au sein des 4 corps d'armée nord-viêtnamiens pendant l'offensive de 1975. Tra, qui arrive au QG du 4ème corps, revoit le plan : il faut prendre Dau Giay, se retirer des abords de Xuan Loc et tirer sur la base de Bien Hoa avec des pièces lourdes de 130 mm. Alors que les Nord-Viêtnamiens se replient discrètement dans la nuit du 12, Dao fait réoccuper les positions abandonnées. 8 Chinooks ont déposé dans l'après-midi 90 tonnes de munitions d'artillerie, et une centaine d'autres, de munitions d'armes à feu et de vivres, arrive le lendemain. Le 13 avril, une nuée de journalistes arrive à Tan Phong dans le cadre d'une campagne de relations publiques menée par le gouvernement de Saïgon pour regonfler le moral du pays. Les journalistes sont accueillis par Le Minh Dao, qui annonce pouvoir repousser n'importe quelle division adverse. Le commandant du 43rd IR, le colonel Le Xuan Hieu, montre sur le marché les corps carbonisés de soldats nord-viêtnamiens, des armes capturées et quelques prisonniers. Malheureusement, au moment du départ des journalistes, des civils affolés se pressent près des Chinooks, bientôt bousculés par quelques soldats de l'ARVN, tandis que des porteurs de brancards sont contraints de déverser leurs blessés au sol dans le mouvement de foule. Image peu flatteuse de l'ARVN qui se bat pourtant avec ténacité à Xuan Loc...

Ce même jour, une attaque massive repousse les défenseurs du hameau de Phan Boi Chau vers Dau Giay. Dans la nuit, le commandant du 52ndIR ordonne à deux compagnies du 3rdBattalion de rejoindre le 1stBattalion et de percer vers l'intersection. Le 3rdBattalion réussit mais il ne reste plus qu'un tiers à peine du 1st Battalion après les combats contre le 33ème régiment nord-viêtnamien. Dau Giay est désormais sans défense : Dao a fragilisé le dispositif en retirant le 2nd Battalion dès le 10 avril. La3rd Armored tente à nouveau de faire la jonction avec le 52nd IR. Khoi contourne le barrage et envoie un bataillon de Rangers et une Armor Troop au nord de Hung Loc pour relier le régiment à Nguyen Tai Hoc, sur la route n°20, juste au nord de Dau Giay. Khoi s'empare de la colline 122, au nord de Hung Loc, mais les blindés sont arrêtés par les cours d'eau et doivent attendre le génie. Les communistes ont le temps d'amener des renforts et lancent des attaques en vagues humaines sur toutes les pentes de la colline. Khoi ne peut encore pas déboucher.

Les Sud-Viêtnamiens n'hésitent pas à utiliser les monstrueuses bombes américaines BLU-82 Daisy Cutter contre les concentrations nord-viêtnamiennes et leurs QG.-Source : http://s17.postimage.org/5qjpd1rqn/MR_3_daisycutter_bomber_graphic.gif


Dao profite de la présence d'une équipe de 20 hommes chargée des interceptions radios et qui réalise du bon travail grâce au manque de discipline des Nord-Viêtnamiens. L'aviation sud-viêtnamienne a prévu d'utiliser conte les objectifs de valeur ainsi repérés des bombes de 15 000 livres BLU-82 Daisy Cutter6. La première bombe est larguée le 14 avril contre le QG supposé du 4ème corps, à 11 km au nord-est de Xuan Loc. Mais, au matin du 15 avril, un commando de sapeurs pénètre dans la base de Bien Hoa, fait sauter le principal dépôt de munitions, tandis que 4 canons de 130 mm endommagent la piste et plusieurs appareils. La base est hors-jeu pour une demi-journée. Le régiment 95B et le 33ème régiment de la 6ème division déclenchent une attaque surprise nord-sud contre le 52nd IR sur la colline du Fer à cheval et à Nguyen Thai Hoc. Le 33ème régiment prend Dau Giay et se prépare à investir Nguyen Thai Hoc, mais doit contenir Khoi qui reprend son avance à l'ouest. Le régiment 95B attaque trois fois, sans succès, la compagnie qui défend la colline du Fer à cheval. Le commandant du 52nd IR ordonne alors à la 2ème compagnie du 3rd Battalion de renforcer la position. Un autre assaut est brisé et un bataillon nord-viêtnamien envoyé dans une manoeuvre de contournement est écrasé par l'artillerie. Les pentes de la colline sont couvertes de morts nord-viêtnamiens.

Au milieu de l'après-midi, le 33ème régiment s'élance contre Nguyen Thai Hoc, où se trouvent les restes du 52nd IR et du 5thArmored Cavalry. A 18h00, le commandant du régiment ordonne la retraite des défenseurs de la colline du Fer à cheval. Tout le régiment se replie pendant la nuit, non sans pertes, alors que l'artillerie nord-viêtnamienne expédie un millier d'obus sur Xuan Loc pour empêcher le reste de la 18th ID et la 1ère brigade aéroportée de soutenir le 52nd IR. Les Nord-Viêtnamiens marquent un point décisif en empêchant l'ARVN de percer à travers la route n°1 pour relier Xuan Loc à l'extérieur, du côté ouest. Le général Toan dépêche alors le 8thRegiment de la 5th Infantry Division, au nord de Saïgon, pour aider la 3rdArmoredà déboucher. Malgré tout, les deux formations ne peuvent venir à bout des défenseurs du régiment 95B et de la 6ème division à Hung Loc et Hung Nghia. Les communistes ont bâti une dizaine de positions fortifiées, tenues par des sections renforcées. Plusieurs journalistes venus couvrir les combats sont d'ailleurs blessés. La 341ème division prend la relève des deux formations engagées, tandis que les canons de 130 mm, renforcés par une batterie de roquettes de 122 mm, maintiennent un feu constant sur Bien Hoa.

Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/3/31/HCMC5.jpg


Le 20 avril à 9h00, Toan vient auprès de Dao pour lui donner l'ordre de replier sa division afin de la sauvegarder pour la défense de Saïgon. Encerclée, ayant perdu Dau Giay, la division de Dao à Xuan Loc devient inutile comme abcès de fixation. Dao choisit de percer via la route n°2, au sud, celle-là même qu'avait attaquée un mois plus tôt la 6ème division nord-viêtnamienne. Pour éviter de subir le sort du IIème corps, Dao fait survoler la route par un de ses officiers en hélicoptère, qui rapporte qu'il n'y a pas de barrage. Pour camoufler ses préparatifs, Dao jette la 1ère brigade aéroportée, soutenue par toute l'artillerie, contre la 7ème division à l'est de Xuan Loc. Dao marchera à pied avec ses hommes tandis que le colonel Dung, commandant le 52nd IR, survolera la colonne dans son hélicoptère personnel. Le 48thIR quittera Tan Phong à 20h00, suivi par les blindés, l'artillerie et la logistique. Arrivée à l'ancien avant-poste américain de Long Giao, l'artillerie établira une firebase, couverte par la compagnie de reconnaissance, pour protéger la retraite. Puis suivront les forces régionales et les civils. Deux bataillons du 43rd IR, le 2nd Battalion, 52nd IR et le 82nd Ranger Battalion seront les derniers à partir. L'arrière-garde sera formée du 2nd Battalion, 43rdIR et de la 1ère brigade aéroportée. Pendant la nuit, le 2ndBattalion quittera la montagne Thi et fera la jonction avec les paras près de Tan Phong, avant de se mettre en route à l'aube du 21 avril.

L'évacuation se passe relativement bien et Dao parvient à sortir du chaudron l'essentiel de son effectif. Les Nord-Viêtnamiens, surpris, accourent pour surprendre l'arrière-garde et déciment en partie la brigade aéroportée. Le 2nd Battaliondu 43rd IR, qui a attendu en vain les paras, doit couper à travers la jungle pendant trois jours et perd la moitié de son effectif. Pendant la retraite, l'unité d'interception radio sud-viêtnamienne parvient à localiser le QG avancé de la 341ème division, qui émet frénétiquement dans de vaines tentatives pour rattraper les Sud-Viêtnamiens. L'aviation sud-viêtnamienne décide de lâcher sur ce point une fuel-air/cluster bomb CBU-55, conçue à l'origine pour le nettoyage des champs de mines. Un C-130, équipé pour l'emport, avec l'aide des Américains, lâche le projectile sur le secteur à l'est de Xuan Loc. L'explosion et la surpression d'air auraient tué pas moins de 250 hommes. Le lâcher de cette CBU-55 marque la fin de la bataille de Xuan Loc. Le 22 avril, le 8th Regiment parvient à reprendre Hung Nghia, mais reçoit bientôt l'ordre de se replier. La 1ère brigade aéroportée est envoyée dans la province de Phuoc Tuy et le 25 avril, la 3rd Armored se prépare à Bien Hoa pour la défense de Saïgon.

Lors de la bataille de Xuan Loc, la 18thInfantry Division a perdu un tiers de son effectif. Elle revendique 5 à 6 000 pertes infligées à l'ennemi, ainsi que 37 chars ou véhicules blindés mis hors de combat. Pendant le siège, Xuan Loc a reçu pas moins de 20 000 obus ou roquettes de la part de l'artillerie nord-viêtnamienne.


Conclusion


Dès le 10 avril, le président américain Ford se sert de la résistance à Xuan Loc, devant le Congrès, pour demander une aide militaire de 722 millions de dollars pour le Sud-Viêtnam. Quelques jours plus tard, le 14 avril, face au comité des relations étrangères du Sénat, Henry Kissinger utilise le même exemple pour montrer que l'ARVN n'a pas baissé les bras. En vain. Le 17 avril, la demande de Ford est rejetée, alors même que le Cambodge tombe aux mains des Khmers Rouges. Quatre jours plus tard, le président Thieu démissionne et fustige l'attitude américaine au regard de la signature des accords de Paris, et par la suite. Le 30 avril, les chars nord-viêtnamiens entrent dans le palais de l'Indépendance à Saîgon : le Sud-Viêtnam a vécu.

La fin du soutien américain, depuis les accords de Paris et encore plus avec la chute de Nixon, a assurément contribué au lent déclin du Sud-Viêtnam face au Nord. Faut-il pour autant en faire l'élément décisif ? En réalité, le Sud-Viêtnam a d'abord été vaincu par un adversaire qui a soigneusement planifié l'offensive finale, marquée par une stratégie très élaborée -avec des coups de génie comme l'assaut sur Ban Me Thuot- et un commandement d'unité très efficace, malgré les rivalités internes au sein du haut-commandement nord-viêtnamien. L'armée sud-viêtnamienne a pour sa part pâti de l'absence d'un commandement centralisé, et d'une défense en réalité divisée entre les quatre zones tactiques et les corps d'armées correspondants : une structure incapable de repousser une offensive à l'échelle de tout le pays. En outre, conçue sur le modèle américain, l'ARVN ne peut plus tenir sans l'appui des Etats-Unis : toutes les réserves d'élite sont engagées dans le Ier corps, et la réserve restante est la promesse de l'intervention aérienne et navale américaine. Or celle-ci n'existe plus. La magnifique défense de la 18thInfantry Division à Xuan Loc, en servant de point de fixation, a aussi contribué à épuiser les dernières réserves sud-viêtnamiennes.

La bataille de Xuan Loc est probablement la plus fameuse de la campagne finale du Nord au Sud-Viêtnam, en 1975. Elle montre, comme beaucoup d'autres engagements, souvent de moindre envergure, que l'ARVN est loin d'avoir baissée les bras ou de s'être rendue en masse face à l'assaut communiste. La défense intelligente de la ville par le général Dao prouve les capacités souvent négligées d'une armée sud-viêtnamienne mal considérée dans l'historiographie, tout comme ses limites face à la machine bien rôdée qu'est devenue l'armée nord-viêtnamienne. Le général Dao, après la chute de Saïgon, tente de rejoindre Can Tho pour continuer le combat dans le delta, avec le IVème corps . Le commandant du corps et son adjoint, eux, ont choisi le suicide. Dao se rend finalement le 9 mai et passe les 17 années suivantes dans un camp communiste. Relâché en 1992, il émigre aux Etats-Unis dès l'année suivante. De nombreux survivants de la 18th Infantry Divisionde l'ARVN ont fait de même dès la chute du Sud ou par la suite, et entretiennent la mémoire de leur unité et de son brillant faits d'armes aux Etats-Unis. C'est aussi pour cela, sans doute, que Xuan Loc reste l'un des exemples les plus connus de la performance de l'ARVN dans son dernier combat, au détriment d'autres épisodes tout aussi valeureux, bien que désespérés.


Bibliographie :


GRANDOLINI, Albert, « Objectif Saïgon ! 3Ème partie : La chute du régime sud-viêtnamien », in Batailles et Blindésn°54, avril-mai 2013, p.66-79.

« The Aftermath », in QUANG THI, Lam, Hell in An Loc, University of North Texas Press, 2009, p.220-244.

VEITH, George J., Black April. The Fall of South Vietnam 1973-75, Encounter Books, 2012.

VEITH, George J. ; PRIBBENOW, Merle L., « "Fighting Is an Art": The Army of the Republic of Vietnam's Defense of Xuan Loc, 9-21 April 1975 », The Journal of Military History, Volume 68, Issue 1 (December 29, 2004), p. 163-213.



1Tiré de la fameuse formule de Cicéron à propos de la deuxième guerre punique : Hannibal ante portas (Hannibal devant les portes).
3Army of the Republic of Vietnam : l'armée sud-viêtnamienne.
4La formule est du général Murray, attaché militaire américain à Saïgon après les accords de Paris, qui évoque les choix critiques que doivent faire les Sud-Viêtnamiens.
5La 5th Infantry Division a pourtant vaillamment défendu An Loc en 1972.
6La « faucheuse de marguerites », de plus de 6 tonnes, était utilisée pour ouvrir des landing zones pour les hélicoptères dans la jungle.

« Ils ont tué l'histoire-bataille ! » . Mythe ou réalité ?

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« Histoire-bataille » : l'expression, péjorative, avait été utilisée par les fondateurs des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre. Ce terme se voulait une charge contre l'histoire telle qu'elle était pratiquée par les méthodiques, Seignobos et Langlois, depuis la fameuse Introduction aux études historiques (1897) qui offrait au grand public la méthode d'une quasi « science » historienne. La connotation péjorative a survécu dans l'histoire universitaire française et dans le grand public, bien au-delà, probablement, de l'intention réelle de ses auteurs, avant tout préoccupé de contrer l'influence de l'école « capétienne » et d'une histoire de droite et d'extrême-droite (liée à l'Action Française dans ce dernier cas) qui, à l'époque, commençait à prendre le pas sur les méthodiques. L'expression relevait donc aussi d'une stratégie personnelle et institutionnelle.

Stéphane Mantoux.

 

Comme le rappelle Jacques le Goff1dans un article paru dans les Cahiers du centre de recherches historiques en 19992, les Annales déplorent avant tout le caractère superficiel d'une histoire évenementielle, militaire et diplomatique, qui ne s'intéresse pas à l'économie, à la société, à la culture et à la démographie, entre autres. C'est aussi une réaction face à la presse qui, elle, privilégie cette histoire-bataille. Or, les fondateurs des Annales eux-mêmes n'ont jamais négligé ni l'histoire politique, ni l'histoire militaire, contrairement à ce que d'aucuns voudraient nous faire croire : Marc Bloch a ainsi écrit Les rois thaumaturges (1924) et L'étrange défaite(1940), qui sont des oeuvres majeures pour les deux champs concernés.


Marc Bloch (1886-1944), l'un des fondateurs des Annales, n'a pas négligé l'histoire militaire du moment qu'elle était soumise à un véritable questionnement et ne se limitait pas au simple récit factuel des campagnes et des batailles. On lui doit L'Etrange Défaite, une réflexion très fine sur la débâcle française de mai-juin 1940.-Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/87/Block_marc.jpg


Cette critique n'a en fait pas été bien comprise par ses détracteurs. Elle rejette une histoire événementielle qui n'est que superficielle, négligeant l'histoire des structures, une histoire en profondeur -et la temporalité chère à Braudel. En outre, dans Apologie pour l'histoire(1941), Bloch place la démarche des Annales en contradiction avec la sociologie de Durkheim qui, elle, ne conçoit pas l'histoire sans événement : il s'agit donc de replacer celui-ci dans les structures et les temporalités. Pour reprendre Jacques Le Goff, l'événement n'est finalement que la « pointe de l'iceberg » au sein d'une histoire-bataille à renouveler : cette démarche est en fait entreprise assez tôt, à travers, par exemple, Le dimanche de Bouvines de G. Duby (1973) ou le Valmy. La démocratie en armes, de J.-P. Bertaud (1973). Deux exemples sur deux périodes différentes, la même année.


Georges Duby (1919-1996), avec Le Dimanche de Bouvines, renouvelle le genre de l'histoire militaire en replaçant un événement phare dans l'histoire des structures et des mentalités chères à l'école des Annales. L'événement militaire est ainsi au  service d'un questionnement plus large et révèle combien il est produit et construit par ses contemporains.-Source : http://cem.revues.org/docannexe/image/431/img-1.jpg


Si l'événement et l'histoire-bataille font un « retour » aujourd'hui, c'est parce que les nouveaux médias -télévision, Internet- produisent autant l'événement qu'ils le diffusent. Ce qui conduit à se repencher sur la valeur des événements du passé, qui ont eux aussi été produits. L'essence des Annales est d'avoir insisté justement sur ce point : le fait historique n'est pas une donnée brute à disposition de l'historien, mais bien le résultat de son questionnement et de son analyse. L'événement rejoint en fait le coeur de ce qui fait les Annales, intégrant la dimension de l'imaginaire, ce qui permet aussi de mieux travailler les relations entre histoire et mémoire, fondamentales dans la recherche actuelle. Plus que de retour, il faut donc parler d'un renouvellement de l'histoire-bataille.

Cette histoire bataille renouvelée, mise en avant par certains chercheurs comme Laurent Henninger3, déplore fréquemment, ainsi, que la guerre elle-même (étant entendu dans le sens des opérations militaires, la composition des forces, la pratique de la guerre) soit laissée de côté, ce qui n'est plus tout à fait vrai et ne l'était peut-être déjà plus depuis les années 1970. On a déjà écarté la barrière épistémologique. Le problème « idéologique » liée à l'influence du marxisme sur l'Ecole des Annales et ses différentes « vagues » (en particulier la Nouvelle Histoire, terme qui s'impose en 1978 pour désigner la troisième vague des Annales) est loin d'être seul en cause au regard de la désaffection pour l'histoire militaire. Le monde anglo-saxon reste lui beaucoup plus dynamique : des auteurs comme John Keegan4(récemment disparu, en 2012), Victor David Hanson, ou Omer Bartov, ont déplacé l'analyse sur la guerre vue par le combattant, le soldat -sans que cette analyse soit d'ailleurs toujours pleinement satisfaisante, et parfois, elle aussi, perclue d'arrières-pensées idéologiques : on pense à Hanson en particulier. On pourrait faire le même constat, après le « modèle occidental de la guerre » de Hanson, avec le concept de « révolution militaire », qui a beaucoup agité le monde des chercheurs anglo-saxons depuis 60 ans5pour la période moderne, avant que ce concept ne soit également appliqué pour d'autres périodes, en particulier l'Antiquité. De la même façon, il n'est pas inintéressant de constater l'apparition d'un nouvel objet d'études, l'art opératif, que de nombreux chercheurs anglo-saxons, puis français, sont allés retrouver dans une histoire moins caricaturale de l'Armée Rouge depuis une bonne vingtaine d'années. A contrario, la performance de l'armée allemande et le regard sur la Wehrmacht, de manière générale, ont évidemment beaucoup évolué depuis la fin de la guerre froide, qui avait introduit des prismes déformants.


John Keegan (1934-2012) réintroduit l'histoire militaire dans le monde anglo-saxon en s'intéressant aux batailles vues et vécues par le combattant. L'approche féconde, inspirera nombre de travaux par la suite, qui seront couplés la plupart du temps à des angles que Keegan n'avait pas forcément appréhendés. Ses derniers ouvrages pâtissaient d'ailleurs de limites, mineures ou plus importantes.-Source : http://i.telegraph.co.uk/multimedia/archive/02297/keegan_2297287b.jpg


En France, l'histoire militaire s'affirme à nouveau dès les années 1970, comme on l'a déjà dit. A côté de Duby et Bertaud, l'histoire moderne compte alors plusieurs personnalités spécialistes de la question : André Corvisier, Jean Bérenger, Jean Meyer, tandis qu'en histoire médiévale, Philippe Contamine signe, dès 1980, un imposant volume aux PUF, dans la collection Nouvelle Clio, sur la guerre au Moyen Age. Son travail est prolongé par une nouvelle génération d'historiens médiévistes qui s'intéressent au fait militaire (Olivier Bouzy, Xavier Hélary, etc). Il manque en revanche, malgre une tentative, une synthèse d'ensemble efficace sur l'histoire militaire de la France, qui marquerait le retour d'une histoire-bataille pleinement renouvelée selon la démarche des Annales. Il faut dire que le ministère de la Défense, par le biais des services historiques de ses trois armes, et avec la création du Centre d'Etudes d'Histoire de la Défense (CEHD) en 1994, joue encore un rôle important dans ce processus de renouvellement. Or, les problématiques purement militaires tendent à s'imposer dans des analyses que l'on voudraient, parfois, plus historiennes, et il n'est pas sûr que la symbiose soit forcément réalisée, en dépit de travaux plus anthropologiques renvoyant à la notion de « culture de guerre ». En France, l'histoire militaire est encore surtout faite par des militaires, ce qui n'est pas anodin.

C'est aussi que la notion de guerre elle-même est difficile à cerner. En outre, en France, elle a été associée très tôt à l'histoire : que l'on pense au Lavisse de la IIIème République et à son exaltation guerrière, dans laquelle certains voient justement le primat, par la suite, de ce que les Annales ont appelé l'histoire-bataille. L'étude de la guerre a aussi longtemps reposé sur des bases politiques (l'étude des causes et des conséquences des conflits). On oublie fréquemment qu'avant les Annales, François Simiand, qui s'opposait régulièrement aux méthodiques Langlois et Seignobos, demandait aux historiens, dès 1903, dans la Revue de synthèse historique, de faire de l'histoire une science sur le modèle des sciences sociales en abandonnant leurs trois idoles -dont l'histoire politique, où la guerre tenait selon lui le rang d'objet majeur6.

Duby incarne sans doute mieux que quiconque cette réalité minorée par les tenants de la nouvelle histoire-bataille : avec son Dimanche de Bouvines, puis sa biographie de Guillaume le Maréchal (1984), un historien renommé des Annales se sert du fait militaire pour l'intégrer dans l'histoire des structures et des mentalités via un questionnement qui renvoie, de fait, à la définition des Annales. Keegan, en 1976, prolonge l'entreprise de Duby et rejoint les travaux de militaires, comme Ardant du Picq en France dès le XIXème siècle et S.L.A. Marshall aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, qui questionnaient les combattants et s'intéressaient en particulier à la question de la peur avant l'engagement. Keegan rallie ainsi Lucien Febvre qui, dans Combats pour l'histoire, plaidait pour une résolution des questions posées par la peur. Le travail de Keegan, mis en commun avec la micro-histoire développé par Carlo Ginzburg, a replacé l'individu au coeur de l'étude de la guerre et cet ensemble a produit des travaux particulièrement intéressants. On peut citer ceux de Stéphane Audoin-Rouzeau sur la Première Guerre mondiale ou celui de Christopher Browning sur les « hommes ordinaires » d'un bataillon de police allemand impliqué dans la Shoah. Plus récemment, on pense aussi au travail de Christian Ingrao sur la brigade Dirlewanger.7L'étude du soldat dans la guerre se heurte cependant au problème des sources, qui ne deviennent massives qu'à partir du XIXème siècle (et plutôt la fin du siècle, d'ailleurs), peut-être aussi parce que la notion d'individu s'impose à ce moment-là et n'est pas transposable, probablement, à certaines périodes précédentes. Ces problèmes ne sont pas si artificiels qu'il n'y paraît.


Christopher Browning (né en 1944), historien américain spécialiste de l'Holocauste, s'intéresse en 1992 au bataillon de réserve de la police allemande 101 et à sa participation à la Shoah. Se basant notamment sur les travaux de Stanley Milgram, il montre comment des "hommes ordinaires" peuvent devenir des tueurs en puissance dans un contexte de guerre, posant l'intéressante question du consentement à la violence. C'est l'une des premières monographies d'unité militaire qui bénéficie d'un questionnement renouvelé, en dehors de la vieille histoire-bataille.- Source : http://streaming.wustl.edu/assemblyseries/images/christopher-browning.jpg


L'Ecole des Annales a-t-elle, finalement, tué l'histoire militaire ? Bien sûr que non. Elle s'en est servie pour montrer que la démarche des méthodiques trouvait ses limites, dès 1929. Ce faisant, il a semblé à certains qu'elle s'en débarrassait purement et simplement. Or, bien au contraire, plusieurs historiens des Annales, et pas des moindres, ont dépassé la « vieille » histoire-bataille pour intégrer l'événement militaire à un véritable questionnement, faisant appel aux structures et à la temporalité. Ce qui est vrai, par contre, c'est que cette tradition, entamée dès les années 1970, peine aujourd'hui à se prolonger en France, et ce depuis plusieurs décennies. Mais pour des raisons qui n'ont plus grand chose à voir avec l'Ecole des Annales...



1Lui-même membre de l'école des Annales et l'un des fondateurs de la « Nouvelle histoire », ce qui n'est pas anodin vu l'objet de son article...
2Jacques Le Goff, « Les « retours » dans l'historiographie française actuelle », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 22 | 1999, mis en ligne le 17 janvier 2009, consulté le 19 juillet 2013. URL : http://ccrh.revues.org/2322 .
3Henninger Laurent. La nouvelle histoire-bataille. In: Espaces Temps, 71-73, 1999. De la guerre. Un objet pour les sciences sociales. pp. 35-46.
4Avec notamment la parution deThe Face of the Battle, en 1976.
5Avec la parution de l'ouvrage de Michael Roberts en 1955.
6Venayre Sylvain, « L'individu dans la guerre. Remarques historiographiques », Hypothèses, 1998/1 p. 11-19.
7Les chasseurs noirs. Essai sur la Sondereinheit Dirlewanger, Paris Perrin, 2006.

Retour sur la bataille de Xuan Loc (Albert Grandolini)

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Mon article sur la bataille de Xuan Loc a attiré l'attention d'Albert Grandolini, bien connu des lecteurs de la presse spécialisée en histoire militaire comme spécialiste de la guerre du Viêtnam et sa dimension militaire, sur laquelle il a signé bon nombre d'articles et quelques ouvrages. M. Grandolini a bien voulu me faire part de ses remarques sur mon travail et m'a apporté quelques précisions et corrections.




- d'après l'historique officiel du corps blindé nord-viêtnamien (auquel M. Grandolini a accès, parlant la langue en question), il semble bien que les deux régiments qui attaquent en premier Xuan Loc le 9 avril 1975 disposent d'une compagnie de chars en soutien, soit une douzaine et pas 4, comme je le reprenais moi-même de l'ouvrage de G. Veith.

- il y eut un combat de chars entre l'ARVN et l'APVN dans la nuit du 12 au 13 avril qui n'est pas non plus signalé par G. Veith.

Des T-54 nord-viêtnamiens détruits lors des combats à Saïgon, en avril 1975-Source : http://www.militaryphotos.net/forums/attachment.php?attachmentid=100920


- le choix du président Thieu de se replier sur une "enclave" correspondant au sud du pays peut très bien avoir été une décision prise pour forcer la main aux Américains et obtenir, en particulier, leur soutien aérien. Le débat historiographique reste ouverte sur ce choix, on l'a dit, très controversé.

- pour le tir direct, les Nord-Viêtnamiens engageaient généralement des canons D-44 de 85 mm, des canons ZIS-3 de 76,2 mm et des canons de DCA de 37 mm. Les canons lourds de DCA de 85 ou 100 mm n'ont été que rarement engagés dans ce rôle. Ils sont utilisés pour détruire les défenses à l'entrée de la base aérienne de Tan Son Nhut, le 30 avril 1975.

Un canon D-44 de 85 mm de l'armée soviétique.-Source : http://fc04.deviantart.net/fs36/f/2008/244/f/4/D44_Soviet_Artillery_by_14hyena88.jpg


- en ce qui concerne le soutien aérien sud-viêtnamien, la VNAF aligne deux escadrons de gunships (819ème sur AC-119G et 821ème sur AC-119K). Le 817ème escadron sur AC-47D a été dissous en raison de la vulnérabilité des appareils, réutilisés comme avions de transport. Les Sud-Viêtnamiens n'utilisaient pas d'AC-130, la version gunship de l'Hercules, mais des C-130A de transport reconvertis en bombardiers pour larguer 48 touques de napalm ou 32 bombes de 500 livres (225 kg). Les appareils sont guidés avec le système BOBS qui associe un calculateur électronique de bombardement et un radar de guidage au sol et l’ordinateur de bord servant au parachutage à haute altitude. 

Vue d'artiste d'un AC-119 gunship en action.-Source : http://www.ac-119gunships.com/images/misc/AC-119G%20Shadow%20Gunship72dpi.jpg


- lors de la percée de la 18ème division, le QG de la 341ème division nord-viêtnamienne n'est pas visée par une bombe CBU-55 mais bien par une BLU-82 de 6 800 kg. Les CBU-55 "fuel air explosive", de 340kg seulement, sont larguées par les chasseurs A-37B de la VNAF qui en emportent généralement quatre par appareil, ou encore deux en combinaison avec quatre autres bombes conventionnelles MK-82 de 500 livres (227kg). La CBU-55 est largueé en vol horizontal à basse altitude ; du conteneur est extrait par parachutes trois sous-munitions qui explosent à peu près à trois mètre du sol, accentuant l’effet de souffle. Cette munition a aussi été mise en œuvre par les T-28D cambodgiens lors du siège de Phnom Penh en février-mars 1975. La confusion est apparemment fréquente dans de nombreux ouvrages à propos de ces deux munitions.





- Albert Grandolini joint également une photo du général Tran Van Tra, en 1975 (j'avais initialement commis une erreur en allant un peu vite dans mes recherches d'illustrations !), merci à lui.


La bataille de Nancy ou la fin du rêve bourguignon

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Il est des batailles qui ne restent que dans les mémoires régionales et qui pourtant ont façonné le visage de l'Europe moderne. Celle qui se déroula devant Nancy le 5 janvier 1477 entre parfaitement dans cette catégorie. Bien connue en Lorraine, un peu moins en Bourgogne, elle est largement ignorée ailleurs. La raison en est simple : cette bataille n'entre pas dans le roman national français. Ici pas de défaite ou de victoire des armes du roi de France et la bataille ne retient l'attention que par l'élimination du grand rival de Louis XI que fut Charles le Téméraire et par le rattachement définitif du duché de Bourgogne au domaine royal.

C'est oublier que si Charles avait vaincu la coalition des Lorrains et des Suisses il aurait fait un énorme pas pour donner une plus grande cohérence territoriale à ses États qui couvraient déjà les actuels Pays-Bas, Belgique, Luxembourg mais aussi le Nord-Pas de Calais, la Franche-Comté, la Bourgogne et le Haut-Rhin1. Charles, qui ne cache pas alors ses immenses ambitions, demande à l'empereur germanique le titre de roi de Bourgogne. En septembre 1473 la rencontre a lieu à Trêves pour un couronnement. Mais le faste et l'éclat des Bourguignons froissent l'empereur qui préfère rejoindre discrètement Cologne. Qu'à cela ne tienne, le Téméraire espère bien réussir à donner sa fille et unique héritière Marie en mariage à Maximilien, le fils de Frédéric III. L'empereur ne pourra alors refuser le titre royal à Charles surtout si ce dernier s'impose comme le plus puissant seigneur des marches occidentales du Saint-Empire ressuscitant l'ancien Lotharingie. Mais il doit pour cela prendre le contrôle du duché de Lorraine.

David FRANCOIS



Les Etats bourguignons (labatailledenancy54/skyrock.com)


Les ambitions du Téméraire.
C'est en 1473 que le duc René II prend la direction du duché de Lorraine à la mort de son cousin Nicolas d'Anjou. René n'a que 22 ans mais c'est un jeune homme qui a déjà l'expérience de la guerre puisqu'il s'est battu pour la maison d'Anjou en Italie contre les Aragonais. Arrivé à Nancy, il doit faire face à une menace sérieuse: la Bourgogne. Charles le Téméraire enserre la Lorraine avec au sud le comté de Bourgogne, l'actuelle Franche-Comté et au nord la Flandre mais aussi le Luxembourg. A l'est, le duc d'Autriche Sigismond a engagé au duc de Bourgogne, contre une forte somme d'argent, ses possessions en Haute-Alsace. Pour la Bourgogne, s'emparer du duché lorrain permettrait de rassembler dans un bloc compact les différentes parties du territoire bourguignon et de joindre directement Dijon à Bruxelles. Et René peut s'inquiéter car Charles commence à rassembler des troupes à Thionville.

Le duc René, pour échapper à la menace se tourne d'abord vers le roi de France. Mais sous la menace du duc de Bourgogne et sous l'influence à sa cour d'un parti pro-bourguignon, il accepte finalement de traiter avec Charles. Il signe un traité le 15 octobre 1473 qui met son duché sous la protection du Téméraire, lui accorde le droit de passage pour ses troupes et lui remet cinq places de sûreté. Rapidement les exactions des troupes bourguignonnes provoquent la colère dans la population tandis que René n'hésite pas à favoriser les troubles et les attaques contre les soldats bourguignons.

Charles le Téméraire (wikipedia.com)


Pendant ce temps en Haute-Alsace une révolte coûte la vie à Pierre de Hagenbach, le bailli bourguignon. Les Suisses se joignent alors aux Alsaciens et remportent la bataille à Héricourt contre les Bourguignons. Charles, qui privilégie toujours ses ambitions allemandes, fait le siège de Neuss sur le Rhin au nom de l'évêque de Cologne et les renforts qui viennent du duché ravagent la Lorraine sur leurs passages.

Le duc René songe quant à lui à changer de camp et à se libérer de la tutelle bourguignonne. Il fait alors alliance avec le roi de France Louis XI qui lui accorde sa protection et lui promet de ne faire ni paix ni trêve avec les Charles sans y inclure le duc de Lorraine. Ce dernier fait alliance également avec les villes alsaciennes mais aussi avec l'empereur Frédéric. Le 9 mai 1475, un envoyé de René se présente sous les murs de Neuss devant le duc de Bourgogne pour lui signifier la déclaration de guerre lorraine.

René entraîne son armée sur le Luxembourg avec l'aide de Craon un lieutenant de Louis XI puis il ravage les terres de l'évêché de Metz qui lui est hostile. Mais très rapidement la situation se détériore pour les Lorrains. Charles le Téméraire veut en effet les châtier. Pour cela il abandonne le siège de Neuss, fait la paix avec l'empereur mais aussi avec Louis XI qui, trahissant les Lorrains, signe le 13 septembre 1475 à Soleuvre une trêve de 9 ans avec le Bourguignon. À ce moment seules les villes d'Alsace soutiennent toujours René.

Charles passe à l'attaque. Un de ses capitaines mercenaires, le Napolitain Campo-Basso, s'empare de Briey. Le bâtard de Bourgogne attaque par le sud depuis la Franche-Comté. Le 24 septembre, Charles entre dans Pont-à-Mousson. Les Bourguignons arrivent enfin sous Nancy. René, incapable de défendre son duché et ignorant du traité de Soleuvre se rend auprès du roi de France pour lui demander, conformément aux accords passés, de l'aider militairement. Pendant ce temps, les Bourguignons s'emparent de la Lorraine: Saint-Dié, Lunéville, Charmes, Épinal tombent. Il ne reste à René que quelques places à l'est comme Saverne mais aussi Nancy dont le Téméraire entame le siège le 24 octobre. La ville est défendue par le bâtard de Calabre, fils naturel du roi René d'Anjou, l'oncle du duc René. Il a sous ses ordres environ 3 000 hommes la plupart venant de Strasbourg. Mais la ville, sans secours et où les vivres s'épuisent vite, a peu d'alternative. Au bout d'un mois de siège la garnison avec ses 2 200 soldats allemands et 500 Gascons se rend le 25 novembre 1475. Charles entre alors dans la ville le 30 novembre, jour de la Saint-André patron de la Bourgogne et se comporte dès lors comme le souverain. Il convoque les États de Lorraine et promet même qu'il fera de Nancy la future capitale de ses domaines. Une partie de la noblesse lorraine veut croire aux rêves de grandeur du Duc d'Occident et se rallie à Charles.

Le Téméraire quitte la ville le 11 janvier 1476 pour marcher contre les Suisses qui soutiennent toujours les Alsaciens révoltés et combattent dans le pays de Vaud son allié le comte de Romont. Le 3 mars à Grandson les milices de la Confédération infligent une défaite à Charles et s'emparent de ses canons et de sa vaisselle d'or et d'argent. Le 11 juin c'est devant la ville de Morat que le duc de Bourgogne est à nouveau battu par les Suisses2. Parmi ces derniers se trouve René le duc de Lorraine à la tête d'un détachement de cavalerie. L'annonce des défaites bourguignonnes poussent les fidèle du duc René à passer à l'action en Lorraine. Ils s'emparent de Vaudémont, puis de Mirecourt, d'Epinal, de Luneville. Rapidement seul Nancy reste encore aux mains du Téméraire. Le duc René de retour met le siège devant sa capitale et la garnison bourguignonne se rend le 7 octobre 1476.

Soldats bourguignons (centerblog.net/soldats.htm)



Prémices de la bataille.
Pendant ce temps deux armées bourguignonnes fondent sur la Lorraine, l'une venant des Flandres et l'autre de la Bourgogne sous les ordres du Téméraire soit de 10 à 12 000 soldats. Mais le duc de Lorraine, en infériorité numérique, se dérobe au combat à Pont-à-Mousson et préfère se retirer en Alsace ou en Suisse mettre sur pied une armée capable d'affronter Charles. Ce dernier met à nouveau le siège devant Nancy et s'installe à la commanderie Saint-Jean. Il a avec lui une impressionnante armée de 20 000 hommes. Mais les habitants ont promis à René de se défendre et de tenir le plus longtemps possible. L'artillerie bourguignonne cause des ravages aux défenses mais la ville résiste.

Fin novembre René est à Bâle pour convaincre les cantons suisses à l'aider dans son combat. Il se rend ensuite à Lucerne et à Berne où il promet de fortes sommes aux Suisses. En Alsace Guillaume Herter de Strasbourg accepte aussi d'aider René. Ce dernier donne alors au chevalier de Suffren l'ordre de se rendre dans sa capitale assiégée pour annoncer que les secours arrivent. Suffren tente de percer les lignes bourguignonnes mais il échoue et Charles le condamne à la pendaison. La situation se dégrade pourtant pour les Bourguignons qui n'ont pas pris la peine de contrôler les campagnes où se développe une guerre de guérilla organisée par des chevaliers fidèles au duc René. L'assaut bourguignon contre les remparts de Nancy le 26 décembre est un échec et coûte un tiers des effectifs du Téméraire.

René II à la tête des troupes suisses (wikipedia.com)


Le ravitaillement des troupes bourguignonnes se fait aussi de plus en plus difficile alors que l'hiver se montre particulièrement rude. Des mercenaires au service de Charles comme le Napolitain Cola II de Monteforte comte de Campo-Basso trahissent et traitent secrètement avec l'ennemi français et lorrain. Surtout une armée de secours lorraine arrive. Cette armée que dirige René compte environ 9 000 soldats. La plupart des hommes sont des mercenaires suisses mais il y a aussi des Alsaciens. Cette armée se met en route le 26 décembre et arrive près de Nancy le 3 janvier 1477. Les bandes lorraines qui parcourent les campagnes rejoignent alors l'armée de René qui rassemble bientôt 18 000 soldats. Les troupes atteignent Saint-Nicolas où les Suisses massacrent consciencieusement tous les soldats bourguignons qu'ils trouvent. C'est là que Campo-Basso rejoint René le 1er janvier avec sa condotta. Il a dit à Charles qu'il allait au devant des renforts venant de Flandre. René l'envoie au nord de Nancy garder les ponts de Bouxières-aux-Dames et de Condé-sur-Moselle pour couper ainsi l'éventuelle retraite des troupes de Charles vers Metz.

Le duc de Lorraine dirige alors une armée d'environ 20 000 hommes venant principalement de Suisse et d’Alsace. Charles a avec lui entre 6 000 et 10 000 soldats dont des Hollandais, des Savoyards, des Anglais et des mercenaires italiens.

Coté lorrain la cavalerie est sous le commandement de René et de son maréchal le comte Oswald de Thierstein. Les 6 000 piquiers, hallebardiers et couleuvriniers suisses qui composent l'essentiel de l'armée lorraine viennent principalement de Zurich, de Lucerne, de Berne mais aussi de Schaffouse, de Soleure, d'Appenzell, de Fribourg, d'Unterwald et d'Uri. Le lucernois Henrich Hassfurter, le zurichois Hans Waldmann et le bernois Brandolfe de Stein sont à la tête du contingent des cantons suisses. Les Alsaciens sous les ordres de Guillaume Herter et les Bâlois fournissent chacun un contingent d’infanterie. L’abbé de Saint-Gall, le comte Eberhard de Wurtemberg et les cités de Schaffhouse et de Rothweil envoient des cavaliers. Pour compléter cette revue il ne faut pas oublier les 300 cavaliers du condottiere Campo-Basso.

Soldats suisses (Wikipedia.com)


L’armée bourguignonne a quant à elle perdu de son lustre après les défaites de Grandson et de Morat. Elle n'est plus à la hauteur des ambitions du Téméraire. Il peut néanmoins compter sur ses capitaines comme son frère le Grand-Bâtard Antoine, Philippe de Croy comte de Chimay, Engelberg comte de Nassau-Dillenburg, Frédéric de Florsheim comte de Bade, Philippe de Hochberg comte de Neufchâtel et Olivier de la Marche. Deux corps de cavalerie commandés par Josse de Lalaing et le condottiere napolitain Jacques de Galeotto sont présents tandis que des pièces d’artillerie mais aussi des archers anglais montés complètent l'ensemble.


La bataille.
Le Téméraire veut livrer bataille et il rassemble ses troupes tôt dans la matinée du 5 janvier. Il monte son cheval noir dénommé Moreau et selon la légende, lorsque son écuyer lui tend son casque, le cimier au lion d’or le surmontant s’en détache et tombe sur le sol. Charles aurait alors prononcé ces quelques mots en latin Hoc est signum Dei (c’est un présage de Dieu). Il quitte son camp où il laisse un petit détachement et se porte sur la route venant de Jarville et qui mène de Saint-Nicolas à Nancy. Au niveau du ruisseau de la Madeleine Charles se place sur une hauteur. Il place son aile gauche le long de la Meurthe sous le commandement de l'Italien Jacques Galeotto. Sur la hauteur où il se trouve Charles installe le centre de son armée qui se trouve sous son autorité directe. Sur un petit tertre à proximité se trouve l'artillerie bourguignonne3placée de façon à balayer la route de Saint-Nicolas et juste derrière elle les archers anglais. L'aile droite se trouve entre le ruisseau de la Madeleine et les bois de Saurupt sous les ordres de Josse de Lalaing. La Meurthe protège le flanc droit et la foret le flanc gauche du dispositif.

Plan de la bataille de Nancy (Wikipedia.com)


Dans Nancy, les assiégés essayent de profiter de la situation nouvelle pour tenter une sortie à 7 heures du matin. Avec des fascines ils réussissent à mettre le feu aux tentes du camp bourguignon et retournent se réfugier derrière les remparts de la cité. Le duc René mène quant à lui son armée. Il passe à Laneuveville et s’arrête au sud de Jarville pour former le plan de bataille. Deux déserteurs Bourguignons révèlent la disposition des troupes du Téméraire. Les Lorrains comprennent alors vite que le flanc droit tenu par la cavalerie de Lalaing est la clef du combat qui s'engage.

A cause du brouillard les Bourguignons n'ont pas vu arriver les troupes lorraines. René laisse un petit groupe qui doit attaquer directement le camp du Téméraire. Cette troupe doit être suivie par des chariots et des bagages pour faire croire à Charles que c'est face à lui que va arriver le gros de l'armée ennemie. Pendant ce temps une avant-garde commandée par Vautrin Wisse seigneur de Rosières-aux-Salines, emprunte un petit chemin de traverse qui contourne le bois de Saurupt, traverse le ruisseau de Heillecourt,  franchit le ruisseau de Jarville puis progresse sous le couvert du bois de Saurupt pour atteindre la lisière de la foret à un kilomètre des positions bourguignonnes. René conduit le gros de son armée par le même chemin. La neige abondante, la traversée de ruisseaux gonflés par les précipitations et cela par un froid glacial rend cette avancée difficile. Mais grâce à ce mouvement c'est près de 400 cavaliers, 4 000 couleuvriniers, 4 000 piquiers, 3 000 hallebardiers et 2 000 fantassins qui se retrouvent sur le flanc droit bourguignon sans que les capitaines du Téméraire ne le sachent. La neige a en effet cachée la manœuvre et les Bourguignons font face aux troupes qui attaquent depuis la route Nancy-Saint Nicolas et qui sont d'ailleurs repoussées sans mal par les canons bourguignons. Ils ne s'aperçoivent du stratagème que lorsque les Lorrains qui ont franchi le bois arrivent dans leur dos. Le mouvement tournant est une réussite et quand sonnent les corps suisses la défaite bourguignonne semble inéluctable.

En début d'après-midi l'ordre est en effet donné d'attaquer. Les Suisses tombent sur l'aile droite bourguignonne de Josse de Lallaing qui se trouve rapidement submergée et massacrée. Sur l'aile gauche Galeotto n'a d'autres choix que de franchir le gué de Tomblaine et de faire retraite vers Metz. Ne reste plus sur le champ de bataille que les troupes dirigées par le duc Charles. Son artillerie est incapable de repousser les assaillants qui submergent par leur nombre les défenseurs. Les couleuvriniers suisses avancent en déchargeant leurs munitions, suivis des hallebardiers et des piquiers qui massacrent les Bourguignons encore vivants. Certains se défendent avec désespoir tandis que d'autres cherchent à se sauver en prenant la fuite en direction de leur camp près de la commanderie Saint-Jean. C'est à ce moment que les habitants de Nancy font une nouvelle sortie et s'empare définitivement du camp bourguignon.

Les soldats du Téméraire sont désormais pris au piège entre les Nancéiens et l'armée de René, enfermés dans le triangle que forment la Meurthe et la Moselle. Pour se sauver ils doivent franchir ses deux rivières en empruntant les ponts de Bouxières-aux-Dames et de Condé-sur-Moselle. Mais c'est là que se trouvent les hommes de Campo-Basso, le mercenaire italien qui a trahi Charles. Il capture tous les Bourguignons qu'ils trouvent puis les amène ensuite à Commercy laissant aux Suisses le temps de se rendre dans cette ville où ces derniers massacrent environ 600 prisonniers. Les soldats bourguignons qui se sont cachés dans la foret de Haye sont tués par des paysans ou faits prisonniers. Une poignée parvient néanmoins à franchir la Meurthe ou la Moselle pour finalement trouver refuge à Metz.

D’après les chroniqueurs c'est près de 6 000 cadavres bourguignons qui sont trouvés sur le champ de bataille ce qui représente prés des 2/3 des effectifs du Téméraire. La défaite est complète et se double d'un carnage sanglant. A Nancy, comme lors de la confrontation à Morat, la bataille suit un scénario similaire: les Bourguignons, en infériorité numérique sont surpris, la panique s'installe, suivie par un effroyable massacre.

René a poursuivi les vaincus jusqu'au pont de Bouxières puis il a pris la direction de Nancy. Le lendemain 6 janvier, jour des Rois, les habitants organisent des réjouissances tandis que les Suisses demandent à rentrer chez eux. Le duc de Lorraine accepte et les raccompagne jusqu’à Lunéville.

La mort du Téméraire par Eugène Delacroix (patrimoine-de-lorraine.blogspot.com)



La fin du Grand Duc d'Occident.
Reste un mystère : où se trouve le Grand Duc d'Occident Charles le Téméraire ? Certains affirment qu'il a réussi à rejoindre Metz mais d'autres qu'il est mort sur le champ de bataille. Le 6 au soir on amène au duc René un jeune page de Charles, Baptiste Colonna un rejeton de la célèbre famille romaine, qui affirme avoir vu le Téméraire tomber prés de l'étang Sain-Jean. Le 7 janvier les recherches commencent. Près de l'étang, dans un pré marécageux, le pré de Virelay, se trouve une quinzaine de cadavres nus et défigurés par les coups et le froid. Les corps sont examinés et celui du Téméraire est reconnu par son médecin portugais, Lopo da Guarda, grâce à la cicatrice de la blessure au cou reçue lors de la bataille de Monthléry. A cela s'ajoute un coup de hallebarde qui a causé une large plaie de l'oreille à la bouche. Les loups ont dévoré l'autre moitié du visage. Les jambes sont transpercées de coups de lances.

La découverte du corps du Téméraire (gazette-cotedor.fr)


Il n'est pas possible de connaître les raisons de la mort du duc. Il est possible que voyant la déroute, il a quitté le champ de bataille pour essayer de rejoindre la commanderie Saint-Jean puis Bouxières-aux-Dames. Il doit s'être arrêté dans le pré sur le bord de l'étang où il est rejoint par une troupe ennemie et le combat s'engage. Le sieur de Biévres tombe à ses cotés donnant, en vain, sa vie pour son seigneur. Charles, blessé, tombe lui aussi et selon la légende c'est le seigneur de Saint-Dié, Claude de Bauzemont, qui l'achève d'un coup de hache à la tête.

Le corps du Téméraire est retiré de la glace puis exposé dans Nancy. René vint le voir et ordonne des funérailles princières qui se déroulent le 12 janvier. René fait également élever un magnifique tombeau où le corps du duc Charles repose jusqu'en 1550 quant à la demande de Charles Quint le corps est transféré à Bruges.



Les conséquences de la défaite sont immenses puisqu'elle conduit à la disparition de la puissance bourguignonne. Louis XI s'empare de la Bourgogne proprement dite mais aussi de l'Artois et de la Franche-Comté. Marie de Bourgogne, l'unique enfant du Téméraire, ne conserve que les Pays-Bas qui, à la suite de son mariage avec Maximilien de Habsbourg entrent dans le giron autrichien. Le rêve d'un État bourguignon, d'une puissance à cheval entre la France et l'Allemagne, s'effondre donc à Nancy ce 5 janvier 1477. Il ne prendra jamais corps tandis que les territoires qui auraient pu le composer furent pendant encore quelques siècles le terrain privilégié des grandes batailles européennes.


Bibliographie

-Pfister. M,La Bataille de Nancy, Imprimerie centrale de l'Est, Nancy, 1892.
-Pierre Frédérix, 5 janvier 1477 - La Mort de Charles le Téméraire, Gallimard, 1966.
-Cinq-centième anniversaire de la bataille de Nancy (1477) : actes du colloque de Nancy, 22-24 septembre 1977 organisé par l'Institut de recherche régionale en sciences sociales, humaines et économiques de l'Université de Nancy II, Nancy, Annales de l'Est, 1979.
-Olivier Petit, « La Bataille de Nancy » in Histoire Médievale, n°55, juillet 2004.

1 Sur la puissance bourguignonne voir Bertrand Schnerb, L'Etat bourguignon, 1363-1477, Perrin, 1999.
2 Sur la bataille de Morat nous renvoyons le lecteur vers l'interview de Pierre Streit par Adrien Fontanellaz sur ce blog: http://lautrecotedelacolline.blogspot.ch/2013/05/interview-de-pierre-streit-la-bataille.html
3 Sur l'artillerie bourguignonne voir Michael Depreter, De Gavre à Nancy, 1453-1477 : l'artillerie bourguignonne sur la voie de la modernité, Turnhout, Brepols, 2011.

L’armée suisse à l’aube de la Grande Guerre

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La Suisse fut, à bien des égards, un pays privilégié durant le XXe siècle, ne serait-ce que parce qu’elle échappa à ce qu’une certaine historiographie a nommé les « guerres civiles européennes », ou en d’autres termes, aux premières et deuxièmes guerres mondiales. Préservée des combats, l’histoire de l’armée suisse suscite logiquement un intérêt bien moindre que celui porté aux forces belligérantes durant ces conflits. En Suisse même, de manière générale, si le rôle du pays durant la deuxième guerre mondiale a fait l’objet d’âpres débats politico-historiques durant les années 90 et au-delà, l’histoire de l’armée suisse avant et pendant la « Der des Ders » reste largement une affaire d’initiés. Pourtant, à bien des égards, l’étude de cette institution à l’aube de la Grande Guerre n’est pas sans intérêts. En effet, si l’on peut arguer que, en 1914, l’armée helvétique était raisonnablement bien préparée, du moins si on la compare à celles d’autres petites nations, ses lacunes sont révélatrices d’une cécité alors presque générale dans le monde occidental face à l’avènement de ce que l’on appellera par la suite la guerre totale. En revanche, certaines autres faiblesses révélées par la guerre étaient intrinsèques au pays ou à la perception stratégique de ses dirigeants.
Adrien Fontanellaz




Au moment où débuta la première guerre mondiale, l’armée suisse était une institution encore récente, dont la genèse débuta un siècle plus tôt, à l’issue des bouleversements causés par les guerres napoléoniennes. Cette évolution fut à la fois la résultante de la lente mutation de l’espace politique helvétique en un système fédéral et un élément essentiel de la formation du sentiment national. En 1815, il n’existait pas réellement d’armée suisse, mais des armées, ou milices, cantonales pouvant participer ensemble à la défense de la Confédération helvétique. Cependant, un règlement national fut adopté le 20 août 1817 dans le but d’uniformiser les armements, l’ordre de bataille et l’entraînement de ces contingents cantonaux. Une première école militaire suisse ouvrit ses portes à Thoune en 1818 afin de garantir une formation adéquate des officiers supérieurs alors que la société suisse des officiers était fondée en 1833. Entre 1820 et 1852, des contingents cantonaux furent rassemblés à quatorze reprises dans des camps fédéraux, destinés à leur permettre de manœuvrer ensemble. L’armée eut l’occasion d’entrer en campagne en 1847, lors de la guerre du Sonderbund, où, forte de 100'000 hommes et placée sous les ordres du général Dufour, elle mit fin en vingt-cinq jours à une révolte des cantons catholiques. L’adoption d’une nouvelle constitution, fortement inspirée par celle des Etats-Unis d’Amérique en 1848, ne tarda pas à engendrer un renforcement des prérogatives fédérales, alors qu’en 1856, des troupes furent à nouveau levées pour faire face à la menace prussienne lors de l’affaire de Neuchâtel. La guerre franco-prussienne de 1870 causa ensuite la mobilisation de 40'000 hommes, qui menèrent à bien l’internement des dizaines de milliers de soldats français de l’armée Bourbaki en février 1871. Les graves lacunes constatées dans l’entraînement de certains contingents cantonaux encouragèrent un nouvel élargissement des prérogatives fédérales en matière militaire en 1874, la Confédération se voyant attribuer la responsabilité de l’instruction, de l’armement et de l’équipement des troupes. Enfin, entre 1907 et 1911, une série de réformes modifièrent profondément la structure et les tactiques de l’armée.
Ordre de bataille
A la suite de ces réorganisations, et à l’aube de la Grande Guerre, l’armée comprenait trois corps de deux divisions. Les six divisions, fortes chacune d’environ 21'000 hommes et 5'000 chevaux, se subdivisaient en trois brigades. Chaque brigade chapeautait deux régiments de deux ou trois bataillons. A partir de 1911, quatre des dix-huit brigades endivisionnées étaient spécialisées dans le combat en montagne. Ces brigades de montagne alignaient, en sus des habituelles unités de soutien, cinq bataillons d’infanterie répartis entre deux régiments, un groupe d’artillerie à deux batteries de quatre pièces et une compagnie de mitrailleurs, soit un effectif réglementaire de 4’973 hommes.

Canon Krupp et ses servants (via www.switzerland1914-1918.net)


L’armée avait bénéficié d’une augmentation considérable de son budget dans les années précédant la guerre. En effet, les dépenses du Département militaire, qui étaient de 30'511'498 CHF en 1906, atteignirent 45'840'619 francs en 1913. Cette croissance se traduisit notamment par la modernisation du parc de l’artillerie de campagne à partir de 1903. Ce fut la firme allemande Krupp qui bénéficia le plus de cet effort, avec des commandes successives portant sur 288 canons de 7.5 cm et leurs munitions pour 21.7 millions de francs, 24 pièces de montagne de 7.5 cm pour 2'515'000 francs et enfin 86 obusiers de 12 cm. L’armement des fantassins, avec des fusils et mousquetons de conception relativement récente, était comparable à celui des autres armées européennes. En 1887, après une série de tests, les militaires helvétiques commandèrent une première série de 20 mitrailleuses Maxim à la firme anglaise Vickers. A l’évidence, l’armée n’accorda pas immédiatement une grande importance à cette nouvelle arme, dans la mesure où 27 années plus tard, en 1914, le parc ne comprenait que 110 mitrailleuses, réparties en compagnies attachées aux divisions et à certaines brigades. A titre de comparaison, chaque régiment d’infanterie allemand disposait alors d’une compagnie avec sept mitrailleuses, dont une de réserve. Enfin, l’armée pouvait s’appuyer sur une série d’ouvrages fortifiés relativement récents, couvrant les voies de chemin de fer traversant les Alpes, à l’image de celle du Gothard.
Le Conseil fédéral refusa de soutenir la création d’une aviation militaire dans les années précédant la guerre, percevant l’usage de cette nouvelle technologie comme purement expérimentale. Des essais menés au cours de grandes manœuvres en 1911 et 1913 à l’aide d’appareils civils avaient obtenu des résultats mitigés, principalement à cause d’une météo défavorable. Cependant, nombreux étaient les cadres convaincus de la nécessité de disposer d’une aviation, et durant 1913, la Société suisse des officiers mena une collecte, destinée à financer l’entraînement de pilotes, qui rapporta CHF 1734'564.- In fine, les troupes d’aviation furent formées le 1eraoût 1914. Elles ne comprenaient alors qu’une dizaine de pilotes mobilisés, parfois avec leurs propres appareils, et huit avions de six types différents.  Cette collection disparate fut subdivisée en deux escadrilles, l’une pourvue de biplans et l’autre de monoplans. A ce moment, l’armée français comptait 200 avions, et son homologue allemande 250.
Le système de milice
Comme dans la plupart des nations européennes, les Suisses en âge de porter les armes étaient appelés sous les drapeaux pour un service national, l’école de recrues, avant de devenir réservistes, mobilisables en cas de besoin. Les réservistes étaient définis par leur classe d’âge ; les hommes de 20 à 32 ans faisaient partie de l’Elite, ceux de 33 à 40 ans de la Landwehr et ceux âgés de 41 à 48 ans de la Landsturm. En cas de guerre, l’Elite fournissait les effectifs nécessaires aux unités régulières de l’armée, alors que les hommes de la Landwehr formaient des brigades et des régiments dépendant directement du commandement de l’armée. L’école de recrue durait 65 jours pour les fantassins, mais était suivie par sept cours annuels, dit de répétition, d’une durée de sept jours. Outre leur parcours militaire, la plupart des hommes étaient familiarisés avec l’usage des armes au sein d’un réseau extrêmement dense de sociétés de tir. En 1885, le seul canton de Zurich aurait ainsi compté 285 associations de ce type, totalisant près de 11'000 membres. De ce fait, l’armée ne comprenait pas réellement d’unités d’active mais pouvait mobiliser environ 450'000 hommes, dont 105'425 appartenaient à l’Elite et 97'054 à la Landwehr, et près de 50'000 chevaux. Il s’agissait là d’une taille respectable compte tenu de la population du pays, qui était de 3.9 millions d’habitants en 1914.
Une des spécificités du système de milice suisse résidait dans le fait que la plupart des  cadres étaient aussi des miliciens, l’armée ne disposant que d’un nombre extrêmement limité d’officiers de métier. Les officiers de milice devaient cependant consacrer un temps sous les drapeaux bien supérieur à celui des simples soldats, selon le principe du « paiement de galons » mis en place à partir de 1880. Si théoriquement, la possibilité d’accéder à un poste d’officier était donc ouverte à tous, le manque à gagner occasionné tendait à favoriser l’accession à ces postes de citoyens disposant de revenus relativement confortables, comme les employés de commerce, les instituteurs, les universitaires ou les membres des professions libérales. De fait, à partir d’un certain seuil, ce système n’allait pas sans rappeler par certains aspects le cursus honorum romain, l’appartenance aux élites politiques et économiques du pays allant souvent de pair avec un poste d’officier. Nombre de parlementaires fédéraux étaient par exemple aussi officiers de milice. Ainsi, le prestige de la fonction et l’ascenseur social qu’elle pouvait représenter firent que l’armée ne manquait pas de candidats désireux de grader.
Doctrine et tactique
Outre la réorganisation de son ordre de bataille et une modernisation de son artillerie, l’armée vit aussi ses tactiques se modifier durant la décennie précédant la guerre mondiale. L’impact de la guerre russo-japonaise fut à cet égard important, et ce d’autant plus que la Suisse avait dépêché des observateurs militaires auprès des belligérants. Un nouveau règlement militaire, intégrant certaines leçons tirées des affrontements entre armées impériales japonaise et russe, fut donc adopté en 1908. L’accent était mis sur l’usage de l’ordre dispersé et de lignes de tirailleurs, ainsi que sur la mise à profit des couverts offerts par le terrain, afin de minimiser l’impact du feu sur l’infanterie, qui s’était avéré particulièrement dévastateur pour les colonnes de soldats nippons avançant en ordre serré lors du siège de Port-Arthur.
Les dirigeants de l’armée étaient partagés entre deux écoles de pensée antagonistes quant au système d’instruction et de sélection des cadres. L’école « nouvelle », et dont l’une des figure de proue était le colonel Ulrich Wille, prônait l’adoption du modèle « prussien », et préconisait l’usage du drill et une sélection des officiers intégrant leur origine sociale tout en accroissant les exigences en terme de compétence militaire et en élargissant leur marge décisionnelle par l’adoption de l’Auftragstaktik. La seconde école, dite « nationale », se voulait plus égalitaire et souhaitait imposer aux candidats de servir au préalable comme sous-officiers. In fine, ce fut l’école « nouvelle » qui se révéla la plus influente au sein de l’institution, la marquant pour plusieurs décennies. De fait, durant la guerre, les plaintes de soldats portant sur un usage excessif du drill et une attitude perçue comme irrespectueuse de la part de leurs officiers ne furent pas rares.
La neutralité Suisse fut reconnue par les grandes puissances européennes dès le congrès de Vienne en 1815. En 1907, la conférence de paix de la Haye réglementa plus précisément les droits et devoirs des Etats neutres. Investis de la responsabilité d’empêcher l’usage de leurs territoire par une puissance tierce, ceux-ci étaient libres, en réaction à une agression, de s’allier militairement avec d’autres belligérants. Percevant la France comme le pays le plus susceptible de violer la neutralité suisse en cas de guerre, des hauts gradés entretinrent dans les années précédant le conflit des rapports informels avec des officiers allemands et austro-hongrois, destinés à faciliter une éventuelle collaboration en cas d’agression française, alors que l’inverse n’était pas vrai et qu’aucune conversation de ce type ne fut menée avec l’armée française avant 1914. Cette asymétrie pouvait partiellement s’expliquer par la germanophilie notoire d’hommes comme le colonel Ulrich Wille, mais aussi parce que l’état-major impérial allemand avait depuis longtemps opté pour une offensive contre la France orientée au Nord, dans le cadre du plan Schlieffen. Dans ce contexte, la visite de Guillaume II en 1912, à l’occasion de manœuvres menées par l’armée suisse, visait entre autres à s’assurer que cette dernière était suffisamment puissante pour empêcher une avance rapide des troupes françaises à travers le territoire suisse, susceptible de contrarier la mise en place du plan Schlieffen, qui imposait que les gros la Deutsches Heer soient concentrés bien plus au Nord. A cette occasion, le Kaiser aurait déclaré au colonel Wille que l’armée suisse ferait économiser 300'000 hommes à son homologue allemande.


Carte postale illustrant la visite du Kaiser en 1912 (via www.switzerland1914-1918.net)


La doctrine suisse postulait que l’armée devait sembler suffisamment puissante pour empêcher un belligérant de prendre son adversaire au dépourvu au moyen d’une avance rapide à travers le territoire de la Confédération. Force est de constater que cet objectif fut largement atteint dans les années précédant la guerre. En effet, les comptes rendus d’observateurs militaires étrangers, français et anglais pour l’Entente ou encore allemands et austro-hongrois pour les Empires centraux, tendirent à accorder une crédibilité certaine à l’armée suisse, tout en se montrant parfois critiques, spécialement à l’égard de ses officiers, dont ils estimaient les compétences comme inférieures à celle de leurs homologues étrangers, et ce particulièrement dans la conduite de grandes unités. Cette perception s’expliquait sans doute par le fait que, depuis 1859, date de l’entrée en vigueur de la loi proscrivant l’enrôlement des Suisses dans le service étranger, et mettant ainsi fin à une longue tradition, le pays ne disposait plus d’officiers ayant l’expérience de la conduite d’hommes au combat. En revanche, il est aussi probable que ces observateurs, officiers de carrière, aient également éprouvé un certain dédain pour des officiers de milice, bien qu’à contrario, cette particularité suisse ait aussi joué en sa faveur grâce aux descriptions enthousiastes que put faire de l’armée suisse un Jaurès, pour des raisons éminemment politiques.

Face à la montée des périls, le Conseil fédéral ordonna la mobilisation générale le 1er août 1914, alors que deux jours plus tard, l’Assemblée fédérale lui confiait les pleins pouvoirs pour la durée du conflit. Dans le même temps, l’assemblée attribua à Ulrich Wille le poste de chef de l’armée, lui faisant accéder au titre de général, alors que le colonel Theophil Sprecher von Bernegg était nommé chef d’état-major. Du 3 au 7 août, près de 220'000 hommes furent mobilisés.


Courant août, l’armée fut concentrée dans le Nord-Ouest du pays. Ce dispositif, qui perdura peu ou prou durant toute la guerre, prit le nom d’occupation des frontières, et permettait au gros des troupes d’être facilement redéployé pour faire face alternativement à une menace allemande ou française. Dans le détail, trois divisions, flancs-gardées par des unités de cavalerie et de la Landwehr, étaient échelonnées entre Bâle et Les Rangiers. Trois autres divisions, concentrées dans le quadrilatère constitué par les villes de Guin, Berne, Bienne et Soleure constituaient une réserve d’armée relativement puissante, apte à contre-attaquer dans le cas où le dispositif aux frontières était percé. Enfin, les quatre brigades de montagnes, stationnées dans les cantons du Tessin, du Valais et des Grisons, couvraient les Alpes.
Puis, dès le mois de septembre 1914, l’armée diminua le nombre de ses troupes en service actif. Outre le fait que l’économie nationale ne pouvait supporter indéfiniment l’absence de la main d’œuvre mobilisée, il était devenu claire pour l’état-major suisse que le centre de gravité sur le front Ouest se situait bien plus au Nord, dans les Flandres, et que la menace s’était donc réduite, et ce d’autant plus que les lignes s’étaient stabilisées en Haute-Alsace. Durant les quatre années qui suivirent, le nombre d’hommes en service actif varia considérablement en fonction de l’appréciation du danger par les autorités politiques et militaires du pays. Le nombre d’hommes sous les drapeaux passa ainsi de 38'000 à plus de 100'000 à la fin de 1916, avant de fortement diminuer pour atteindre 12'500 soldats dans les derniers mois de la guerre, avant de remonter à 100'000 hommes du fait de la grève générale de 1918.
Conclusion
Comme la plupart des Européens, les Suisses ne perçurent pas le changement de paradigme lié à l’avènement de la guerre dite totale, soit l’opposition non plus d’armées en campagne, mais de sociétés entières. Le pays s’était donc préparé à des conflits courts comme le montre la commande des 24 pièces de montagne passée à Krupp en 1906. En effet, le stock de munitions inclus dans le contrat était de 900 obus par canon, alors que la pratique démontra que durant certaines périodes d’affrontement intensif, la consommation quotidienne d’un 75 français pouvait atteindre 1'000 obus. Durant toute la guerre, l’artillerie helvétique se trouva ainsi confrontée à une pénurie de munitions que l’industrie locale ne parvint pas à résorber faute de matières premières. Le fait que les stocks de céréales ne permettaient l’approvisionnement de l’armée que pour deux mois illustre également cette impréparation. Enfin, il n’existait pas de système universel de compensation de la perte de gains pour les hommes mobilisés, qui ne touchaient qu’une solde minime, alors que par exemple, un soldat de l’infanterie passa en moyenne 608 jours sous les drapeaux durant la guerre. Cette dernière lacune ne manqua pas d’avoir des conséquences dramatiques pour les familles de soldats issus des classes populaires, privées de revenus suffisants du fait de l’absence du mobilisé alors que trois ans et demi après le début des hostilités, l’index des prix à la consommation avait plus que doublé tandis que le revenu moyen diminuait de 25 à 30 %. Ce facteur facilita sans doute l’émergence de comités de soldats antimilitaristes en Suisse alémanique à partir de 1917.  Enfin, la réputation pro-germanique plus ou moins justifiée d’une partie des cadres de l’armée engendra une méfiance certaine dans la population suisse-romande du pays, plus sensible au point de vue de Paris de par sa proximité linguistique. Ainsi, l’émotion en Suisse romande fut particulièrement vive lorsque, en 1916, deux officiers d’Etat-major n’encoururent qu’une peine disciplinaire symbolique après avoir été convaincus d’avoir livrés des informations confidentielles aux attachés militaires allemands et austro-hongrois.



Carte postale présentant une vision idyllique du soldat rentrant au foyer (via www.switzerland1914-1918.net)


Par ailleurs, le pays, dépourvu de matières premières et très dépendant de ses échanges avec l’extérieur, fut durement touché par les restrictions au commerce imposées par les belligérants. Les Alliés en particulier se montrèrent particulièrement soucieux d’éviter que la Suisse ne présente une brèche dans le blocus imposé aux Empires centraux. Si une partie de la population s’accorda relativement facilement avec ce climat de pénuries, à commencer par la paysannerie, celui-ci frappa durement la classe ouvrière, bientôt rejointe par les petites classes moyennes. Ce contexte troublé affecta de manière différenciée les secteurs de l’économie ; alors que l’industrie du tourisme s’effondrait, certaines entreprises exportatrices réalisaient des profits faramineux en répondant aux besoins gargantuesques des pays en guerre. Ces tensions, en partie inévitables, furent aggravées par le Conseil fédéral qui tarda à intervenir et à prendre des mesures régulatrices. In fine, les conditions de plus en plus dures subies par une partie de la population contribuèrent au déclenchement d’une grève générale en novembre 1918, suivie durant quelques jours par près de 250'000 personnes. A cette occasion, le gouvernement fit appel à l’armée, qui déploya notamment 8'000 hommes dans les rues de Berne et de Zürich. 
L’impréparation conceptuelle des élites politico-militaires du pays ne manqua donc pas d’avoir un impact de long terme sur l’armée. Son emploi contre les grévistes approfondit par exemple  le fossé la séparant des mouvements de gauche. En revanche, en matière de gestion de l’économie nationale, les erreurs commises servirent de leçons qui furent mises à profit durant la Seconde guerre mondiale, évitant ainsi à la population une partie des épreuves subies entre 1914 et 1918.


Bibliographie
Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, Face à la guerre, l’armée et le peuple suisse, 1914-1918 / 1939-1945, Infolio, 2007
Hervé de Weck, La Suisse peut-elle se défendre seule ?, Editions Cabédita, 2011
Dimitry Queloz, L’Escadre de surveillance et la neutralité aérienne de la Suisse 1933-1941, Centre d’Histoire et de Prospective Militaires, 2012
Pierre Streit, Histoire militaire suisse, infolio, 2006
Hans-Rudolf Kurz, Histoire de l’armée suisse, de 1815 à nos jours, Editions 24 heures, 1985
François Walter, Histoire de la Suisse, La création de la Suisse moderne (1830-1930), Tome 4, Editions Alphil, Presses universitaires suisses, 2010
Adrien Tschumy,« La défense militaire du Simplon au XXesiècle », Revue historique des armées, 243 | 2006, [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2008. URL : http://rha.revues.org/5052. Consulté le 11 juillet 2013.
Divers entrées du Dictionnaire historique de la Suisse, URL : http://www.hls-dhs-dss.ch/index.php
Organisation des unités de mitrailleuses dans l’Armée allemande in Les mitrailleuses du premier conflit mondial, URL : http://mitrailleuse.fr/Allemandes/Organisation/Organisation.htm


Un premier bilan

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Le 1er septembre marque le premier semestre d’existence de L’autre côté de la colline. Durant ces six mois, 29'000 pages ont été consultées par 7'422 visiteurs uniques. Il s’agit de chiffres encourageants dans la mesure où le nombre de visiteurs a progressé régulièrement depuis la mise en ligne du blog alors que dans le même temps l’objectif visant à publier trois articles par mois a été tenu, voire dépassé par l'ajout d'autres billets (qui n'étaient pas forcément des articles). La croissance du nombre de visiteurs est aussi due à plusieurs membres de forums et animateurs de blogs qui ont régulièrement attiré l’attention sur nos articles, et que nous profitons de remercier à cette occasion, tout comme nous remercions notre premier contributeur, Jérôme Percheron, qui nous avait fait l’honneur de nous soumettre un très bon article portant sur les dernières phases de la guerre entre l’Afrique du Sud et l’Angola. Par ailleurs, L’autre côté de la colline bénéficiera bientôt de la contribution d’une nouvelle plume, et non des moindres, puisqu’il s’agit d’Albert Grandolini, un des meilleurs spécialistes de l’histoire militaire asiatique, auteur notamment de Fall of the Flying Dragons : South Vietnamese Air force 1973-1975 (Harpia Publishing, 2011), d’articles dans des magazines comme le Fana de l’aviation ou Batailles et Blindés et sur le site du Air Combat Information Group.



Par ailleurs, nos lecteurs fidèles auront remarqué un élargissement des perspectives abordées sur ce blog, avec la mise en ligne d’un article sur les combats de rue entre communistes et nazis dans le Berlin du début des années 30 puis d’une relation revisitant l’impact de l’Ecole des Annales sur l’histoire militaire. Il ne s’agit pas là d’une coïncidence, mais bien d’une volonté délibérée d’élargir notre propos à des sujets comme la violence dans ses dimensions politiques, ou, au-delà de l'aspect militaire, la question du maintien de l'ordre ou de la sécurité, ou bien l’historiographie. Ce dernier sujet, en particulier, mérite vraiment que l'on s'y arrête : l'historiographie de l'histoire militaire est par trop négligée, et souvent abordée sous un angle partisan bien particulier. Il y a donc une légitimité à essayer de proposer une autre approche, pour rétablir un certain équilibre. Quelque part, cet objectif rejoint le titre que nous avions choisi pour le blog, « L'autre côté de la colline ».

Un article sur le débat politique suisse en cours quant à une éventuelle abolition de la conscription sera d’ailleurs publié dans les mois à venir. Que nos lecteurs férus de pure histoire militaire se rassurent, il ne s’agit cependant pas de tomber dans le même travers que certains et de nier toute pertinence à l’histoire-bataille, dans le sens où elle s'inscrit aussi dans un renouvellement, et pas forcément dans son sens traditionnel, que nous pratiquons aussi. Nous continuerons donc dans le même temps à perpétuer notre effort portant sur la publication d’articles de synthèse cherchant à mettre en avant des épisodes ou des aspects relativement peu abordés de l’histoire militaire.

La rédaction

Internationalistes en Yougoslavie: les volontaires étrangers en Croatie, 1991-1995.

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Depuis le soutien apporté par Lord Byron aux insurgés grecs en révolte contre les Ottomans pour conquérir leur indépendance, les guerres de libération nationale en Europe ont toujours connu leur flot de volontaires étrangers venus au secours de la liberté menacée. A partir du XXe siècle ce volontariat prend également une dimension idéologique symbolisée par la formation des Brigades internationales lors de la guerre civile espagnole entre 1936 et 1938. Le dernier conflit militaire sur le sol européen, celui qui ensanglanta la Yougoslavie dans les années 1990, possède à la fois une composante nationale et idéologique propice à l'arrivée de volontaires venus du monde entier. C'est ainsi qu'environ 2 000 volontaires musulmans et non-musulmans s'engagent dans l'Armija BiH, l'armée du gouvernement de Bosnie-Herzégovine tandis que des Russes, des Ukrainiens, des Roumains et des Grecs rejoignent l'armée serbe et surtout les troupes de la République serbe de Bosnie.

La Croatie n'attire pas plus de volontaires que ses adversaires mais ceux-ci sont souvent décrits soit comme des mercenaires, soit comme des militants de l'extrême-droite. Il est évident que les anciens volontaires dans les forces croates refusent ces adjectifs et se définissent avant tout comme des soldats au service de l'indépendance et de la liberté du peuple croate. C'est au final prés de 500 volontaires étrangers venant de 35 pays qui auraient combattu dans les formations croates que ce soit la Garde nationale croate (ZNG), l'armée croate (HV), la Ligue de défense croate (HOS), la Force de défense croate (HVO) puis à partir de 1992 dans les forces croates déployées en Bosnie.

Loin des condamnations et des apologies, étudier les volontaires étrangers en Croatie peut permettre de mieux comprendre un phénomène militaire, à la fois original mais très présent dans tous les conflits, le volontariat.

David FRANCOIS




L'arrivée en Croatie.
En 1989, l'érosion du titisme dans la Yougoslavie socialiste permet l'émergence de formations politiques nationalistes dans les différentes républiques, notamment en Croatie. En mai 1990 les premières élections libres se déroulent en Slovénie et en Croatie malgré l'hostilité du pouvoir central yougoslave où les Serbes dominent. La victoire du parti nationaliste de Franjo Tudjman inquiète à Belgrade. Le 19 mai, à l'occasion d'un référendum, les Croates plébiscitent l'indépendance qui devient officielle le 25 juin, le jour où la Slovénie proclame également son indépendance.

La montée en puissance du nationalisme croate ne peut qu'inquiéter la minorité serbe de Croatie, minorité particulièrement importante dans la région de la Krajina. Les Serbes de Croatie proclament alors unilatéralement leur autonomie et entament des actions militaires contre les autorités croates. En aout 1990, pour empêcher la tenue d'un référendum organisé par cette minorité, la police croate intervient pour perturber le scrutin. En réponse les Serbes bloquent les routes avant de proclamer l'indépendance de la République de Krajina. Le gouvernement croate ne peut évidemment accepter cette sécession et Tudjman décide de mettre sur pied une force armée croate, la Garde nationale. 

L'armée populaire yougoslave, où les Serbes dominent après le départ des Croates et des Slovènes, veut s'opposer par la force à la désintégration de la Fédération yougoslave. Après un court conflit à la fin juin et au début juillet, elle abandonne la Slovénie. Mais, avec le soutien des Serbes de Croatie, l'armée yougoslave progresse en territoire croate. Grâce à sa supériorité en armement et équipement elle assiège rapidement les villes croates. En août 1991 commence ainsi le siège de Vukovar tandis que le front se rapproche des villes d'Osijek et de Vinkovci. Le 5 octobre le président Tudjman appelle l'ensemble de la population à se mobiliser contre l'agression serbe tandis que commence le siège de Dubrovnik sur la cote dalmate.

Il est indéniable qu'à ce moment la guerre en Croatie stimule l'activisme d'une frange de l'extrême-droite qui souhaite partir combattre dans les Balkans. L'engagement militaire n'est pas une nouveauté dans ce champ du spectre politique. Des militants se sont en effet engagés dans les années 1980 au Liban dans les milices chrétiennes, mais aussi en Birmanie auprès de la minorité catholique Karen en rébellion contre le gouvernement bouddhiste, en Angola dans les rangs de l'UNITA qui combat le régime marxiste soutenu par Cuba, certains même sont partis en Afghanistan soutenir les Moudjahidines contre les Soviétiques. 

Les premiers volontaires issus de cette mouvance arrivent en Croatie à l'été 1991 quand des organisations humanitaires liées à l'extrême-droite ou au monde catholique organisent des convois pour venir en aide à la population croate. Certains des accompagnateurs décident de rester dans le pays pour s'engager dans les différentes milices qui voient alors le jour. Puis, selon le magazine antifasciste REFLEXes1, à la fin de 1991 ces premiers volontaires sont rejoints par des nouveaux arrivants venus de la région Rhône-Alpes et de la région niçoise qui s'engagent dans la Légion noire croate de Mladen. Leur point commun est d'être membre de l'organisation néo-fasciste Nouvelle Résistance. Mais ces Français qui comptent dans leurs rangs d'anciens parachutistes et un ancien combattant de l'UNITA angolaise ne restent que quelques mois en Croatie.

Selon la même source2, en novembre 1991, Michel Faci et Nicolas Peucelle se rendent en Croatie et entrent en contact avec le Parti du peuple croate, une organisation qui se revendique de l'héritage oustachi3. Ce parti possède une branche armée la Force de défense croate (HOS) dans laquelle s'engagent les deux Français qui sont envoyés avec d'autres compatriotes à Vinkovci dans une unité, la brigade Condor, qui compte entre 60 et 90 combattants dont des Allemands, des Autrichiens, des Belges et des Britanniques. Au sein de cette unité Faci créé un groupe spécial qu'il baptise Jacques Doriot4. Faci participe aux combats à la fin de l'année 1991 et au début de 1992 puis il rentre en France avant de revenir en Croatie où il est blessé en décembre 1992.

Les filières d'engagement en Croatie sont diverses. Contrairement aux Brigades internationales en 1936 ou à l'organisation Mahal pour les forces armées israéliennes il n'existe pas de structures dédiées au recrutement de volontaires étrangers pour la Croatie. Ces derniers doivent pour s'enrôler soit rejoindre le quartier général de l'armée croate à Zagreb, soit rejoindre directement une unité sur le front. Au début du conflit les Croates ne s'attendent pas à voir arriver des volontaires étrangers et ne savent pas quoi faire d'eux. Les premiers engagements se font dans l'improvisation. Le Britannique Steve Gaunt qui arrive à Zagreb croise par hasard dans la rue une milice en armes et fait part aux miliciens surpris de son intention de les rejoindre. L'ancien officier américain Rob Krott quand à lui cherche à son arrivée à Zagreb le siège de la brigade internationale qu'il ne trouve puisque cette dernière n'existe pas5. C'est donc le hasard qui préside le plus souvent à l'incorporation des volontaires dans certaines formations plus qu'une connaissance fine de la politique croate. Le siège de la HOS, la formation militaire du Parti croate ultra-nationaliste, se trouvant prés de la gare de Zagreb elle recrute à cause de cela de nombreux volontaires qui débarquent en train et qui ne connaissent rien à la couleur politique de la formation où ils s'engagent.

Un dernier moyen de rejoindre le front croate se fait à travers l'engagement dans des unités directement recrutées à l'étranger. La première de ces unités est composée de Néerlandais. En 1991, la Nederland Kroatische Werkgemeenschap (communauté de travail néerlandais-croate), une organisation de droite, fait paraître une annonce dans la presse pour recruter des volontaires en posant comme unique condition la possession d'au moins 14 mois d'expérience militaires. Les 32 volontaires qui se présentent sont alors conduit en Croatie par autobus. Ils arrivent à la mi-septembre pour former le noyau de la première unité de volontaires néerlandais dirigée par un officier, Johannes Tilder, qui sera par la suite capturé par les Serbes et mourra en captivité6. En décembre 1992, le magazine américain Soldier of Fortune, envoie une équipe de 8 soldats pour former les troupes croates en Bosnie occidentale. Parmi eux se trouve le rédacteur en chef du magazine, un ancien lieutenant-colonel, ainsi qu'un vétéran des forces spéciales de la Rhodésie7.


L'offensive de l'armée yougoslave en Croatie en 1991 (source wikipedia)



Les combats en Croatie.
Ces premiers volontaires participent à la défense de la ville assiégée de Vukovar dans les premiers mois de la guerre tandis que d'autres se retrouvent en Slavonie orientale ou dans la Krajina. C'est au sein de la HVO que se forme à la fin de 1991 une première unité spécifiquement internationale. Elle doit sa naissance à un personnage hors du commun, Eduardo Flores8. Né en Bolivie d'une mère espagnole et d'un père hongrois ce dernier grandit derrière le rideau de fer à Budapest où il milite au sein des Jeunesses communistes. En 1988 Flores commence à travailler comme journaliste dans un journal de droite de Barcelone. Pour ce journal il couvre en particulier les événements en Hongrie mais aussi dans la Slovénie voisine. Fin août 1991 il se rend en Croatie et s'engage dans la HVO. Il se retrouve alors cantonné prés de la frontière serbe avec un Américain d'origine croate Johnny Kosic et un membre de la minorité hongroise de Croatie pour fonder une brigade internationale. Le 3 octobre cette brigade est officiellement reconnue par le gouvernement croate. Elle se développe rapidement et accueille des volontaires aux origines et aux spécialités diverses comme un Portugais tireur d'élite, un Espagnol spécialiste en explosif et un Gallois ancien de la Légion étrangère. 


T55 de l'armée croate en action (source: wikipedia)


Le Français Gaston Besson, chercheur d'or en Guyane à 16 ans puis combattant chez les Karens est un homme en errance quand il part se battre en Croatie en novembre 1991 pour y rester jusqu'en février 1993. Il se retrouve au départ à Vinkovci pour faire un reportage. La ville est alors sur le point de tomber aux mains des Serbes tandis que les miliciens croates, qui n'ont aucune expérience militaire, sont taillés en pièces. Besson, fort de son expérience militaire, rejoint les commandos du 6e bataillon du HOS pour participer à des coups de main contre les Serbes. Il participe aux violents combats de la fin 1991 et le groupe de 12 hommes qu'il commande se fait décimer au début de 1992 lors d'une opération nocturne: il n'y a que deux survivants9.

Pour desserrer la pression serbe, les forces croates lancent une contre-attaque en novembre 1991 qui permet d'avancer de 270 km entre les montagnes de Bilogora et de Papuk. Pendant ce temps la situation se détériore à Vukovar et la ville tombe le 18 novembre après trois mois de siège. Jean-Michel Nicollier, un volontaire français parti se battre sans motivation politique affirmée mais plutôt par goût de l'aventure est du nombre des assiégés. Il est blessé lors de la défense de la ville puis tombe aux mains des Serbes après la reddition. Il est alors conduit à l'hôpital de la ville où il est filmé par une équipe de télévision étrangère avant d'être évacué avec d'autres blessés et exécuté sommairement dans la plaine d'Ovcara. En décembre 1991, les Croates reprennent l'offensive lors de l'opération Orkan et réoccupent prés de 1440 km². Mais le 3 janvier un cessez-le-feu est conclu sous l'égide de la communauté internationale tandis que le 15 janvier la Croatie est officiellement reconnue comme État indépendant par l'Union européenne. La FORPRONU s'installe ensuite en Croatie pour s'interposer entre les adversaires tandis que l'armée yougoslave se retire en Bosnie.


Jean-Michel Nicollier prisonnier à l'hôpital de Vukovar peu avant son exécution (source: croatia.org.).


Au début de 1992, le président croate Franjo Tudjman désire recevoir le soutien des Occidentaux pour reconstruire son pays. Pour donner des gages concernant l'ancrage démocratique et européen de la Croatie il décide de purger les forces armées des groupes ouvertement néo-fascistes. En février 1992 le leader du Parti du peuple croate est inculpé de terrorisme et ses lieutenants sont arrêtés. Gaston Besson, toujours soldat au sein de la HOS, raconte qu'aprés les durs combats de novembre et décembre 1991, les autorités lancent l'offensive contre la HOS. Cette dernière reçoit alors moins d'armes tandis que son quartier général à Zagreb est victime d'une explosion. A la dissolution du HOS les volontaires sont versés dans la Garde nationale croate (HVO).

La fin de la guerre en Croatie avec le cessez le feu du début de 1992 marque un tournant pour les volontaires étrangers. Dans un pays en voie de normalisation ils ont de moins en moins de place. Il ne faut pas non plus oublier la méfiance dont ils sont l'objet de la part des autorités croates. Au printemps 1992, le commandement de l'armée, demande qu'ils soient démobilisés sans exception et essayent de se débarrasser d'eux. Pour ces militaires, anciens cadres de l'armée yougoslave, les volontaires ne sont rien d'autre que des mercenaires de la pire espèce. Ils sont donc nombreux à être alors démobilisés et à rentrer chez eux.


La guerre se poursuit en Bosnie-Herzégovine.
Mais l'ex-Yougoslavie n'en a pas finie avec la guerre. Le conflit se propage en effet à partir de 1992 en Bosnie-Herzégovine quand cette République proclame son indépendance en mai  Dans cette région le combat se joue entre trois parties: les Bosniaques musulmans, les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes. Si les deux premiers groupes oscillent entre hostilités entre eux et alliance, l'adversaire irréductible reste la minorité serbe qui reçoit là encore le soutien de la Fédération yougoslave dirigée par Slobodan Milosevic. Une partie des volontaires étrangers qui se sont battus dans les forces croates rejoignent à ce moment ce nouveau front pour combattre au sein des unités paramilitaires croates dans le corridor de Posavina, dans le nord autour de Donji Vakuf, en Bosnie centrale et dans le sud en Herzégovine. Ils servent principalement comme fantassins ou dans les forces spéciales tandis que quelques-uns sont instructeurs pour les troupes croates.

Volontaires britanniques (sources: USDDR.org)


En juin 1992, l'unité internationale de Flores est amalgamée à la 108e brigade bosniaque qui compte déjà un groupe composé d'Allemands, d'Anglais, de Canadiens et de Français. Cette brigade, qui aurait été commandé par un Parisien vétéran de la Birmanie, a alors pour mission de couper les lignes de ravitaillement serbes à Markovic Plje et d'ouvrir un passage entre la Croatie et la Bosnie. Mais face à des forces supérieures en nombre et mieux armées ils ne peuvent que retarder l'avance serbe. Parmi cette brigade se retrouve un autre Français engagé en Croatie devant Noska avant de rejoindre en janvier 1992 la brigade internationale de Flores à Osijek . En mars il part en Bosnie où il forme une unité composée de Croates de Bosnie. En avril ce groupe se bat devant Brcko dans le nord du pays. Dans l'été ce volontaire français intègre la 108e brigade avant de trouver la mort le 26 décembre 1992 prés de Markovic Polje.

En mars 1992, Gaston Besson qui se trouve à Zagreb reçoit le commandement d'une unité spéciale les bérets verts qui se rendent en Herzégovine. Là il commande une section de 30 hommes dont la plupart sont des Croates qui viennent des États-Unis, d'Australie et même de France. Il n'y a que trois véritables étrangers présents: un Hollandais, un Anglais et un ancien sergent français de la Légion. Pour Besson les volontaires qu'il croise de 1991 à 1994 sont souvent d'anciens militaires dont de nombreux légionnaires. Politiquement il rencontre des hommes de droite et de gauche mais très peu de néo-nazis. S'il croise environ 500 étrangers il estime n'y en a qu'une soixantaine en permanence sur le front. Au final l'image qu'il donne du volontaire étranger est celle d'un trentenaire qui ne reste que deux ou trois mois sur le front10
 
Les guerres de l'ex-Yougoslavie ont été aussi l'occasion d'une multitude d'exactions et de persécutions contre les populations, les crimes de guerre faisant ainsi un retour en force sur le continent européen. Il n'est pas facile de déterminer le rôle des volontaires étrangers dans ces crimes. Aux Pays-Bas 13 anciens volontaires furent soupçonnés de crimes de guerre tandis que le Suèdois Jackie Arklöv est condamné dans son pays pour des crimes de guerre commis en Bosnie. Gaston Besson admet quand à lui avoir exécuté deux prisonniers serbes, il a également assisté à des exécutions et confirme que dans chaque camp l'usage était d'achever les blessés ennemis. Il avoue même avoir tiré sur les casques bleus prés de Mostar afin de les faire partir et reprendre ainsi le combat contre les Serbes.


Qui sont les volontaires étrangers ?
Les motivations pour partir se battre dans l'ex-Yougoslavie et s'engager dans les forces croates sont difficiles à établir. Il y a presque autant de raisons de s'engager que de volontaires tant cette décision est lourde de sens et se prend dans l'intimité d'un parcours personnel loin des justifications qui se forgent a posteriori. Chagrin d'amour, désœuvrement, problèmes avec la justice, autant de raisons qui n'ont rien à voir avec les raisons du conflit yougoslave mais qui poussent des jeunes, la plupart des volontaires sont des hommes jeunes, célibataires, dans la vingtaine ou la trentaine, à tout quitter et à prendre le train pour Zagreb.


Volontaires dans la 108e brigade (source: USDDR.org)


A des motifs personnels se mêlent aussi régulièrement des raisons idéologiques. Beaucoup de volontaires souhaitent en effet combattre le communisme qu'ils assimilent aux Serbes. Ces idéalistes veulent s'inscrire dans une lignée qui remonte à 1917, au nom d'une défense de l'Occident contre une Fédération yougoslave considérée comme le dernier bastion communiste en Europe. Le souvenir des Oustachis n'est pas absent dans cette mythologie qui oublie que Milosevic n'est pas Tito et que les Serbes sont alors autant nationalistes que les Croates. Pour certain il s'agit aussi de défendre la foi catholique contre l'Orthodoxie. 
 
Cela ne signifie pas que tous les volontaires se définissent par leur appartenance à la droite. Certain, comme le Français Jean-Michel Nicollier, n'ont pas de véritables engagements politiques alors que Gaston Besson se revendique de l'anarchisme et que des Britanniques sont travaillistes. Des volontaires s'inscrivent délibérément dans l'héritage des Brigades internationales de la guerre civile espagnol. Dans le film autobiographique « Chico » le spectateur peut lire sur les murs d'un village croate en ruine le slogan No Pasaran tandis que le héros Eduardo Flores, issu d'une famille communiste parle à ses hommes des Brigades internationales et cite des discours de la Pasionaria11.

Une raison souvent avancée par de nombreux volontaires pour justifier leur démarche est leur indignation face à l'indifférence de la communauté internationale face à la guerre en Croatie. Besson, qui se rend d'abord en Croatie comme photo-journaliste, se dit révolté par la tragédie qui se déroule au cœur de l'Europe et décide alors de prendre les armes. Pour ces volontaires leur engagement est une façon de compenser ce qu'ils pensent être la lâcheté de leur pays qui abandonnent à la destruction une petite nation qui lutte pour sa liberté.

Si les motivations pour s'engager dans les forces croates sont diverses les volontaires possèdent néanmoins un point commun, une attirance pour la chose militaire. De nombreux volontaires français, britanniques ou néerlandais ont une expérience militaire tandis que la plupart des Américains sont d'anciens militaires. Se retrouvent ainsi en Croatie des anciens de la guerre du Golfe, de la guérilla des Karens, des déserteurs de l'armée britannique et de la Légion étrangère, tous désireux de participer à une vraie guerre. Ceux qui n'ont pas d'expérience militaire sont généralement issus de familles de tradition militaire ou bien ont essayé de s'engager dans le passé.

Une fois en Croatie les volontaires ont tendance naturellement à se regrouper autour des premiers arrivés. Quand cela est possible ils cherchent également à servir dans des groupes linguistiquement homogènes ce qui facilite à la fois la communication et le commandement. Dans certaines régions où le nombre de volontaires est élevé comme en Slavonie orientale ou dans la Posavina des étrangers commandent des petites unités internationales comme celle d'Eduardo Flores. En Bosnie occidentale un groupe de 17 volontaires norvégiens et suédois forme un peloton nommé Viking au sein d'une brigade du HVO. Souvent les volontaires portent des insignes de béret ou des insignes propre à l'armée des pays dont ils viennent et qui les identifient vis-à-vis des autres12



Un tank serbe détruit (source wikipedia)


Mais les volontaires cherchent aussi à s'intégrer dans leur nouvel environnement. Beaucoup choisissent l'unité où ils vont servir et n'hésitent pas à passer d'une formation à une autre afin de trouver celle où ils pourront le mieux s'intégrer. De nombreux volontaires font aussi l'effort d'apprendre le croate et il semble que les Néerlandais soient les plus doués pour cet apprentissage jouant par la suite le rôle de médiateurs entre les Croates et les volontaires.

Le rôle militaire des volontaires dans le déroulement du conflit est minime. S'ils sont souvent considérés comme des soldats d'élite et participent aux missions les plus dangereuses, notamment les raids derrières les lignes ennemies, ils ne sont qu'une poignée dans un conflit qui engage plusieurs dizaines de milliers d'hommes. Certains volontaires sont utiles par leur expertise de la chose militaire à l'instar de Willy Van Noort, ancien colonel de l'armée néerlandaise, qui forme de nombreuses unités croates. Mais la présence des volontaires joue un rôle important pour soutenir le moral des combattants croates. Ces derniers ont souvent le sentiment d'être isolés et abandonnés par le reste du monde. La présence d'étrangers à leurs cotés atténue ce sentiment puisqu'ils démontrent que le monde n'oublie pas ce qui se passe en Croatie. 

Cette camaraderie joue un rôle crucial dans la poursuite de l'engagement des volontaires. Gaston Besson souligne qu'au sein des unités du HOS il s'est battu aux cotés de Croates mais également de Serbes et de Bosniaques13. C'est la solidarité avec ces derniers qui le pousse et d'autres volontaires à rejoindre ces derniers en Bosnie quand la guerre y éclate. La camaraderie apparaît ainsi comme plus importante que la politique ou l'idéologie dans l'engagement dans telle ou telle unité.

Si la soif d'action est appréciée en première ligne elle se traduit le plus souvent à l'arrière par l'abus d'alcool et des bagarres. Certains volontaires n'hésitent pas d'ailleurs à se livrer au pillage. Il est impossible de déterminer si ces violences sont le fruit d'une brutalisation, conséquence de la guerre, ou de tempéraments criminels présents avant la guerre. Ces comportements entachent évidemment l'image des volontaires auprès de la population mais aussi des autorités militaires qui décident alors, avec l'aide de volontaires de confiance, de filtrer les nouveaux arrivants. Certains portraits de volontaires sont particulièrement sombres sans qu'il soit possible de déterminer s'ils constituent des exceptions ou au contraire des archétypes. Rob Krott décrit ainsi de nombreux volontaires comme des alcooliques, des drogués, des psychopathes, des individus socialement inadaptés. Lui et certains volontaires sont tellement écœurés ou effrayés par le comportement d'autres étrangers qu'ils préfèrent combattre dans des unités régulières de l'armée croate. Rapidement les autorités renvoient les perturbateurs ou les envoient rejoindre la HVO en Bosnie14. Il est vrai que les Croates n'ont jamais organisé un filtrage sévère parmi les étrangers ni mis en place des unités spécifiques avec un encadrement et une discipline rigoureuse.  Rapidement ils cherchent à enrayer la venue de nouveaux volontaires et à se débarrasser de ceux qui se sont engagés dans la confusion des premiers mois de conflit.


L'après-guerre.
La plupart des volontaires sont rentrés dans leur pays une fois les guerres en ex-Yougoslavie terminées. Certains restent en Croatie et épousent des femmes croates, d'autres, une poignée, partent se battre dans d'autres parties du monde. Des volontaires rentrés dans leur pays ont des destins tragiques. Le Britannique Simon Hutt, qui a perdu une jambe au combat, tombe dans la drogue et la délinquance pour se retrouver finalement en prison. Le Bolivien Eduardo Flores est tué par la police de son pays en 2009 pour avoir comploté l'assassinat du président Evo Morales. Le Suédois Jackie Arklöv est quand à lui condamné à la prison à perpétuité pour le meurtre de deux policiers lors d'un braquage en 199915. Il s'agit de cas isolés et la grande majorité des anciens volontaires rentrée ne fait plus parler d'elle, les vétérans se réinsérant tant bien que mal dans leurs sociétés d'origine. 


Cérémonie du souvenir de l'USDDR en 2008 (source: USDDR.org)

Le développement d'Internet dans les années 2000 a permis aux anciens volontaires de renouer et de garder des contacts entre eux. C'est à l'initiative de Gaston Besson qu'est fondée l'association des volontaires étrangers des guerres de Croatie (USDDR selon les initiales du nom de l'association en serbo-croate) qui depuis 2007 organise une réunion annuelle à Vinkovci. Ce rassemblement comporte évidemment une cérémonie en hommage aux morts, à laquelle participent la population et les autorités locale, mais au-delà de ce versant commémoratif, l'association milite surtout pour la reconnaissance par les autorités croates du service rendu par les volontaires étrangers. Ainsi en 2009 seulement 20 étrangers ont reçu le titre de Branitelji (défenseurs) contre des centaines de milliers de Croates dont certains n'ont jamais été en première ligne. Outre sa valeur symbolique ce titre permet aux anciens combattants blessés pendant la guerre de recevoir une pension d'invalidité. Pour asseoir la légitimité de ses demandes, l'association cherche, en établissant le nombre de volontaires tués et blessés, à démontrer l'importance de cette contribution. Elle établit et publie des listes remises à jour de volontaires tués. La dernière, en 2012, recense 507 volontaires dont 76 furent tués et 90 blessés. Se ce total il y eu 67 volontaires français dont 8 ont trouvé la mort et 20 furent blessés. Dans cette liste se trouve ainsi une femme, Collette Webster une humanitaire américaine de 27 ans tuée à Mostar après s'être engagé en septembre 199316. L'association, à travers ses réunions, permet également de maintenir une camaraderie qui peut aider certains à surmonter les traumatismes de la guerre.


Mémorial du massacre d'Ocvara où fut tué J-M Nicollier (source: wikipedia)



Conclusion.
Les volontaires étrangers en Croatie viennent d'horizons différents pour participer à la guerre la plus féroce sur le continent européen depuis 1945. Des dizaines sont morts et un nombre plus important a été blessé. Leur contribution numérique est négligeable car ils ne furent qu'environ 450 dans une armée croate de 65 000 hommes au début de 1992 puis de 230 000 à 250 000 par la suite. Là où ils ont pu servir d'instructeurs ou simplement de fantassins ils ont néanmoins eu une influence plus importante que leur nombre ne le suggère. Leur présence a permis de renforcer le moral des soldats croates qui se sentaient abandonnés par le reste du monde. Le volontaire a en effet un poids symbolique plus important que le soldat local ce qui n'est pas sans importance dans un monde moderne globalisé où l'opinion internationale est à la fois une force et un enjeu dans les conflit qui agitent la planète.

Militants, idéalistes, aventuriers, les volontaires étrangers en Croatie s'inscrivent dans une longue tradition qu'il est possible de faire remonter à la fin du XVIIIé siècle et qui existe de nos jours à travers les djihadistes islamistes au Mali ou en Syrie. Comme l'ensemble de leurs prédécesseurs et de leurs successeurs, le portrait des volontaires en Croatie est plein de nuances loin des condamnations et des images héroïques mais il n'enlève rien à la charge politique, morale et surtout symbolique de leur geste.

Bibliographie.
-Marc Charuel, Putain de guerre, Gaston Besson volontaire français contre les Serbes, Éditions du Rocher, 1993.
-Gaston Besson, Une vie en ligne de mire, Jean-Claude Lattès, Paris, 
1994
-Jean Hatzfeld, L’air de la guerre, L’Olivier, Paris, 1994.
-Auguste Fontaine, La guerre en tête, Arléa, Paris, 1997.
-Rob Krott, Save the Last Bullet for Yourself. A Soldier of Fortune in the Balkans and Somalia, Casemate, 2008. 
-Steve Gaunt, War and Beer, Panic Press, 2010.
-Nir Arielli, « In search of meaning: Foreign Volunteers in the Croation Armed Forces, 1991-95 », Comtemporary European History, n°21, 2012.

Video,
-En 1992 la BBC produit un documentaire, "Dogs of War", sur les volontaires étrangers en Croatie, notamment britanniques, et filme le quotidien de ces hommes tout en leur donnant la parole: http://www.youtube.com/watch?v=3343x_ywy_M
-En 2013, l'émission Envoyé spécial consacre un reportage à la vie et à la mort de Jean-Michel Nicollier: http://www.youtube.com/watch?v=izUoMIAlxE4

Notes.
1« Ex-Yougoslavie, les phalangers »,  REFLEXes, n°40, octobre 1993.
2 Ibidem.
3 Fondé en 1929 par Ante Pavelic le mouvement Oustachi veut obtenir par la violence l'indépendance de la Croatie. Il développe une idéologie proche du fascisme italien puis du nazisme mais où le catholicisme est central. Quand l'Allemagne envahit la Yougoslavie en 1941, Pavelic et les Oustachis se voient confier la direction du nouvel État libre de Croatie. Dans ce dernier se développent rapidement les persécutions et les massacres contre les Juifs et les Serbes dans le cadre d'un État fasciste. L’État oustachi s'effondre en 1944 face aux partisans communistes tandis que les principaux responsables partent en exil.
4 Jacques Doriot, Après son exclusion du Parti communiste dont il fut un dirigeant dans les années 1920, Doriot fonde un mouvement fasciste le Parti populaire français en 1936. En 1940 Doriot est partisan de la collaboration avec l'Allemagne nazie. En juin 1941 il s'engage dans la Légion des volontaires français et part combattre sur le front russe. Il meurt en février 1945 prés de Stuttgart alors que son véhicule est mitraillé par des avions alliés.
5 Nir Arielli, « In search of meaning: Foreign Volunteers in the Croation Armed Forces, 1991-95 », Comtemporary European History, n°21, 2012.
6 Ibidem.
7 La Rhodèsie du Sud, actuel Zimbabwe, est une colonie britannique où dans les années 1960 la forte minorité blanche refuse le processus de décolonisation initiée par la Grande-Bretagne. En 1970 elle proclame son indépendance et installe un régime ségrégationniste. La Rhodésie doit alors faire face à des guérillas noires de tendance marxistes qui reçoivent le soutien de l'Angola et du Mozambique à partir de 1975. La guerre prend fin en 1979 avec les premières élections libres et le Zimbabwe voit le jour en 1980.
8 La vie de Flores a fait l'objet d'un film en 2001, « Chico », réalisé par le Hongrois Ibolya Fekete, dont la plus grande partie a pour théâtre la guerre en Croatie ou Flores avait reçu le surnom de Chico.
9 Gaston Besson, Une vie en ligne de mire, Lattés, 1994.
10 Ibidem.
11 Nir Arielli, op. cit, p. 10.
12 Ibidem.
13 Gaston Besson, op.cit
14 Nir Arielli, op. cit.
15 Ibidem.
16 Ibidem.

Interview de David Auberson : Ferdinand Lecomte

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David Auberson a étudié l’histoire, l’histoire ancienne et l’archéologie aux universités de Lausanne et de Leipzig. Il est également titulaire d’un master de spécialisation en Sciences historiques de la culture.  Il a collaboré à plusieurs publications touchant à l’histoire militaire, culturelle et politique dans le Canton de Vaud et en Suisse aux XIXe et XXe siècles. Il est aussi membre du comité scientifique du Centre d'histoire et de prospective militaires à Pully-Lausanne. David Auberson travaille actuellement comme historien indépendant et est l'auteur de Ferdinand Lecomte, 1826-1899, un Vaudois témoin de la guerre de Sécession, publié par la Bibliothèque Historique Vaudoise en 2012. En outre, il est également le rédacteur de la Revue de la Revue historique vaudoise et l'auteur d'une Vie et Histoire de la Fanfare des Collèges de Lausanne.

Propos receuillis par Adrien Fontanellaz







 
Dispose-t-on d’un ordre de grandeur quant au nombre et à la provenance de Suisses engagés dans la guerre de Sécession ?

Le chiffre de 6000 Suisses dans l’armée nordiste est communément admis. Il découle d’une estimation faite par le consul général de Suisse à Washington en août 1862 qui se basait sur une liste rédigée par ses soins. Ce chiffre doit néanmoins être très probablement majoré.

De nombreux Suisses se distingueront dans les rangs de l’Union. Un des plus connus est le futur président de la Confédération helvétique Emil Frey (1838-1922) qui participa à la bataille de Gettysburg.

La difficulté première consiste dans un pays d’immigration comme les Etats-Unis à définir où s’arrête l’identité du pays natal et où commence l’identité du pays d’adoption. A l’exception du Zurichois Heinrich Wirz (1823-1865), rendu célèbre par son rôle de responsable du camp de prisonniers d’Andersonville en Géorgie, peu de Suisses ont combattu dans les rangs sudistes. Cela s’explique en premier lieu par l’installation de la grande majorité des immigrants dans les centres urbains du nord-est ou dans les nouveaux territoires de l’ouest. Au cours des hostilités, des Suisses servent dans de nombreuses unités et sont parfois regroupés dans les mêmes régiments ou compagnies, à l’exemple du 15e régiment d’infanterie du Missouri surnommé « Swiss Rifles ». Ce régiment marchait face à l’ennemi avec un drapeau particulier où s’alliait le drapeau suisse avec dans un coin les 34 étoiles sur un fond bleu de l’Union. La majorité de l’émigration suisse aux Etats-Unis étant constituée de germanophones, il était courant que ces soldats soient incorporés dans des régiments constitués d’Allemands. Estimés par les Américains car ayant déjà souvent eu une formation militaire et réputés pour leur adresse au tir, bon nombre d’Helvètes sont incorporés dans des régiments de tireurs d’élite (sharpshooter), comme le 1er régiment de tireurs d’élite de l’Etat de New York, dont une compagnie est formée de Suisses.

Quant aux motivations à s’engager, elles étaient très variables d’un individu à un autre. Certains le faisaient pour la solde et la prime d’entrée, d’autres par loyauté vis-à-vis du pays qui leur avait permis de démarrer une nouvelle existence, par convictions politiques pour la justesse de la cause défendue par le Nord, d’autres encore sont victimes d’agents recruteurs peu scrupuleux peu après avoir touché le sol américain.

La Suisse enverra par ailleurs deux observateurs militaires dans les rangs nordistes. Il s’agit du major Ferdinand Lecomte et du colonel Augusto Fogliardi.

Pourriez-vous nous décrire plus en détail le parcours de ces deux observateurs militaires ?

Ferdinand Lecomte (1826-1899) est major (commandant) lors de son premier voyage. C’est un officier de milice qui s’est engagé très jeune en politique dans les rangs du parti radical, alors le fer de lance de la modernisation de la Suisse. A côté de la politique, ce Vaudois nourrit depuis son plus jeune âge une passion pour la chose militaire. Il connaît une carrière assez rapide comme officier d’état-major et participe par exemple à la mobilisation de l’armée suisse face à la Prusse en 1856/1857. En ces années troublées sur le continent européen (1848-1860), Lecomte a tenté à de nombreuses reprises de prendre su service dans des armées plus promptes à partir en guerre que l’armée helvétique. Cet officier nourrit en effet de grandes ambitions militaires et il lui semble nécessaire de connaître un baptême du feu. En moins de quinze années Lecomte cherchera successivement à prendre du service dans les armées d’Italie, de Grande-Bretagne, de Russie et même ottomane. La guerre civile américaine lui donnera enfin cette occasion. Lecomte est par ailleurs le premier biographe et le docte disciple du général Antoine-Henri Jomini (1779-1869) ainsi que le fondateur de la Revue militaire suisse.

Quant à Augusto Fogliardi, (1818-vers 1890), il embrasse une carrière militaire après ses études et obtient le grade de colonel en 1855. Membre du parti libéral-radical, il est député au parlement cantonal tessinois, puis au parlement national à Berne (1852-1854, 1863). Nous connaissons moins bien son parcours après la guerre de Sécession et il meurt dans des circonstances peu claires au Canada ou en Turquie vers 1890. Fogliardi sera notamment un témoin privilégié de la bataille de Gettysburg.

Cette envie de connaître le feu se double chez ces deux officiers suisses de motivations que nous qualifierions de nos jours d’idéologiques. En effet, Lecomte et Fogliardi entretiennent des affinités politiques avec la cause défendue par les Etats du Nord : l’union des Etats-Unis et l’abolition de l’esclavage.


Portrait de Ferdinand Lecomte (collection David Auberson)

Pourriez-vous nous décrire plus en détail cette apparente parenté idéologique entre radicaux suisses et républicains américains ?


Il existe en effet une grande similitude entre radicaux suisses et républicains américains. Il s’agit de deux partis relativement récents et qui possèdent un personnel politique jeune et volontariste. Dans les deux cas, ces partis tendent à transformer dans chacun de leur pays le lien confédéral en un lien fédéral. Un en mot ces partis visent à une plus forte centralisation et à l’affirmation du pouvoir central sur celui des Etats. Ce changement passe dans les deux cas par une guerre civile. En Suisse, cela sera le Sonderbund en 1847 et outre-Atlantique la guerre de Sécession.


Remarquons encore qu’à cette époque la Suisse et les Etats-Unis entretiennent des relations cordiales. On les appelle même les« Sister Republics ». En effet, la Constitution helvétique de 1848 est calquée sur le modèle américain et les deux pays ont des institutions démocratiques similaires. Il est donc normal que la Suisse officielle apporte son soutien à l’Union lors de la guerre civile. La Suisse est alors la seule démocratie ayant survécu au Printemps des peuples de 1848. La partition des Etats-Unis eût signifié pour les autorités suisses la fin de l’idéal républicain hérité de Franklin et de Jefferson et aurait été perçue par les régimes autoritaires européens comme une faillite des systèmes démocratiques; cette situation n’aurait pas tardé à se retourner contre la jeune Confédération helvétique.


Quels sont les traits saillants des deux voyages outre-Atlantique de Lecomte ?


Lecomte va séjourner dans les armées de l’Union de janvier à avril 1862 et de mars à août 1865. Lors de son premier voyage, il doit faire face à un certain nombre de difficultés et peine à s’intégrer dans l’état-major du général MacClellan, commandant en chef des armées nordistes. La principale raison à ces difficultés tient à sa méconnaissance de la langue anglaise qui ne rend que peu utile comme officier d’état-major. Nous sommes encore au début de la guerre et les armées nordistes font encore preuve de beaucoup d’amateurisme dans leur organisation, chose que l’officier suisse remarque rapidement. Lecomte a néanmoins l’occasion de rencontrer plusieurs personnalités politiques américaines marquantes et même des membres de la famille royale des Orléans, qui avaient eux aussi pris du service dans les rangs de l’Union. Il participe aussi l’une des premières grandes opérations de la guerre civile américaine qui vise à prendre Richmond par la péninsule de Yorktown.


Le deuxième voyage est beaucoup plus riche en événements : Lecomte participe à la prise de Richmond et compte parmi les premiers officiers à entrer dans la capitale sudiste. Il s’entretient à cette occasion avec Lincoln et les plus hauts responsables militaires américains. Lecomte fait même partie des rares invités étrangers à la Maison Blanche lors des funérailles du président en avril 1865. Désireux de visiter le déjà mythique Far West, le Vaudois traverse une bonne partie du continent américain et assiste aux confins des territoires de l’ouest aux opérations de l’armée américaine contre les tribus Sioux. Dès son retour en Europe, Lecomte condamnera fermement la politique du gouvernement américain contre les populations amérindiennes.


De quels éléments dispose-t-on pour retracer le parcours de Ferdinand Lecomte durant la guerre ?


Les documents sont très divers. En effet, les descendants de Ferdinand Lecomte ont pris soin de garder son souvenir en conservant ses écrits personnels qui sont de nos jours déposés aux Archives cantonales vaudoises. Pour rédiger mon travail, je me suis notamment appuyé sur sa correspondance, notamment avec le général Jomini, mais aussi sur son journal de voyage et divers documents ramenés des Etats-Unis. On trouve même dans les archives de Lecomte l’invitation aux funérailles de Lincoln ou des bons du Trésor de la Confédération sudiste ramenés comme trophée de guerre. Grâce à la numérisation de nombreux journaux, j’ai aussi pu utiliser la presse suisse et américaine de cette époque pour retracer ces deux voyages. Enfin, j’ai exploité au mieux les ouvrages de Ferdinand Lecomte relatifs à la guerre civile américaine, dont sa monumentale« Guerre de la Sécession » en trois volumes.


En tant qu’observateur sur le terrain, et aussi théoricien de la chose militaire, quels furent les enseignements tirés par Lecomte de cette expérience ?


Lecomte s’est retrouvé face à des armées capables de mobiliser des centaines de milliers d’hommes et une puissance industrielle encore insoupçonnée en Suisse. Il s’intéresse particulièrement à l’importance prise par le chemin de fer dans le déplacement des troupes et du télégraphe comme moyen de communication entre les états-majors et le pouvoir politique. Il note néanmoins que ces innovations techniques ne sont que des accessoires si la pensée dirigeante des opérations n’est pas à la hauteur de sa tâche. L’expérience auprès de la troupe se révèle aussi très intéressante. Au contraire des armées européennes, l’officier suisse côtoie des militaires incorporés dans des milices et qui sont autant soldats que citoyens. Lecomte doit néanmoins convenir que le respect des normes démocratiques sous l’uniforme s’accorde mal avec les nécessités d’une nation en guerre.


Lecomte revient aussi en Suisse avec une riche expérience du terrain. Ainsi, il ne néglige pas dans le rapport présenté au Département militaire suisse à des aspects pratiques et quelque peu sous-estimés comme l’utilité des outils de pionniers distribués directement à la troupe ou la nécessité d’équiper les soldats de tentes-abris individuelles. Il se soucie aussi de la santé des soldats et préconise l’adoption du système de rations pratiqué par les Américains. Ce système offre l’avantage de la gratuité et permet une meilleure hygiène pour la troupe que de vivre chez l’habitant ou sur le pays.


Remarquons encore que dans ses écrits, Lecomte marque une certaine condescendance vis-à-vis des armées du Sud. L’officier suisse aurait toutefois été à meilleure école sous la bannière des Sudistes. En suivant la guerre du côté confédéré, il aurait côtoyé l’armée d’un pays encerclé avec un potentiel humain et matériel réduit qui s’est opposée et a souvent vaincu une nation industrialisée aux capacités démographiques inépuisables. Autant de similarités avec un conflit qu’aurait pu connaître la Suisse à cette époque.

Bon du trésor confédéré (collection David Auberson)


Quel fut l’impact de l’expérience de Ferdinand Lecomte sur l’armée suisse ?

Les observations faites par Lecomte sur les champs de bataille américains ont vivement intéressé les autorités militaires suisses. La Confédération helvétique, dont l’armement est en phase d’être dépassé, veut notamment abandonner ses fusils se chargeant par la bouche et acquérir des armes alimentées depuis la culasse. Ainsi, lors de ses séjours outre-Atlantique Lecomte s’intéresse aux fusils à répétition, aux innovations de l’artillerie et conseille même à la Suisse de se munir de cuirassés similaires au Monitornordiste pour faire respecter notre neutralité sur les lacs frontaliers.
Après la guerre de Sécession, la Suisse adoptera le fusil Peabody se chargeant par la culasse et fera même venir deux mitrailleuses du type Gatling à titre d’essai. A l’exemple de l’uniforme américain, l’équipement du soldat suisse sera simplifié. Dès 1867, les autorités suisses remarquent que les expériences de la guerre civile américaine ont démontré l’importance d’alléger l’uniforme du soldat. Lors d’une conférence donnée en janvier 1866, Lecomte propose non seulement l’abandon de certaines coiffures, comme les casques de cavalerie, mais aussi des épaulettes considérées comme peu pratiques sur le terrain, onéreuses et qui font des officiers des cibles de choix pour les tireurs ennemis. A partir de 1868, les amples épaulettes seront abandonnées au profit d’insignes directement inspirés des fins galons d’épaule américains, plus discrets et plus résistants à la vie en campagne. La casquette molle et les tuniques deviendront aussi la norme à l’exemple de l’armée américaine. On abandonnera aussi d’autres équipements personnels comme le sabre-briquet d’infanterie devenu superflu au regard des évolutions tactiques. Il est néanmoins certain que cette simplification des effets personnels du citoyen-soldat est également due à des observations faites dans d’autres pays et à une volonté des autorités fédérales d’uniformiser et de rationaliser l’équipement de la troupe.
Ferdinand Lecomte est-il encore de nos jours connu aux Etats-Unis ?
Selon l’adage qui veut que nul n’est prophète en son pays, Lecomte a d’abord intéressé les historiens américains avant que de nouvelles études apparaissent sur ce personnage en Suisse. Dans la plupart des monographies américaines consacrées aux combattants étrangers lors de la guerre de Sécession, Lecomte fait souvent l’objet de quelques lignes voire d’un paragraphe. Ses ouvrages sur la guerre civile ont en effet été traduits dès 1863 aux Etats-Unis. L’engagement de Lecomte se traduira aussi par des rencontres avec les grands généraux nordistes comme Grant, Sheridan, Sherman ou encore Lincoln. Par ailleurs, un des fils de Lecomte sera le premier élève officier à l’Académie militaire de West Point. Il fera ensuite carrière dans l’armée suisse et retrouvera ses camarades de promotion sur le front français en 1917/1918 comme observateur militaire suisse. Mais cela est une autre histoire...




Le grand tourment sous le ciel. Première période : Les Seigneurs de Guerre (1/2)

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Remarques préliminaires


Tous travaux concernant la Chine se heurtent à la transcription des idéogrammes chinois en alphabet latin. Compte tenu que l’auteur s’est appuyé principalement sur des sources anglophones, certaines datant d’une période antérieure aux année 1980, date à laquelle le système de transcription Pinyin a commencé à s’imposer, il a pris le parti d’utiliser l’ancien système Wade Giles, alors la norme internationale en usage. Le système de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), longtemps utilisé en France, fonctionne sur le même principe de retranscription phonétique. Au delà de l’exercice périlleux de tous retranscrire en Pinyin, il est à noter que de nombreux noms de localités ou de repères géographiques ont changé de dénomination depuis 1949 en Chine. En se référant aux sources de l’époque, il limite au minimum les erreurs de traductions des noms alors en usage. Au delà des problèmes linguistiques, il est à remarquer que se cache aussi un problème politique car aujourd’hui encore Taiwan, la « province rebelle », refuse d’utiliser le Pinyin, préférant toujours le Wade Giles.

Les lecteurs désireux de se faire préciser la prononciation d’un mot pourront néanmoins se référer à l’annexe du tableau des conversions de l’UNESCO. 




Alors que la Chine est en train de surgir sur la scène mondiale en tant qu’acteur géopolitique majeur il parait opportun de se pencher sur son passé récent, un passé fait de violence que le régime actuel met en avant afin d’y puiser sa légitimité. Un passé aussi réinterprété et souvent méconnu en Occident et qui nourrit aujourd’hui un sentiment nationaliste grandissant dans le pays. Cette étude se veut une introduction à ce vaste sujet qu’est l’histoire militaire contemporaine de la Chine, de la chute de l’empire à l’avènement de la République Populaire.

A l’issue d’un développement mené à un rythme effréné, celle-ci s’est hissée au deuxième rang économique mondial alors que les disparités internes ravivent les tensions à la fois sociales et spatiales d’un immense territoire aux particularismes régionaux encore bien vivaces. Tout au long de son histoire l’empire du Milieu a dû composer avec à la fois des forces centripètes qui poussaient à la centralisation du pouvoir en un état fort, et de l’autre des forces centrifuges qui l’entraînaient vers sa dislocation dès que ce dernier s’affaiblissait au profit des autonomies régionales. Surmonter ces tendances, apprendre à les dompter afin d’unifier ce vaste ensemble pour en faire émerger la Chine moderne fut un processus long et douloureux dont il importe de faire remonter les origines à la fin de la dynastie Ch’ing.
 

Albert Grandolini.

Aux origines des pouvoirs militaires locaux

La dynastie Ch’ing qui s’empare du pouvoir en 1644 est avant tout d’origine nomade. Aussi l’organisation militaire des nouvelles autorités est-elle fondée sur la dualité et l’équilibre entre des formations issues des élites mandchoues et leurs alliés mongols, et celles constituées de troupes chinoises (Han). Sur le plan organisationnel, la nouvelle armée chinoise est subdivisée entre les « Huit Bannières » et « l’Etendard Vert ». Les « Bannières » étaient à l’origine des divisions administratives dans lesquelles étaient réparties l'ensemble de la société mandchoue, de façon héréditaire, en fonctions des liens tribaux ou familiaux. Les Bannières militaires évoluèrent en 24 régiments de 7 500 hommes à raison de huit pour respectivement les Mandchous, Mongols et Hans, pour ces derniers, ceux qui avaient ralliés la cause mandchoue dès le début. L’appartenance y était héréditaire, de père en fils. Le plus gros des régiments des Bannières fut regroupé à Pékin, proche de la Cour, et servait de réserve centrale. Quelques régiments étaient néanmoins déployés dans certaines villes de province clef. Néanmoins, vers la fin du 18eSiècle, la valeur militaire des Bannières avait considérablement diminué alors que leurs effectifs avaient doublé. 



Soldats de l’Etendard Vert, années 1860 – 1880. Sources tiexue.net.

 

L’Etendard Vert a pour origine les troupes chinoises levées après la chute de la dynastie Ming. Les hommes étaient des engagés volontaires, recrutés traditionnellement parmi les classes les plus défavorisées. Les officiers sont peu instruits et proviennent souvent du rang, ce qui ne contribue pas à valoriser l’image du soldat dans une société chinoise traditionnellement méprisante pour le métier des armes. Les Mandchous n’arriveront pas à faire évoluer cette perception des choses ce qui posera de nombreux problèmes lorsqu’il s’agira de réformer et moderniser l’institution militaire. Au milieu du 18eSiècle, l’Etendard Vert alignait approximativement deux fois plus d’hommes que les Bannières ; 600 000 contre 300 000. Ils assumaient des tâches de garnison, par bataillons, à travers tout l’empire. Celui-ci était alors subdivisé en 18 provinces placées sous la responsabilité de 16 gouverneurs chinois et deux provinces sous la coupe directe de la Cour. Les gouverneurs chinois étaient de leur côté sous la supervision de 8 gouverneurs-généraux mandchous, dans un subtil système d’équilibre de répartition des pouvoirs entre les différentes nationalités et entre les pouvoirs civils et militaires. Même si chaque gouverneur ou gouverneur-général civil contrôlait chacun un bataillon de l’Etendard Vert pour des tâches de police, leur rôle principal consistait à gérer le fonctionnement économique et judiciaire de ses administrés et surtout à lever l’impôt. Ces ressources fiscales étaient ensuite réparties entre les besoins locaux et ceux de l’administration centrale. Le maintien de l’ordre intérieur contre les troubles et rebellions et la défense des frontières revenaient aux généraux de brigades (Tsung Ping) mandchoues des Bannières et commandants en chefs (T’i Tu) chinois des Etendard Verts. Ces derniers avaient même rang hiérarchique que les gouverneurs de province alors que les généraux de brigades avaient rang d’égalité avec les gouverneurs généraux.


Carte administrative des provinces de Chine, années 1900 – 1925, hors Sinkiang (Turkestan chinois) et Tibet. Source : Edward, L Dreyer, China at War 1901-1949, Longman Publishing, New York 1995.
 

Ce système complexe interdisait de fait une unité de commandement des forces armées. Il fut mis à rude épreuve au 19eSiècle et s’avéra complètement dépassé lorsqu’il fut confronté à l’immense révolte des Taiping (1851-1866) et surtout lors de la Guerre de l’Opium (1839-1842) contre les Britanniques. Ce conflit fut le tournant démontrant l’extrême vulnérabilité de la Chine face aux appétits des Occidentaux, ouvrant l’ère des « Traités Inégaux ». Les généraux chinois furent abasourdis par le retard technologique de leurs troupes. Des voix s’élevèrent pour moderniser l’armée. Mais ce courant réformateur demeurait faible face aux fortes réticences des traditionalistes, sûrs de la « supériorité morale » des vertus chinoises sur les « barbares  étrangers ». Jusqu’à la fin du siècle, les autorités de Pékin firent de timides tentatives pour acquérir des systèmes d’armes modernes, notamment en construisant l’arsenal de Kiangnan (Shanghai) pour y produire des armes d’infanterie et de l’artillerie, et le chantier naval de Foochow pour construire ou assembler des navires à vapeur. Surtout, comme si Pékin craignait que l’introduction des techniques occidentales allait aussi introduire de nouveaux concepts politiques qui risquaient de remettre en cause l’ordre confucéen classique, cette modernisation se fit de façon ciblée, avec seulement quelques unités en charge de tester les nouveaux armements. Et encore, leur mise en œuvre n’était pas toujours des plus efficaces, car pour beaucoup de responsables chinois, la possession de ces armements relevaient plus d’une croyance en la puissance intrinsèque de leur supposée « puissance » qu’à une connaissance réelle de leurs capacités techniques, et surtout leur utilisation tactique. La médiocrité de l’encadrement, particulièrement au sein de l’Etendard Vert, n’a fait qu’accentuer ce trait. Les défaites humiliantes successives face aux Occidentaux et Russes dans les années 1860 – 1880 ne firent que renforcer le discrédit du régime mandchoue. La défaite, en 1895, contre un Japon tout juste modernisé fut ressentie comme une humiliation encore plus grande.

Face à la déliquescence de son outil militaire, Pékin autorisa la levée « d’armées de milice » au niveau local. Ces unités avaient un recrutement plus large, ses officiers provenant de la basse noblesse éduquée, et faisaient parfois appel à des mercenaires occidentaux pour les encadrer et les instruire dans l’utilisation des armements modernes. Le fait de concéder à certains responsables locaux la direction de ces armées modernisées créa un précédent du fait de leur influence grandissante et de l’ascendant qu’ils prenaient sur le reste de l’appareil militaire. A terme, ils s’érigeront en rivaux du pouvoir central. Pourtant celui-ci, conscient du risque, prit des dispositions afin de contrôler cette armée dans l’armée. Pékin, pensant assurer un contrôle politique sur ces nouvelles formations, les placèrent sous la supervision directe des gouverneurs civils, considérés comme étant plus fiables et loyaux que les officiers militaires. Parmi les figures marquantes de ces nouveaux gouverneurs « combattants », citons Tseng Kuo Fan dans le Hunan ; Tso Tsung T’ang dans le Fukien ; et surtout Li Hung Chang dans l’Anhwei. Au plus fort de son influence dans les années 1890, il contrôlait pas moins de cinq provinces, dont les trois plus occidentales bordant le Yangtze, avec les villes clefs de Wuchang et Nankin. Profitant du développement du port de Shanghai concédé aux étrangers, il mit à profit les recettes fiscales pour mettre sur pied la première flotte moderne de la Chine, celle du Peiyang ou de « l’Océan du Nord ». Il unifia ses unités de milices pour en faire « l’Armée du Peiyang », une des plus efficaces de l’Empire.



Soldats impériaux de la Nouvelle Armée  - Armée du Peiyang, années 1890 – 1910. Sources tiexue.net.
 

Mais le fait d’octroyer à une classe politique régionale les outils militaires indispensable pour une éventuelle conquête du pouvoir portait en germe les ferments de division du pays. Entre temps, avant que les digues ne soient emportées, le régime impérial tenta une ultime fois de secouer le joug étranger en appuyant maladroitement la révolte des Boxers (1900-1901). Cela se termina sur un désastre avec une nouvelle invasion dans le cadre d’une coalition inédite de toutes les puissances étrangères ; la stratégie traditionnelle du « diviser les Barbares pour qu’ils se battent entre eux » avait complètement échoué !

Acculé, le régime impérial fut contraint de se réformer. Au centre de cette dynamique, la modernisation cette fois-ci de toute l’armée. Elle doit s’inspirer et s’appuyer sur le modèle des meilleures armées régionales, dont évidemment celle du Peiyang qui entre temps a été placée sous la direction d’une étoile montante de la politique chinoise, Yuan Shih Kai. Fin manœuvrier, pouvant à la fois être conciliant et brutal, il semble d’abord proche des réformateurs mais les abandonnent à leur funeste sort lors de la répression du 22 septembre 1898 de l’impératrice douairière Tseu Hi. Il s’attire ensuite les bonnes grâces des Occidentaux en réprimant impitoyablement les Boxers survivants. Il va être l’un des instigateurs de la réforme militaire de 1901 qui s’inspire du modèle japonais. Le désuet système de sélection du corps des officiers est aboli au profit d’académies militaires modernes alors que l’organisation des forces en divisions est définitivement adoptée. Des officiers japonais sont recrutés comme instructeurs, car coûtant moins chers que des Occidentaux, et d’autre part sont culturellement plus proches des Chinois. Entre temps, il est aussi décidé d’abolir l’antique système de concours mandarinal au sein des administrations civiles. Yuan Shih Kai copréside la Commission pour la Réforme de l’Armée qui conclut ses travaux en septembre 1904 ; elle préconise la mise sur pied d’une «Nouvelle Armée» ou Lu Chün de 36 divisions entraînées et armées à l’occidentale. Un programme qui doit s’étendre jusqu’à 1922.

Chaque division doit avoir deux brigades d’infanterie à deux régiments de trois bataillons à quatre compagnies, un régiment d’artillerie (54 pièces en neuf batteries), un régiment de cavalerie à trois escadrons, un bataillon du génie et un bataillon de transport et service. L’effectif théorique de chaque division est de 12 512 hommes en temps de paix, qui pourra être porté à 21 000 hommes, en temps de guerre, en doublant les effectifs des compagnies d’infanterie. L’influence japonaise est ici indéniable car la division est l’unité de base de la manœuvre et non le corps d’armée.

Les recrues doivent être sélectionnées soigneusement pour un service de trois ans. Elles sont ensuite reversées dans la réserve de 1ecatégorie pour une période de trois ans, puis dans la 2ecatégorie pour encore quatre ans. Bien sur, pas de système de conscription dans un pays aussi vaste et peuplé que la Chine. Le recrutement demeure cependant sur une base régionale car l’état ne peut assurer une administration centralisée de ces nouvelles troupes. A cela s’ajoute toujours les problèmes d’équilibres des pouvoirs entre l’administration centrale et les féodalités régionales, entre aussi les nationalités. Par conséquent, l’empire continue de maintenir en parallèle une grande partie des forces traditionnelles, Bannières et Bande Verte. Malgré les réticences de l’appareil administratif, le Bureau de Guerre et remplacé par un Ministère du même nom en septembre 1906.

La chute du système impérial

Mais toutes ces réformes arrivent trop tard car elles s’effectuent dans un contexte social et économique désastreux suite aux différentes guerres civiles qui se sont succédées. En outre, les puissances étrangères ont imposées des « réparations » exorbitantes de 450 millions de taels pour « dédommagement » après la révolte des Boxers ; à titre indicatif, le budget de l’état chinois pour 1902 se monte à 105 millions de taels ! L’ambitieuse réforme dans ces conditions ne peut être menée à terme. La plupart des nouvelles divisions n’ont toujours pas reçu leurs équipements lourds dix ans plus tard et leur instruction est des plus variables. L’état central étant incapable de fournir l’effort nécessaire, le financement, l’organisation et la mise sur pied est alors de nouveaux partiellement délégués aux autorités régionales. Ce qui va à l’encontre de l’objectif de la réforme qui est d’avoir une armée nationale.



Les principaux axes ferrés en Chine, années 1900 – 1930. Edward, L Dreyer, China at War 1901-1949, Longman Publishing, New York 1995.


A la veille de la disparition de l’impératrice douairière Tseu Hi, les unités les plus effectives de la « Nouvelle Armée » (environ 200 000 hommes) sont évidemment celle de l’armée du Peiyang avec six divisions qui impressionnent favorablement les attachés militaires étrangers lors de manœuvres où les troupes sont déplacées rapidement par chemin de fer. Il y aussi les unités de la province du Hupei du gouverneur Chang Chin Tung qui aligne la 8edivision et la 21ebrigade. Les efforts pour se doter d’une industrie d’armement donnent des résultats médiocres. Les arsenaux de Tientsin, Wuhan, et Kiangnan continuent de fabriquer des armes dépassées et la production sous licence de fusils Mauser de 7,9mm insuffisante. Les acquisitions de matériels étrangers, surtout pour l’artillerie, se fait de façon désorganisée sans soucis de standardisation, en fonction des offres des différentes puissances qui exercent leurs influences sur des parties entières du pays et de la corruption des élites locales.

Ces bouleversements et réorganisations provoquent de plus en plus de mécontentement au sein de l’armée, en partie travaillée par des idéaux révolutionnaires propagés par des activistes qui veulent renverser la dynastie mandchoue. Depuis sa fondation celle-ci est en butte à une sourde hostilité d’un sentiment national chinois toujours vivace. Au 19eSiècle, il s’exprime violemment comme on l’a vu lors de la révolte des Taiping. Sun Yat Sen reprend le flambeau sous sa version moderne et en appelle au renversement de la monarchie au profit d’une république. Il tente d’abord de s’appuyer sur les sociétés secrètes mais celles-ci demeurent dans leur grande majorité traditionalistes. Exilé, Sun Yat Sen parvient néanmoins à rallier les diasporas chinoises des Etats-Unis et du Sud Est Asiatique qui lui fournissent un soutien financier important. Il change de stratégie et vise les élites chinoises, notamment les étudiants envoyés poursuivre des études à l’étranger. Parmi ceux-ci, il cible particulièrement les stagiaires militaires envoyés dans les académies japonaises parfaire leur formation. Organisées en cellules révolutionnaires clandestines, ces jeunes officiers de retour au pays vont de plus en plus noyauter les unités de la « Nouvelle Armée », d’autant que l’immense majorité de ses officiers sont des Chinois. A tel point que la cour s’en inquiète et met sur pied une Division de la Garde constituée de Mandchous en 1908. Elle nomme aussi Yuan Shi Kai au sein du Grand Conseil, à la fois pour le couper de l’armée du Peiyang où se trouvent ses fidèles, et en même temps pour contrebalancer l’influence des ultras du camp mandchou. En réalité, loin de diminuer les tensions, cette architecture fragile ne fait qu’accentuer le gouffre béant entre la monarchie et les élites régionales. La concurrence et la défiance règnent désormais jusqu’au plus haut sommet de l’état entre Mandchous et Chinois. Yuan Shi Kai commence à susciter jalousie et crainte, y compris de la part du nouveau ministre de la défense, le mandchou T’ieh Liang. La proclamation d’une constitution en 1907, pourtant ultra conservatrice, n’arrive pas à calmer le jeu politique. La « Nouvelle Armée » est désormais au centre de celui-ci. Mais comme dans l’empire ottoman, les formations militaires modernisées, loin d’être un soutien au trône, s’avèrent au contraire être des facteurs d’instabilité politique.

En effet, plusieurs mutineries éclatent dans des garnisons dans le sud du pays. A chaque fois elles sont durement réprimées. Le nouveau régent qui gouverne à la place du jeune empereur Pu Yi pense reprendre les rennes en renvoyant Yuan Shi Kai et en ne s’entourant que de membres de la famille impériale. Il décide aussi de précipiter la réalisation du plan des 36 divisions, avancé à 1912, tout en renonçant à un autre plus ambitieux de 55 divisions. Mais les évènements vont aller en s’accélérant.

Soldats lors de la révolution de 1911. Sources tiexue.net.
 

Dans la nuit du 9 octobre 1911, une nouvelle mutinerie éclata à Wuchang au sein de la 8edivision. Au confluent de la Han et du Yantze, la ville jouxte les cités de Hanyang et Hankow, avec ses concessions internationales, et constitue donc un des principaux nœud de communications fluviales et terrestres, ouvrant la porte à la Chine du Sud. Le 30erégiment mandchou est surpris dans ses casernements et massacré. Rapidement les mutins s’emparent de la ville où s’ensuit un pogrom contre les civils mandchous. Pékin réagit rapidement en mobilisant l’équivalent de deux divisions de l’armée du Peiyang (4e division et éléments des 1e, 2eet 6edivisions) et les envoient par trains vers le sud. Dans le même temps, une flotte constituée de croiseurs protégés et de canonnières, sous les ordres de l’amiral Sa Chen Ping, remonte le Yangtze pour couvrir le franchissement du fleuve. Les rebelles sont repoussés devant Hankow. Mais des troupes de la 20edivision refusent de partir pour le Sud. Le restant de la 6edivision s’arrête au carrefour ferroviaire de Shihchiachuang et ouvre des négociations avec les rebelles. Puis c’est au tour de la flotte qui mouille devant Hankow de passer à la rébellion !

A Nankin, la 9edivision se soulève à son tour et se range du côté des révolutionnaires. Grâce au télégraphe, d’autres mutineries se déclarent et des conseils régionaux en appellent à renverser la monarchie. Presque partout des combats éclatent entre les troupes de la « Nouvelle Armée », qui se déclarent pour la révolution, et celles de l’Etendard Vert. L’ampleur du mouvement révolutionnaire en surprend jusqu’à Sun Yat Sen qui se trouvait alors aux Etats-Unis. Il revient précipitamment à Nankin où il est investi premier président provisoire de la République de Chine.


Le père de la révolution chinoise, Sun Yat Sen, n’a pas réussi à asseoir son autorité après le renversement de la dynastie Ch’in. Il tenta en vain de rallier certains seigneurs de guerre à la cause républicaine. Source Wikipedia.
 

Les choses vont alors aller très vite et tout l’édifice va s’écrouler comme un château de cartes. Paniqué, la cour en appelle à nouveau à Yuan Shi Kai, espérant que l’armée du Peiyang se soumettra à son autorité. Il pose ses conditions en réclamant pratiquement les pleins pouvoirs militaires. Nommé Premier Ministre, il menace et négocie à la fois avec les rebelles. L’assemblée nationale révolutionnaire réunie à Nankin accepte ses conditions, avec l’assentiment de Sun Yat Sen qui démissionne et lui cède la place ! En effet devant le rapport de force défavorable, il espère rallier à sa cause la partie la plus moderne de l’institution militaire en amadouant Yuan Shi Kai. Le 12 février 1912, le dernier empereur, le jeune Pu Yi âgé de six ans, abdique. On l’autorise néanmoins à résider avec une partie de la cour au sein de la Citée Interdite.

Durant un peu plus d’un an, les Nationalistes du Kuomintang (KMT) qui ont obtenu la majorité absolue lors des toutes premières élections législatives jamais organisées, tentent de négocier avec un Yuan Shi Kai qu’ils espèrent parvenir à faire respecter les normes de la nouvelle constitution démocratique qu’ait jamais connu la Chine. Ils pensent que ce dernier acceptera de partager son pouvoir avec un gouvernement civil. L’illusion s’estompe rapidement car partout il place des hommes à lui, des gouverneurs militaires remplaçant les civils. D’autre part, au grand dam du KMT, il ne renégocie pas les conditions de contrôle budgétaire et fiscal du pays vis-à-vis des puissances étrangères. Au contraire, il contracte de nouveaux emprunts pour payer et développer l’armée du Peiyang. En 1913, il déclare le KMT hors la loi. Les milices nationalistes et les quelques unités demeurées fidèles à Sun Yat Sen se font étriller dans une série d’engagements dans le bassin du Yantze. Sun Yat Sen s’exile au Japon d’où il appelle à une seconde révolution contre Yuan Shi Kai.

Le 12 décembre 1915, franchissant une nouvelle étape, Yuan Shi Kai se proclame Empereur, sous le nom de Hong Tsiang, à la tête d’une nouvelle dynastie chinoise Han. Il se heurte à la fronde des provinces du Sud (Yunnan, Kwantung, Kwangsi et Kweichow) regroupées autour du gouverneur du Yunnan qui proclame un « Gouvernement National » à Chaoching, près de Canton. Celui-ci met alors sur pied « l’Armée de Protection Nationale », organisée autour des éléments de la Nouvelle Armée opérant dans le Yunnan, soit la 19edivision et la 37ebrigade. L’académie militaire de Yunnanfou fournit l’encadrement nécessaire aux autres forces provinciales grâce à des cadets bien formés. Le rétablissement de la monarchie sera de courte durée car l’opposition se fait jour au sein même des généraux de l’armée du Peiyang qui craignent que Yuan Shi Kai ne les prive de leurs pouvoirs. D’autre part, le Japon menace ouvertement d’intervenir pour « rétablir l’ordre » tout en misant ouvertement sur les Républicains. Isolé, alors que les armées du Sud progressent, Yuan Shi Kai consent à abdiquer le 22 mars 1916 après un règne de 83 jours. Le 4 juin, il décède brutalement d’une hémorragie cérébrale, laissant le pays au bord de la guerre civile.

Yuan Shi Kai qui s’empara de la présidence de la République de Chine à l’issue de la révolution de 1911. Il tenta brièvement de se proclamer empereur en 1915. Source Wikipedia.


Une période frénétique de tractations s’ensuit où certains leaders du KMT tentent de sauvegarder l’unité du pays tandis qu’une guerre de succession a lieu pour le contrôle de l’armée du Peiyang. Les institutions civiles républicaines sont formellement rétablies de même que le parlement. C’est dans ce cadre dissolvant que la Chine entre à son tour dans la 1eGuerre Mondiale en déclarant la guerre à la Triple Alliance des Empires Centraux! En rejoignant le camp allié, la Chine promet de mettre sur pied un corps expéditionnaire, « l’Armée de Participation à la Guerre », de 3 divisions et 4 brigades mixtes (40 000 hommes) qui seront déployées en Europe. En contrepartie, les Occidentaux, et surtout les Japonais, s’engagent à l’équiper et à en financer le fonctionnement. Bien sur, la mise sur pied de cette force destinée à l’Europe va trainer en longueur car le but de la manœuvre est évidemment de bénéficier des subsides pour en fait renforcer l’armée du Peiyang dans la compétition pour la conquête du pouvoir qui s’ouvre. Par contre, près de 200 000 chinois seront envoyés en France avec un statut flou, mi-civil, mi-militaire, pour servir comme ouvriers, terrassiers pour le creusement des tranchées ou encore dans la logistique.

Le 1ejuillet 1917 le gal Chang Hsun, dont les troupes conservent encore la natte, signe de soumission et de fidélité à la cause impériale, occupe Pékin et proclame la restauration de l’empire mandchoue ! Le coup d’état ne dure pas plus d’une semaine avant, qu’isolé, il soit forcé d’abdiquer. Désormais, tout semblant de gouvernement civil s’effondre. Les chefs de l’armée du Peiyang se partagent le pouvoir  entre Chün Fa ou « Cliques militaires ». Fen Kuo Chang, à la tête de la « Clique du Chihli », regroupant les gouverneurs militaires des provinces du Hupei, Kiangsi, Kiangsu et Chihli, assure la Présidence de la République ; Tuan Chi Jui, chef de la « Clique de l’Anhwei », soutenus par les gouverneurs militaires des provinces de l’Anhwei, Honan, Shensi, Chekiang, Fukien, Shantung, Suiyuan, Chahar et Jehol, ainsi que la région de Pékin, en est le Premier Ministre. Il est le véritable maître du pays, après avoir déposé Chang Hsun. Mais la défiance règne entre eux alors que des provinces entières échappent à l’autorité centrale du gouvernement. En effet, profitant des troubles, les marches frontières ont pratiquement recouvré leur indépendance ; Tibet, Mongolie, Sinkiang. Dans le Shansi, le gal Yen Hsi Shan, après avoir soutenu la révolution, y a érigé un véritable état indépendant, un statut qu’il maintiendra pratiquement jusqu’à la victoire des Communistes en 1949. Surtout, le maréchal Chang Tso Lin, un ancien bandit de grands chemins adoubé chef militaire par les autorités impériales qui n’arrivaient pas à le réduire, a regroupé autour de lui pratiquement toutes les provinces (Heilungkiang, Liaoning et Kirin) constituant la Mandchourie au sein de la « Clique du Fengtien ». Il est tacitement appuyé par les Japonais qui y gèrent le réseau ferré local. Les provinces du Sud sont en état de sécession, avec Tang Chi Yao à la tête du Yunnan alors que Lu Jung Ting contrôle le Kwangsi et une partie du Kwangtung. Les provinces du Hunan et du Szechwan sont quant à elles divisées entre de nombreux chefs locaux. Les musulmans chinois (Hui) se sont aussi soulevés sous la direction de Ma Pu Fang qui occupe les provinces occidentales du Kansu, Ninghsia et Chinghai, entre plateaux tibétains et mongol, et entre le désert de Gobi et la vallée du Fleuve Jaune. Entre les unités militaires rivales, milices et groupes de brigands, les observateurs étrangers estiment alors que près d’un million d’hommes en armes font régner l’insécurité dans les campagnes à la fin de 1919.

Entre temps, Sun Yat Sen est revenu d’exil et s’est installé à Canton où il en fait la base d’appui du KMT. Il y proclame, le 3 septembre 1917, un « Gouvernement Militaire », et s’arroge le titre de Généralissime. Cependant, sa marge de manœuvre et des plus étroites car il ne dispose que de peu de troupes, à part une partie de la Marine. L’amiral Chen Pi Kuang a en effet rallié la cause nationaliste. Les marins, réputés plus libéraux, s’opposent au gouvernement de Pékin au sein de la « Clique du Fukien » mais leur leader est rapidement assassiné. Sun Yat Sen ne peut alors que composer avec les chefs du Sud, les généraux Tang Chi Yao et Lu Jung Ting qui ont entre temps dissous, le 14 juillet 1916, le « Gouvernement National » de Chaoching.

Tuan Chi Jui, chef de la Clique de l’Anhwei fut l’homme fort de la Chine entre 1917 et 1920. Il tenta en vain de maintenir l’unité de l’armée du Peiyang. Source Wikipedia.


Les premiers combats de la guerre civile éclatent sur la ligne de contact entre les forces du Peiyang et celles du Sud. La province du Szechwan concentre toutes les attentions car les autorités locales se sont effondrées à la suite de la révolution. Les troupes yunnanaises l’occupent partiellement, surtout pour exploiter ses mines de sel qui apportent des revenues confortables. Pékin ordonne alors le déploiement des 8e et 20e divisions de la « Clique de l’Anhwei » pour les repousser. Mais après avoir subi des pertes sensibles, celles-ci négocient une trêve. Des combats éclatent alors brièvement dans la province du Hunan mais aucune des parties ne semblent encore vouloir en découdre pour de bon, même si désormais les unités nordistes paraissent de loin mieux organisées que celles du Sud. En effet, l’ascendant de l’armée du Yunnan s’est estompé et dissous dans le factionnalisme. En fait, c’est en Chine du Sud que les régionalismes vont s’affirmer avec le plus de virulence dans un climat de délitement de l’état central qui va aussi servir d’incubateur aux mouvements révolutionnaires, d’abord nationaliste, puis communiste. Le parti communiste, créé le 23 juillet 1921 dans la concession française de Shanghai, tente de noyauter les premiers mouvements ouvriers d’un prolétariat naissant dans les grandes villes. En effet, la 1eGuerre Mondiale profite à l’industrialisation de la Chine, surtout le secteur textile en pleine expansion grâce à des capitaux japonais, afin de répondre aux besoins de l’Europe. L’annonce à la conférence de la Paix à Paris que les possessions allemandes de la Chine vont être transférées au Japon provoque une indignation générale dans le pays. Menés tout d’abord par les étudiants, à partir du 4 novembre 1919, des manifestations et des émeutes antijaponaises éclatent à travers les grandes villes du pays. Elles marquent l’émergence d’une conscience patriotique qui non seulement rejette la domination étrangère mais aussi en appelle à un véritable gouvernement national, critiquant avec virulences les différents clans des « seigneurs de guerre » ou « Tuchün », un terme qui s’impose à partir de 1919.

Le règne des Tuchün  

Or ceux-ci dominent plus que jamais le jeu politique et pendant encore deux ans Tuan Chi Jui parvient à maintenir la fiction d’un gouvernement chinois. Avant toute chose, il faut maintenir l’unité de l’armée du Peiyang. Or celle-ci montre des signes évidents de dislocation, les commandants de brigades et divisions s’érigeant en potentats locaux en utilisant leurs troupes pour se tailler des fiefs. Sur le papier, elle contrôle encore en Mandchourie les 6e, 10e, 27eet 28edivisions, ainsi que la 2ebrigade mixte ; dans la Chine centrale les 1e, 2e, 4e, 8eet 20edivisions. Avant l’été 1919, il y avait encore l’espoir que Tuan Chi Jui parviendrait à arrêter un compromis entre les différentes factions et restaurer le gouvernement central. Mais la mécanique infernale était enclenchée et tous efforts dans ce sens allaient être contrecarrés par la logique même du système quasi féodal des seigneurs de guerre où les liens de loyauté et de subordination personnels ont supplanté tous liens hiérarchiques officiels.

Un « seigneur de guerre » type est généralement un gouverneur militaire d’une ou de plusieurs provinces. Un titre qui lui a généralement été attribué par le « gouvernement central », avec lequel il ne maintient qu’un lien de vassalité distant, mais parfois, il se l’est arrogé lui-même par la force. Il mène ses troupes en personne souvent pour chasser l’autre Tuchün de son fief pour s’en emparer. Une fois la tâche accomplie, il se rend compte rapidement que sa nouvelle province a été saignée à blanc par son prédécesseur. Mais quoi qu’il en soit, il faut qu’il rentre dans ses frais, ne serait-ce que pour rembourser ses soutiens et payer, de façon irrégulière, ses soldats. Car s’il n’arrive pas à s’assumer financièrement, il tombera irrémédiablement sous la coupe d’un autre seigneur de guerre. Il ne peut donc que lever de nouveaux impôts, notamment les taxes foncières, perçues plusieurs années à l’avance ! L’extension des cultures d’opium, dans la mesure du possible, est aussi une activité très rémunératrice. A cela se rajoutent rackets et extorsions.

Soldats de la Clique du Chihli, années 190 – 1925. Sources Phillip, Jowett ; Andrew, Stephen, Chinese Civil War Armies 1911-1949, Osprey, Oxford 1997.
 

Brutalité et arbitraire sont les maux courants pour ses administrés. La population craint ainsi particulièrement les rotations des garnisons ; celles partantes, comme les nouvelles venues, s’arrogeant le droit aux pires exactions. La plupart des soldats sont toujours recrutés parmi les classes les plus défavorisées. Coupés du reste de leurs communautés, « l’armée » du seigneur de guerre devient sa nouvelle famille d’adoption. Même si son unité est dissoute, la bande souvent survit et sombre dans le banditisme. La vie y est misérable pour cette chair à canon, à la limite de la subsistance. Mais dans un monde rural chinois où le spectre de la famine rode, même un emploi au bord de la subsistance est une perspective envieuse, surtout s’il y a de temps à autre la promesse de butins. Les postes d’officiers sont bien sur nommés en fonction des liens personnels avec le Tuchün. Tout système de gestion centralisée du personnel qui existait encore avant la révolution de 1911, et dans l’armée du Yunnan jusqu’en 1916, avait pratiquement disparu. Toute l’armature d’une armée de seigneur de guerre repose désormais sur la loyauté personnelle. Celles-ci peuvent être subverties par la corruption, la « balle d’argent » dans le jargon local, ou la trahison. Néanmoins, des spécialistes sont toujours recherchés pour les postes d’encadrement intermédiaires, issus de quelques prestigieuses académies militaires, Paoting ou Kunming, surtout pour servir dans les armes techniques comme l’artillerie, le train ou même l’aviation. Car si certains seigneurs de guerre ne peuvent aligner que des bandes inorganisées pauvrement armées, d’autres, comme Chang Tso Ling en Mandchourie, disposent de forces conséquentes dotées d’armes modernes, de trains blindés, chars et d’avions de combat. On fait appel aussi à des mercenaires étrangers, surtout des Russes Blancs exilés. En fait, la dégradation continue de la situation fait qu’on estime le nombre d’hommes en armes dans la pays à environ 500 000 hommes en 1916 à un peu plus de 2 millions en 1928, pour une population globale de 470 millions. Les services de renseignement britanniques recensaient en 1918 la présence en Chine de 1 526 canons et obusiers, dont 46 pièces lourdes. Le nombre de mitrailleuses est estimée à seulement 1394, ce qui fait un ratio d’à peu près un canon et une mitrailleuse pour 1 000 hommes. A titre de comparaison, l’armée allemande alignait en moyenne 16 mitrailleuses et 6,4 canons pour 1 000 hommes à la veille de la Première Guerre Mondiale. Un effort conséquent est fourni pour moderniser et développer les arsenaux locaux dans les années vingt mais qui n’arrive pas à répondre aux besoins. Les meilleurs arsenaux sont alors ceux de Mukden en Mandchourie de la Clique du Fentieng et Taiyuan dans le Shanxi. Hanyang est le centre de production le plus important pour la Clique du Chihli, suivi de celui de Kiangnan de Shanghai. La production chinoise globale est alors estimée à 7 000 fusils et 5,5 millions de cartouches par mois en 1923 à 16 000 fusils et 18,5 millions de cartouches par mois en 1928.

Il faut donc continuer à se tourner vers l’étranger pour l’essentiel des besoins malgré un embargo sur les ventes d’armes décrété le 5 mai 1919. Inspiré par les Etats-Unis, traversés par une vague de puritanisme, et soutenu par la Grande Bretagne pour d’autres motifs, les chancelleries occidentales parviennent aussi à rallier, avec des clauses restrictives, la France ainsi que le Japon. Mais d’autres pays producteurs d’armes ne signent pas le texte ; Allemagne, Autriche, Italie, Tchécoslovaquie, Suisse, Suède et Union Soviétique. L’embargo est d’autant plus fragilisé que dans une subtile hypocrisie, les puissances signataires autorisent leurs citoyens, « à titre privé », à faire le commerce des armes ! A travers eux, les services de renseignement de chaque puissance vont tenter d’influencer sur les évènements en Chine. Américains et Japonais qui visent déjà au leadership en Asie vont ainsi s’affronter sur ce terrain au travers de subterfuges pour chacun armer leurs obligés locaux. Quoi qu’il en soit, la Chine va rapidement absorber une partie des surplus d’armement de la Guerre Mondiale mais aussi les nouveaux modèles mis sur le marché. Les nouvelles armes d’infanterie, mitraillettes et fusils semi-automatiques, souvent délaissés dans leurs pays d’origine, vont ainsi être particulièrement prisées dans les entourages de gardes du corps des différents seigneurs de guerre. On assiste aussi à la mise sur pied d’aviations régionales qui mettent en œuvre des appareils modernes. La Clique de l’Anhwei qui contrôle l’armée mise sur pied pour participer à la guerre en Europe, rebaptisée « Armée de Défense des Frontières » en juin 1919, bénéficie des subsides japonais et commence à en importer des armes. La Clique du Fentieng s’arme aussi auprès des Japonais mais la France lui livre également des armes lourdes ; artillerie, chars Renault FT-17, bombardiers Bréguet 14. La Clique du Chihli et les provinces du Sud s’approvisionnent principalement auprès des Britanniques et des Français. A Canton, Sun Yat Sen qui a pour modèle la constitution américaine, tente en vain de se faire reconnaître comme étant le gouvernement légitime du pays et d’obtenir officiellement des armes de Washington. Désillusionné, il finira par accepter l’aide des Soviétiques.

L’importation des armes ne fait que perpétuer le cycle de violence. Elles confortent le pouvoir de potentats locaux, brutaux et parfois grotesques. Il en va ainsi du général « viande de chien », Chang Tsung Chang du Shantung, surnommé ainsi par les Occidentaux à cause de ses goûts culinaires et qui se vantait de ne jamais savoir combien il disposait exactement de troupes, résidences ou de femmes. Pas tous les seigneurs de guerres ne ressemblaient à cette caricature. Certains tentaient d’établir un mode de gouvernement plus acceptable, en imposant un semblant d’ordre civil et favorisant le redémarrage économique. Le plus avisé d’entre eux fut sans conteste Yen Hsi Shan, surnommé le « gouverneur modèle ». Il fit de sa province du Shansi un état quasi autonome, y développant les chemins de fer et l’industrie métallurgique de même que l’arsenal de Taiyuan qui fabrique aussi des mitrailleuses et des pièces d’artillerie. Dans le Sud, Chen Chiung Ming qui contrôle la partie orientale de la province du Kwangtung et le Fukien se vit comme un révolutionnaire en s’alliant à Sun Yat Sen à Canton. Même si plus tard il est amené à rompre avec le KMT, car il se fait le défenseur d’une Chine fédéraliste que plutôt centralisatrice, il initie des réformes sociales et prend sous son aile des intellectuels de gauche tels que Chen Tu Hsiu, un des futurs membres fondateur du parti communiste chinois, ou encore Peng Pai dont les théories de réformes agraires et d’organisation des masses paysannes vont être reprises par Mao Tsé Toung.

Les contemporains chinois aimaient à comparer leur situation politique en se référant à leur histoire, à la période des « printemps et automnes » entre les 8eet 5eSiècles avant notre ère, lorsqu’à l’effondrement de l’autorité impériale se substituèrent une série de royaumes et principautés se battant entre eux pour l’hégémonie. En effet la tension croissante entre Tuchün allait engendrer trois guerres majeures entre 1920 et 1925.

Le grand tourment sous le ciel Première période : Les Seigneurs de Guerre (2/2)

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La guerre Anh – Chi (1920)


Du nom du conflit qui opposa les Cliques de l’Anhwei et du Chihli et à la surprise générale au détriment du premier. En effet, son chef Tuan Chi Jui semblait sur le point de s’imposer sur la scène politique nationale en contrôlant déjà la majeure partie des provinces du Nord et du Centre. Il avait noué des alliances avec la Clique du Fengtien en Mandchourie et bénéficiait comme celui-ci du soutien des Japonais. Surtout, il s’appuyait sur « l’armée de défense des frontières », considérée comme étant la plus moderne de Chine. D’ailleurs, dans une démonstration de force, des unités de celle-ci furent envoyés mater la première tentative d’indépendance de la Mongolie Extérieure en novembre 1919. Cette action s’inscrivait officiellement dans le cadre de la participation chinoise à l’effort allié en Sibérie contre les bolcheviques russes. Mais cette opération fut perçue par Chang Tso Lin comme une provocation ; le chef de la Clique du Fengtien avait lui-même des vues sur la région. Rompant les accords passés, il engagea des tractations secrètes avec Tsao Kun, chef de la Clique du Chihli. Ce dernier avait installé son quartier général au carrefour ferroviaire stratégique de Shihchiachuang d’où il massait ses troupes.

Tuan Chi Jui, trop sur de lui, fit une seconde erreur qui servit de prétexte au déclenchement des hostilités. Arguant de sa qualité de « chef de gouvernement », il décide de nommer un nouveau gouverneur de sa Clique, Wu Kuang Hsin, à la tête de la province contestée du Hunan. Charge à celui-ci d’y mater les différents seigneurs locaux. L’opération se heurte d’emblée à la Clique du Chihli dont les meilleures troupes, la 3edivision, occupe déjà le sud de la province. Son chef Wu Pei Fu est sans conteste un des meilleurs officiers chinois. D’origine mandarinale, on le surnomme le « poète », car en campagne il se fait amener sa collection de pinceaux et d’encriers pour y rédiger des poèmes. C’est aussi un redoutable tacticien, sachant coordonner avec brio l’infanterie, l’artillerie et mêmes des véhicules motorisés et la TSF. Audacieux, il utilise les chemins de fer pour sa logistique et déplacer ses troupes sur de grandes distances pour prendre l’ennemi à revers.


Albert Grandolini

 

C’est dans cet état d’esprit qu’il décida d’agir. A la grande surprise de Wu Kuang Hsin, il décida de retirer le plus gros de ses forces sur Wuchang le 31 mai 1920. En fait, ce n’est qu’une diversion. En effet, il confie une de ses brigades à l’excellent Feng Yu Hsiang à Changte pour couvrir son flanc nord et bloquer les forces adverses concentrées à Hsinti sur l’autre rive du Yantze. Alors que la Clique de l’Anhwei n’envisageait qu’une opération limitée au Hunan, le « poète » parvient à convaincre ses supérieurs de frapper un coup décisif en s’emparant de Pékin ! Il développe un plan où les forces seront rapidement convoyées vers le Nord en trains, avec sa 3edivision en tête. Simultanément, les troupes de Chang Tso Lin ouvriront un nouveau front à l’est de la capitale. Ainsi les officiers de la Clique de l’Anhwei seront obligés de diviser leurs forces d’autant que la plupart des brigades de « l’armée de défense des frontières » ont été éparpillées pour assurer des tâches de défense statique. Comme les forces du Chihli occupent aussi le Kiangsu, elles empêcheront que tout renfort ennemi soit acheminé des provinces du Sud, du Fukien et Chekiang, en bloquant la ligne ferrée Tientsin – Pukow.


Carte 3 : Principales factions lors de la Guerre Anh - Chih en 1920. Edward, L Dreyer, China at War 1901-1949, Longman Publishing, New York 1995.
 

En fait c’est Chang Tso Lin qui fournit le gros des moyens des coalisés, quelques 70 000 hommes qui commencent à marcher sur Pékin en franchissant la passe de Shanhaikuan. Tuan Chi Jui dépêche la moitié de « l’armée de défense des frontières » sous les ordres de Hsu Shu Cheng pour bloquer les approches Est et Nord. Durant tout le mois de juin, il livre des combats retardateurs mais est obligé de retraiter vers les lignes intérieures face à la supériorité écrasante de son adversaire. L’autre moitié des forces disponibles de la Clique de l’Anhwei, 15 000 hommes, contrôlent les accès Sud sous les ordres de Tuan Chih Kuei. Elle fait face à l’avance foudroyante de Wu Pei Fu qui, en deux batailles successives, Chochow et Liuliho, livrés respectivement les 14 et 18 juillet, emporte la partie et pénètre dans Pékin. Tuan Chi Jui et une grande partie de son état-major se réfugient auprès de la délégation japonaise. C’en est fini de la puissante Clique de l’Anhwei.

Les vainqueurs se partagent ses dépouilles dans une coalition hétéroclite où la défiance règne. En effet, Chang Tso Lin qui légitimement peut revendiquer la plus grande partie de l’héritage de Tuan Chi Jui, au vu des moyens engagés, cède cependant la prééminence à la Clique du Chihli car il est encore peu implanté dans les provinces du Centre. Il ajoute néanmoins à son fief les provinces de Chahar, Jehol et Suiyuan. Surtout ; il s’approprie les restes de « l’armée de défense des frontières », avec ses équipements modernes. Celle-ci, malgré tout l’investissement consenti, s’est révélée une déception au combat.

Illustration 8: Le général Wu Pei Fu, surnommé le « Poète », fut un des meilleurs officiers de la Clique du Chihli. Source Wikipedia.
 

Afin de garder une carte dans sa manche, Chang Tso Lin laisse 30 000 hommes à Pékin avant de repartir pour sa Mandchourie. Il tente à son tour de « pacifier » la Mongolie mais se heurte cette fois-ci aux ambitions du Russe Blanc von Ungern-Sternberg. Surnommé le « Baron fou », fantasque et violent, il rêve de ressusciter un nouvel empire mongol à l’est du lac Baïkal, et lance des incursions en Sibérie orientale et dans le Turkestan chinois. Le destin de la Mongolie bascule finalement en 1921 lorsque les bolcheviques s’emparent du pouvoir et chassent les dernières garnisons chinoises.

Entre temps, la coalition doit faire face à de nouveaux troubles dans les provinces toujours turbulentes du Sud. Au Hunan, une ligue de seigneurs de guerre locaux, financée par des partisans de la clique déchue d’Anhwei, parvient à chasser les représentant de la Clique du Chihli. En juillet 1921, les rebelles franchissent une nouvelle étape en envahissant la province du Hupei. En août, ils s’emparent de Wuchang. Dans l’urgence, on y dépêche Wu Pei Fu et sa 3edivision. Encore une fois le « poète » agit sans tarder. Concentrant rapidement ses unités par trains à partir de Loyang, il fonce vers Yochow, port fluvial où le lac Tungting se déverse dans le Yangtze. Simultanément, il envoie une flottille navale remonter le fleuve jusqu’à Wuhan où se sont concentrées les forces rebelles. Encerclées dans la poche ainsi créée, elles se font durement étriller.

Wu Pei Fu est ensuite dirigé vers un autre front ; la province du Shensi où les troupes de la Clique du Chihli s’empressent de la débarrasser des unités résiduelles de l’Anhwei. Mais la résistance y est plus forte que prévue car chaque adversaire tente de s’approprier la récolte d’opium en cours. Il est obligé d’engager en renfort les 7eet 20edivisions ainsi que la 16ebrigade mixte. Celle-ci est sous les ordres d’une étoile montante, Feng Yu Hsiang, surnommé le « général chrétien » depuis sa récente conversion. Il décide d’ailleurs de convertir toute sa brigade, le baptême s’effectuant au moyen d’une lance à incendie avec de « l’eau bénite ». Il lui inculque ce qu’il considère comme étant les principes de sa nouvelle foi ; entraînement rigoureux, respect et discipline, y compris vis-à-vis de la population civile. A la fin de l’été 1921, les forces de Wu Pei Fu ont encore une nouvelle fois remporté la victoire. Feng Yu Hsiang s’y est particulièrement distingué. En guise de remerciement, sa brigade devient la 11edivision. 

Le « maréchal chrétien » Feng Yu Hsiang fut d’abord une des étoiles montantes de la Clique du Chihli avant de le trahir lors de la seconde guerre Chih – Feng en 1924. Source Wikipedia.
 

Autre conséquence du conflit, un autre seigneur de guerre de la Clique d’Anhwei, Li Hou Chi du Fukien, maintenant sans fief, tenta de se refaire en s’alliant à Chen Chiung Ming, le Tuchün réformiste proche du KMT. Il lui apporta les subsides nécessaires pour financer une nouvelle campagne pour le restaurer sur ses terres et aider son nouvel allié à envahir la province voisine du Kwangtung. Celui-ci entra en campagne avec une dizaine de milliers d’hommes en août 1920 et à l’automne avait conquis toute la province et repoussé son gouverneur, Lu Jung Ting, vers le Kwangsi. Il s’y retrancha et s’allia avec le gouverneur du Yunnan, Tang Chi Yao, dans ce qui allait devenir la Clique du Kwangsi. Entre temps, Chen Chiung Ming avait consolidé l’enclave nationaliste du KMT à Canton. Entre contrepartie, Sun Yat Sen l’avait élevé au rang de Ministre de la Guerre et de l’intérieur de son gouvernement. Il le pressait aussi de lancer sans tarder ce qu’il appela de ses vœux, « l’expédition du Nord », une campagne visant à abattre le gouvernement de pékin et enfin réunifier la Chine. De façon irréaliste, compte tenu des rapports de forces, le leader du KMT espérait que son avancée serait accueillie à bras ouverts par la population et que les troupes des différents seigneurs de guerre se rallieraient ou bien déserteraient. Prudent, Chen Chiung Ming n’en fit rien dans ce sens, préférant consolider son pouvoir en lançant au contraire une nouvelle campagne au Sud, contre le Kwangsi. En juin 1921, il s’empara de Wuchow, porte d’entrée de cette province sur le Fleuve de l’ouest. Il occupa le reste du Kwangsi durant l’été, préférant attendre pour voir quel vainqueur surgira des évènements en train de se dérouler au Nord.

La première guerre Chih - Feng (1922)

Du nom du conflit qui opposa la Clique du Chihli à celle du Fengtien. En effet, la fragile coalition mise en place depuis la chute de Tuan Chi Jui se fissurait de plus en plus. A la tête du gouvernement de coalition se trouvait une personnalité neutre et sans pouvoir, Chin Yun Peng. Il avait appartenu à la Clique de l’Anhwei, était apparenté à Chang Tso Lin par mariage, et avait été dans l’armée le supérieur hiérarchique de Wu Pei Fu. Il satisfaisait aussi parfaitement les puissances étrangères qui reconnurent son gouvernement comme étant celui de toute la Chine. Mais les ambitions des chefs de chacune des Cliques allaient mettre fin à cette paix précaire. Chang Tso Lin accusait maintenant ouvertement son rival, Tsao Kun, d’être à la fois à la solde des Anglo-saxons et en même temps de s’être compromis avec les gens du KMT ! De son côté, il était de notoriété publique qu’il était à la solde de Tokyo dont l’emprise par son entremise sur la Mandchourie et la Mongolie intérieure ne cessait de croître. Le colonel Kenji Doihara, officier de renseignement attaché à l’ambassade japonaise de Pékin, surnommé le « Lawrence de Mandchourie », allait de plus en plus œuvrer pour armer les forces de la Clique du Fengtien. 
 

Carte 4: Principales factions lors de la 1e Guerre Chih - Feng en 1922. Edward, L Dreyer, China at War 1901-1949, Longman Publishing, New York 1995.
 

Chang Tso Lin agit le premier et manœuvra pour faire remplacer le chef de gouvernement par un homme de son sérail. Qui plus est, il avait l’appui des gouverneurs des banques de Chine et des Communications. Il promu une amnistie aux fidèles de l’ancienne Clique de l’Anhwei et s’allia même avec Chang Sun, celui qui tenta de restaurer la dynastie mandchoue en 1917. En parallèle, connaissant les craintes de Sun Yat Sen vis-à-vis de la Clique du Chihli, il lui tendit la main. C’est avec cette étrange coalition qu’il choisit l’affrontement en visant principalement Wu Pei Fu chez ses ennemis. Au sein même de la Clique du Chihli, Tso Kun gardait un positionnement ambigu quand le nouveau ministère suspendit le budget pour les troupes de son subordonné Wu Pei Fu en janvier 1922. A priori, le rapport des forces penchait nettement au détriment de ce dernier.

Pendant encore deux mois, des émissaires firent la navette entre la QG de Chang Tso Lin à Mukden et celui de Tsao Kun à Paoting, gardé par une garde prétorienne de 10 000 hommes. Entre temps, Chang Tso Lin avait réuni à Tientsin tous les conjurés pour y établir les plans opérationnels. Le but de la manœuvre était d’isoler Wu Pei Fu dans le Hunan et le Hupei en escomptant que les autres leaders de la Clique du Chihli l’abandonneraient. Puis, Chang Tso Lin attaquerait par le Nord ; la tenaille Sud serait fournie par une coalition hétéroclite d’unités du KMT et de deux anciens généraux de l’Anhwei revenus en grâce, Lu Yung Hsiang du Chekiang et Li Hou Chi du Fukien. Une fois le « poète » éliminé, un nouveau gouvernement unifié sera proclamé avec Sun Yat Sen comme Président !
 Récolte de l’opium en Mandchourie. La drogue était une source de revenue majeure pour les différents seigneurs de guerre. Un des principaux marchés était l’Indochine où elle était légalement vendue par la régie des douanes françaises. Source Wikipédia.
 

Le 22 mars 1922, les forces de Chang Tso Lin débutaient leurs concentrations en quittant la Mandchourie via la passe de Shanhaikuan. Mais immédiatement, la coalition s’effondra ! Les 1eet 2eflottilles de la Marine qui devaient couper les lignes de ravitaillement de Wu Pei Fu au Sud annoncèrent leur ralliement à ce dernier. Chen Chiung Ming rompit avec Sun Yat Sen qui se retrouva ainsi pratiquement sans troupes. Les ex-généraux de la Clique de l’Anhwei se rétractèrent. Pire, les Japonais firent savoir au « vieux maréchal » Mandchou qu’ils s’opposaient à son alliance avec le KMT et de ce fait suspendaient leur aide.

C’est donc seul que Chang Tso Lin alla affronter Wu Pei Fu qui avait aussi très bien manœuvré en coulisse pour retourner les alliances. Ce dernier remonta à toute vitesse la ligne de chemin de fer Pékin - Hankow, en amenant au passage les troupes de Tso Kun concentrées à Paoting. Venant du Shensi, il y avait aussi l’excellente division du « général chrétien » Feng Yu Hsiang. En tout, le « poète » rassembla quelques 64 000 hommes, dont 25 000 ex-bandits indisciplinés du général Chao Ti du Honan. En face, Chang Tso Lin alignait 84 000 hommes mieux dotés en armements lourds avec six divisions déployées au sud de Pékin et trois autres en réserve dans la ville même.

Encore une fois, Wu Pei Fu allait frapper fort et vite. Ses forces se concentrèrent d’abord près du pont Marco Polo (Lukouchiao), le 28 avril. Il lança des assauts frontaux, sa 3edivision en tête, afin de fixer les forces ennemies. Chaque camp utilisa massivement l’artillerie. Puis, dans un mouvement tournant, il engagea une des brigades du « général chrétien », dans la nuit du 3 au 4 mai, contre l’aile droite ennemie constituée des 16eet 27edivisions à Changhsintien. Surprise, la première se débande, subissant de nombreuses pertes sous les tirs de mitrailleuses ennemies. La 27edivision, isolée, se replie aussi. A l’aube, les forces du « poète » enfonce le front ennemi et pénètre dans Pékin. Les trois divisions mandchoues gardées en réserve négocient leur neutralité et évacuation. Chang Tso Lin tente en vain de rallier ses unités à la gare de Luanchow. Aux soldats, il offre une prime de 10 dollars chinois, sachant que leur solde mensuelle est de 4,20 dollars ! Mais rien n’y fait, le moral n’y est plus et ils veulent absolument rentrer chez eux en Mandchourie. Mais Wu Pei Fu connaît aussi des difficultés lorsque ses ex-bandits du Honan se mutinent pour s’adonner aux pillages. Il n’a plus assez de forces pour initier la poursuite. Chang Tso Lin lui a échappé !


Illustration 11 : le général Yen Hsi Shan, surnommé le « gouverneur modèle », administra la province du Shansi comme un état autonome jusqu’en 1949. Source Wikipedia.
 

Feng Yu Hsiang est dépêché dans le Honan pour rétablir l’ordre et s’empare de Kaifeng, la capitale régionale. De fait, il en devient le gouverneur et s’entête à convertir des bandits désarmés en « bon soldats chrétiens ». A l’autonome 1922, la victoire de la Clique du Chihli est sans conteste mais les pertes, plus de 20 000 hommes dans les deux camps, ont été lourdes. Qui plus est la Chine reste plus divisée que jamais. Prudent, Tsao Kun réunit à nouveau le parlement de 1913, le dernier élu démocratiquement. Il demande aussi à Li Yuan Hung, dernier président à succéder constitutionnellement à la mort de Yuan Shi Kai de reprendre son poste. Mais en réalité, il continue de tirer les ficelles en coulisse. En tout cas, les puissances étrangères s’en contentent et le reconnaissent, ne voulant absolument pas d’un Sun Yat Sen qui vient en plus de perdre le pouvoir à Canton.

En effet, après la défection du plus gros de ses troupes sous les ordres de Chen Chiung Ming, il ne lui reste que 10 000 hommes demeurés fidèles. Il tente de négocier avec son ancien Ministre de la Guerre mais ce dernier l’encercle dans son palais présidentiel. Il parvient à s’échapper et trouve refuge sur le croiseur Hai Chi, avant de transférer son QG sur la canonnière Yung Feng de la 1eflottille. Les bâtiments ouvrent le feu sur Canton en tentant de déloger en vain les troupes fidèles à Chen Chiung Ming. Les combats inquiètent les puissances étrangères qui craignent pour leurs ressortissants. Les marins l’abandonnent à son tour et négocient le départ de la flotte pour Tsingtao, sous le contrôle de Wu Pei Fu. Sun Yat Sen s’échappe une fois de plus, à bord d’un navire britannique, et va négocier une aide auprès de seigneurs de guerre du Yunnan (Chu Pei Te) et du Kwangtung (Li Fu Lin et Hsu Chung Chih). Les coalisés reprennent pied dans le Kwangsi, avec l’aide du général Wang Yung Chuan, un ancien de la Clique de l’Anhwei. Le 12 octobre 1922, ils poussent jusqu’à Foochow dans le Fukien.

Attaqué par Hsu Chung Chih par l’est et Chu Pei Te par l’ouest, Chen Chiung Ming est obligé d’évacuer Canton en janvier 1923. Il se replie d’abord sur Huichow, puis se rétablit dans la partie orientale du Kwangton, tenant un front littoral qui s’étend jusqu’à Swatow. Sun Yat Sen reconquiert à nouveau Canton en mars 1923 d’où il proclame la restauration du gouvernement révolutionnaire du KMT. Il fait néanmoins transférer son siège dans une enceinte fortifiée sur une petite île au milieu de la Rivière des Perles. Déçu, fatigué, le vieil révolutionnaire doute de l’emporter, étant à chaque fois trahi par des chefs de guerres qui ont leurs propres agendas. Il réalise enfin que s’il doit l’emporter, ce ne sera que par la force des armes tout en renforçant les structures de son parti. Et surtout qu’il doit avoir une armée à lui, encadrée par des officiers convaincus de la cause révolutionnaire qu’ils défendent. A cet effet, il va créer l’académie militaire de Whampao en 1924, véritable pépinière d’où sortiront les cadres qui vont enfin réunifier la Chine.

La deuxième guerre Chih - Feng (1924)

Il apparut vite que la trêve dans le Nord n’était que provisoire, les Cliques du Fengtien et du Chihli fourbissant leurs armes pour le prochain round. Tout d’abord, le chef de cette dernière, Tsao Kun, avait par la menace et la corruption, forcé le parlement légitime tout juste réinstallé à faire abdiquer en sa faveur, en octobre 1923, le vieux Président Li Yuan Hung. Ce véritable coup d’état institutionnel provoqua l’indignation de l’opinion publique, même dans un pays dépecé par les seigneurs de guerre, et de nombreuses manifestations éclatèrent dans les grandes villes de Chine. La défiance régnait aussi au sein de la Clique du Chihli car Tsao Kun voyait d’un mauvais œil l’ascendant qu’avait pris Wu Pei Fu. Il favorisa donc ses proches ainsi que Feng Yu Hsiang, promu maréchal et inspecteur des armées. Ce dernier avait positionné près de Pékin une division et trois brigades, superbement entraînées et disciplinées, toujours selon ses préceptes « chrétiens ».

Carte 5: Principales factions lors de la 2e Guerre Chih - Feng en 1922. Edward, L Dreyer, China at War 1901-1949, Longman Publishing, New York 1995.
 

Entre temps son rival Wu Pei Fu s’était lancé dans une nouvelle campagne dans le Sud afin d’éliminer ce qui restait de forces résiduelles de l’ancienne Clique de l’Anhwei dans les provinces du Chekiang et du Fukien. Celles-ci pouvaient représenter un danger car d’après ses renseignements, elles étaient financées par Chang Tso Lin. Elles risquaient aussi de tendre la main à Sun Yat Sen et renforcer ainsi le KMT. D’autre part, le dernier Tuchün encore d’importance se réclamant de la Clique d’Anhwei, Lu Yung Chüan, tenait Shanghai, place financière du pays, avec ses concessions internationales ainsi que son arsenal. En août 1924, les forces de la Clique du Chihli passèrent à l’action, conquérant Foochow. Des combats éclatèrent aussi pour le contrôle de la voie de chemin de fer entre Shanghai et Nankin. Par une série de manœuvres hardies, le « poète » emporta une nouvelle fois la décision. Mais les combats pour Shanghai ont amené les concessions étrangères à déployer des renforts militaires pour protéger leurs enclaves. Français, Américains et Britanniques renforcent aussi les patrouilles de leurs canonnières pour assurer le libre passage sur le Yangze.

Chang Tso Lin de son côté réorganisait ses forces en Mandchourie. Le « vieux maréchal » tira les leçons des précédents combats. Ses troupes, pourtant mieux équipées, ont subi de lourdes pertes. Le cœur de son armée en 1922 était constitué par les 1e, 16e, 27e, 28eet 29edivisions. Les 16eet 28eont été complètement anéanties et les autres sont encore en cours de reconstitution. La conscription porta ses effectifs à plus de 200 000 hommes, regroupés en 27 nouvelles brigades mixtes et 5 brigades de cavalerie, tactiquement plus mobiles. Les trois divisions servant de réserve pour exploitation. La dotation en artillerie est augmentée alors que deux compagnies de chars sur Renault FT-17 sont mises sur pied. Son aviation est enfin employée de façon rationnelle. Surtout, elle possède une quarantaine de bombardiers légers Bréguet 14 entraînés pour l’attaque au sol. Il procède aussi à une réorganisation en profondeur du corps des officiers. Les postes de commandants d’unités, jusqu’à présent aux mains de ses anciens compagnons de jeunesse et de brigandage, sont confiés à des professionnels, jeunes officiers diplômés de l’académie militaire de Mukden ou encore formés au Japon. 
 

Illustration 12 : Le « vieux maréchal » Chang Tso Lin, au premier plan, de la Clique du Fengtien.était le maître incontesté de la Mandchourie. Source Wikipedia.
 

Tokyo continue de le soutenir mais la méfiance est réciproque entre les deux partenaires. Les Japonais veulent simplement qu’il se contente de tenir la Mandchourie où ils ont beaucoup investi, notamment la construction d’un nouveau port moderne à Hulutao qui vient juste de démarrer. Chang Tso Lin espère de son côté reprendre Pékin.

Alors que les escarmouches se multiplient à la frontière mandchoue, c’est Tsao Kun qui agit le premier en tentant d’acheter plusieurs généraux de Chang Tso Lin. Un seul, Kao Shi Pin, se mutina en juin 1922 mais la révolte fut vite écrasée. Un nouveau motif de discorde fut l’asile accordé à Lu Yung Chüan et à ses troupes après leur évacuation de Shanghai. Chacun des adversaires rêvaient d’en découdre, surtout Wu Pei Fu qui avait été publiquement humilié par Chang Tso Lin à plusieurs reprises.

Le « poète » rêvait de prendre sa revanche, confiant en ses forces (250 000 hommes) et en ses capacités de général. Il planifia l’invasion de la Mandchourie sur trois directions principales ; par la passe de Shanhaikuan avec la 1earmée de Peng Shou Hsin ; par Hsifengkou avec la 2earmée de Wang Huai Ching ; à travers le Jehol avec la 3earmée du « maréchal chrétien ». L’offensive débuta début septembre 1924, les combats les plus acharnés ayant lieu à la passe de Shanhaikuan où le gros des forces de la Clique du Fengtien avait été concentré. Sur un terrain difficile, les assaillants avaient du mal à se déployer, chaque point haut devait être conquis de haute lutte. Chaque pénétration était contre attaquée par des brigades maintenues en réserve. Wu Pei Fu prit alors en personne le commandement de ce front mais à la mi-octobre il doit se résigner à marquer une pause à cause de ses problèmes de logistique. Les adversaires s’enterrèrent sur place et le combat dégénéra en duels d’artillerie.

Illustration 13 : Soldats de la Clique du Fengtien, au cours de la seconde guerre Chih – Feng en 1924. Sources Phillip, Jowett ; Andrew, Stephen, Chinese Civil War Armies 1911-1949, Osprey, Oxford 1997.
 

La 2earmée avait tout d’abord connu une avance rapide avant de se heurter à une résistance plus vive des Mandchous. Mais c’est la 3earmée qui marquait le plus le pas. Ses avants gardes n’atteignirent Luanping dans le Jehol que le 24 septembre. Le gros de ses divisions était encore à Kupeikou, avec une réserve maintenue à Miyun. Un groupement de 10 000 hommes était encore stationné juste à la sortie nord de Pékin, en cours « d’entraînement ». Lorsque Wu Pei Fu exhorta Feng Yu Hsiang d’accélérer son rythme de progression, ce dernier lui répondit qu’il avait des difficultés logistiques. Il accusa même le commandant en chef de ne lui pas avoir alloué les munitions d’artillerie nécessaires.

En réalité, le très moraliste « maréchal chrétien » était en train de négocier avec l’ennemi. Les tractations se firent par l’intermédiaire de l’ancien patron de la Clique d’Anhwei, Tuan Chi Jui, à Tientsin. Il fit monter les enchères en marchandant sa trahison. Il semblerait que Chang Tso Lin déboursa près de 10 millions de dollars américains, grâce aux subsides japonais. Le 20 octobre, Feng Yu Hsiang décida d’agir. Tout d’abord, il isola Pékin en dépêchant une de ses brigades couper la ligne de chemin de fer au sud de la ville, à Changsintsien. Une autre de ses divisons prit Luanchow, coupant la voie ferrée Tientsin – Shanhaikuan. Un autre détachement venant du Shensi s’empara aussi du nœud ferroviaire de Shichiachuang, coupant l’axe ferré Nord – Sud de Pékin à Hankow. Ainsi des renforts en provenance des provinces du Sud ne pourraient arriver à temps. Rompant le contact sur la ligne de front, Feng Yu Hsiang ramena le gros de son armée vers la capitale. Il força Tsao Kun à abdiquer et lança une proclamation demandant un cessez-le feu et l’ouverture de négociations entre les différentes factions. La 2earmée se rallia aux mutins. Le coup d’état prit Wu Pei Fu complètement par surprise. Menacé sur ses arrières, incapable de faire appel à des réserves, ses unités de premières lignes commençaient à flancher devant une offensive généralisée déclenchée par Chang Tso Lin. Au bout de 48 heures les forces mandchoues reprirent la passe de Shanhaikuan. Dans la débâcle, Wu Pei Fu parvint à embarquer avec quelques milliers d’hommes sur des navires militaires à Tientsin. Ne pouvant débarquer au Shantung dont le gouverneur était en train de négocier son changement d’alliance et après moult péripéties, le « poète » et ses partisans parvinrent finalement à rallier leurs bases arrières, à cheval sur les provinces du Honan et du Hupei. En un mois, les affrontements ont causés au total quelques 30 000 victimes.


Illustration 14 : Chars Renault FT17 de la Clique du Fengtien. Les blindés ont été acquis auprès du corps expéditionnaire français de Sibérie. Source Wikipedia.


Feng Yu Hsiang commença par rappeler ses virtus républicaines en ordonnant l’expulsion du jeune empereur Pu Yi et de sa cour de la Citée Interdite, abrogeant de fait le traité de 1912 qui l’y autorisait. Trouvant refuge à Tientsin, ce dernier sera rapidement pris en charge financièrement par les services japonais qui plus tard l’introniseront à la tête de l’état fantoche du Mandchoukouo. Une nouvelle coalition fragile fut mise en place, avec une délimitation des zones d’influences. L’ancien leader de la Clique de l’Anhwei, Tuan Chi Jui, fut nommé Premier Ministre. Son gouvernement fut officiellement reconnu par les puissances étrangères, le 9 décembre 1924, à la condition qu’il ne remette pas en cause les traités existants signés avec elles. Clairement, Chang Tso Lin  était le grand vainqueur du conflit. Il partageait désormais le pouvoir dans la Chine du Nord avec Feng Yu Hsiang. Les troupes mandchoues campaient dans la capitale et occupaient les provinces du Chihli et du Shangtung où elles réprimèrent dans le sang une grève des ouvriers des usines de Tsingtao. Le « vieux maréchal » tenta ensuite d’étendre l’influence mandchoue aux provinces de la vallée du Yangtze. Il y dépêcha un de ses généraux, Chang Tsung Chang, soutenir un autre de ses officiers, Yang Yu Ting. Durant l’été 1925, ils battirent le seigneur de guerre Sun Chuan Fang, demeuré fidèle à la Clique du Chihli. Ce dernier fut chassé de Shanghai et se replia sur Hsuchow.

Feng Yu Hsiang récupéra de son côté le gros de l’armée de la Clique déchue du Chihli. Afin de symboliser la rupture, ses forces furent rebaptisées comme étant la « 1eArmée Nationale » ou Kuominchûn. Directement sous ses ordres se trouvaient aussi les 2eet 3earmées, sous les commandements de deux vassaux ; Hu Ching Yi et Sun Yueh. Le « maréchal chrétien » s’appropria l’administration directe des provinces du Jehol, Chahar et Suiyuan au titre d’inspecteur général de la défense des provinces du nord-ouest. Désormais, il avait sa propre Clique.
Plus que jamais la scène politique chinoise était fragmentée, divisée en Cliques militaires rivales, livrée aux exactions de bandits de tout poil. Aucun seigneur de guerre n’avait réussi à devenir le nouvel hégémon et ramener la paix « sous le ciel ». Le 12 mars 1925, Sun Yat Sen décédait sans voir son rêve d’une Chine unifiée et démocratique se réaliser. Pourtant, dans une étrange alliance contre nature, regroupant nationalistes du KMT et communistes, une nouvelle ère de violences et de révolutions allait en sortir pour la domination du pays le plus peuplé au monde.



Remerciements

L’auteur tient particulièrement à remercier Stéphane Soulard pour sa relecture commentée du texte. Sa grande érudition sur la période et sa connaissance du Chinois m’ont permis d’éviter plusieurs écueils.



Bibliographie indicative

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John, K Fairbank, The Cambridge History of China, Volume 13: Republican China 1912-1949, Cambridge University Press, Cambridge 1986.

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Xu, Guangqiu, War Wings, The United States and Chinese Military Aviation, 1929 – 1949, Greenwood Press, London 2001.








Annexes :










Interview de Stéphane Mantoux : L'offensive du Têt

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Agrégé d'histoire, Stéphane Mantoux est membre de la rédaction du blog l’autre côté de la colline et est aussi l’animateur d’Historicoblog3. Il collabore par ailleurs à plusieurs magazines, dont  2e Guerre Mondiale, et au site Alliance Géostratégique qui traite des questions de défense. Son premier ouvrage, L’offensive du Têt : 30 janvier-mai 1968, vient d’être publié aux éditions Tallandier.


Propos recueillis par David François et Adrien Fontanellaz 




Pourriez-vous nous indiquer ce qui vous a incité à aborder la guerre du Vietnam en général et l'offensive du Têt en particulier ?


Adolescent, j'ai été fasciné par la guerre du Viêtnam en regardant à la fois les « grands » films hollywoodiens sur le conflit (notamment Apocalypse Now et Platoon, plus tard Full Metal Jacket et Voyage au bout de l'enfer) et la série américaine L'enfer du devoir. Puis, me passionnant pour l'histoire militaire et faisant mon chemin via l'université, j'en suis venu à accumuler les lectures, de témoins, d'acteurs importants, d'historiens, sur la guerre du Viêtnam, pour savoir ce qu'il en était réellement de ce conflit. Ce qui m'intéressait aussi, c'est que le sujet restait peu connu finalement en français. Il a fallu attendre, en 2011, la traduction de la synthèse de l'historien américain John Prados chez Perrin (parue initialement en anglais en 2009), pour que le grand public ait accès à un ouvrage relativement global, quoiqu'encore difficile d'accès, il faut le dire, pour une première lecture. Le choix de l'offensive du Têt s'est imposé assez vite comme sujet d'un livre puisque cet événement reste le tournant du conflit et par ailleurs, son interprétation est disputée, y compris en France, où il est relativement peu connu.
A vous lire, on se rend compte que les Etats-Unis s'engagent à reculons dans ce conflit, pourriez-vous nous en dire plus sur ce processus qui aboutit à un déploiement de forces aussi massif ?


Il y a, en réalité, une continuité dans les entreprises des différentes administrations américaines depuis Eisenhower jusqu'à Lyndon Johnson, entre 1954 et 1964-1965. Il faut rappeler que les Etats-Unis financent déjà largement la guerre d'Indochine, et ce dès 1950, car ils en font un enjeu de la guerre froide en Asie, surtout à partir de l'invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord. Après la partition du Viêtnam à la conférence de Genève, les Américains vont chercher à bâtir un Sud-Viêtnam indépendant capable de résister à une poussée communiste venant du Nord. Ce sont eux qui choisissent Diêm, le dirigeant sud-Viêtnam, et qui bâtissent, assez largement, l'armée du régime, prenant la suite des Français. On a longtemps pensé que le président Kennedy était réticent à s'engager davantage au Sud-Viêtnam, et que, s'il n'avait pas été assassiné à Dallas, le 22 novembre 1963, le cours des choses aurait peut-être été différent. Or, Kennedy a accru l'effort américain en 1962 en fournissant des hélicoptères pilotés par des Américains et des véhicules blindés à l'armée sud-viêtnamienne, qui redonnent temporairement à celle-ci l'avantage contre la guérilla. Il a également augmenté le nombre des conseillers militaires. Enfin, avant d'être assassiné, Kennedy n'a pas empêché l'éviction de Diêm, largement soutenue par les Américains, qui s'avère être une catastrophe sur le plan politique pour le Sud-Viêtnam. Quant à Johnson, le successeur de Kennedy, il est pris au piège d'une rhétorique de fermeté à l'égard du communisme, alors même qu'il cherche plutôt à faire avancer ses réformes intérieures -le projet de « Grande Société ». Il n'en demeure pas moins que Johnson et ses conseillers font le pari d'une guerre « limitée », ce qui n'est pas sans conséquences à partir du moment où les Américains interviennent au Sud-Viêtnam directement, en 1965.


L'armée sud-vietnamienne est encore le plus souvent perçue comme une force secondaire, un maillon faible, pourriez-vous nous éclairer sur ce que furent ses capacités réelles ?


L'armée sud-viêtnamienne, l'Army of the Republic of Vietnam (ARVN), est l'héritière de la force supplétive créée par les Français à la fin de la guerre d'Indochine. Quand les Américains prennent le relais, à partir de 1955, ils ont davantage en tête le schéma de la guerre de Corée, qui est largement une guerre conventionnelle, que celui du conflit qui vient de se terminer sur place. Il faut dire que le parallèle géographique est évident, avec un Nord communiste faisant face à un Sud rattaché au camp des Etats-Unis. C'est pourquoi les Américains optent pour une armée conventionnelle, organisée en divisions régulières, là où Diêm et certains de ses conseillers souhaitaient davantage une force tournée vers la contre-insurrection. Un des problèmes essentiels de l'ARVN est qu'elle est largement bâtie sur le modèle américain, sans que le Sud-Viêtnam ait les moyens de supporter ce que cela implique, notamment en termes coût financier ou de logistique. En outre, Diêm s'assure de la loyauté de l'armée en nommant les officiers davantage en fonction de leur fidélité que de leur compétence. La corruption se développe alors même que le recrutement pose problème et doit souvent être forcé. Il y avait pourtant un potentiel réel au Sud-Viêtnam pour bâtir une armée capable de tenir la dragée haute à l'insurrection ou aux réguliers nord-viêtnamiens, comme le montrent les succès obtenus en 1962 avec l'apport du matériel américain (hélicoptères, véhicules blindés). Le renversement de Diêm fragilise l'ARVN, dont les limites sont déjà apparues lors du revers d'Ap Bac, en janvier 1963. Le chaos politique qui s'ensuit profite au Viêtcong et la situation ne se rétablit qu'avec l'installation de la junte militaire, qui correspond à l'intervention américaine de mars 1965. Par la suite, l'ARVN se retrouve reléguée, de par la présence des Américains, à des tâches de pacification, exception faite des unités d'élite qui sont fréquemment engagées dans les grandes opérations -Marines, troupes aéroportées, Rangers notamment. L'armée sud-viêtnamienne manifeste de réelles qualités, à côté de problèmes structurels, mais n'a pas été employée, jusqu'au Têt, dans le rôle qui aurait dû être le sien.


Quels furent les raisons de Hanoï pour déclencher l'offensive du Têt et quels en étaient les objectifs et enfin les moyens investis pour les atteindre ?


La question est historiographiquement débattue, comme vous le savez. Sur les raisons, on peut penser, sans trop se tromper, que les communistes nord-viêtnamiens cherchaient à reprendre l'initiative, puisqu'une sorte de parité trompeuse s'installe dans les premiers mois de 1967. Je dis trompeuse car on a l'impression que ce sont les Américains et leurs alliés qui dictent le tempo des opérations avec les missions « search and destroy » de grande envergure, comme Cedar Falls ou Junction City, alors qu'en fait ce sont souvent le Viêtcong  et les Nord-Viêtnamiens qui dictent les paramètres de l'engagement. Il est vrai par contre que les communistes ont sans doute manqué l'occasion de faire tomber le Sud-Viêtnam -mais le voulaient-ils vraiment à ce moment-là ? C'est la question- entre la chute de Diêm et l'intervention directe des Américains, entre novembre 1963 et mars 1965. Il s'agit de sortir de l'impasse qui s'est progressivement installée depuis : les Américains ne peuvent venir à bout de l'insurrection alimentée par le Nord, en dépit d'un déploiement massif et d'une colossale puissance de feu, mais le Viêtcong et les Nord-Viêtnamiens ne peuvent se risquer à affronter les Etats-Unis dans de grandes batailles rangées, comme l'a montré la bataille de Ia Drang en novembre 1965. Les objectifs sont plus difficiles à cerner, en raison de l'accès, encore difficile aujourd'hui, aux sources communistes du Nord-Viêtnam. L'offensive a fait l'objet d'un débat intense au sein du parti. Ses promoteurs escomptent probablement soulever la population du Sud dans le cadre de cette offensive générale, ce qui montre l'influence de la guérilla communiste telle qu'elle avait pu être théorisée par Mao. Le plan vise probablement aussi à faire s'écrouler le régime de Saïgon et son armée, en comptant sur les défections et en investissant les villes, notamment Saïgon, pour montrer que le pouvoir sud-viêtnamien est incapable de garantir la sécurité de la population. Il est encore plus délicat de déterminer les objectifs concernant les Américains. On peut penser que l'offensive est conçue pour entraîner leur retrait, ou du moins un affaiblissement tel qu'il conduise, à terme, à leur départ. En revanche, les communistes ont probablement réécrit a posteriori qu'ils voulaient provoquer un choc dans l'opinion américaine pour retourner la population aux Etats-Unis contre la guerre. Quant aux moyens engagés, ils sont considérables, puisque c'est le Viêtcong qui supporte le gros de l'offensive, alimentée par la piste Hô Chi Minh, l'armée nord-viêtnamienne concentrant les unités engagées au sud sur quelques objectifs seulement, Khe Sanh et Hué en particulier (mais des régiments sont aussi présents autour de Saïgon). L'offensive est d'ailleurs préparée sur presque une année, c'est dire l'ampleur de l'effort consenti.

Soldats nord-vietnamiens équipés d'un RPG-2 (via wikicommons)
Vous parlez de l'aide du monde communiste au Vietnam du Nord, notamment en matière d'armement, mais pouvez-vous nous dire si des militaires du "camp socialiste" ont participé aux combats et si des conseillers militaires ont préparé une opération d'envergure comme celle du Têt ?


Question là encore délicate, puisque toutes les sources ne sont pas disponibles : impossible, donc, d'émettre un avis définitif. Il est peu probable que des conseillers militaires chinois ou soviétiques aient pris part au combat du Têt. D'abord parce que la Chine, par exemple, se limite à un soutien « en arrière », au Nord-Viêtnam, notamment par la présence de divisions antiaériennes et de formations du génie chargées des reconstructions après les raids aériens américains. Ensuite parce que la rivalité grandissante, à partir de 1960, entre la Chine et l'URSS, fait que cette dernière ne s'impose pas véritablement comme un allié de poids face à la Chine avant 1967 au moins, donc au moment où l'offensive du Têt est déjà planifiée. Le plan, qui a largement été bâti par le général Giap, le ministre de la Défense nord-viêtnamien -mais qui n'était pas partisan de l'offensive-, laisse peut-être entrevoir une influence soviétique, mais en l'état, on ne peut l'attribuer directement à un groupe de conseillers militaires qui aurait encadré Giap. Pour la Chine, par exemple, la situation pendant la guerre du Viêtnam diffère profondément de ce qu'a été la guerre d'Indochine : Hanoï décide des orientations et Pékin n'en est informée qu'après, sans aucun droit de regard ou presque, ce qui n'est pas d'ailleurs sans provoquer des tensions. Il est probable que le schéma est identique avec l'URSS.


Pourriez-vous revenir sur Khe Sanh et Hué, batailles emblématiques de cette offensive ?


Paradoxalement, en effet, la vision américaine qui s'est imposée par la suite de l'offensive du Têt focalise l'attention sur Hué et Khe Sanh qui sont en fait les batailles qui durent le plus longtemps, ou presque, pendant l'offensive -ce qui évacue facilement le rôle joué par l'armée sud-viêtnamienne, qui soutient le gros des combats dans l'ensemble des provinces du pays. Khe Sanh mériterait un livre en soi, tant l'interprétation de ce qui s'est passé fait débat. La base, qui se situe à l'ouest de la ligne de postes avancés américains au sud de la zone démilitarisée, tout près du Laos, est la tête de pont voulue par Westmoreland dans le cadre de la surveillance de la piste Hô Chi Minh et d'une éventuelle intervention américaine contre ce sanctuaire logistique. Quand les Nord-Viêtnamiens commencent à se concentrer autour de la base, dès les premiers mois de 1967, Westmoreland y voit l'occasion rêvée de mener sa « grande bataille » qui permettra, une fois pour toute, de briser les divisions nord-viêtnamiennes. Mais Khe Sanh se situe dans un endroit difficile d'accès, environné de montagnes recouvertes de brouillard, à la météo capricieuse, près de sanctuaires adverses qui facilitent le ravitaillement logistique de l'ennemi. Ce n'est donc pas a priori l'endroit idéal pour livrer une grande bataille. Cependant, Westmoreland joue une carte maîtresse qui est celle de la puissance de feu, notamment aérienne. L'opération Niagara, conçue en décembre 1967-janvier 1968, va permettre aux Marines assiégés de tenir le siège jusqu'au 7 avril 1968. Il a cependant fallu organiser un ravitaillement aérien de grande ampleur. La coordination de tout cet effort aérien ne s'est pas fait sans friction entre les différentes branches de l'armée américaine. Au final, si les pertes nord-viêtnamiennes se montent à 10 ou 15 000 tués (estimations des Américains, qu'il est difficile par ailleurs de confirmer...), il n'en demeure pas moins que le siège a opportunément détourné l'attention de Westmoreland de l'offensive généralisée à travers le Sud-Viêtnam. C'est pourquoi on s'est demandé assez tôt si le siège de Khe Sanh n'était autre qu'une gigantesque diversion orchestrée par Giap en prélude à l'offensive du Têt. La question est compliquée, là encore, par le problème de l'accès aux sources. C. Currey, le principal biographe de Giap, qui l'a longuement interrogé, est persuadé que Khe Sanh était bien une diversion, hypothèse qui domine dans le débat historiographique. Ce que l'on peut constater, c'est que les Nord-Viêtnamiens retirent des régiments dès la fin février, un mois après le début du siège, pour les basculer en direction de Hué. En outre, ils ne lancent pas d'attaque massive au sol après le bombardement initial, qui détruit pourtant le principal dépôt de munitions de la base. On peut du moins en déduire que même si Giap a cherché à rééditer la victoire de Dien Bien Phu au départ, il a probablement changé d'objectifs au bout d'un certain temps, comprenant qu'il ne pourrait pas emporter la base.


La bataille de Hué a également concentré l'attention des médias américains, dès l'époque, comme tout combat urbain depuis, de par son aspect spectaculaire -la guerre du Viêtnam étant le premier conflit massivement suivi à la télévision par les Américains. Les Nord-Viêtnamiens réussissent leur pari en s'emparant quasiment de toute la ville dès le 31 janvier -à l'exception de deux enclaves qui vont servir, malheureusement pour eux, à la reconquête de la cité. Les Marinesdoivent réapprendre le combat urbain en s'attaquant à la partie moderne de la ville, au sud de la rivière des Parfums, tandis que l'ARVN, grande oubliée de cette bataille là encore, progresse au nord, autour de la Citadelle. Quand la ville est reprise, elle est en ruines, pour bonne partie, car il a fallu se résoudre à utiliser une énorme puissance de feu, particulièrement sur la rive nord. Le tableau est encore assombri par les massacres commis par les communistes pendant l'occupation de la ville, pour affaiblir le régime sur place. Pour les Américains, la reconquête de Hué fait figure de symbole du sang versé pendant le conflit.


On a souvent présenté l'offensive du Têt comme "le début de la fin" de l'engagement américain au Vietnam ou encore comme à la fois une défaite militaire et une victoire politique nord-vietnamienne, pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?


C'est exactement ça, le début de la fin. Le résultat principal de l'offensive du Têt est bien d'entraîner, à terme, le retrait des Etats-Unis, ce qui va affaiblir la position du Sud-Viêtnam et permettre à ses adversaires de le vaincre moins de dix ans plus tard. C'est là que réside la victoire politique de Hanoï. Globalement, le Têt est plutôt un échec militaire pour les communistes, notamment en raison des pertes subies par le Viêtcong, dont les unités régulières sont décimées. Il faut cependant le relativiser : les pertes sont facilement comblées par le Nord-Viêtnam, elles sont inégales selon les régions (le Viêtcong reste encore assez fort dans le delta du Mékong) et l'offensive a également usé les unités d'élite de l'ARVN, Marines, paras et Rangers, ce qui n'est pas négligeable. L'argument de la défaite militaire a été avancé par les historiens révisionnistes américains qui cherchaient à justifier l'échec au Viêtnam en arguant d'une victoire militaire sur le terrain, annulée par une défaite politique et psychologique. Or, la surprise du Têt a été quasi totale et les combats parfois très violents y compris côté américain -on peut même remonter à la phase préparatoire du Têt pour le montrer sans peine, avec les combats à Khe Sanh ou Dak To. La victoire militaire américaine est donc à nuancer, d'autant plus que les communistes sont capables, dès le mois de mai 1968, de lancer la deuxième phase de l'offensive -le « Mini Têt »- des Américains... avec autant d'hommes qu'au mois de janvier !


Quelles sont les principales leçons tirés par les Américains de l'offensive du Têt et ont-elles encore des répercussions sur la manière de faire la guerre des Américains dans les conflits contemporains ?


Le problème, c'est que l'armée américaine ne tire pas forcément les leçons de l'offensive du Têt et même de la guerre du Viêtnam dans son entier ! Abrams, qui succède à Westmoreland dès le mois de juin 1968, mixe plus adroitement guerre d'attrition et contre-insurrection, mais les objectifs restent parfois les mêmes que ceux de son prédécesseur -notamment en ce qui concerne le body count... en réalité, l'expérience viêtnamienne est rapidement évacuée après le retrait de 1973 et surtout après la chute du Sud-Viêtnam en 1975. L'US Army retourne à ses réflexions sur le combat conventionnel en Europe centrale face à une éventuelle offensive soviétique. C'est le temps de la doctrine dite  « Active Defense », puis la formulation de celle de l' « Airland Battle », inspirée du réexamen américain de l'art de la guerre soviétique, adapté aux circonstances du moment. C'est cette partition que les Américains jouent en 1991 contre l'armée irakienne pendant la guerre du Golfe. Mais l'expérience de la contre-insurrection, de la lutte contre une guérilla, des problèmes des objectifs stratégiques et tactiques, des liens entre le politique et le militaire, ne sont pas forcément revus comme ils auraient peut-être dû l'être. On le constate dès les premières interventions américaines consécutives à l'effondrement de l'URSS, comme en Somalie. Puis, avec l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, et bien que les contextes soient profondément différents, certains problèmes ressurgissent, à tel point que la comparaison s'impose rapidement et que l'on va parler de « syndrôme viêtnamien ». Manifestement, il y a un fond de vérité. Le traumatisme américain plane encore largement au-dessus de l'armée des Etats-Unis...



Combats dans l'aéroport de Tan Son Nhut durant l'offensive du Têt (via Wikicommons)
Enfin, ce conflit a engendré par la suite une production cinématographique et télévisuelle relativement riche, pourriez-vous revenir sur celle-ci ?


La mise à l'écran de la guerre du Viêtnam commence dès le conflit lui-même : John Wayne, farouche supporter de l'intervention américaine, produit et interprèteLes Bérets Verts, qui, sans surprise, cherche à justifier l'engagement des Etats-Unis au Sud-Viêtnam, l'année même de l'offensive du Têt. C'est d'ailleurs un des seuls films qui sera favorable à la position des Etats-Unis. Les premiers films américains à succès sur le sujet, qui apparaissent quelques années après la chute du Sud-Viêtnam en 1975, sont déjà beaucoup plus critiques. Voyage au bout de l'enfer du Michael Cimino, en 1978, est une réflexion sociale sur l'engagement des conscrits au Viêtnam et leurs séquelles, notamment pour les prisonniers de guerre. La même année sort un film beaucoup moins connu, de Ted Post, Le Merdier, qui lui montre la faillite du soutien américain au Sud-Viêtnam à l'époque des conseillers militaires, avant l'intervention directe, en 1964. L'année suivante, Apocalypse Now, qui n'est pas à proprement parler un film antiguerre, plonge le public américain dans ce qu'a pu être toute l'horreur du conflit. Quelques années plus tard, en 1982, Ted Kotcheff introduit la problématique du retour des vétérans américains aux Etats-Unis avec le premier Rambo, qui vaut davantage que ne le laissent penser les films suivants (Rambo II et III), beaucoup plus nationalistes et cocardiers. Le problème des disparus, que les Etats-Unis reaganiens ressentent comme une affreuse brûlure, est l'objet de nombreux films patriotiques : Retour vers l'enfer, en 1983, et, dans un genre encore plus criard, la série des Portés Disparus avec Chuck Norris qui commence en 1984 -on sait rarement d'ailleurs que Chuck Norris a perdu son frère pendant le conflit, tué alors qu'il était membre de la 101stAirborne Division, en 1970. En 1986, Oliver Stone, se basant sur sa propre expérience, livre l'aperçu d'un fantassin américain dans une section lambda à travers Platoon, qui évoque aussi la question des crimes de guerre commis par les Etats-Unis. L'année suivante, Stanley Kubrick offre avec Full Metal Jacket la vision délirante de Marines conditionnés à devenir de véritables machines à tuer et plongés dans l'offensive du Têt, en pleine bataille de Hué – c'est d'ailleurs un des rares films à évoquer directement les combats du Têt.


Le Viêtnam reste un thème assez important jusqu'aux années 1990 dans les films, mais c'est surtout la série L'enfer du devoir, de 1987 à 1990, qui va marquer l'opinion américaine et même française après sa diffusion dans l'hexagone -moi-même, étant jeune, j'ai été également captivé par cette série. L'enfer du devoir illustre bien le retournement de perspective qui s'est opéré à l'égard du conflit dans les productions télévisées : de l'image du vétéran du Viêtnam psychopathe ou sadique incapable de se réinsérer et qui bascule facilement dans le crime (figure commune de nombre de séries télévisées policières, comme Kojack, Rick Hunter, etc), on passe au soldat américain plongé dans l'enfer du Viêtnam et qui essaie de faire son devoir sans se mêler de politique et en dépit plutôt qu'avec l'allié sud-viêtnamien. Le discours révisionniste -au sens historiographique du terme- et conservateur est passé lentement mais sûrement à la télévision. On retrouve cette tendance dans quelques-uns des rares films qui, depuis les années 2000, abordent encore la thématique, comme Nous étions soldats (2002), avec Mel Gibson, qui, par bien des côtés, se rapproche plus des Bérets Verts de John Wayne que d'Apocalypse Now ou Platoon.

Interview de Pierre Razoux : La guerre Iran-Irak

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Pierre Razoux est directeur de recherches à l'IRSEM (Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire), spécialiste du Moyen-Orient, et a déjà écrit plusieurs ouvrages de référence parmi lesquels Tsahal – Nouvelle histoire de l'armée israélienne paru chez Perrin en 2008 (Tempus), La guerre du Kippour d’octobre 1973 ou bien encore La Guerre des six jours, 5-10 juin 1967 : du mythe à la réalité, parus tous deuxchez Economica en 2011 et 2004.Il vient de publier La guerre Iran-Irak, Première guerre du Golfe, 1980-1988 chez Perrin.


Propos recueillis par Adrien Fontanellaz



Votre ouvrage vient combler un vide important. Selon vous, pourquoi la guerre Iran-Irak a-t-elle suscité un nombre aussi réduit de publications alors qu’il s’agit d’un des conflits les plus importants de l’après-guerre ? Pourriez-vous également nous donner les raisons qui vous ont poussé à vous lancer dans ce projet ?


La complexité même de cette guerre a constitué un frein à l’écriture d’ouvrages la décrivant. Comprendre celle-ci implique en effet non-seulement d’étudier sa dimension militaire, mais aussi ses aspects politiques, diplomatiques et économiques. La dimension économique reste ainsi une des causes fondamentales de la défaite iranienne. Lorsque l’Arabie saoudite tripla sa production de pétrole en six mois en 1985, elle causa un effondrement des prix qui aboutit à une diminution massive des recettes de l’état iranien, qui ne disposait d’aucune source alternative de revenus. En revanche, l’Irak continua à bénéficier d’un accès privilégié aux crédits américains et surtout saoudiens. Il s’agissait là d’une manœuvre saoudienne délibérée, coordonnée avec l’administration Reagan, qui permit à la fois d’affaiblir l’Iran et l’Union soviétique. Autre exemple de la complexité inhérente à cette guerre, pas moins de 48 pays vendirent des armes à l’un ou l’autre des belligérants  et la moitié d’entre eux, dont les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, en fournirent aux deux adversaires. Bref, seule une approche interdisciplinaire était susceptible de donner au lecteur une compréhension globale de cette guerre.


Un autre obstacle majeur à l’étude de cette guerre a été le manque de sources aisément accessibles. Pour écrire ce livre, j’ai dû mener une centaine d’interviews auprès de personnes ayant été partie prenante à cette guerre, d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, j’ai eu également la chance de pouvoir accéder à des archives encore non-accessibles pour le public, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis. Bref, un tel projet a demandé des années pour être mené à bien, ce qui en soi, explique au moins partiellement l’absence relative de publications antérieures sur un sujet si vaste, mais si méconnu.


Pour répondre à la deuxième partie de votre question, la guerre Iran-Irak m’a toujours interpellé, et ce d’autant plus qu’elle faisait souvent les gros titre de la presse durant les années où je commençais à me passionner pour l’histoire militaire. Comprendre celle-ci m’est apparu essentiel pour appréhender correctement la situation actuelle au Moyen-Orient. C’est pourquoi l’ambition de ce livre consiste à offrir au lecteur une perception globale de ce conflit, le plus meurtrier et le plus long du 20e siècle au Moyen-Orient, ainsi que de ses conséquences pour les équilibres géopolitiques actuels. Comme je le mentionne dans mon introduction, l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 a bel et bien offert aux Iraniens la victoire qu’ils n’étaient pas parvenus à obtenir après des sacrifices inouïs un peu plus d’une décennie auparavant. Les mollahs iraniens auraient été fondés à ériger une statue en l’honneur de George W Bush !


Pouvez-vous nous éclairer sur la conduite politique de cette guerre dans les deux pays et plus particulièrement en Iran ?


Pour Saddam Hussein, la guerre constitue un moyen d’accentuer son contrôle sur l’armée. In fine, les décisions importantes en Irak reviennent toujours au raïs et au petit cercle d’hommes en qui il a confiance, comme Adnan Khairallah (son cousin, ministre de la Défense) ou Ali Hassan al-Majid (son autre cousin, chef des services de renseignements), plus connu sous le sobriquet d’Ali le chimique. Saddam Hussein n’ayant jamais eu d’expérience militaire, il s’est formé sur le tas auprès d’Adnan Khairallah, ce qui lui permit d’acquérir au fils du temps une compréhension, limitée mais réelle, de la chose militaire. Les enregistrements des réunions tenues en la présence du dictateur que j’ai pu consulter (les fameuses bandes audio de Saddam) révèlent à cet égard certains aspects de sa personnalité. Ainsi, il écoutait beaucoup, demandant fréquemment à ses subordonnés de justifier leurs propositions par de simple « pourquoi ».


Du côté iranien, le nouveau pouvoir issu de la révolution est encore instable et fragile au moment de l’invasion irakienne. La guerre permet au régime de se consolider et l’ayatollah Khomeiny dira lui-même que celle-ci est une aubaine. Petit-à-petit, les élites issues du clergé sont ainsi en mesure d’éliminer leurs rivaux issus de mouvements laïques comme le Tudeh(communistes), les libérauxou les Moudjahidines du Peuple et de s’emparer de l’ensemble des leviers du pouvoir. Ce processus culmine en 1981 avec la disgrâce et la fuite du président Bani Sadr, puis à la répression qui s’abat sur les Moudjahidines du Peuple et qui correspond de factoà une seconde révolution.


Il convient cependant de ne pas oublier que le pouvoir des ayatollah n’est pas un bloc monolithique mais qu’il est aussi divisé en factions, dont les deux principales sont menées par Akbar Hashemi Rafsandjani, le président du parlement, et Ali Khamenei, le président de la république. Ces deux factions sont constamment en train de s’opposer, l’ayatollah Khomeiny jouant in finele rôle d’arbitre. Rafsandjani, qui dirige les opérations militaires, n’a aucun intérêt à voir le conflit prendre fin. Cette instrumentalisation contribue à expliquer pourquoi en 1982, alors que les Irakiens ont été repoussés du territoire iranien et se déclarent prêts à cesser les hostilités, la guerre continue. De manière surprenante, après la mort de l’ayatollah Khomeiny, ce fut le moins charismatique de ces deux rivaux, Ali Khamenei, qui prit l’ascendant en devenant guide de la révolution, Rafsandjani ayant commis l’erreur de privilégier l’accès au poste de président de la République. La lutte entre ces deux figures politiques majeures issues de la révolution iranienne n’est encore pas terminée de nos jours. L’élection récente de Hassan Rohani en est une illustration flagrante.


Volontaires iraniens (via wikicommons)
Quelle fut l’ampleur de la mobilisation dans les deux pays, et comment ceux-ci ont-ils pu financer leur effort de guerre ?


Dans les deux cas, la mobilisation fut totale, à la fois militaire, morale et économique. Sur le plan militaire stricto sensu, jusqu'à deux millions de soldats, 10 000 véhicules blindés et un millier d'aéronefs furent engagés simultanément par les belligérants. Cependant, l’effort demandé aux Irakiens fut sans doute moindre que celui imposé à la population iranienne. En effet, en Iran, la guerre consolide le régime qui ne craint pas de gaspiller la vie des soldats pour compenser son infériorité matérielle. Cela se traduit sur le champ de bataille par des modes opératoires privilégiant le choc, l’assaut frontal et les vagues humaines.


Inversement, en Irak, le pouvoir baathiste craint qu’une trop forte sollicitation de la population ne puisse la pousser à se retourner contre lui. Afin de la ménager, Saddam Hussein fait massivement renforcer les défenses anti-aériennes de Bagdad dans le but de pouvoir lever le couvre-feu dans la capitale aussi rapidement que possible. Cette situation ne va pas sans rappeler la guerre de 14-18, où Paris vivait presque comme en temps de paix, alors que l’horreur régnait dans les tranchées distantes d’un peu plus d’une centaine de kilomètres. L’armée irakienne s’efforce par ailleurs d’épargner autant que faire se peut la vie de ses hommes en privilégiant l’usage du feu. Il est vrai que Saddam Hussein est en mesure d’éviter de faire un choix entre le beurre et les canons parce qu’il a la possibilité de mener sa guerre à crédit, principalement grâce aux financements alloués par les pétromonarchies du Golfe. En revanche, l’Iran ne dispose pas de telles facilités, et doit donc gérer ses ressources avec parcimonie pour pouvoir financer sa participation au conflit.


Sur le plan militaire, une perception très répandue dans le public assimile la guerre Iran-Irak à une simple réédition de la guerre des tranchées, notamment parce que ces deux conflits ont pour point commun l’usage de gaz de combat et les assauts par vagues humaines. Qu’en a-t-il été réellement ?


A mon sens, la guerre Iran-Irak constitue une forme de magasin des horreurs du XXe siècle. On y retrouve certes un usage massif d’armes chimiques et le recours aux vagues humaines caractéristiques de la Première Guerre mondiale, mais aussi un usage de grandes formations blindées ou de bombardements de terreur sur les centres urbains que l’on tend plutôt à assimiler à la Seconde Guerre mondiale. De plus, les opérations menées tant par les Iraniens que par les Irakiens contre leurs mouvements indépendantistes kurdes respectifs, dans les montagnes du Nord, ne vont pas sans rappeler la guerre d’Algérie, alors que par ailleurs, les tactiques d’infanterie légère iraniennes dans les marais entourant les îles Majnoun rappellent plutôt la guerre du Vietnam. Et les combats aériens rappellent les guerres israélo-arabes. Les belligérants furent aussi parfois des précurseurs, notamment en matière de guerre aérienne, où ils firent appel massivement à des munitions guidées tirées à distance de sécurité. Les Super Frelon, Super Etendard et Mirage F-1EQ5 irakiens ne tirèrent pas moins de 500 Exocet durant la guerre, tandis que les F-4iraniens firent un usage massif de missiles air-sol Maverick. Sur le plan naval, l’opération Praying Mantis, qui opposa marines américaine et iranienne (en avril 1988) fut la plus grande bataille aéronavale de ces dernières décennies.


Il existe une vision un peu condescendante considérant que des pays moyen-orientaux ne sauraient égaler les Occidentaux en termes de savoir-faire militaire « classique ». On a parfois entendu que ces armées tendent à ne pas maîtriser intégralement l’emploi des technologies qu’elles acquièrent. Que nous enseigne la guerre Iran-Irak sur ces questions ?


La réalité est évidemment beaucoup plus nuancée. Au début du conflit, l’armée irakienne montre par exemple rapidement ses limites, tout particulièrement en termes tactiques. Ceci dit, au fur et à mesure que la guerre se prolonge, cette dernière apprend, s’adapte et se professionnalise. In fine, en 1988, les forces armées irakiennes n’ont strictement plus rien à voir avec ce qu’elles étaient en 1980. Elles maîtrisent clairement l’ensemble de leurs matériels, du char T-72 au Mirage F-1EQ6 en passant par les canons G-5. Bref, les Irakiens sont parvenus à créer leur armée de la victoire. Celle-ci parvient à asséner une série de coups brutaux et rapprochés en 1988, qui achèvent d’assommer un ennemi épuisé, dont les soldats sont déjà démoralisés après des années de sacrifices inouïs. Sans compter le fait que les caisses iraniennes sont vides et que les mollahs n’ont plus les moyens de financer leurs offensives.


Les Iraniens maîtrisent eux aussi leurs matériels les plus complexes, mais ils se sont trouvés entravés, au début du conflit, par le fait qu’un nombre important de leurs spécialistes les mieux formés se trouvaient en prison. Une fois libérés, ces personnels sauront entretenir et faire fonctionner correctement le matériel. Les pilotes de F-14 soigneusement entraînés du temps du Shah se révéleront redoutables face aux pilotes irakiens et sauront utiliser parfaitement leurs missiles Phoenix. Plus généralement, les Iraniens se sont montrés capables d’improvisations surprenantes, y compris avec des engins de très haute technologie. Des missiles mer-air Standardéquipant leur marine furent par exemple convertis en engins air-mer pouvant être tirés par des Phantom. Leurs techniciens parvinrent à entretenir des engins aussi complexes que les batteries de missiles Hawk ou les chasseurs Tomcat sans aide extérieure et en ne bénéficiant que d’un approvisionnement en pièces détachées incertain du fait de l’embargo américain sur les armes. Sur le plan terrestre, poussés par leur infériorité matérielle, ce sont les Iraniens qui ont le plus innové, comme le démontre la prise de Fao.


Dans le domaine aérien en revanche, ce sont les Irakiens qui se sont démarqués par un nombre important d’innovations à partir de 1984. A cette date, le général Hamid Shaaban prend la tête de la force aérienne. Celui-ci est un visionnaire qui sait s’entourer de personnels compétents, et sous son impulsion, l’aviation irakienne devient progressivement une force de frappe redoutable, capable de mener des attaques précises sur de longues distances, comme le démontre les raids de Mirage F-1 sur le terminal de Larak, à l’embouchure du détroit d’Ormuz. Même sur le plan tactique, des innovations brillantes comme la transformation d’avions de transport Il-76 en bombardiers larguant des palettes de fûts de napalm ou encore l’usage de formations mixtes comprenant Mirage F-1 et Su-22, les nacelles de guidage des premiers éclairant les cibles pour les armes guidées laser d'origine soviétiques des seconds. Cette combinaison a permis aux Irakiens de détruire les pontons permettant aux Iraniens de ravitailler leurs positions sur la péninsule de Fao.




Pilotes irakiens de Mirage F-1 (via wikicommons)

Quel fut le rôle joué par la France pendant cette guerre ?


En France, l’Irak fut longtemps perçu comme un véritable Eldorado pour les industriels français, que ce soit dans le BTP, le pétrole, l’agroalimentaire, le nucléaire et bien entendu dans le commerce des armes. Ces derniers ont bénéficié pendant des années d’un accès privilégié au marché irakien. Il s’agissait d’une situation qui correspondait aux objectifs politiques du raïs de Bagdad, soucieux de diversifier ses sources d’approvisionnement dans le domaine des armements. Dans l’Hexagone, Saddam Hussein était aussi perçu comme un rempart de la laïcité contre l’Islam intégriste, un despote éclairé qui était un moindre mal. In fine, la France joua un rôle essentiel dans ce conflit ne serait-ce que parce qu’elle alimenta en armes de haute technologie la machine de guerre irakienne. En parallèle, Paris négocia aussi avec Téhéran dans l’espoir de résoudre plusieurs contentieux « lourds » opposant les deux capitales. Outre le soutien français à Bagdad, on peut citer le contentieux Eurodif et l’asile accordé à des dissidents iraniens comme Bani Sadr. Au pire moment, et après que les Iraniens aient directement frappé le territoire français au moyen d’attaques terroristes, les deux pays fermeront leurs ambassades respectives. Le juteux marché de l’armement irakien et iranien n’attira cependant pas que la France et même des pays neutres ne se privèrent pas de l’exploiter. La société suisse Pilatus livra ainsi des avions PC-7, utilisés pour l’attaque légère ou l’épandage d’armes chimiques, tant à l’Irak qu’a l’Iran, alors que la Suède fournit à l’Iran des missiles sol-air portables RBS-70 et l’Autriche des pièces d’artillerie lourde à l’Irak.


La description que vous faites des performances de l’armée irakienne en 1988 peut surprendre alors que celle-ci fut humiliée en 1991. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons de ce brutal passage du triomphe à la défaite ?


Une des raisons du désastre de 1991 réside dans la disparition en 1989 d’Adnan Khairallah, cousin de Saddam Hussein et ministre de la Défense. Probablement éliminé sur ordre d’Oudaï et de Qoussaï, les propres fils du dictateur, il était le seul militaire compétant en qui le raïs avait totalement confiance, et qui aurait donc pu lui faire comprendre à quel point les forces armées irakiennes, taillées sur mesure pour affronter l’adversaire iranien, étaient inférieures à la gigantesque armada aéroterrestre de la coalition assemblée par le président Bush.


Privé des conseils d’Adnan Khairallah et convaincu en même temps de la pertinence de ses propres conceptions, Saddam Hussein resta persuadé qu’il conservait de sérieuses chances de l’emporter dans le combat à venir avec la coalition. Comme on le sait, les Etats-Unis firent à cette occasion l’étalage de la puissance brute de leur force, mais aussi celle de l’efficacité de la doctrine Air Land Battle, conçue initialement pour affronter l’armée soviétique. Il n’est par ailleurs pas exclu que l’objet de la démonstration de force dont l’armée irakienne fit les frais ait en réalité eut pour objet de dissuader les dirigeants d’une URSS en phase terminale de tout aventurisme désespéré. 


Pour conclure, pourriez-vous nous indiquer quel est l’héritage laissé par la guerre Iran-Irak ?


Une conséquence directe de cette guerre fut bien entendu l’invasion irakienne du Koweït et tout ce qui s’ensuivit. Saddam Hussein hérita d’une armée aux effectifs pléthoriques dont la démobilisation pouvait s’avérer coûteuse politiquement, avec le risque de voir de nombreux vétérans condamnés au chômage errer dans les rues des villes du pays et fragiliser ainsi le régime. En parallèle, le pays était dans une situation financière catastrophique avec l’arrivée à échéance de nombreuses dettes. Dans le même temps, le Koweït se refusait d’une part à annuler ses créances sur l’Irak et d’autre part à contribuer à une hausse des prix du pétrole, Saddam ayant besoin d’un pétrole cher pour renflouer ses caisses. Dès lors, la tentation devint vite irrésistible pour Saddam Hussein de régler ces problèmes en utilisant son armée pléthorique. 


Même de nos jours, il est impossible de comprendre la position iranienne sur le dossier nucléaire sans remonter à la guerre Iran-Irak. Contrairement à ce que l’on peut entendre et à l’impression désastreuse qu’ont pu donner les rodomontades du président Ahmadinejad, la politique suivie par les Iraniens en matière nucléaire reste rationnelle et profondément marquée par les leçons tirées de cette guerre. En Iran, posséder une capacité nucléaire fait l’objet d’un large consensus, y compris dans les factions prônant une plus grande ouverture vers l’Occident. Cette quasi-unanimité s’explique par le fait que l’Iran a été un des seuls pays victimes d’un usage massif d’armes chimiques, sans pour autant que le communauté internationale n’y trouve à redire. Beaucoup d’Iraniens sont par ailleurs convaincus que si la centrale Osirak n’avait pas été détruite au début du conflit par les Israéliens, ils auraient été victimes de frappes nucléaires irakiennes si la guerre avait duré assez longtemps pour cela. L’approche iranienne est donc éminemment dissuasive. Une autre leçon tirée par les Iraniens de ce bain de sang est qu’ils s’efforceront toujours de négocier en disposant d’une marge de manœuvre aussi grande que possible, de crainte de se trouver dans une position identique à celle de 1988, où ils furent dos au mur. C’est la raison pour laquelle le nouveau président iranien Rohani préfère négocier avec les Américains tant qu’il a encore des cartes en main et un peu d’argent dans ses caisses, plutôt que quand ses options seront réduites à néant.


Malheureusement, la plupart des élites occidentales actuelles, que ce soit par ignorance, par adhésion aveugle au politiquement correct, par intérêt idéologique ou simplement sous le poids des lobbies relayant les positions des monarchies pétrolières du Golfe qui s’accommodent fort bien d’une diabolisation de l’Iran, peinent à reconnaître à ce pays le statut d'acteur rationnel et pragmatique. Par ailleurs, certains concepts comme celui du croissant chiite tendent à complexifier encore davantage les choses. A cet égard, l’alliance entre la Syrie et l’Iran est bien plus la résultante d’un calcul politique purement bismarckien de la part de Téhéran que d’une véritable accointance religieuse. Si c’est leur intérêt, les Iraniens, me semble-il, n’hésiteront pas à lâcher le régime syrien s’ils peuvent obtenir mieux en échange.


Face à la nouvelle cavalerie

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Depuis plus d’un demi-siècle, l’hélicoptère constitue un élément majeur dans l’arsenal des armées. A ce titre, sa place fut prépondérante dans les différentes opérations contre-insurrectionnelles menées par les armées en étant équipées. Voici une brève description des tactiques adoptées par deux forces confrontées à un usage massif de l’hélicoptère, le Viet Cong et l’armée nord-vietnamienne dans le Sud du Vietnam, et les Moudjahidines en Afghanistan.
 
Adrien Fontanellaz



Contrairement à l’image d’Epinal encore régulièrement véhiculée, l’armée sud-vietnamienne et les troupes américaines affrontèrent un adversaire hybride, alliant guérilla traditionnelle et forces semi-conventionnelles. Schématiquement, l’appareil militaire Viet Cong s’articulait entre des unités de milices locales dont la mission première était le contrôle de la population, le recrutement, le renseignement et le soutien logistique, des unités territoriales ou régionales, et un corps de bataille construit à partir de ces dernières. La dernière catégorie, et dans une moindre mesure, la seconde, étaient assimilables à des forces régulières, soit enrégimentées et pourvues d’uniformes.

 
Des forces nord-vietnamiennes alimentèrent constamment ce corps de bataille, lui donnant une puissance bien supérieure à ce que lui aurait permis sa propre base de recrutement. L’ensemble de ce système faisait partie d’une chaîne de commandement unique permettant un processus de retour d’expérience efficace. Le corps de bataille était constitué d’infanterie légère dépourvue d’appuis conséquents, du moins comparé à ceux dont disposait l’adversaire. Ce manque de puissance de feu permettait à ses unités de manœuvrer dans zones dépourvues d’infrastructure, contrairement à un ennemi dépendant des routes pour acheminer son matériel lourd. Cette mobilité supérieure permettait aux forces régulières communistes de n’engager le combat que dans des circonstances favorables et face à un ennemi inférieur. L’introduction massive de formations aéromobiles par les Américains leur permit de reprendre l’initiative en accroissant énormément leur mobilité. Ce changement de paradigme contraignit le Viet Cong à s’adapter.

 



Mitrailleuse DShK manipulée par une milicienne dans Nord du Vietnam. De par leur taille limitée, ces armes furent également utilisée par les troupes de Hanoi dans le Sud du pays (via http://teakdoor.com/arts-and-entertainment/76812-photos-the-female-soldiers-vietnam-war.html)

La première réponse était offensive, et passait par l’attaque des bases nécessaires au déploiement de la puissance aéromobile ennemie. Des attaques à distance au moyen de mortiers et de roquettes prirent régulièrement celles-ci pour cibles. Elles avaient l’avantage d’être peu couteuses en hommes, puisque les équipes chargées du tir pouvaient disparaître rapidement après avoir lâché une salve de projectiles. L’usage de mortiers était cependant plus risqué, car leur portée réduite, de l’ordre de trois kilomètres pour une pièce de 82mm, imposait à leurs opérateurs de s’infiltrer près de l’objectif. Les roquettes de 122mm permettaient de tirer depuis une distance plus grande, mais manquaient de précision, et ce d’autant plus que la superficie des objectifs attaqués pouvait être importante. Ce procédé pouvait s’avérer à l’occasion très efficace, comme le 9 septembre 1967, où une salve de trois roquettes endommagea un F-4 et un A-1 sur l’aéroport de Danang, infligeant en sus un tué et trois blessés aux Américains. Outre ces attaques à distance, de petites unités de sapeurs, spécialement entraînées à l’usage des explosifs et aux tactiques d’infiltration, s’en prenaient régulièrement aux bases ennemies. Cette méthode, plus couteuse en hommes, pouvait s’avérer particulièrement payante. Ainsi, dans la nuit du 27 au 28 octobre 1965, deux bases des marines furent attaquées simultanément à Chu Lai et dans la péninsule de Tiensha. Les sapeurs, équipés de grenades, de bengalores, d’armes automatiques et de RPG parvinrent à franchir les périmètres défensifs et à détruire un total de 19 hélicoptères et deux avions appartenant aux MAG (Marine Air Groups) 12 et 16.


Sur le plan défensif, les alentours des camps et autres bases communistes furent systématiquement explorés afin de recenser les sites pouvant être utilisés comme Landing Zone (LZ). Elles étaient surveillées de manière plus ou moins constante selon les cas, et surtout, des zones d’embuscade et des voies de repli étaient établies en fonction de chacune d’entre elles. Ce mélange de surveillance et de planification diminuait considérablement le temps de réaction des unités Viet Cong ou nord-vietnamiennes présentes sur les lieux. Si les forces disponibles étaient suffisantes, les unités communistes avaient pour instruction d’attaquer les soldats américains juste après qu’ils aient débarqué, sans leur laisser le temps d’établir un périmètre défensif, avec l’avantage de rendre leur recours à de l’appui-feu difficile. De plus, des petites équipes, comptant trois ou quatre soldats armés d’AK-47 appuyés par une mitrailleuse légère et un tireur de précision, pouvaient couvrir les LZ considérées comme les plus susceptibles d’être utilisées par l’ennemi. Là aussi, ces hommes avaient pour instruction de n’ouvrir le feu qu’à bout portant.

Les soldats réguliers nord-vietnamiens recevaient une instruction spécifique aux tactiques de lutte anti-hélicoptère. Ils apprenaient au cours de celle-ci à identifier les différents types d’appareils ennemis et leur points vulnérables, puis apprenaient à viser des objets évoluant à grande vitesse afin d’estimer l’angle de déflection nécessaire pour atteindre leur cible. En général, les Bodoi devaient éviter d’ouvrir le feu sur des hélicoptères simplement en transit, réservant leurs tirs pour ceux les attaquant directement ou alors débarquant des troupes.


Aiguillions contre crocodiles


Les Soviétiques se trouvèrent confrontés en Afghanistan à un adversaire très différent de celui que les Américains combattirent au Vietnam un peu plus d’une décennie plus tôt. Les Moudjahidines afghans opéraient en effet au sein de structures beaucoup plus diffuses que les Bodoi un peu plus d’une décennie plus tôt. Les combattants afghans étaient rattachés à des groupes semi-autonomes dont la taille variait en fonction du prestige de leur commandant. Ces derniers appartenaient à un des sept partis formant à leur tour une coalition représentant l’ensemble de la résistance afghane. Chacun de ces partis restait cependant farouchement indépendant, et les rivalités entre eux étaient fréquentes.

 
Les Moudjahidines n’opéraient donc pas au sein d’une structure favorisant des méthodes aussi systématiques que leurs prédécesseurs vietnamiens, alors que les Soviétiques et l’armée gouvernementale afghane utilisaient intensément leurs hélicoptères non seulement pour déplacer et ravitailler leurs troupes, mais aussi comme moyen d’appui rapproché et d’escorte des convois terrestres. L’hélicoptère d’assaut Mi-24 était particulièrement craint des Moudjahidines à cause de sa puissance de feu et de son blindage, qui le rendait difficile à abattre. A plusieurs reprises, la ruse permit aux combattants afghans d’abattre des hélicoptères en les attirant au fond de vallées et à portée de poste de tirs les surplombant. Les pilotes afghans et soviétiques ne tardèrent pas apprendre de ce genre d’erreurs et se montrèrent plus difficiles à leurrer par la suite. Comme au Vietnam, un des meilleurs moyens de s’attaquer aux hélicoptères était de les frapper au nid au moyen de roquettes tirées contre leurs bases, généralement avec des projectiles de 107mm d’origine chinoise tirés l’aide de lanceurs à un seul tube aisément transportables. Ces mesures restaient cependant insuffisantes pour limiter les opérations soviétiques.

 


Durant les premières années suivant l’intervention de l’armée rouge, les armes livrées par les Etats-Unis et le Pakistan aux Moudjahidines étaient originaires des pays de l’Est ou de la Chine, afin de masquer l’étendue de leur soutien en rendant crédible le scénario selon lequel l’armement de la rébellion avait été pris sur l’ennemi. De ce fait, les seuls missiles anti-aériens portables livrés par l’ISI, les services secrets pakistanais, étaient des SA-7 d’origine soviétique. Ce système, évidemment bien connu de ses concepteurs, s’avérait facile à leurrer, et ce d’autant plus que la simple présence du soleil pouvait suffire à dévier son système de guidage infrarouge loin de sa cible. Conscients de l’impact physique et psychologique des hélicoptères russes sur les combattants afghans, les Etats-Unis livrèrent, toujours via l’ISI qui contrôlait la répartition des flux d’armements vers les mouvements de résistance, entre trente et quarante canons anti-aériens Oerlikon de 20mm. De par leur encombrement et leur poids unitaire de 600 kilos, ces pièces étaient inadaptées au théâtre d’opérations afghan. Il fallait en effet une vingtaine de mulets pour déplacer une batterie de trois pièces démontées. Leur cadence de tir les rendait également coûteuses à cause du prix élevé des obus. In fine, ces canons occupèrent des emplacements statiques protégeant les bases de la résistance situées près de la frontière pakistanaise. Plusieurs milliers de missiles Blowpipe d’origine britannique furent ensuite livrés à partir de la seconde moitié de l’année 1985. Cette arme s’avéra aussi inadaptée au contexte afghan que les canons de 20mm. Une fois le missile lancé, le tireur devait en effet guider le missile, relié au poste de tir par une liaison radio, au moyen d’une petite manette. La formation des opérateurs était donc longue, et devait être remise à jour régulièrement. Déjà retiré du service au sein de l’armée britannique, ce système d’arme souffrit de surcroit de nombreux incidents de tir, et s’avéra peu efficace aux mains des Moudjahidines. Au début de 1986, ces derniers attendaient toujours de posséder une arme susceptible de contester la suprématie des hélicoptères ennemis.




Moudjahidine épaulant un SA-7 (via wikicommons)



L’armée pakistanaise et la CIA refusaient en effet de livrer des missiles plus récents par crainte de compromettre leur déni de tout soutien à la résistance afghane. La situation changea en avril 1986, moment où une série d’opérations lancées par les troupes soviétiques et gouvernementales afghanes contre les bases rebelles situées à cheval sur la frontière pakistano-afghane convainquirent les Américains d’intensifier leur soutien aux Moudjahidines, faisant fi de leur crainte de voir des armes dernier-cri êtres capturées par les Soviétiques. Un accord prévoyant la livraison annuelle de 250 lanceurs et 1250 missiles Stinger fut donc conclu. Ce modèle de missile antiaérien portable à guidage infrarouge était entré en service dans l’armée américaine quelques années plus tôt. Dix instructeurs pakistanais furent envoyés aux Etats-Unis en juin 1986 pour suivre un stage de huit semaines sur l’usage du Stinger. L’ISI mit également en place un centre d’instructions muni d’un simulateur dans son camp d’Ojhiri, où se succédèrent des volées de douze stagiaires afghans qui suivaient des classes de deux à trois semaines. Le programme favorisait la sélection de Moudjahidines ayant une expérience préalable sur SA-7.

La nouvelle arme fut utilisée pour la première fois le 25 septembre 1986. Une trentaine de combattants s’infiltrèrent à un kilomètre et demi de la piste de l’aéroport de Jalalabad, puis mirent en batterie trois lanceurs, chacun servis par un tireur et deux pourvoyeurs munis d’un tube de recharge. Les Moudjahidines tirèrent cinq Stinger en succession rapide sur une formation de huit hélicoptères en phase d’atterrissage avant de se replier. Ils revendiquèrent trois coups au but à cette occasion. Le même jour, une autre équipe tira trois missiles en limite de portée contre un jet dans la région de Kaboul, sans toucher la cible. Ces deux actions marquèrent le début d’une campagne d’attaques similaires visant les principaux aéroports du pays. L’usage du Stinger se répandit ensuite dans la majorité du pays au rythme du nombre de tireurs formés par l’ISI. Les Moudjahidines ne se contentèrent pas d’utiliser ces missiles comme arme d’opportunité dans un contexte défensif, mais tendaient au contraire des embuscades soigneusement préparées, le plus souvent, en attaquant délibérément un poste isolé afin d’attirer des hélicoptères. Cet usage offensif d’un système d’arme à vocation défensive accrût énormément les dommages portés à l’ennemi. A titre de comparaison, l’armée pakistanaise lança 28 Stinger depuis des positions défensives en réaction au viol de l’espace aérien national par des avions soviétiques sans mettre un seul coup au but, alors que les Moudjahidines tirèrent un total de 187 missiles jusqu’au mois d’août 1987 et revendiquèrent un taux de réussite de 75 %. L’ISI encourageait ces pratiques en fournissant deux nouveaux missiles pour chaque succès obtenu, les commandants devant ramener les tubes vides pour prouver qu’ils ne les avaient pas vendus.


Les craintes à l’origine des réticences américaines quant à la livraison de matériels aussi sophistiqués finirent cependant par se réaliser. Au début de 1987, des Spetsnaz parvinrent à tendre une embuscade à une colonne de Moudjahidines transportant des Stinger et à s’emparer de ceux-ci. A la même période, un autre groupe de combattants, transportant quatre lanceurs et seize missiles, transita par l’Iran et se fit intercepter par des garde-frontières qui s’empressèrent de saisir ces armes. Malgré ces déconvenues, l’introduction du Stinger compliqua beaucoup la tâche des pilotes afghans et soviétiques. Outre les pertes subies, elle imposa l’adoption de tactiques bien plus contraignantes, comme le vol à très basse ou à haute altitude, ainsi que des largages massifs de leurres infrarouges à titre préventif à chaque décollage ou atterrissage d’avions de transport sur les bases aériennes du pays.

 
En conclusion, l’approche vietnamienne reposa sur une approche coordonnée et systématique, rendue possible par l’existence d’une organisation très structurée. Inversement, celle des Moudjahidines, divisés entre plusieurs partis chapeautant des commandants très autonomes, vit son efficacité dépendre en partie des caractéristiques de l’armement dont ils disposaient, comme le démontre l’augmentation des pertes soviétiques concomitantes avec l’introduction des Stinger.

 
De nos jours, l’hélicoptère continue à être un élément essentiel pour des forces engagées contre des adversaires irréguliers. Par ailleurs, la supériorité conventionnelle et informationnelle des armées occidentales, pour peu qu’elles soient coalisées, incluent une présence américaine et opèrent dans un environnement géographique n’interférant pas trop avec leurs atouts, contraindra à priori leurs adversaires à continuer à opérer de manière très décentralisée dans les années qui viennent. Bref, ces derniers auront un modus operandi plus proche de celui des Talibans que de l’armée nord-vietnamienne, sous peine de créer des structures visibles pour un ennemi suréquipé en moyens de recueil de renseignements.

 
Contrairement aux Soviétiques, les troupes occidentales engagées dans des conflits asymétriques depuis la fin de la guerre froide n’ont jamais été confrontées à des adversaires disposant d’armement à la fois sophistiqués et de taille réduite représentant une menace similaire à celle que pouvait incarner le Stinger pour les pilotes russes dans les années 80. Au mieux un groupe irakien a-t-il-pu utiliser des SA-7 désuets pour endommager un avion-cargo civil en approche dans la région de Bagdad. Preuve de cette chance relative, l’usage de RPG-7 comme armes anti-aériennes improvisées en Somalie, puis en Afghanistan, fut à l’origine de vastes discussions sur cette «nouvelle» menace tandis que l’emploi massifs de missiles anti-char récents par le Hezbollah en 2006 fut presque perçu comme une révolution.
 
Pourtant, cette configuration avantageuse où l’adversaire n’est doté que d’armements au mieux limités et au pire archaïques, si l’on pense aux fusils Lee-Enfield utilisés comme armes de précision par les Talibans, ne peut se reproduire indéfiniment. Si, jusqu’à maintenant, la puissance américaine a efficacement dissuadé des pays tiers de livrer des armes avancées à des mouvements ouvertement en lutte contre les pays occidentaux, il est vrai aussi que, développement économique oblige, le nombre de pays disposant des savoir-faire technologiques et industriels leur permettant de se lancer dans la production de missiles anti-char et anti-aériens portables performants augmente, et avec elle, la possibilité que de telles armes ne soient livrées à des organisations amenées à combattre des troupes otaniennes ou affiliées.  Cette catégorie d’armement ne représente bien sûr en aucun cas une nouvelle forme de Wunderwaffen, mais, ajoutées aux méthodes insurrectionnelles classiques, elles accroîtraient le répertoire tactique à disposition de combattants irréguliers, et augmenteraient leurs chances d’infliger des pertes très rapidement considérées comme lourdes ou injustifiables pour un monde occidental maintenant accoutumé à considérer la mort de soldats en missions comme une forme d’anomalie scandaleuse. Par ailleurs, leur simple existence peut suffire à contraindre l’adversaire à mettre en place toute une série de mesures préventives qui a pour effet de limiter sa flexibilité. Ainsi, non seulement l’introduction des Stinger causa-t-elle de lourdes pertes aux Soviétiques, mais elle fit aussi baisser l’efficacité globale de sa flotte d’hélicoptères à cause des mesures de sécurité contraignantes qu’ils durent implémenter.


Bibliographie



Warren Wilkins, Grab Their Belts to Fight Them: The Viet Cong's Big-Unit War Against the U.S., 1965-1966, Naval Institute Press, 2011



Gordon Rottman, North Vietnamese Army Soldier 1958-75, Osprey Publishing, 2009



M. Yousaf et M. Adkin, L’ours piégé, Alerion, 1996



Stéphane Mantoux, numéro 13 (janvier-mars 2013) du magazine Histoire & Stratégie consacré à l’histoire des operations aéromobiles.


 


 

La Russie révolutionnaire en guerre, l'offensive de juillet 1917.

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Au milieu de 1917 l'armée russe est à la croisée des chemins. En mars1les soldats de la garnison de Petrograd ont refusé d'obéir aux ordres de leurs supérieurs et se sont mutinés accélérant la chute du régime tsariste. L'armée entame alors sa troisième année de guerre dans l'incertitude au milieu d'un pays en crise où l'ensemble de la société se divise entre partisans de la poursuite du conflit contre les Empires centraux et ceux qui demandent la paix.

C'est dans une situation de crise morale, mais aussi politique, économique, sociale et militaire qu'en mai 1917 le socialiste modéré Alexandre Kerensky devient ministre de la Guerre dans le gouvernement provisoire. C'est un partisan de la poursuite de la guerre au nom de la parole donnée aux alliés britanniques, français et, depuis avril, américains, mais également au nom d'une Révolution russe qui doit, selon lui, s'inspirer de l'exemple français pour redresser le pays et former une armée révolutionnaire comme en l'an II. La chute du tsarisme permet en effet à l'Entente d’apparaître dorénavant comme le camp de la démocratie contre des Empires autocratiques. La guerre n'est plus celle du tsar mais celle du peuple et de la démocratie russe pour libérer le territoire occupé par l'ennemi.

C'est dans ce contexte que Kerensky se décide à organiser une grande offensive. Sa réussite doit ranimer l'ardeur guerrière russe, unir la nation, renforcer la jeune démocratie et rassurer les Alliés occidentaux. Et pourquoi pas amener la fin du conflit alors que sur le front occidental, le nouveau généralissime français, Robert Nivelle, prépare une offensive qu'il espère décisive. Mais dans la situation de la Russie à l'été 1917, cette offensive est bien plus qu'une simple opération militaire. De son résultat dépend la survie de l'État et de la société russe, l'avenir de l'armée et de la Révolution démocratique de Février.

David FRANCOIS




La promesse aux Alliés
Les 15 et 16 novembre 1916 lors de la conférence interalliée de Chantilly, les Britanniques et les Français demandent aux Russes de préparer une nouvelle offensive pour l'année 1917. Les Alliés sont en effet persuadés que cette année peut être décisive pour vaincre les empires centraux. De son coté le gouvernement du Tsar sait que sa légitimité internationale et surtout le soutien financier anglais et français dépendent de sa capacité à honorer les obligations prises envers ses partenaires. Le 31 décembre 1916, les différents commandants des fronts russes se réunissent au quartier-général de Moguilev pour discuter des opérations à venir2. Ils tombent d'accord pour rejeter l'idée d'une attaque en février malgré les promesses faites aux Occidentaux. Une opération à cette date est jugée par eux impossible. Elle ne peut avoir lieu qu'en mai quand l'armée aura reçu les livraisons d'artilleries britanniques indispensables et qu'elle aura été réorganisée pour la rendre plus maniable. En attendant les Russes ne peuvent aider leurs partenaires que par des opérations limitées. Les généraux tombent néanmoins d'accord sur la zone d'où doit partir la future offensive: le front sud-ouest.

Le manque de troupes allemandes dans ce secteur et la concentration de troupes russes dans la Roumanie voisine doivent favoriser une offensive sur ce front. Le plan prévoit alors une action sur l'axe Lemberg-Sighet des 11e, 7e et 8e armées renforcées par des unités venant de Roumanie. Pour soutenir cette attaque, des opérations de diversion sont prévues dans le nord vers Vilnius et Riga et dans la Dobroudja en Roumanie. Ce plan est approuvé le 6 février 1917 par le général Mikhaïl Alexeïev le chef d'état-major de l'armée impériale. Le même mois le général Alexeï Broussilov qui commande le front sud-ouest réunit les chefs des trois armées qui doivent participer à l'opération. Les 7e et 11e armées doivent avancer vers le nord-ouest en direction de Lemberg, l'armée spéciale doit marcher vers Vladimir, Volinsk et Kovel tandis que les troupes d'assaut de la 8e armée reçoivent pour mission de soutenir le front roumain au moment où ce dernier doit participer à l'offensive3. A l'exception de l'élimination de l'armée spéciale, ce plan est celui qui sera finalement mis en œuvre durant l'été suivant.

En février 1917, lors d'une nouvelle conférence interalliée tenue à Petrograd, la seule sur le sol russe de toute la guerre, les généraux de l'Entente s'accordent pour retarder la principale offensive alliée en avril. Il s'agit à la fois de répondre à la demande russe de repousser la campagne mais aussi au changement de plan à l'Ouest suite à la nomination du général Nivelle à la tête de l'armée française.

Le 18 mars, c'est à dire après la Révolution de Février et l'abdication du tsar, Alexeïev, toujours commandant en chef, rejette à nouveau la demande française d'une offensive de printemps. Il justifie sa décision par le mauvais état des routes mais surtout par l'effondrement de la discipline militaire. La plupart des autres officiers supérieurs sont du même avis que lui et pense qu'aucune offensive n'est possible avant juillet. Le seul qui n'est pas du même avis est Broussilov. Son optimisme alors qu'il commande le front d'où doit partir l'offensive persuade finalement Alexeïev d'avancer la date de l'offensive.

Soldats ruses en 1917 (source: Wikipedia.org)


Une armée russe à la dérive.
Avec la Révolution de Février la discipline s'est effondrée au sein de l'armée russe. Les soldats ne font plus confiance aux officiers qu'ils rendent responsables des hécatombes subies dans les premières années de la guerre. L'immensité des pertes a d'ailleurs profondément modifié la composition de l'armée, aussi bien de la troupe que du corps des officiers. Si la grande majorité des soldats sont toujours des paysans, en 1916 ce sont surtout des hommes d'age moyen et des nouvelles recrues avec une faible instruction militaire qui sont envoyés à l'avant. Le changement est plus profond encore chez les officiers notamment dans les grades les plus bas, ceux qui ont été décimés au début du conflit. Au-dessous du grade de capitaine les officiers sortent désormais d'académies créées durant le conflit et qui n'exigent que quatre ans de scolarité et quatre mois de service actifs pour y avoir accès. La plupart des officiers qui sortent de ces établissements viennent alors majoritairement de la paysannerie ou des classes moyennes inférieures et sont d'esprit libéral contrairement aux officiers supérieurs qui se plaignent du manque de caractère militaire de ces nouveaux officiers qui arrivent sur le front à la tête de renforts de piètre qualité4.

Le commandement subit également de profonds changements après la Révolution puisque de nombreux généraux sont limogés tandis que d'autres changent de commandement. Broussilov remplace Alexeïev le 4 juin à la tête de l'armée russe. Pour le front sud-ouest le nouveau commandant le général Gutor prend ses fonctions seulement trois semaines avant le début de l'offensive d'été. Au sein de ce front les commandants des 11e et 7e armées sont remplacés. A la tête de la 8e armée Lavr Kornilov remplace Alexeï Kaledine le 25 mai. Sur les autres fronts Denikine prend la direction du front ouest le 21 juin soit 10 jours avant le début l'offensive, sur le front nord Dragomirov remplace Klembovski et sur le front roumain Chtcherbatchev remplace Sajarov5.

La Révolution a également accru l'opposition des soldats à la guerre. Les espoirs d'amélioration de la condition de vie de la troupe ont été vite déçus d'autant que beaucoup de soldats espéraient que la chute du tsarisme signifierait le retour de la paix. Le nombre de désertions augmente ainsi que celui des soldats qui se font porter malades et ne retournent pas dans leurs unités. L'ordre n°1 du gouvernement provisoire a, il est vrai, considérablement affaibli le pouvoir de l'encadrement sur la troupe tout en donnant de l'importance aux différents soviets élus par les soldats. Il garantit en effet l'essentiel des droits civils des soldats et conditionne l'obéissance aux ordres de la commission militaire du gouvernement à l'accord du Soviet de Petrograd. L'abolition de la peine de mort le 25 mars et la présence de nombreux agitateurs révolutionnaires, notamment bolcheviks, dans les unités contribuent également à favoriser la propagation des idées défaitistes dans l'armée. Les mutineries sont alors fréquentes et certains officiers sont même tués, victimes du mécontentement croissant de la troupe. L'ordre n°8, appelé aussi Déclaration des droits des soldats, amplifie ces tendances car il autorise à quitter son unité en dehors du service et enlève aux officiers tout pouvoir disciplinaire en dehors des combats. Quand le gouvernement provisoire cherche finalement à faire marche arrière en décidant le 12 juin de dissoudre les unités les plus indisciplinées il ne fait qu'empirer la situation: il faut en effet plusieurs mois pour que cette décision soit effective et en attendant des soldats voient dans l'insubordination le meilleur moyen d'éviter les combats.

Le gouvernement encourage la formation des unités de volontaires qui voient alors le jour et où s'enrôlent majoritairement des hommes de la classe moyenne mais aussi des officiers qui veulent quitter les unités régulières où les soldats se mutinent. Le plus célèbre de ces régiments est certainement le bataillon féminin de la Mort créé par Maria Botchkareva. Le gouvernement met aussi en place les commissaires de l'armée et recrute pour ce corps de jeunes officiers démocrates. Ces derniers doivent faciliter les relations entre les soviets et les officiers et faire ainsi le lien entre la démocratie et l'armée. Le pouvoir est profondément convaincu qu'il peut ainsi réussir à rétablir le potentiel militaire russe en développant l'idée qu'un dernier sursaut d'héroïsme est le meilleur moyen de mettre fin à la guerre6.

Malgré ces mesures, l'envoie de renforts sur le front n'est toujours pas chose aisée. En mai et juin, si près de 1 900 compagnies de 250 hommes chacune sont envoyés à l'avant, cela ne représente que la moitié des troupes demandées par les généraux alors que le nombre de désertions reste élevé. La préparation de l'offensive a également des répercussions à l'arrière. Dans certaines villes des émeutes éclatent tandis qu'à Petrograd la garnison, qui a reçu la promesse de ne pas être envoyé sur le front, s'inquiète et se radicalise. Elle perd alors peu à peu confiance dans les socialistes modérés qui dirigent le pays à travers le gouvernement provisoire et le Soviet de Petrograd. La situation de l'armée reste donc toujours précaire et de nombreuses unités ne veulent plus se battre.

C'est à ce moment que le général Nivelle informe Alexeïev que l'offensive doit débuter sur le front occidental le 8 avril et demande que l'attaque russe débute à ce moment-là. Mais le rapport sur la situation politique et militaire envoyé par le ministre de la Défense Alexandre Goutchkov alarme le commandant en chef qui impose l'idée qu'une offensive est impossible au printemps et qu'il faut repousser les opérations en juillet. Les commandants de front sont convaincus de pouvoir tenir le front mais pas de se lancer dans une attaque. Le 18 mars l'état-major propose finalement de repousser l'offensive afin de pouvoir ramener l'ordre dans les unités.

Le général Broussilov (source: Wikipedia.org)


Une offensive éminemment politique.
Le gouvernement provisoire souhaite répondre aux obligations contractées envers les Alliés mais il est conscient que cette politique provoque le mécontentement des soldats qui ont vu dans la Révolution le moyen d'obtenir la fin du conflit. Le 17 mars le Soviet de Petrograd se prononce pour une paix sans annexions, ni indemnités et pour un défensisme révolutionnaire. Il finit néanmoins par soutenir l'idée d'offensive mais de manière prudente, en avançant l'idée que cela peut faire avancer les négociations de paix. Pour la majorité des partis un succès militaire doit renforcer la diplomatie russe et ses efforts en faveur d'un règlement négocié du conflit. Et puis la reprise des combats doit également faciliter l'obtention de prêts nécessaires pour éviter la faillite du pays7.

Le 18 mai le nouveau gouvernement provisoire annonce qu'il fait siens les objectifs définis par le Soviet de Petrograd: promouvoir une paix sans annexions, démocratiser l'armée et lancer une offensive pour défendre la démocratie menacée. Il réussit à convaincre les principaux partis de la nécessité de l'opération et Kerensky, le nouveau ministre de la Guerre, se rend sur le front afin de galvaniser les troupes et d'organiser l'offensive promise aux alliés. Jugé trop pessimiste, il remplace à la tête de l'armée Alexeïev par Broussilov.

A Petrograd, Kerensky doit faire face à la fois à l'opposition des bolcheviks qui veulent mettre fin immédiatement à la guerre et aux doutes qui agitent les autres partis révolutionnaires. Il rappelle alors les obligations de la Russie vis-à-vis de ses alliés et ajoute que les représentants français et britanniques en Russie ont demandé au gouvernement provisoire de tenir le front jusqu'en octobre. Une offensive russe limitée doit permettre de continuer à maintenir des divisions austro-allemandes à l'Est et donner le temps aux troupes américaines de se déployer pour vaincre l'Allemagne. Pour Kerensky la Révolution russe n'est pas non plus sans effet dans les rangs de l'adversaire. Dans l'armée autrichienne les unités slaves s'agitent tellement sur le front sud-ouest que le commandement doit les transférer sur le front italien. La légion polonaise de Pilsudski a cessé de combattre tandis que les gouvernements ottomans et bulgares lancent des signaux de paix. La situation lui apparaît donc favorable pour forcer l'impasse militaire dans laquelle se trouve la Russie.

Kerensky se montre suffisamment persuasif, car le 15 juin, le congrès national des soviets, où les bolcheviks refusent de prendre part au vote, approuve l'offensive. La majorité du Soviet de Petrograd espère que la défense de la Russie démocratique permettra l'union du peuple comme ce fut le cas lors de la Révolution française, le modèle révolutionnaire par excellence des démocrates et socialistes russes. Mais sur le front certains soviets de soldats débattent encore pour savoir si leurs unités doivent participer à l'action.

Kerensky incarne alors un patriotisme révolutionnaire naissant tandis que se développe autour de sa personne un véritable culte. Paradoxalement c'est la droite et les libéraux qui le soutiennent avec l'idée qu'une offensive est seule susceptible de rétablir l'ordre et la discipline. Les leaders du socialisme alliés viennent aussi renforcer le moral des Russes. Albert Thomas pour la SFIO, Émile Vandervelde pour le Parti ouvrier belge et Arthur Henderson pour le Labour britannique font le voyage sur le front russe.


Kerensky sur le front (source: soviethistory.org)


La préparation de l'offensive d'été.
Lors de la réunion des commandants des fronts le 11 juin, Broussilov constate que les soldats des fronts nord-ouest et ouest, qui s'étendent de Riga à la Galicie, ne sont pas sûrset ne souhaitent pas participer à une offensive. Contrairement au front sud-ouest, relativement éloigné des villes révolutionnaires, ils sont frappés par la démoralisation. Broussilov en tire la conclusion que l'offensive doit être limitée au seul front sud-ouest où son autorité sur les hommes est encore intacte.

L'objectif stratégique que se fixe le général en chef est de causer le plus de dommages aux Austro-hongrois en Galicie et pourquoi pas les forcer ainsi à mettre fin aux hostilités. Sur le plan tactique, l'offensive a pour but de s'emparer de Lemberg (Lvov) et de couper les communications entre l'Allemagne, le sud de l'Autriche-Hongrie et le front roumain. Alexeïev sait qu'il ne peut compter sur le soutien d'actions de diversion sur le front nord et que ses réserves sont faibles puisque depuis avril les unités ont vu leurs effectifs baissés entre 1/3 et la moitié en raison des désertions.

Trois semaines avant le début de l'offensive, Kerensky et Broussilov sélectionnent les officiers qui doivent commander lors de l'opération. Si le militaire privilégie les compétences, le ministre fait ses choix sur des critères politiques. La majorité des commandants des armées, corps d'armée et divisions est ainsi remplacée. Mais Broussilov et Kerensky doivent faire face à un nouveau phénomène: la démission en masse des officiers. Ces derniers craignent que les combats ne déciment à nouveau le corps des officiers. Ils prétextent alors le besoin de repos ou suivent tout simplement les déserteurs pour rentrer chez eux. Le résultat de ce phénomène a sa traduction dans l'armée où des unités se retrouvent alors commandées par des sous-officiers non préparés ou par des officiers élus par les soldats. Ces derniers restent en majorité indécis face à la perspective de reprendre le combat. Kerensky doit d'ailleurs aller à nouveau sur le front le 27 juin pour encourager les troupes. Dans la soirée la préparation d'artillerie débute.

Le pari de Kerensky semble néanmoins réussir. Dès que le canon se fait entendre, les soldats se montrent plus combatifs. Ils se rendent dans les magasins militaires pour s'approvisionner en munitions, armes et nourritures et pour certains changer d'uniforme. Mais les membres des soviets de soldats se demandent toujours pourquoi ils devraient aller risquer leur vie alors que la fin de la guerre semble si proche. Tandis que les obus s'abattent sur les tranchées autrichiennes, Kerensky est encore obligé d’enchaîner les réunions et meetings sur le front pour convaincre les hommes. Il y réussit en ridiculisant et en accusant de lâcheté ceux qui doutent du bien fondé de l'offensive. Les tirs de l'artillerie ne cessent de croître et Kerensky décide d'attendre le début de la bataille au milieu de la 11e armée.

Depuis la Révolution de février, les Puissances centrales ont adopté une position attentiste sur le front russe. Les États-majors interdisent toute action offensive et les soldats ne doivent répondre par les armes que dans le cas d'une attaque russe caractérisée. Il s'agit ainsi de favoriser la désintégration de l'armée ennemie. Le front de l'Est est donc relativement calme depuis le début de l'année. Si l'usage de la force est interdit, la fraternisation ne l'est pas et les soldats des deux camps se retrouvent dans le no man's land pour échanger des cadeaux ou parler de la guerre. Les soldats austro-allemands ont même reçu pour instruction de favoriser les désertions ou à défaut de parler du conflit comme de la poursuite de la guerre du tsar où la vie des soldats russes est sacrifiée au profit des Français et des Britanniques.

Dès le début de juin les Allemands sont conscients d'un changement au sein de l'armée russe. Les observations aériennes confirment les préparatifs d'offensive. Il est vrai que ces derniers se font en plein jour et sans camouflage contrairement a ce qu'avait organisé Broussilov pour l'offensive de l'année précédente. En juin 1917 il est donc clair que les Russes ont l'intention d'attaquer les Austro-Hongrois en Galicie afin de s'emparer de Lemberg et pourquoi pas encercler les troupes allemandes de l'armée Sud qui se trouve au centre de ce front.

Le 29 juin, l'armée russe n'a sans doute jamais été aussi bien préparée pour une offensive. Les deux axes principaux de l'attaque doivent avoir lieu au nord et au sud du front sud-ouest. Dans le nord la 11e armée doit attaquer la 2e armée austro-hongroise à sa jonction avec l'armée Sud allemande. Dans le sud la 8e armée a pour mission d'attaquer à la jonction des 3e et 7e armées austro-hongroises. Pendant ce temps la 7e armée russe doit affronter l'armée Sud pour l'empêcher de renforcer son allié au nord et au sud. Bien que l'ensemble du front s'étende sur prés de 200 km de long, les percées doivent se réaliser sur des espaces de moins de 50 km chacun. L'essentiel de l'attaque repose donc sur les 11e et 7e armées.

Broussilov a alors sous ses ordres 40 divisions d'infanterie et 8 de cavalerie avec de forts contingents de Finlandais, de Sibériens et de Caucasiens. Il utilise 800 canons légers, 158 canons moyens et 370 canons lourds. Face à lui se trouvent 26 divisions d'infanterie, une brigade de cavalerie et 988 pièces d'artillerie dont seulement 60 de gros calibres. La plupart des pièces d'artilleries russes sont arrivées récemment par Arkhangelsk et Mourmansk et sont de fabrications britanniques ou japonaises. Les Russes ne manquent pas non plus d'armes légères fournies en abondance par le Japon et les États-Unis. Cette arrivée massive d'armes permet une intense préparation d'artillerie. Les Allemands remarquent ainsi que c'est la plus intense et la plus longue réalisée par les Russes depuis le début de la guerre. Mais les obus russes tombent sur des tranchées vides. Les Austro-Allemands ont en effet été prévenuspar des déserteurs et les journaux de Petrograd de l'offensive et ils ont fait évacuer les positions. Le tir de barrage dure deux jours et curieusement l'adversaire ne répond pas.


Les succès russes.
Quand l'artillerie russe se tait dans la matinée du 1er juillet, l'heure de vérité sonne pour la Russie. Les soldats vont-ils sortir des tranchées pour aller à l'attaque ? Ils sortent et s'élancent dans le no man's land mais sans appui d'artillerie. D'ailleurs aucun canon russe ne répond quand les canons autrichiens entrent à nouveau en action. Au nord, sachant que la 19e division austro-hongroise est essentiellement composée de soldats tchèques, le commandement de la 11e armée russe a fait venir sur le front un bataillon d'anciens prisonniers de guerre tchèques. Le dialogue s'engage par-dessus le no man's land et quand l'assaut commence les 3 000 hommes de la 19e division se rendent aux Russes. Le front que tient la 2e armée autrichienne est percé et la résistance est faible. Le régiment Zoraisky prend le village de Presovce tandis que la division finlandaise aidée par la brigade tchèque s'empare des hauteurs de Zborov et Korshiduv pour y aménager des positions. Le premier jour de l'offensive les Russes font sur cette partie du front prés de 18 000 prisonniers, s'emparent de 21 canons et 16 mitrailleuses mais rapidement, dans la journée, la 11e armée ne progresse plus que lentement en direction de Zolotchiv8.

Au centre du dispositif la 7e armée russe est la plus puissante des trois armées engagées dans l'offensive. Elle compte 20 divisions d'infanterie et quatre de cavalerie ce qui est jugé nécessaire pour affronter l'armée Sud avec ses 10 divisions d'infanterie, soit 6 divisions allemandes, 3 divisions austro-hongroises et une division turque. Dans le secteur de la 7e armée l'attaque est plus difficile en raison du relief et des épaisses forets qui cachent les fortifications autour de Berejany ,que ni l'aviation, ni l'artillerie russe ne peuvent détruire. La 11e armée doit donc aider à prendre cette ville par le nord après s'être emparé de celle de Koniuchy. Mais les soldats qui pénètrent dans cette ville s'enivrent plutôt que d'avancer et les mitrailleuses allemandes cachées dans les bois arrêtent les unités russes. Après trois jours de calme, la lutte reprend au nord le 6 juillet. Les combats sont féroces et les tranchées changent plusieurs fois de mains. Les Allemands sont arrêtés par la 11e armée mais la 7e armée n'arrive plus à avancer vers Berejany dès le deuxième jour de l'offensive, en partie à cause du terrain difficile, de la résistance de l'ennemi mais aussi des refus des soldats de continuer le combat. Les pertes sont lourdes, la 7e armée n'est parvenue à progresser que de quelques kilomètres sans faire de prisonniers, ni prendre de matériels ennemis. L'armée allemande Sud a reculé mais elle a tenu le choc initial. La 7e armée reçoit alors pour seule mission de soutenir les opérations de la 11e armée.

Malgré ses difficultés certaines unités continuent à progresser. C'est le cas au sud de la 8e armée commandée par Kornilov. Ses huit divisions d'infanterie et quatre d'artillerie attaquent le 7 juillet la 3e armée austro-hongroise qui ne compte que six divisions d'infanterie. Elle brise les lignes ennemies après deux jours de combats, faisant plus de 7 000 prisonniers et détruisant les positions de la 3e armée autrichienne. Le 10 juillet, le 12e corps qui fait partie de cette 8e armée coupe la ligne ferroviaire de Lemberg à Stanislau tandis qu'une partie des troupes traverse le Dniestr. Le lendemain une autre unité bouscule les Autrichiens et s'empare de Kalush. Mais les soldats, là aussi ivres, se livrent à des exactions et le commandement doit envoyer des unités cosaques à l'avant pour repousser une contre-attaque allemande. Renforcé par une division de cavalerie bavaroise, deux bataillons d'infanterie et un train blindé, les soldats autrichiens tentent de reprendre la ville. La contre-attaque semble réussir mais les Russes, supérieurs en nombre, se battent à la baïonnette maison par maison et repoussent les assaillants. Les 12e et 16e corps atteignent la rivière Lomnitza capturant plusieurs milliers de prisonniers mais les fortes pluies et l'arrivée de nouveaux renforts allemands stoppent l'avancée de la 8e armée.

Les opérations de soutien sur les autres fronts sont quant à elle des échecs complets. Sur le front nord, quatre des six divisions de la 5e armée qui doivent participer aux opérations refusent de combattre. Une division s'empare de deux lignes allemandes avant de revenir sur ses positions de départ. Sur le front ouest les unités refusent aussi d'avancer. Le commandant de la 2e armée avoue qu'il ne peut mener que des actions défensives mais Denikine ordonne néanmoins d'attaquer en s'appuyant sur les troupes de choc, les unités de volontaires et les régiments fiables. La faiblesse des renforts et l'arrivée de troupes allemandes fraîches freinent puis stoppent la progression effectuée par ces unités. Au sud, sur le front roumain, l'attaque lancée le 23 juillet n'a pour but que de couvrir la retraite du front sud-ouest. Malgré la nécessité de consulter les soviets des unités avant l'attaque, les forces russes et roumaines réussissent à avancer d'une vingtaine de kilomètres et s'emparent d'une centaine de pièces d'artillerie avant que Kerensky ne donne l'ordre de mettre fin à l'attaque.

Les Empires centraux ne semblent pas au début vraiment s'inquiéter de l'offensive russe. Quand Erich von Ludendorff demande à Max Hoffmann, le chef d'état-major allemand pour le front Est, s'il pense possible de marcher sur Tarnopol et le nombre de divisions nécessaires pour cela, ce dernier répond que l'opération lui semble possible avec seulement 4 divisions. Ludendorff promet 6 divisions qui doivent arriver dans les 14 jours du front occidental. Hoffmann quant à lui espère que l'offensive russe dure de 8 à 10 jours, suffisamment pour étendre les lignes de ravitaillement jusqu'à leur point de rupture. Mais il ne suffit en réalité que de quelques jours pour que l'attaque russe montre des signes de faiblesse.

Quatre divisions allemandes, les 1er et 2e divisions de la Garde et les 5e et 6e divisions commencent à arriver du front occidental le 9 juillet et sont envoyées devant la 11e armée russe. Les deux divisions de la Garde doivent être à la pointe de la contre-offensive dont le début est fixé au 15 juillet puis reporter au 19 en raison des fortes précipitations.

Durant les 8 jours de l'offensive, la 8e armée a réussi à former un saillant de 90 kilomètres de large et de 64 kilomètres de profondeur dans le front adverse. Ce saillant a repoussé la 3e armée autrichienne sur le flanc de l'armée Sud. Menacée d'encerclement cette dernière, au lieu de battre en retraite selon la logique militaire, reste sur ses positions. Si elle avait reculé il est évident que l'offensive russe aurait été un grand succès. La 7e armée autrichienne dont les communications avec la 3e armée sont presque coupées tient également ses positions et le saillant, plutôt que de devenir le moyen de vaincre l'armée Sud devient alors un piège pour les Russes.

L'offensive Kerensky (source: Wikipedia.org)


La contre-offensive des Puissances centrales.
Après ces succès initiaux l'offensive russe est paralysée par les mutineries et les refus d'obéissance. L'arrivée de renforts allemands et la mauvaise planification de l'opération par l’État-major russe ajoutent également leurs effets. Le 15 juillet l'offensive s'arrête définitivement. Au sud du saillant la 7e armée autrichienne n'a personne à affronter face à elle. Le 15 juillet, des patrouilles sondent les défenses russes le long de la Lomnitza. Elles découvrent que les troupes adverses se sont retirées pour prendre position le long de la Lodziany. Sentant que les positions ennemies sont peu défendues les Autrichiens attaquent le long d'un axe allant de Novica sur la Lodziany à Kraisne. Novica est prise mais des réserves russes fraîches contre-attaquent et reprennent la ville. Mais des unités bavaroises et croates conservent les hauteurs qui dominent la ville. Deux tentatives pour les déloger échouent obligeant les Russes à abandonner Novica et Kalush le 16 juillet.

Au nord les 1ere et 2e divisions de la Garde bousculent les défenses russes à Berejany le 19 juillet à l'endroit où le saillant rejoint le front tenu par la 7e armée russe. Poussés au nord et au sud les Russes se retirent à l'ouest de Halytch. Pour éviter que la retraite ne se transforme en déroute, le commandement envoie en avant des régiments caucasiens. Ces troupes fraîches encouragent les soldats en retraite à faire demi-tour et pendant quelque temps les troupes austro-allemandes sont stoppées mais rapidement elles reprennent leur marche en avant. A une trentaine de kilomètres au sud de Brody, les divisions allemandes sont momentanément retardées mais la retraite du 607e régiment Mlynovsky provoque par un effet domino le recul de toutes les unités sur le front. Une brèche de 40 kilomètres s'ouvre alors dans laquelle s'engouffrent les soldats des Empires centraux.

Le 21 juillet, les Allemands atteignent la rivière Seret et approchent de Tarnopol. De brèves contre-attaques prés de Terebovlia les 21 et 23 juillet permettent de rompre le front allemand. Mais la puissance des tirs de l'artillerie allemande oblige les Russes a reculer. La 2e division de la Garde entre dans Tarnopol après deux jours de combats. Dans le saillant, les troupes caucasiennes de la 8e armée ne sont pas en mesure de contenir les Autrichiens. Le 22 juillet, le saillant n'est plus qu'un souvenir. Avec la chute de Tarnopol la 8e armée recule jusque derrière la frontière de 1914. Trois jours plus tard elle prend position entre le Dniestr et le Prout à l'est de Czernowitz. Les Austro-allemands parviennent néanmoins à briser le front russe à quelques endroits et prennent Czernowitz même si l'ensemble du front russe tient toujours. Au final les Allemands et les Autrichiens ont avancé de 150 kilomètres en 10 jours.

Coté russe la retraite se transforme parfois en chaos. En une nuit les bataillons de choc de la 11e armée arrêtent 12 000 déserteurs prés de la ville de Volotchinsk alors que des soldats tournent leurs armes contre les officiers qui veulent les contraindre à retourner au combat9. Des hommes se livrent au pillage et des Juifs sont tués. Surtout les 60 000 victimes de l'offensive ont privé le commandement russe de ses troupes les plus fidèles tandis que le mauvais état d'esprit des renforts amplifie le désordre sur le front. Les 28 et 29e divisions qui s'étaient engagéesà participer à l'offensive se retirent tandis que les régiments Ismailoveski, Jaeger et de Moscou abandonnent Tarnopol. Les soviets de régiment répondent aux critiques face à ces abandons de poste en mettant en avant les conditions de vie des soldats et le niveau élevé des pertes. Ainsi la 6e division de Grenadiers qui débute l'offensive avec 3 400 hommes a perdu 95 officiers et 2 000 soldats quand elle atteint Tarnopol. Pendant ce temps à l'ouest les Français et les Britanniques lancent une offensive sur Passchendaele mais trop tard pour soulager l'allié russe.


Un désastre politique.
A Petrograd où les premières victoires ont été fêtées par la population, l'échec final entraîne le découragement tandis que l'opinion cherche des responsables à ce nouveau désastre. Dès le 12 juillet la capitale est informée que des unités désertent. Avec l'accord des soviets de soldats, les commandants reçoivent la permission de tirer sur les déserteurs mais cette mesure donne finalement peu de résultats.

Pour Kerensky qui pensait que l'armée était capable de poursuivre la guerre, la fin de l'offensive est un échec cuisant. Il décide alors de remplacer Broussilov par le chef de la 8e armée, le général Lavr Kornilov. Puis il se lance dans la recherche de contact avec l'adversaire, notamment par le biais de la Suède, car il est conscient que la poursuite du conflit ne peut amener qu'à la disparition de la jeune République. Au final l'armée russe a perdu prés de 40 000 morts, 3 000 prisonniers et 20 000 blessés.

L'échec de l'offensive est donc une catastrophe politique majeure pour le gouvernement provisoire. Il en ressort affaibli tandis que l'armée se disloque définitivement. Pour rétablir l'ordre, Kerensky rétablit la peine de mort, la censure, et abroge dans la pratique les droits donnés par l'ordre n°8. Ces décisions ne font qu’accroître la colère de la troupe. Alors que l'offensive devait rétablir la disciplinaire militaire cette dernière s'est désintégrée. Les désertions augmentent toujours ce qui entraîne dans les campagnes la montée des confiscations des domaines par des paysans de retour de front: l'anarchie croit à travers la Russie.

Les espoirs de victoire afin de négocier une paix en position de force s'évanouissent. Surtout l'échec de l'offensive radicalise les positions et polarise la société russe. Les classes moyennes et supérieures qui veulent le retour à l'ordre se tournent désormais vers le général Kornilov et sa tentative de coup d'État. Chez les soldats au contraire le processus de radicalisation les conduit vers les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche. Surtout un nombre de plus en plus important de soviets est désormais dominé par des délégués opposés à la poursuite de la guerre. Le gouvernement provisoire une fois discrédité par la défaite, la voie est enfin libre pour les bolcheviks de Lénine. Quatre mois après l'offensive ratée de juillet, les gardes rouges s'emparent finalement du Palais d'Hiver pour chasser Kerensky et les débris du gouvernement provisoire.


Conclusion.
En Russie l'échec de l'offensive Kerensky accélère le processus révolutionnaire. Mais dès le départ l'offensive était un effort trop important pour une armée russe au bord de l'effondrement. Malgré son armement supérieur elle échoue totalement, perd le peu de terrain gagné mais surtout elle recule loin derrière ses lignes de départ. Le gouvernement est alors complètement discrédité et ne dispose plus d'une force capable de défendre la démocratie. La guerre d'attrition moderne a eu raison de la Russie.

La situation russe s'inscrit ainsi dans un processus qui dépasse les seules frontières de l'ancien Empire des tsars. Au même moment en France la désastreuse offensive sur le Chemin des Dames en avril provoque les mutineries dans l'armée française. Mais la crise est surmontée durant l'été. Peut-on dire alors que les dirigeants alliés et Nivelle, qui voulaient faire de 1917 l'année décisive, furent à la fois responsable des mutineries sur le front occidental mais également de la révolution d'Octobre par leur insistance pour que l'allié russe lance une dernière offensive ? A voir.


Bibliographie.
-Louis Erwin Heenan, Russian Democracy's Fatal Blunder : The Summer Offensive of 1917, Praeger, 1987.
-Robert Feldman, « The Russian General Staff and the June 1917 Offensive » Soviets Studies, n°4, 1968.
-Norman Stone, Eastern Front, 1914-1917, Penguin Global, 2004.
-Nik Cornish, The Russian Army and the First World War, Stroud Tempus, 2006.
-Orlando Figes, La Révolution russe. 1891-1924: la tragédie d'un peuple, Denoel, 2007.

1 Par commodité nous donnons les dates selon le calendrier grégorien. En 1917, la Russie utilise toujours le calendrier julien qui retarde de 13 jours sur le calendrier grégorien. Ce dernier sera officiellement adopté par la Russie soviétique le 31 janvier 1918.
2 Louis Erwin Heenan, Russian Democracy's Fatal Blunder : The Summer Offensive of 1917, Praeger, 1987, p. 15.
3 Heenan, op. cit. p. 10
4 Heenan, op cit, p. 66.
5 Robert Feldman, « The Russian General Staff and the June 1917 Offensive » Soviets Studies, n°4, 1968, p. 535-536.
6 Orlando Figes, La Révolution russe, la tragédie d'un peuple, Denoel, 2007, pp. 520-521.
7 Figes, op.cit, p. 518.
8 Pour le récits des opérations lors de l'offensive russe de l'été 1917 nous nous appuyons sur Heenan, op.cit et sur Norman Stone, Eastern Front, 1914-1917, Penguin Global, 2004.
9 Figes, op cit. p. 527.

Interview de Nicolas Bernard sur La guerre germano-soviétique

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Nicolas Bernard, l'auteur de La guerre germano-soviétique, une synthèse qui s'impose déjà comme incontournable sur le sujet (ce qui ne veut pas dire indépassable, mais force est au moins d'en reconnaître la qualité), a bien voulu répondre à quelques questions qui éclairent davantage l'écriture de ce livre. Il se présente lui-même avant de répondre à mes questions.

Propos recueillis par Stéphane Mantoux.

 

Je suis à la fois Avocat et passionné d’histoire de longue date, plus particulièrement en ce qui intéresse la Deuxième Guerre Mondiale. Elle constitue en effet le point d’orgue de ce qu’Eric J. Hobsbawm appelait « l’âge des extrêmes », une lutte ayant impliqué toutes les passions politiques et idéologiques du « court XXème siècle ».

A ce titre, j’ai contribué à plusieurs revues d’histoire spécialisée. Je me suis également consacré à étudier, voire réfuter, le négationnisme, c’est-à-dire la propagande niant la réalité ou l’ampleur des meurtres de masse, plus particulièrement la Shoah et le génocide arménien. J’avais en effet été choqué, à mes débuts sur Internet, de constater à quel point les « assassins de la mémoire » s’étaient implantés dans ce réseau de communications, ce qui m’a amené à m’investir dans ce combat, qui reste moins une démarche militanteque civique. Je gère actuellement le site « Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes », avec Gilles Karmasyn qui en est le fondateur : http://www.phdn.org







  1. Nicolas Bernard, bonjour, et merci de répondre à ces quelques questions pour L'autre côté de la colline. Comment vous est venue l'idée d'écrire cet ouvrage, quelles en sont les motivations ?


L’affrontement ayant opposé l’Allemagne nazie à l’Union soviétique m’a longtemps frappé par sa démesure, par sa spécificité aussi. Nous sommes en présence d’« une guerre pas comme les autres », comme l’admettra lui-même Staline, parce qu’elle met en jeu l’existence de régimes politiques, d’idéologies « utopistes », et surtout de peuples entiers. A ce titre, le conflit germano-soviétique est de nature à éclaircir la problématique de la comparabilité du nazisme et du communisme.

En France, le sujet a fait l’objet de plusieurs études spécialisées émanant tant d’universitaires que de revues d’Histoire militaire, lesquels ont offert, ces vingt dernières années, un vaste corpus documentaire. Mais il manquait une synthèse d’ensemble, faisant également appel à des sources d’ex-U.R.S.S., souvent négligées alors que plusieurs historiens de ces pays ont renouvelé notre approche du conflit – sans parler de l’immense documentation accessible !



  1. En ce qui concerne les causes de la guerre germano-soviétiques, vous montrez bien que finalement, l'alliance entre l'URSS et l'Allemagne n'a été que de circonstance, y compris en 1939-1940. Quels sont d'après vous les facteurs qui précipitent le conflit ?


La guerre germano-soviétique est l’œuvre d’Adolf Hitler. Dès les années vingt, dès Mein Kampf, il la conçoit comme l’aboutissement de sa politique étrangère et raciale tendant à redonner à l’Allemagne un statut de grande puissance. Amplifiant les projets de « colonisation » élaborés à l’Est par l’armée allemande pendant la Grande Guerre, Hitler considère que les territoires de l’Est, riches en ressources mais peuplés de « slaves dégénérés », offriront au Reich son « espace vital ». S’y ajoute une considération raciste : dans son imaginaire, christianisme, démocratie et communisme ont été forgés par les Juifs pour manipuler les masses et, par la même occasion, corrompre les races. A la conquête de l’espace « slave » s’ajoute dès lors un projet antisémite, porter un coup terrible au « complot juif mondial » en démantelant son appareil « judéo-bolchevique », si besoin par le génocide.

Cette psychose camouflée en programme politique ne l’empêche pas, bien entendu, de conclure avec Staline le pacte de non-agression du 23 août 1939. Mais l’accord reste de circonstance, et ne débouche sur aucune alliance entre les deux Etats totalitaires, faute de politique commune. Hitler et Staline cherchent un répit : le premier pour vaincre la France et amener la Grande-Bretagne à la table des négociations, dans la plus pure logique de Mein Kampf ; le second, pour consolider son potentiel militaire, ruiné par la Grande Terreur et les tares du système socio-économique soviétique. C’est pourquoi le maître du Kremlin cherche surtout à ne rompre avec aucun des camps en présence, Allemagne et Occident, car ce serait précipiter l’U.R.S.S. dans une guerre pour laquelle elle n’est pas prête, quel que soit l’adversaire considéré.

Prétendre, à l’inverse, que Staline aurait cherché à attaquer l’Allemagne dans le dos relève du non-sens. C’est Hitler qui prend la décision d’entrer en guerre contre la Russie, dans le courant du mois de juillet 1940. La France vient certes d’être vaincue, mais grâce à Churchill, l’Angleterre a refusé de négocier une paix de compromis. La résistance anglaise, qui implique, à plus ou moins long terme, l’intervention des Etats-Unis, frustre profondément le Führer, car ce dernier répugne à guerroyer contre cet Empire britannique pour lequel il nourrit le plus profond respect. Aussi en vient-il à forcer le destin : il faudra détruire l’Union soviétique avant que cette dernière ne se soit remise des grandes purges, et avant que les Anglo-Saxons ne soient en mesure de l’en empêcher. Pas un instant il ne s’imagine devancer une éventuelle invasion soviétique.


  1. Pourquoi les Allemands échouent-ils, finalement, en 1941 ?


A mon sens, les motifs de l’échec allemand sont à la fois d’ordre structurels et conjoncturels.

Malgré les performances de la Wehrmacht, le Reich manque des ressources humaines et énergétiques nécessaires à la conduite d’une guerre à la hauteur de l’immensité russe, d’autant que ses troupes sont soumises à des contre-attaques incessantes de l’Armée rouge. Du fait de cette attrition – purement involontaire, de la part de la Stavka, qui recherche plutôt la destruction de l’adversaire – et de ces impérities logistiques, l’armée allemande en est réduite à interrompre son avance à plusieurs reprises. Or, ces pauses répétées offrent à l’Etat soviétique les répits indispensables pour faire jouer à plein sa supériorité démographique et tenir fermement en main sa population. En conséquence, quoique subissant des désastres à répétition, l’U.R.S.S. trouve le temps et les moyens logistiques de lever d’innombrables armées qu’elle jette littéralement contre l’envahisseur, qui se trouve de nouveau retardé… C’est un cercle vicieux.

Il n’en demeure pas moins que le système soviétique frôle à plusieurs reprises son point de rupture. La Wehrmachts’empare de l’Ukraine, arrive aux portes de Leningrad et de Moscou. La production d’armement s’effondre. Le réseau ferroviaire connaît de nombreux épisodes de congestion. Malgré l’afflux de volontaires, malgré les crimes nazis qui commencent à décimer les territoires soviétiques occupés et les prisonniers de guerre, de nombreuses défaillances interviennent au sein de l’Armée rouge et des peuples soviétiques, aux formes variées (désertions, automutilations, redditions de masse, autodissolution des kolkhozes, crises de panique y compris à Moscou, exodes spontanés). Staline lui-même songe à signer avec Hitler un accord de paix par lequel il lui cèderait de vastes territoires.

C’est là qu’intervient la conjoncture : en octobre 1941, à l’issue des vastes encerclements de troupes soviétiques à Viazma et Briansk, il n’est pas catégoriquement certain l’Armée rouge eût été en mesure de stopper une avance frontale des Allemands sur Moscou, quoique la question fasse débat. La chute de la capitale russe aurait probablement achevé de discréditer le régime stalinien, dont l’assise sur la population reposait, au-delà de la terreur étatique, sur sa capacité à défendre la « mère patrie ». Cependant, la Wehrmachtsurestime ses capacités et sous-estime l’ennemi, prisonnière de ses préjugés racistes : elle commet l’erreur de rechercher l’encerclement de la capitale, et disperse ses assauts. La saturation de son réseau logistique, qu’aggravent les précipitations de l’automne, rend au demeurant un tel plan illusoire. Les généraux soviétiques en profitent pour masser des forces mobiles sur les principaux axes qu’empruntent les divisions allemandes, et parviennent à stopper l’envahisseur. L’U.R.S.S. gagne alors un nouveau répit, qui lui permet de renforcer le périmètre défensif autour de la capitale et de préparer simultanément une contre-offensive. L’Etat soviétique est sauvé, et l’échec allemand est d’autant plus lourd qu’en décembre 1941 les Etats-Unis entrent en guerre, achevant le processus de mondialisation du conflit qui sera fatal aux forces de l’Axe.



  1. On sent à la lecture, et ce dès l'introduction, que vous avez envisagé une "histoire totale" de la guerre germano-soviétique. Pourquoi cela est-il absent dans les ouvrages français ?


Tout d’abord, je me défends d’avoir cherché à faire de « l’Histoire totale ». Nul ne peut y prétendre – même un Braudel n’allait pas jusque là. Pour autant, il n’est plus possible d’étudier la guerre à la manière de « l’histoire-bataille » à l’ancienne, c'est-à-dire sans tenir compte du fait qu’elle constitue, outre l’expression d’une violence, un phénomène politique, économique, social et culturel, qui ne sort pas de nulle part pour retourner au néant une fois que les armes se taisent.

Je me suis efforcé de réaliser un ouvrage qui soit aussi complet que possible, des origines de la guerre à son impact sur l’Europe et la mémoire des protagonistes, tout en essayant d’établir les liens de causalité entre les différentes manifestations du conflit. Je me suis notamment aperçu que le déroulement des opérations avait été largement tributaire de considérations politiques, culturelles, diplomatiques, économiques, qui permettent d’éclairer d’un jour nouveau la stratégie et les calculs des adversaires – leurs erreurs, aussi, ou prétendues telles.



  1. Quand on parcourt les très intéressantes lignes sur les violences commises par l'Armée Rouge en 1945 ou "l'effet Nemmersdorf", on a l'impression, encore aujourd'hui, que l'écriture de l'histoire de la guerre germano-soviétique reste délicate, et parfois soumise à des contingences politiques. Pouvez-vous nous parler un peu de l'historiographie ?


La mémoire n’est pas l’histoire : la première touche au vécu, à l’affect, elle mythifie ou refoule ; la seconde cherche à reconstruire le passé par une démarche qui se veut scientifique. Ces deux notions, cependant, se croisent, s’interpénètrent, s’influencent, parce que toutes deux, en définitive, ont pour objet le passé – et donc, touchent à l’identité. Dans ces conditions, il est évident que l’historiographie de la guerre s’inscrit dans les méandres de la mémoire des différents protagonistes.

En U.R.S.S., le conflit est devenu une « épreuve sainte », le seul titre de gloire d’un pays qui, bouleversé par le communisme, n’a cessé d’être en quête de repères. La chute du système soviétique a beau avoir libéré quantité de mémoires périphériques jusqu’alors comprimées par le régime (telle celle des Juifs, des Ukrainiens, des « peuples déportés » ou des prisonniers de guerre), elle n’a pas fondamentalement remis en cause cette mythologie patriotique, quoique les travaux des nouveaux historiens russes s’y attaquent frontalement, revenant sur des sujets malaisés tels que les pertes subies par l’Armée rouge, la collaboration, l’implication de la société soviétique dans la violence de guerre, notamment la question des exactions perpétrées en Europe centrale et orientale en 1944-1945. Toutefois, ces investigations suscitent de furieuses polémiques, et certains historiens tels que Mikhail Suprun se sont attirés les foudres du pouvoir poutinien, au point d’être… arrêtés.

L’Allemagne longtemps coupée en deux a pareillement cherché à reconstruire le passé. Plus de quinze millions de soldats allemands ont, en effet, servi sur le « front russe », ont vu ou ont commis des crimes de masse. Or, à l’Est comme à l’Ouest, les Allemands ont refusé de les assumer : la R.D.A. a recyclé une mythologie soviétique, faisant des soldats de la Wehrmachtles victimes de la guerre, du « grand capital » et du « fascisme », alors qu’en R.F.A. proliférait une vision humaniste, à défaut d’être héroïque, de l’armée allemande, dépeinte comme une « bande de frères » résistant aux « hordes rouges » mais vaincue par le nombre… et les erreurs d’Adolf Hitler. Comme en U.R.S.S., la chute du communisme a conduit à une remise en cause de ces imaginaires, lesquels s’étaient déjà érodés depuis plusieurs années. De nos jours, plusieurs historiens allemands étudient sans passion, mais avec rigueur, le comportement de l’armée allemande à l’Est. Des polémiques n’en ressurgissent pas moins, tant sur cette dernière thématique que sur les crimes de l’Armée rouge, preuve que « le passé persiste à ne pas passer », malgré les progrès accomplis en ce sens. 


Merci à Nicolas Bernard d'avoir répondu à mes questions. 

Le siège d'Amida (359 ap. J.-C.)

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Le siège d'Amida, en 359 ap. J.-C., oppose l'Empire romain à l'Empire perse des Sassanides. Il a cette particularité d'avoir été décrit par un témoin direct, un ancien officier romain qui a pris part au siège avant de se faire historien de son temps : Ammien Marcellin1. Amida (aujourd'hui Diyarbakir, en Turquie) est située sur un escarpement rocheux qui crée une boucle sur la rive droite du Tigre. L'empereur Constance II (337-361) y bâtit une ville fortifiée en raison de la position favorable et du bon ravitaillement en eau, dans le contexte d'un regain de tension avec les Sassanides. C'est sur cette place que vient buter l'armée du souverain perse Shapour II (309-379), et c'est l'occasion pour Ammien Marcellin, protecteur domestique dans la garnison et acteur de la défense, d'écrire l'histoire du siège. C'est un bon matériau pour tenter une approche de la poliorcétique dans l'Antiquité Tardive. En outre, il permet de s'interroger sur l'écriture de l'histoire par un militaire romain.

Stéphane Mantoux




Rome et la Perse : une guerre de quatre siècles


Du IIIème siècle au VIIème siècle ap. J.C., les empires romain et sassanide s'entrechoquent tout en cherchant à justifier leurs actions, offensives ou défensives2. Rome réclame le droit à la domination du monde connu ; la Perse prédit, par des oracles, la chute de la civilisation romaine. Ce n'est pas bien évidemment un choc entre « Orient et Occident » : il faut aller au-delà de l'Antiquité gréco-romaine pour en comprendre tous les enjeux. En réalité, à partir de l'arrivée au pouvoir des Sassanides, une bonne partie de l'histoire romaine est déterminée par ses relations avec la Perse. Ce ne sont pas uniquement deux mondes qui s'affrontent : ils échangent, aussi. La Perse est un ennemi qui fascine, à Rome.

Le royaume parthe avait émergé au IIIème siècle av. J.-C. dans la partie orientale du royaume séleucide. Le premier roi arsacide est Arsacès I (247-217). Au IIème siècle av. J.-C., les Parthes se mettent en marche vers l'ouest : sous la direction d'un de leurs grands souverains, Mithridate II (124/3-88/7 av. J.-C.), ils s'emparent de l'Arménie et de la Mésopotamie. Cette expansion qui s'étend sur les ruines des royaumes hellénistiques entre en contact avec celle de Rome. Pompée établit la province de Syrie en 64 av. J.-C. et les Romains se retrouvent au contact des Parthes. Dès 96 av. J.-C. cependant, des relations diplomatiques avaient permis d'établir une amiticia entre les deux puissances. Mais Sylla fait asseoir l'ambassadeur parthe au même rang que le roi de Cappadoce soumis aux Romains ; à son retour, le Parthe est mis à mort... Des traités sont conclus en 69 puis en 66 mais Pompée ne se prive pas de mener des incursions en territoire parthe.

L'offensive de Crassus en 54 se termine par une défaite désastreuse contre des Parthes bien préparés, à Carrhes : les légions sont détruites, les étendards perdus, Crassus trouve la mort. La défaite de Carrhes met fin à l'arrogance des Romains : ils vont chercher à se venger mais dans le même temps, ils vont aussi, cette fois, surestimer les moyens de leur adversaire. Les préparatifs de César avant son assassinat et la campagne de Marc-Antoine montrent que l'adversaire est désormais pris au sérieux. Mais Rome ne saurait tolérer une autre puissance, puisqu'elle doit désormer dominer le monde connu. Auguste, cependant, obtient le retour des étendards perdus en 20 av. J.-C., suite à une démonstration militaire en Orient. Le traité conclu ensuite reconnaît que la frontière entre les deux puissances se situent sur l'Euphrate ; un aveu de la force militaire des Parthes. Rome est considérée comme devant civiliser le monde, mais le royaume parthe est reconnu, officieusement, comme une puissance équivalente.

La politique d'Auguste assure la paix entre les deux rivaux pendant l'essentiel du Ier siècle après notre ère, même si Néron mène une guerre contre les Parthes en Arménie (64-66). Trajan (98-117), au contraire, cherche à réaliser le rêve de domination romaine en détruisant purement et simplement le royaume parthe. Les conquêtes de Trajan ne durent pas : des révoltes éclatent et les territoires conquis en Mésopotamie, en Arménie et en Assyrie sont perdus. Hadrien restaure l'ancienne politique de paix qui dure jusqu'aux guerres menées par Lucius Verus (161-169) et Septime Sévère (193-211), qui par deux fois, à son tour, marche sur Séleucie et Ctésiphon, les deux grandes capitales parthes. Rome affirme ainsi sa supériorité militaire et améliore sa position stratégique en prenant pied en Mésopotamie, sur une ligne Chaboras-Singare : la province éponyme date d'ailleurs du règne de Septime Sévère. Caracalla (211-217), qui se prend pour un nouvel Alexandre le Grand, cherche, comme Trajan, à annexer purement et simplement le royaume parthe. Macrin, son assassin et successeur, subit une défaite à Nisibe en 218 et n'est que trop heureux de conclure un traité avec les Parthes.

On a longtemps cru que les Parthes s'étaient affaiblis avant de s'effondrer devant les Sassanides au début du IIIème siècle, fragilisés par les Romains. En réalité, les Parthes ont tenu la dragée haute face aux Romains jusqu'à leur effondrement et ont su mobiliser, avant les Sassanides, l'héritage achéménide et iranien pour souder leur royaume contre l'adversaire. L'arrivée au pouvoir des Sassanides (224) par le biais de la révolte d'Ardachir est un tournant non seulement pour l'Iran mais aussi pour Rome. Bien qu'Ardachir poursuive au départ la politique d'apaisement des Parthes, il consolide et centralise son autorité en quelques années et menace la partie orientale de l'Empire romain. Le nouvel adversaire est d'ailleurs rapidement considéré par Rome comme particulièrement dangereux.


Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/0d/Indo-Sassanid.jpg


Ardashir lance une première attaque entre 230 et 232, sous le règne d'Alexandre Sévère. Il est repoussé par une contre-offensive de l'empereur en 233, ce dernier ayant réorganisé les unités orientales bousculées. Ce demi-succès est vu comme un véritable triomphe à Rome. A la mort d'Alexandre Sévère, en 235, Ardashir pousse ses pions et s'empare de plusieurs forteresses en Mésopotamie, dont Carrhes et Nisibe. Par ailleurs, en progressant en Arabie orientale et vers le golfe Persique, il menace de mettre la main sur le commerce avec l'Inde. Reste la cité-forteresse d'Hatra, au nord de la Mésopotamie, à la jonction des routes caravanières. Une première tentative échoue mais, en 240, les Perses s'emparent de la ville après un siège de deux ans, probablement grâce à une trahison.

La prise d'Hatra relance les hostilités sous le règne du fils d'Ardashir, Shapour Ier (240-272). L'empereur romain Gordien III lance une offensive en direction de la Mésopotamie dès 243 : les Romains remportent une victoire à Reasena mais sont défaits l'année suivante et l'empereur trouve la mort. Son successeur, Philippe l'Arabe, doit conclure la paix. En 252, Shapour évince la dynastie arsacide qui continuait de régner sur l'Arménie et en fait une province sassanide. Il envahit ensuite la Syrie romaine, prend Antioche, dévaste Doura-Europos pendant un siège particulièrement violent, mais il est battu par Odenath, qui dirige la cité caravanière de Palmyre. En 260, les Sassanides écrasent une grande armée romaine à Edesse et capturent l'empereur Valérien : un de leurs plus grands succès. Des prisonniers romains sont déportés en Perse où ils fondent leurs propres villes. C'est à cette occasion que le christianisme s'implante en Perse, d'abord toléré, puis combattu par la religion officielle zoroastrienne. La frontière orientale, désormais gardée par Palmyre, retrouve le calme après 264. Quand Zénobie prend le pouvoir à Palmyre, les Perses n'en profitent pas : il faut dire que la réaction romaine est rapide, l'empereur Aurélien écrasant Zénobie en 272. Les règnes des successeurs de Shapour sont également assez brefs. Les Romains planifient une campagne contre la Perse, qui est finalement menée par l'empereur Carus, et qui ne rencontre pas de résistance. Numérien, le successeur de Carus (283-284) retire immédiatement les troupes romaines et conclut la paix.

Dioclétien, une fois arrivé au pouvoir et sa mainmise sur la pourpre consolidée, en 286, retourne en Orient et réorganise la défense. Les Sassanides s'en alarment et un traité est conclu ; l'empereur romain repart en 288. Bahram II doit en effet faire face à la rébellion de son frère et laisse les prêtres zoroastriens écraser les autres religions de l'empire perse, ce qui confirme les liens entre l'Etat et le zoroastrisme. L'empire sassanide est alors affaibli par des querelles internes qui ne prennent fin qu'avec le règne de Narsès (293-302) tandis que l'Empire romain, sous Dioclétien et les Tétrarques, retrouve une certaine stabilité. Narsès envahit l'Arménie pro-romaine en 296 : Galère, qui agit au nom de Dioclétien comme César, est battu en 297 à Carrhes et Callinicum. Le César prend sa revanche en 298 à Satala, en Arménie. Toute une campage de propagande est d'ailleurs organisée pour mettre en exergue le triomphe des armes romaines. Dioclétien impose la paix à Galère qui veut poursuivre en territoire sassanide, et le traité de 298 met fin aux guerres du IIIème siècle. Les Tétrarques bâtissent ensuite la Strata Diocletiana, de Damas à Palmyre via Sura ; une zone de sécurité avec des routes militaires, des fortins et des tours d'observation est également installée entre le sud de la Syrie et le Sinaï. Nisible devient la place d'échanges entre les deux empires. La paix dure près de quarante ans.

Rome à la mort de Constantin (337)-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1f/Costantino_nord-limes_png.PNG


Elle va être brisée à la fin du règne de Shapour II (309-379) qui renoue avec la politique d'expansion vers l'ouest de ses prédécesseurs du IIIème siècle. Il veut reprendre non seulement les territoires concédés en 298 mais aussi la Mésopotamie et l'Arménie. Rome, en respectant le traité, a perdu l'occasion d'attaquer la Perse alors que le souverain était encore un enfant. Il faut dire que la place montante du christianisme encourage aussi les chrétiens perses, persécutés par le pouvoir, à vouloir se rapprocher de Rome, ce qui les rend encore plus suspects aux yeux des Sassanides. A la mort de Constantin (337), Shapour II tente de reprendre l'Arménie romaine, devenue chrétienne. Les combats ne cessent pas jusqu'à la mort de l'empereur Constance II, en 361, mais aucun des deux camps ne prend vraiment l'avantage. Le siège d'Amida s'inscrit dans cette dernière séquence du conflit romano-perse.


L'armée romaine au milieu du IVème siècle


Elle est l'héritière des réformes entreprises par Dioclétien, puis Constantin. Après sa victoire contre Maxence en 312, ce dernier a supprimé le préfet du prétoire et l'a remplacé par le maître des offices, le comte des domestiques, les tribuns du palais ou des écuries. Le maître des offices contrôle les scholes palatines de la garde impériale et les agentes in rebus, les services secrets. Les comtes des domestiques ont la charge du personnel militaire mais commandent fréquemment des armées en campagne. Après l'empereur, l'armée est entre les mains d'un maître de l'infanterie (magister peditum) et d'un maître de la cavalerie (magister equitum) qui commandent aussi bien à des fantassins que des cavaliers. L'empereur Constance II y ajoute trois maîtres de la milice (magister militum) en Gaule, en Italie et en Orient3.

Un soldat romain de la fin du IIIème siècle, provinces nord de l'Empire, par un groupe de reconstitution.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/12/Roman_soldier_end_of_third_century_northern_province.jpg


L'armée romaine souffre d'un problème de recrutement4. Au IVème siècle, seuls les Celtes (Gaulois, Bretons) et les montagnards d'Asie Mineure (Isauriens, Ciliciens, Arméniens) constituent des viviers stables. Il faut donc avoir recours au recrutement héréditaire : plusieurs lois de Constantin forcent les fils de soldats à reprendre le métier de leurs pères. Mais c'est l'échec. Dioclétien a tenté d'imposer l'impôt des recrues, une réquisition en nature qui, avec le temps, devient pécuniaire et sert à solder des mercenaires barbares. Il faut abaisser l'âge du recrutement et les conditions physiques requises. Mais rien n'y fait : la désertion est endémique pendant tout le IVème siècle, les Romains se démilitarisent de plus en plus.

Constantin, en 325, a réorganisé les unités de l'armée romaine, divisées entre comitatenses (troupes d'accompagnement), ripenses(troupes frontalières), ailes et cohortes. Le système se complexifie au milieu du IVème siècle : les meilleures troupes de l'armée de campagne sont classées en palatins (garde impériale et troupes d'élite), comitatenses (réguliers) et pseudocomitatenses (fausses troupes d'accompagnement : des troupes frontalières qui ont rejoint l'armée de campagne). Les 12 scholes palatines sont parmi les troupes les plus solides, fréquemment engagées. La réserve de l'armée romaine est formée de troupes palatines : légions, auxiliats (auxilia palatina) et vexillations pour la cavalerie -les auxiliaires sont devenus des troupes d'élite à recrutement barbare. Depuis 356 au moins, les troupes d'accompagnement sont divisées en juniors et séniors.

Soldats des auxilia palatina, IVème siècle.-Source : http://3.bp.blogspot.com/_SuS3hy9Ec-g/SWyeqap_zOI/AAAAAAAAB1A/TD9H4wF6scY/s400/limitanei.jpg


Sous Dioclétien, le nombre de légions a enflé pour atteindre 53. Mais celles-ci ont beaucoup moins d'effectifs : de 800 à 1 200 hommes, les auxiliats palatins tournant autour de 500. Les unités de cavalerie comptent entre 200 et 500 hommes (500 pour les scholes palatines). Dans les Res Gestae d'Ammien Marcellin, l'armée romaine emploie fréquemment des corps de 2 à 5 000 hommes pour repousser des infiltrations barbares. Il mentionne fréquemment des tandems d'auxiliats palatins (Pétulants et Celtes, Cornus et Bracchiates, Bataves et Hérules) ou de légions palatines (Joviens et Herculiens, Victorieux et Joves, Pannoniens et Mésiens, Lanciers et Mattiaires, Divitiens et Tongriens) opérant ensemble. Les guerres civiles ou les expéditions d'importance en territoire barbare peuvent réunir plusieurs dizaines de milliers d'hommes au maximum5.

Constantin a instauré la défense en profondeur de l'Empire, mais n'a pas abandonné une défense en avant de la frontière. Les garde-frontières n'assurent plus, progressivement, qu'une mission de surveillance et non de barrage. Les limitanei servent pourtant à former, jusqu'au milieu du IVème siècle au moins, les pseudocomitatenses, preuve de leur qualité. En Orient, la Mésopotamie et l'Osrhoène forment une marche comprise entre l'Euphrate et le nord du Tigre : elles protègent la Syrie et en particulier Antioche. Les villes ont un rôle clé et assument une fonction défensive. C'est une des lignes défensives les plus solides de l'Empire romain6.


L'armée sassanide


Les Sassanides ont déjà, comme le dit David Nicolle, « un pied dans le Moyen Age », bien que leur propagande soit tournée vers le passé et le modèle à imiter, les Achéménides vaincus par Alexandre le Grand7. La Perse sassanide se rapproche plus de l'Inde, avec son système de castes, où une classe militaire de guerriers supposés « aryens » domine ceux qui sont inférieurs par la naissance. Pourtant l'empire perse comprend de nombreuses populations non-iraniennes, sous la coupe de celui qui devient le Roi des Rois.

La Perse sassanide dépend d'un travail servile, comme l'Empire romain, mais elle est réputée pour la qualité de son travail du métal (avec des gisements situés à la périphérie de l'empire) et pour son commerce, qui s'étend jusqu'en Inde. Les Sassanides succèdent aux Parthes, qui avaient développé une puissante archerie montée soutenue par une minorité de cavaliers lourds cuirassés. L'infanterie parthe n'est qu'une force d'appoint ; le transport, des flèches en particulier, est assuré par les chameaux. Au IIIème siècle de notre ère, quand les Sassanides remplacent les Parthes, l'armure de fer tend à supplanter celle en bronze et la cuirasse d'écailles est remplacée par une cuirasse lamellaire. Les cavaliers sassanides utilisent aussi des casques en fer et des harnachements de chevaux supérieurs à ceux des Romains.

Vue d'artiste des combats entre fantassins romains et éléphants/cavaliers lourds sassanides pendant la retraite de l'expédition de Julien en Perse, 363, un après le siège d'Amida.-Source : http://farm5.static.flickr.com/4060/4460351402_8317c0d1d3_b.jpg



La société sassanide est divisée entre les guerriers (Artheshtaran), les scribes, les prêtres et les roturiers. Au sein des guerriers, la cavalerie d'élite des Savaran tient la position éminente. Chaque unité de Savaran dispose de sa propre bannière (Drafsh). Les membres des Savaran ne peuvent être que d'ascendance aryenne : en font partie les membres des sept grandes familles de l'empire, la maison royale et six autres qui remontent à l'époque parthe. La haute noblesse (Azadan) fournit le gros des Savaran. L'unité d'élite des Immortels, calquée sur le modèle achéménide, comprend 10 000 hommes, qui ne sont engagés qu'à des moments cruciaux lors des batailles. La garde royale, composée de 1 000 hommes, est stationné en temps de paix dans la capitale, Ctésiphon. Les cavaliers qui se sont distingués particulièrement sont incorporés dans une troisième unité, « ceux qui sacrifient leur vie ». Ils arrivent aussi que les officiers des Savaran conduisent d'autres branches de l'armée (infanterie). L'armée en campagne est commandée par le Spahbad, ou commandant en chef. Les gouverneurs provinciaux font alors office de généraux8.

L'organisation militaire des Sassanides est plus sophitistiquée que celle de leurs prédécesseurs parthes. L'armée sassanide initiale (Spah) a beaucoup en commun avec son homologue parthe. Le vasht désigne une unité de la taille de la compagnie ; le drafshs'applique à une unité plus grande d'un millier d'hommes, avec sa bannière et son héraldique ; et les gund sont des divisions plus grandes, menées par des généraux. L'armée sassanide type comprend sans doute autour de 12 000 hommes. Dès le début de l'ère sassanide, l'archer monté en faveur chez les Parthes cède la place devant un renouveau de la cavalerie cuirassée chargeant avec la lance. Au début de l'ère sassanide, on trouve encore une poignée de cavaliers lourds soutenus par une nuée d'archers montés. Les cavaliers lourds doivent désorganiser le dispositif ennemi pour permettre la frappe des archers. A l'époque de Shapour II, les cavaliers lourds sont recouverts d'armures et utilisent des haches, des massues et des dagues pour le choc.

L'infanterie (paighan) est recrutée parmi les paysans. Chaque unité est commandée par un officier. Elle garde le train, sert de pages aux Savarans, attaque les retranchements, entreprend les travaux de terrassement ou les mines. Son nombre est davantage une force que son efficacité propre. Mais il existe d'autres catégories de fantassins sassanides. Les Mèdes fournissent des frondeurs, des lanceurs de javelot et une infanterie lourde. Les Romains la méprisent et la confondent avec les paighan mais en réalité, les Sassanides imitent le modèle romain et les fantassins lourds sassanides se placent derrière les archers à pied. Les meilleurs fantassins sassanides sont justement les archers à pied, bien entraînés et qui doivent affaiblir l'ennemi avant la charge des Savarans. L'officier qui commande les archers à pied est le Tirbad, qui organise les hommes en compagnies de façon à pouvoir assurer un tir continu. Comme les archers achéménides, les archers sassanides se protègent avec un bouclier en osier. Il est parfois fait mention d'un tir en arrière, comme la flèche du Parthe. Les sources évoquent aussi une autre unité de la garde composée de 100 archers d'élite. La cavalerie légère des Sassanides est fournie par les alliés et utilisent non seulement l'arc, mais aussi les javelots : Albanais du Caucase, Gelanis du nord de la Perse, Koushans d'Asie Centrale, Saces d'Afghanistan et de l'est de l'Iran. Il y a aussi des contingent nons iraniens comme les Chionites. Les Perses utilisent également des éléphants au combat, parfois surmontés d'une tour.

L'empire sassanide est un Etat centralisé, disposant d'une administration équivalente à celle de l'empire romain. Des espions sont fréquemment utilisés et les ressources en hommes permettent de lever des armées conséquentes, et souvent plusieurs armées simultanément. L'empire a même prévu un moyen pour décompter les pertes au retour d'une campagne.


Le siège d'Amida


Le long règne de Shapour II est un moment important pour la Perse sassanide9. Encore enfant, il a dû affronter les raids arabes sur le sud-ouest de l'Iran à partir des îles du Golfe Persique. Une fois monté sur le trône, Shapour lance la cavalerie des Savarans contre les raiders arabes, qui sont défaits, puis les fait monter sur des bateaux pour attaquer leur repères. Les prisonniers sont traités sans ménagement : d'après une source, ils sont convoyé dans le désert attaché par une corde qui leur transperce l'épaule. S'inspirant du système romain, les Sassanides construisent un fossé pour se protéger de futures incursions et s'allient aux Lakhmides, tribu arabe dominante des plaines de Mésopotamie, qu'ils forment et équipent comme les Savarans.

Argenterie sassanide représentant probablement Shapour II dans une scène classique de chasse-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/22/British_Museum_Shapur_II_Plate.jpg


Constantin ayant favorisé le christianisme au sein de l'Empire à partir de 312, l'Arménie devient à son tour chrétienne, ce que les Sassanides interprètent comme une menace. L'armée perse privilégie désormais le cavalier ultra-lourd destiné au contact, avec épée, dagues, massues, pour percer les lignes de fantassins romains, soutenus par des archers montés. Les contacts avec les Koushans, à l'est de l'empire sassanide, amènent à intégrer des éléphants de guerre. La poliorcétique perse est également sophistiquée.

En 337-338, l'armée sassanide franchit le Tigre et vient assiéger Nisibe et Singare. Les Perses détournent les eaux de la rivière Mygdonius pour faire s'écrouler les remparts de Nisibe, sans succès. Deux mois plus tard, les Sassanides doivent se replier pour faire face à une invasion des Chionites, à l'est de leur empire. La frontière n'est pacifiée qu'en 357, laissant le temps aux Romains de se réorganiser. Mais Shapour peut désormais compter sur le renfort de ces mêmes Chionites, et les Albains du Caucase fournissent également une excellente cavalerie.

Carte de l'expédition perse de Julien en 363 sur laquelle on distingue aussi les lieux évoqués en 359.-Source : http://usna.edu/Users/history/abels/hh381/Julian_Persian_Campaign_363.png


Le récit d'Ammien Marcellin commence au chapitre 4 du livre XVIII et se termine au chapitre 9 du livre XIX. Ammien est avec Ursicin, maître de la milice, à Samosate. C'est là qu'ils apprennent la défection d'Antonin, probablement sur un rapport du duc de Mésopotamie, Cassianus. Sabinianus devient magister equitum per Orientem ; Ursicin est rappelé auprès de l'empereur Constance II pour remplacer Barbation, qui vient d'être mis à mort pour tentative d'usurpation. Ursicin rencontre Sabinianius en Cilicie, part pour Sirmium mais reçoit un contre-ordre en Thrace : il doit rejoindre Sabinianius à Edesse. A la fin du printemps 359, Ursicin se trouve à Nisibe, dont il s'échappe de justesse pour gagner Amida. Recevant le message urgent de Procope, il envoie Ammien en reconnaissance en Gordyène en juin-juillet. Ordre est donné de brûler les récoltes de Mésopotamie. Ursicin tente de gagner Samosate pour coordonner la résistance ; Ammien se réfugie à Amida dont le siège commence le 25 juillet 359.

Antonin, un protecteur domestique au service du duc de Mésopotamie, est donc passé à l'ennemi. Ancien marchand, criblé de dettes, il choisi de passer à la Perse pour éviter les poursuites financières. C'est à ce moment-là que Constance II remplace Ursicin par Sabinianius, qu'Ammien Marcellin n'apprécie guère. En réalité, l'empereur n'a pas encore abandonné toute possibilité de négociation et fait appel à une personnalité moins tranchée : c'est probablement ainsi qu'il faut interpréter ce changement. Cependant, Shapour accélère ses préparatifs et l'empereur, inquiet, rappelle finalement Ursicin, qui gagne Edesse, puis Nisibe, poste avancé en Mésopotamie, pour observer la progression des Perses qui ont franchi le Tigre.

Ammien Marcellin sort de la cité pour éclairer le chemin de la troupe romaine, menacé par les pillards que l'armée perse a envoyé en avant. Il manque d'être capturé par un parti de cavalerie ennemie et prévient le reste de la formation, de loin, près d'un fortin en ruines, en relevant le bras et en agitant les pans de son manteau, signe apparemment usuel dans l'armée romaine pour indiquer la présence de l'ennemi. Pour échapper à leurs poursuivants, les cavaliers romains attachent une lampe sur un cheval sans cavalier et le lance dans une certaine direction, de nuit, pendant qu'ils en prennent une autre. En chemin, les cavaliers romains découvrent un espion perse qui est en fait un transfuge de l'armée romaine originaire de Gaule : ils le font parler avant de l'exécuter.

Le détachement arrive à Amida, principale place forte en Mésopotamie. Ammien reçoit alors un message du notaire Procope, qui fait partie d'une ambassade envoyée en Perse pour négocier, sous les ordres du comte Lucillianus. Le message dit ceci : « Ayant éloigné les délégués des Grecs, peut-être même dans l'intention de les exécuter, le roi au long règne, qui ne se contente pas de l'Hellespont, après avoir jeté des ponts sur le Granique et le Rhyndace, viendra escorté de nations nombreuses pour envahir l'Asie ; naturellement irritable et fort cruel, il est encore encouragé et enflammé par le successeur d'Hadrien, l'ancien empereur romain ; la Grèce est bel et bien morte, si elle n'y prend garde. » . Ammien prétend que le texte a été difficile à déchiffrer10, ce qui est sans doute une boutade à l'intention du notaire : on comprend en effet que l'ambassade romaine (les délégués des Grecs) a échoué, que Shapour II (le roi au long règne) est décidé à envahir l'Orient romain en passant sur l'Anzabe et le Tigre (le Granique et le Rhyndace), et qu'il est conseillé et encouragé par Antonin (le successeur d'Hadrien), le transfuge romain.

C'est alors qu'Ammien Marcellin est envoyé chez le satrape de Gordyène (un district d'Arménie contrôlé par les Perses), Jovinianus, qui a autrefois séjourné en Syrie comme otage et qui n'a apparemment plus que l'envie d'y retourner, avec un centurion expérimenté. Sur le conseil du satrape, Ammien et le centurion se postent dans les montagnes, pour observer l'approche de l'armée perse. Au bout de trois jours, les deux hommes voient arriver Shapour et ses troupes, accompagnés de ses alliés chionites et de leur roi, Grumbatès. Ammien estime à trois jours le temps de franchissement de l'armée perse par un pont sur l'Anzabe, puis revient à Amida. Après avoir envoyé des cavaliers au duc et au gouverneur de Mésopotamie, les récoltes sont détruites ; Carrhes, dont les remparts sont trop endommagés, est évacuée, de même que les habitants menacés. Des tribuns accompagnés de protecteurs domestiques garnissent les gués de l'Euphrate de fortins, de pieux acérés et de pièces d'artillerie.

Les neiges ayant fondu et gonflé les eaux de l'Euphrate, et devant la politique de terre brûlée des Romains, Shapour, conseillé par Antonin, infléchit la route de son armée. Ursicin, accompagné d'Ammien, tente de gagner Samosate pour couper les ponts importants de Zeugma et Capersana. Mais deux turmes de cavalerie illyrienne qui gardent les cols (environ 700 hommes nous dit Ammien) manquent de vigilance et 20 0000 Perses parviennent à se glisser dans les hauteurs environnant Amida. Ursicin et son détachement sont attaqués. Les Romains, pressés par la cavalerie perse, sont pour partie jetés dans le Tigre, ou dispersés. Ammien cherche à gagner Amida, après avoir essayé de retirer une flèche qui a percé la cuisse du protecteur Verennianus. Mais il doit passer la nuit sous les remparts, à côté du cadavre d'un Perse dont la tête a été fendue en deux par un violent coup d'épée. Le lendemain, il entre par une poterne à Amida, qui regorge de réfugiés.

La ville est entourée par un coude du Tigre à l'est, par un affluent du fleuve au nord-est, par le Taurus au nord, et à l'ouest se trouve la région de la Gumathène. La garnison est composée de la Vème légion Parthique, créée par Dioclétien, permanente (avec une turme de cavalerie), renforcée de deux légions (environ 2 000 hommes) d'anciens partisans de Magnence, l'usurpateur gaulois, et de son frère Décence, de la XXXème légion Ulpia Victrix, de la X Fortenses, d'une turme des comes sagittarii11,et des Superventores et des Praeventores12, qui se sont regroupés dans la cité. Ces derniers sont commandés par Aelianus, qui a combattu à la bataille de Singare comme protecteur avant de passer tribun puis comes rei militaris13. En tout, 7 à 8 000 hommes, probablement.

Source : http://www.mediterranee-antique.info/Auteurs/Fichiers/ABC/Chapot/Euphrate/EUP_34_05.gif


Trois jours plus tard, l'armée perse arrive sous les murs d'Amida. Shapour parade avec les personnages importants de son armée devant les portes de la ville, mais suffisamment près pour que ses vêtements soient déchirés par des carreaux de scorpions, ce qui le plonge dans une grande colère, d'après Ammien, et le pousse à entreprendre le siège au plus vite. Le lendemain, le roi des Chionites, Grumbatès, s'avance jusqu'aux murailles pour proposer la reddition aux défenseurs ; mais son fils est abattu par le trait d'un scorpion, et les Perses doivent attendre la nuit pour aller chercher le corps. Après l'incinération du corps et deux jours de repos, les Perses passent à l'attaque. Ammien évoque « une quintuple rangée de boucliers [qui] ceinture la cité ». Les Chionites sont à l'est de la muraille ; les Kouchans (vassaux des Perses, à l'est de l'Iran) au sud ; les Albaniens au nord et les Ségestans (sans doute les Saces, autres vassaux de l'est de l'empire) à l'ouest, et, selon l'historien, mettent en ligne des éléphants.


Source :Adrien GOLDSWORTHY, Les guerres romaines 281 av. J.-C.-476 ap. J.-C., Atlas des Guerres, Paris, Autrement, 2001, p.191.

Le choc est terrible. Les Romains fracassent les crânes des Perses avec des pierres jetées du haut des remparts. Les scorpions clouent les assaillants au sol de par la force des carreaux. Côté perse, les archers envoient des nuées de flèches sur la ville, et les machines de siège romaines capturées à Singare sont également employées. Les assauts durent deux jours. Amida abrite en tout, soldats et civils confondus, 20 000 personnes. Les médecins, côté romain, soignent en priorité les blessés légers et renoncent à traiter les défenseurs percés de plusieurs flèches, qui sont à terme condamnés. De l'extérieur, Ursicin souhaite rassembler des troupes légères pour harceler les assiégeants. Mais, selon Ammien, il en est empêché par la frilosité de Sabinianus. Dans la place, les corps en décomposition, que l'on ne peut enterrer, attirent les moustiques, porteurs du paludisme : une épidémie se déclenche qui dure dix jours, moment où la pluie exerce un effet salvateur.

Les Perses construisent alors des mantelets et des galeries couvertes pour approcher le rempart. Ils édifient des terrasses et font avancer des tours « bardées de fer », d'après Ammien, pourvues d'une baliste au sommet pour nettoyer le sommet de la muraille de ses défenseurs. Les légions gauloises de Magnence ne sont, selon le récit de l'historien, d'aucune utilité, car habituées au combat en rase-campagne et non à la guerre de siège : elles ne savent faire que des sorties coûteuses. Au sud du rempart se trouve une tour surmontant un précipice. Une voûte a été creusée au pied de celui-ci avec un escalier menant jusqu'au terre-plein de la cité, pour aller puiser de l'eau. Accompagnés par un habitant de la ville passé à l'ennemi, 70 archers perses se glissent de nuit par le passage et gagnent la troisième plate-forme de la tour, et s'y cachent jusqu'au matin. Ils brandissent alors un étendard rouge. C'est le signal convenu : l'armée perse s'attaque aux remparts tandis que les archers font le maximum de bruit et tirent toutes leurs flèches pour désorienter les défenseurs. Ammien et les autres protecteurs domestiques font déplacer 5 scorpions à portée de la tour : les carreaux ont tôt fait d'éliminer les archers perses, parfois embrôchés deux par deux sur les traits !

Vue d'artiste du siège. Un onagre romain expédie des boulets sur une des tours "bardées de fer"mises en ligne par les Sassanides-Source : http://fc09.deviantart.net/fs71/f/2011/023/0/9/amida_359_ad_by_fall3nairborne-d37wi02.png


Le lendemain, les défenseurs peuvent voir les Perses qui emmènent les habitants du fort de Ziata, à 50 km au nord, qui vient de tomber. Les Perses ont coutume depuis le IIIème siècle de déporter les prisonniers romains pour peupler des parties de leur empire et développer des villes ou réaliser des travaux d'importance. Les femmes âgées qui ne peuvent pas suivre ont les mollets ou les jarrets sectionnés. Les légions gauloises, ulcérées à la vue de ce spectacle, n'en peuvent plus : les hommes, selon Ammmien, frappent les portes à coups d'épées pour réclamer le droit de faire, à nouveau des sorties (ils avaient déjà attaqué les travaux de terrassement perses). Pour calmer leur colère, on prévoit donc un projet de sortie nocturne contre les avant-postes ennemis, et si possible le camp. Parallèlement, les Romains construisent deux levées de terre pour arriver à la même hauteur que les terrasses perses édifiées à l'extérieur du rempart.

Pendant la nuit, les Gaulois sortent finalement par une poterne, armés de haches et d'épées, éliminent les sentinelles et jettent la confusion dans le camp perse. Puis, submergés par les gardes qui se sont repris, ils se replient dans la ville sous la protection des engins de siège qui tirent à vide, le bruit du mécanisme des machines suffisant à dissuader les Perses d'approcher dans le noir. En l'honneur de cette sortie, Constance II fera bâtir pour leurs officiers instructeurs (campidoctores) des statues dans la ville d'Edesse. Les Gaulois ont perdu 400 hommes mais ont réussi à tuer des satrapes et des hauts dignitaires ; une trêve est conclue pendant trois jours, l'armée perse ayant besoin de se réorganiser.

Les Perses font alors avancer des engins protégés par les tours et la cavalerie cuirassée, les clibanaires. Les machines romaines sèment la mort parmi les assaillants. Les balistes placées au sommet des tours perses infligent néanmoins des pertes dans les rangs des défenseurs. Les Romains regroupent quatre balistes qui détruisent les jointures des tours et les font s'effondrer. Les éléphants sont rendus fous par des projectiles enflammés. Shapour, venu encourager ses soldats, voit son escorte criblée de traits. Mais le lendemain, alors que les combats reprennent sur les terrasses, avec l'infanterie perse qui monte à l'assaut, un des remblais de terre romains s'effondre, peut-être sapé par les Perses, et l'intervalle avec la terrasse extérieure est comblé par les débris. Les Perses peuvent alors pénétrer dans la cité et le massacre commence. Ammien, qui a réussi à s'échapper à la nuit tombée avec deux compagnons, gagne Mélitène, en Arménie, après un chemin semé d'embûches. Il y retrouve Ursicin, qui rejoint ensuite Antioche.

Les murs d'Amida, bâtis par Constance II et renforcés plus tard par Valentinien Ier.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f2/Diyarbakirwalls2.jpg


Les Perses ne vont cependant pas plus loin et se contentent de la prise d'Amida. Ils pendent le comte Aelianus et les tribuns qui ont organisé la défense, emmènent comme captifs les officiers d'intendance du maître de la cavalerie14, Jacobus et Cesius, et exécutent tous les soldats romains originaires de l'ouest du Tigre, qu'ils considèrent comme une terre perse. Le siège a duré 73 jours et s'est révélé très coûteux : d'après Ammien, le notaire Diskénès décompte 30 000 morts perses, sur un effectif que l'auteur estime à 100 000 hommes. Les Sassanides ne seront en mesure d'exploiter ce succès qu'en 360, l'année suivante.


Le siège d'Amida : une expérience de la guerre dans l'Antiquité Tardive15


Il faut d'abord noter que les assiégeants perses sont incomparablement supérieurs en nombreux aux défenseurs romains, dans une proportion, selon Ammien, d'au moins 10 contre 1. Et encore : la garnison d'Amida (une légion et une turme de cavalerie) a été renforcée par six autres légions et une schole palatine. Mais les fortifications et la participation des habitants à la défense de la cité équilibrent le ratio. Les sièges de l'Antiquité Tardive restent coûteux et souvent favorables aux défenseurs16.

L'assiégeant doit encercler la ville pour tenter de couper son ravitaillement et instaurer un blocus, puis la prendre par des mines, des terrasses, en fracassant les portes à coups de béliers, en submergant le rempart avec des tours d'assaut soutenues par l'artillerie. Côté assiégé, les sorties sont fréquentes, comme le montre l'exemple des légions gauloises d'Amida. Pour les combattants, la visibilité pendant les combats peut-être limitée, même s'il ne faut pas prendre au pied de la lettre les « pluies de flèches » d'Ammien qui obscurcissent le ciel. La nuit est un moment idéal pour agir comme le montre le commando des 70 archers perses ou la sortie des Gaulois.

Les défenseurs doivent veiller à soigner les blessés et à éviter les épidémies. Ammien est remarquablement précis sur les traitements des blessés, puisqu'il indique que les médecins laissent agoniser les hommes percés par un nombre trop grand de flèches pour s'occuper de ceux qui ont une chance de survivre. La fatigue prélève sa dîme sur les combattants : d'ailleurs les jours de trêve ou d'accalmie suivent fréquemment les affrontements les plus violents. Les Gaulois profitent de la fatigue des sentinelles perses qui manquent de sommeil pour infiltrer le camp.

Le siège est aussi une opération psychologique. Shapour II épargne volontairement les défenseurs de deux fortins proches d'Amida pour inciter la garnison de la ville à se rendre. Il fait entourer la ville avec ses troupes pour montrer aux défenseurs la puissance de son armée, et parade avec les hauts dignitaires et les rois alliés. Pour se donner du courage, chaque camp s'encourage par des slogans : d'après Ammien, les Romains louent le pouvoir de l'empereur Constance II et les Perses celui du Roi des Rois. Cela n'empêche pas les réflexes particularistes : Ammien n'apprécie pas les Gaulois, qui sont clairement étrangers au contexte oriental en raison de leur transfert pour motif politique, mais tout est mis en oeuvre pendant leur sortie pour faciliter leur retraite. La cité est toujours à la merci d'une trahison, comme le montre le cas du transfuge qui conduit les archers perses au sommet de la tour par le passage souterrain.

Le siège, c'est aussi un énorme vacarme. Ammien évoque les cornes des Perses, le premier jour de combat, le bruit mécanique des machines, le barrissement des éléphants, les sons des projectiles et même les pleurs des Perses qui se lamentent sur la mort de leurs camarades. Mais le siège peut aussi connaître des moments de silence : le premier jour, les Perses, déployés dans une démonstration de force, ne font pas un bruit, probablement pour impressionner par leur discipline. Les archers perses mènent leur opération commando dans le silence le plus complet et ne se dévoilent qu'à l'aube.


Ammien Marcellin et l'écriture de l'histoire militaire


Ammien Marcellin, une des sources majeures sur l'Empire romain du IVème siècle, a longtemps laissé les historiens indifférents, moins dans le monde franco-allemand qu'anglo-saxon, cependant17. Le travail qui lui consacre E.A. Thompson en 1947 s'intéresse surtout aux sources de l'écriture d'Ammien (en particulier sur le récit de la campagne en Perse de Julien l'Apostat) et sur le contexte de rédaction des Res Gestae, sous le règne de l'empereur Théodose Ier. D'abord considéré comme le porte-parole du Sénat païen et de ceux tournés vers le passé glorieux de Rome, Ammien Marcellin est aujourd'hui considéré sous un angle plus nuancé, que ce soit dans la façon qu'il a d'aborder la religion ou même les barbares. On pourtant remis en cause la pertinence de cette source sur le plan militaire, certains le qualifiant même de « romantique », d'autres défendant au contraire le tableau précis dressé par Ammien Marcellin.

Blockley, en 1975, montre dans son travail que l'ancien officier romain concentre son récit autour des personnages clés que sont les empereurs, censés incarner les vertus ou les vices, la façon dont il s'inspire de la tradition héllénistique et la manière aussi, dont il utilise des exempla tirés de l'histoire gréco-romaine. D'autres au contraire voient dans le portrait des empereurs la prépondérance de la notion de civilitasromaine. On s'écharpe aussi pour savoir si Ammien reflète, finalement, davantage la grécité que la romanité.

Ammien Marcellin a été un protecteur domestique entre 354 et 36318. Il existe deux catégories de protecteurs domestiques dans l'armée romaine du IVème siècle. La première est constituée, depuis le IIIème siècle, d'hommes sortis du rang. Quand ils sont promus, ces hommes reçoivent généralement le commandement de formations de moyenne importance. Par des papyrus, on connaît bien la carrière de Flavius Abinneus, promu protecteur domestique vers 337-338 après 33 ans (!) de service et qui accompagne les envoyés des Blemmyes, un peuple nubien, à Constantinople. Trois ans plus tard, il devient préfet de la garnison de Dionysias en Haut-Egypte. Les protecteurs domestiques ont des pouvoirs de police. Ils contrôlent les expéditions de marchandises, recherchent les déserteurs, accompagnent les collecteurs de taxes, ou assurent la construction ou l'entretien de bâtiments publics importants.

Vers 350, de jeunes hommes sans expérience militaire préalable se voient confiés aux protecteurs domestiques, qui à cette époque sont regroupés dans une schola commandée par un comte des domestiques (comes domesticorum), qui apparaît pour la première fois en 346. Ces jeunes hommes sont en fait préparés à exercer d'importantes fonctions militaires et sont issus de familles distinguées dans le milieu civil ou par les armes : Ammien vient d'un milieu curial. Les protecteurs domestiques sont divisés en quatre écoles, iuniores et seniores, dans l'infanterie et la cavalerie. Certains servent avec le comitatus(l'armée de campagne) mais la plupart exerce des fonctions d'état-major auprès des maîtres des soldats. Ursicin prend avec lui 10 protecteurs domestiques quand l'empereur Constance II lui demande d'éliminer la rébellion de Silvanus en Gaule. Ces protecteurs domestiques semblent bénéficier de perspectives de carrière beaucoup plus intéressantes que ceux sortis du rang : on sait par un document du règne de l'empereur Anastase (491-518) qu'ils recevaient 126 sous par an, dix fois la paie d'un travailleur manuel19.

On ne sait pas très bien si Ammien quitte ce corps en 359, après le siège d'Amida, ou bien après l'échec de l'expédition perse de Julien l'Apostat, en 363. Les protecteurs domestiques meurent fréquemment au combat, comme on peut le voir sur les inscriptions. Ammien lui-même échappe plusieurs fois à la mort, quand il s'enfuit de Nisibe poursuivi par la cavalerie perse, en gagnant Amida ensuite, et pendant le siège lui-même. Il faut dire que les protecteurs domestiques remplissent souvent des missions dangereuses. Ammien a été aussi en contact avec des gens de son milieu, comme le notaire Procopius, qui fait partie de l'ambassade du comte Lucillianus envoyé négocier auprès de Shapour II et qui envoie un message codé pour prévenir du danger d'invasion. Il y a aussi Antonin, l'ancien protecteur domestique passé aux Perses, ancien proche du duc de Mésopotamie, qui parle à la fois latin et grec et qui est capable de renseigner Shapour sur tout le dispositif militaire romain en Orient, ce qui montre l'étendue des renseignements auxquels ces personnes avaient accès. Antonin a suivi un cursus civil pour une autre catégorie de protecteurs20.

Dans son récit, Ammien Marcellin accorde toujours une place importante à la question logistique : on voit ainsi le transfuge Antonin faire la liste aux Perses des stocks d'approvisionnement qui, une fois pris, pourraient mettre les Romains en difficulté. Ammien est aussi très au fait de la construction et de l'emplacement des ponts, une tâche que devait fréquemment remplir les protecteurs. Envoyé auprès du satrape Jovinianus, qui ne cherche qu'à passer aux Romains, il observe l'armée perse franchir le Tigre sur un pont de bateaux vers l'Osrhoène, ce qui permet de faire évacuer les cités avec des remparts en trop mauvais état et de brûler les récoltes. Le plan perse prévoit de traverser l'Euphrate pour attaquer les cités d'Euphratésie. Quand la fonte des neiges et la terre brûlée empêche de traverser les gués, Shapour se retourne vers ceux du Haut-Euphrate, à l'ouest d'Amida. Les tribuns, qui commandent les formations de cavalerie du duc de Mésopotamie, protègent les gués avec des pieux acérés et de l'artillerie légère : ils sont accompagnés de protecteurs sortis du rang qui connaissent probablement l'art de la fortification. Ursicin et ses protecteurs, dont Ammien, à Samosate, cherchent ensuite à couper deux autres ponts importants à Zeugma et Capersana. Une autre tâche cruciale des protecteurs est la direction de l'artillerie pendant un siège. Amida est largement pourvue en machine de siège projetant des pierres (balistes) ou des carreaux (scorpions)21. Ces engins ont sans doute provoqué de lourdes pertes parmi les assiégeants, qui laissent, selon le rapport du notaire Diskénès fait à l'empereur, 30 000 tués devant la ville. Les protecteurs guident le tir des artilleurs et planifient l'utilisation des pièces durant les réunions d'état-major.


Conclusion


Les livres XVIII-XIX, où se trouve le récit du siège d'Amida, sont marqués par les récits militaires22. D'après Guy Sabbah, le traducteur des livres aux Belles Lettres, la description de l'invasion perse et du siège d'Amida est là pour montrer les difficultés de l'empereur Constance II face aux Sassanides en comparaison des succès du César Julien en Gaule. Tout est fait pour que Julien apparaisse comme seul recours face à la menace perse : c'est donc une savante construction à laquelle nous avons à faire. Cependant, ces passages comptent aussi parmi ceux où Ammien Marcellin rend le plus compte d'un vécu : il a été témoin des événements rapportés, il a pu interroger de nombreux autres acteurs. Ammien se rattache ainsi plutôt à l'historiographie de tradition grecque, orientée vers une exigence de vérité plutôt que par une finalité moralisatrice, patriotique ou littéraire.


Bibliographie :


Source :


Guy SABBAH, Ammien Marcellin. Histoires Livres XVII-XIX, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 2002.


Ouvrages ou articles :


« INTRODUCTION », Jan Willem DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999, p.1-13.

Kaveh FARROKH, Sassanian Elite Cavalry AD 224-642, Elite 110, Osprey, 2005.

Kaveh FARROKH, Shadows in the Desert. Ancient Persia at War, Osprey, 2007.

Adrien GOLDSWORTHY, Les guerres romaines 281 av. J.-C.-476 ap. J.-C., Atlas des Guerres, Paris, Autrement, 2001.

Noël LENSKI, « Two Sieges at Amida (AD 359 and 502-503) and the Experience of Combat in the Late Roman Near East », in Ariel S. LEWIN and Pietra PELLEGRINI (dir.), The Late Roman Army in the Near East from Diocletian to the Arab Conquest, 2007, p.219-236.

David NICOLLE et Angus MCBRIDE, Sassanian Armies. The Iranian Empire early 3rd to mid-7th centuries AD, Montvert Publications, 1996.

Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005.

Frank TROMBLEY, « IAMMIANUS MARCELLINUS AND FOURTH-CENTURY WARFARE. A protector’s approach to historical narrative », Jan Willem DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999, p.16-26.







1Ammien Marcellin a écrit les Res Gestae (Histoires). Elles commençaient au règne de Nerva (98 ap. J.-C.) mais les 13 premiers livres sont perdus. Il reste les livres XIV à XXXI, l'oeuvre se terminant avec la défaite romaine d'Andrinople en 378.
2Beate DIGNAS et Engelbert WINTER, Rome and Persia in Late Antiquity. Neighbours and Rivals, CAMBRIDGE UNIVERSITY PRESS, 2007, p.9-32.
3Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005, p.33-41.
4Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005, p.47-57.
5Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005, p.57-79.
6Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005, p.143-158 et 171-215.
7David NICOLLE et Angus MCBRIDE, Sassanian Armies. The Iranian Empire early 3rd to mid-7th centuries AD, Montvert Publications, 1996.
8Kaveh FARROKH, Sassanian Elite Cavalry AD 224-642, Elite 110, Osprey, 2005.
9Kaveh FARROKH, Shadows in the Desert. Ancient Persia at War, Osprey, 2007, p.198-208.
10Il fournit d'ailleurs lui-même l'explication, livre XVIII, chapitre 6, 17-19.
11Les comes sagittarii (Comtes Archers) sont une schole palatine.
12Des troupes frontalières apparemment spécialisées dans la reconnaissance tactique.
13Grade inférieur à celui de maître de la milice, il est généralement lié au commandement de troupes frontalières.
14Qu'Ammien considère comme des protecteurs domestiques.
15Noël LENSKI, « Two Sieges at Amida (AD 359 and 502-503) and the Experience of Combat in the Late Roman Near East », in Ariel S. LEWIN and Pietra PELLEGRINI (dir.), The Late Roman Army in the Near East from Diocletian to the Arab Conquest, 2007, p.219-236.
16Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005, p.257-271.
17« INTRODUCTION », Jan Willem DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999, p.1-13.
18Frank TROMBLEY, « IAMMIANUS MARCELLINUS AND FOURTH-CENTURY WARFARE. A protector’s approach to historical narrative », Jan Willem DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999, p.16-26.
19On ne dispose par contre d'aucun document sur leur solde au IVème siècle.
20Philippe RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris, Economica, 2005, p.35.
21Le débat sur les termes latins désignant les machines de guerre romaines est immense. Dans le récit d'Ammien Marcellin cependant, la confusion des termes n'empêche pas de distinguer les machines tirant des boulets de celles tirant des carreaux géants, ou plus petits.
22Introduction in Guy SABBAH, Ammien Marcellin. Histoires Livres XVII-XIX, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p.8-28.

La guerre d'indépendance d'Haïti (1802-1803)

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C'est en 1697 par le traité de Ryswick que l'Espagne concède à la France la partie occidentale de l'ancienne Hispaniola, découverte par Colomb en 1492, qui prend désormais le nom de Saint-Domingue1. La culture de la canne à sucre puis du café font la fortune de la colonie française où prospère une classe de grands propriétaires blancs. Saint-Domingue est alors la colonie la plus riche des Antilles grâce à un sol fertile et un climat idéal qui produit sucre, café, cacao, indigo, tabac, coton, ainsi que certains fruits et légumes pour la métropole. Pour cultiver les plantations et en l'absence d'un flux migratoire suffisant en provenance d'Europe, le commerce triangulaire apporte sur l’île des milliers d'esclaves venus d'Afrique occidentale qui rapidement deviennent la population la plus nombreuse de l’île avec 500 000 personnes en 1789. Entre ces deux groupes sociaux et raciaux se développe peu à peu une classe de mulâtres ou d'esclaves affranchis, socialement inférieure aux blancs, mais jalouse de sa distinction vis-à-vis des esclaves noirs.

Le système colonial fonctionne tant bien que mal avant que la déflagration n'éclate en écho aux événements qui secouent la métropole à partir de 1789. Au bout du chemin, c'est une nouvelle nation qui voit le jour, la première République noire du monde.

David FRANCOIS




La Révolution française à Saint-Domingue.
Les échos de la Révolution française qui parviennent dans l’île remettent rapidement en cause ce fragile équilibre social. Les nouvelles qui arrivent de métropole soulèvent en effet l'enthousiasme dans la colonie. Si les colons blancs cherchent la liberté du commerce et les mulâtres l'égalité politique avec les blancs, les esclaves aspirent à la liberté tout court. Dès l'automne 1789, la déclaration des Droits de l'Homme qui proclame que l'ensemble des hommes libres sont égaux en droit entraînent les Blancs, qui ne peuvent tolérer cette égalité, dans l'opposition vis-à-vis de Paris. Mais quand en mars 1790, l'Assemblée constituante retire aux mulâtres le droit de jouir de cette égalité des droits, ces derniers se rapprochent des noirs qui organisent une grande révolte qui éclatent le 21 août 1791 sous la direction de Dutty Boukman.


Haïti (source: sematawy.unblog.fr)

En 1793 quand les révoltés noirs se rendent définitivement maître de la colonie, les commissaires civils envoyés par la métropole, Sonthonax et Polverel, décident d'abolir l'esclavage dans l’île six mois avant que la Convention ne vote cette abolition pour l'ensemble des colonies. Du chaos qui emporte alors Saint-Domingue, entre révolte des esclaves, invasion britannique et espagnole, conspirations royalistes des colons, émerge un dirigeant noir, Toussaint Louverture2.

L'esclave affranchi Toussaint Louverture est un de ces chefs de guerre qui dirigent les révoltés. Mais alors que certains s'allient à l'Espagne qui déclare alors la guerre à la France, Louverture choisit le camp de la France. Il combat les adversaires de la République, repousse les Espagnols et chasseles Anglais qui se sont emparés en 1794 des principaux ports de la colonie. En 1796, il est le maître de l'ensemble de l’île de Saint-Domingue sur lequel il établit son pouvoir. En 1798, les dernières troupes britanniques quittent l’île. Avec la paix revenue la colonie retrouve sa prospérité sous l'autorité de Louverture nommé lieutenant-gouverneur et commandant en chef par la France. Ce dernier a réussi à évincer toute autorité française de la colonie, mais il prend des initiatives qui choquent le nouveau maître de la France, le Premier Consul Napoléon Bonaparte. Ainsi Louverture envahit, au début de 1801, la partie occidentale de l’île où la souveraineté espagnole a été cédée à la France par le traité de Bâle de 1795. Surtout il promulgue uneconstitution qui, si elle ne proclame pas l'indépendance, donne une large autonomie à la colonie. Dans ce texte qui réaffirme l'abolition de l'esclavage, Louverture devient gouverneur général à vie et organise une milice devant rassembler l'ensemble des hommes de 14 à 55 ans. Mais ce qui irrite particulièrement Bonaparte c'est que Louverture promulgue cette constitution sans lui demander son accord3.

Toussaint Louverture (source: herodote.net)


Pendant ce temps l'Europe s'apaise. Au début de 1801, la France fait la paix avec l'Autriche puis avec la Russie. La Grande-Bretagne se retrouve alors isolée et, après la chute de William Pitt, les Anglais se décident enfin à entamer des négociations avec les Français qui aboutissent le 1er octobre 1801. Bonaparte peut dès lors se consacrer à rétablir son autorité et celle de la France sur ses colonies et particulièrement la plus importante économiquement. La fin des combats en Europe permet en effet de pouvoir consacrer des troupes pour réaliser ce dessein.


Le retour des Français: l'expédition Leclerc.
Bonaparte choisit le général Charles Leclerc, le mari de sa jeune sœur Pauline, pour rétablir son autorité sur Saint-Domingue4. Il lui donne avant son départ un ensemble d'instructions secrètes. Il doit d'abord promettre aux dirigeants noirs des responsabilités dans une île dominée par les Français. Puis, après s’être ainsi assuré le contrôle de la colonie, il doit arrêter et expulser les dirigeants noirs, en particulier Toussaint Louverture. La troisième et dernière étape de ce plan doit permettre de désarmer tous les noirs avant de restaurer l'esclavage et l'État colonial. Leclerc doit donc d'abord se concilier Louverture, le maître de l’île, en lui confirmant certains pouvoirs et surtout le maintien de la liberté pour les anciens esclaves. Le Premier Consul confie également à son beau-frère le commandement d'une troupe de 30 000 soldats pour faire face au 15 000 hommes de Louverture.

La flotte qui doit conduire le corps expéditionnaire est commandée par Louis Villaret de Joyeuse. Les 21 frégates et 35 navires de ligne de l'expédition quittent les ports de Lorient, Brest et Rochefort le 14 décembre 1801 avec 8 000 hommes. Le 14 février 1802 l'escadre du contre-amiral Ganteaume quitte Toulon avec 4 000 hommes. Le 17 février c'est de Cadix que part l'escadre du contre-amiral Linois avec 2 000 hommes. Plusieurs autres convois suivent qui transportent des renforts pour Saint-Domingue, soit au total plus de 30 000 soldats.

Une fois arrivée au large des côtesde l’île la flotte se regroupe dans la baie de Samana où Villaret de Joyeuse arrive le 29 janvier suivis par Latouche-Tréville. Sans attendre le reste de la flotte, les navires présents se séparent pour permettre à l'infanterie de s'emparer des villes de la côte. Le général François-Marie de Kerversau doit ainsi prendre le contrôle de Santo-Dominguo et le général Jean Boudet de Port-au-Prince. Dans l’île, quand Louverture apprend l'arrivée de la flotte française, il donne l'ordre à ses lieutenants, Christophe dans le nord, Jean-Jacques Dessalines dans l'ouest et Laplume au sud de prévenir les Français qu'en cas de débarquement ils détruiraient les villes avant de se retirer à l'intérieur du pays.

Mais Leclerc doit avant tout se préoccuper de l'approvisionnement de ses troupes. Les réserves de vivres de l'expédition ont en effet été entamés pendant le voyages et les deux navires chargés de l'approvisionnement ont sombré prés de Cap-Français5. À la veille de son entrée en campagne, il fait part à Bonaparte de sa situation et veut lui faire partager ses inquiétudes: il n'a en effet pas de vivres pour plus de deux mois, le matériel de santé est en mauvais état, il manque d'officiers pour le génie, de chevaux pour la cavalerie, de transports pour l'artillerie et les réserves de cartouches se limitent à 250 000. Leclerc parvient néanmoins à s'approvisionner auprès des Espagnols à Cuba mais aussi des Américains. Il doit également faire face aux manques de soldats puisque déjà 2 000 hommes sont hospitalisés pour blessures ou maladies. Pour les remplacer, le général se décide à former 9 compagnies coloniales comprenant 1 200 anciens esclaves.


La reconquête de Saint-Domingue.
Le 5 février face à l'attaque des Français, Henri Christophe évacue Cap-Français après l'avoir incendié. Leclerc s'installe dans la ville dévastée. Le 6, Donatien de Rochambeau débarque dans la baie de Mancenille et prend Fort-Dauphin. Boudet prend Port-au-Prince et Leogane tandis que le général de Kerversau après avoir pris Santo-Domingo met la main sur la moitié espagnole de l’île.

Douze jours après avoir débarqué à Fort-Liberté, Leclerc est donc maître de tous les ports de Saint-Domingue, à l'exception de Saint-Marc où Dessalines s'est retranché. Plusieurs lieutenants de Toussaint Louverture se sont également ralliés ou soumis. Mais les troupes de Louverture sont loin d'êtres vaincues. Celles qui ne se sont pas rendues se sont repliées dans les montagnes, en particulier dans les régions des Gonaïves, de l'Artibonite et du Mirebalais où elles disposent d'importantes réserves d'armes6.

Louverture s'est réfugié dans la région de l'Artibonite avec ce qui lui reste de troupes et quelques fidèles officiers. Sa position paraît inexpugnable puisque pour atteindre ce refuge les Français doivent s'aventurer dans des gorges au milieu de la foret tropicale, à la merci des embuscades des rebelles. Retiré dans le canton d'Ennery où il possède de nombreuses propriétés, il se prépare à affronter Leclerc en dirigeant contre ses troupes des opérations de harcèlement et en créant auprès de la population un climat permanent d'insécurité. Leclerc reçoit de son coté les renforts de Ganteaume et de Linois tandis Bonaparte fait parvenir à Louverture une lettre lui promettant de garder une autorité sur l’île.

L'arrivée de 6 600 hommes en provenance de Toulon et Cadix permet à Leclerc de compléter son armée et de préparer sa campagne contre Louverture. Son plan est simple, il s'agit de forcer l'ennemi à se replier sur les Gonaïves et de l'écraser lors d'une bataille. Il dispose pour cela au nord des 6 500 hommes composant les divisions de Jean Hardy, de Rochambeau et d'Edme Desfourneaux ainsi que d'une réserve de 1 500 hommes placée directement sous son commandement. Il compte en outre sur la division de Jean-François Debelle, envoyée au secours de Jean Humbert en difficulté à Port-de-Paix. À l'ouest, 600 hommes débarqués aux Gonaïves doivent faire leur jonction avec ces troupes et la division de Boudet qui a reçu l'ordre de s'emparer de Saint-Marc puis de marcher à leur rencontre par le Mirebalais et l'Artibonite. Selon les renseignements recueillis, les forces de Toussaint Louverture sont évaluées, après les récentes soumissions, à 10 000 hommes et 2 000 cavaliers auxquels s'ajoutent des paysans dont l'enrôlement est prévu. Malgré l'équilibre des forces, les troupes françaises souffrent d'une méconnaissance du terrain, de la sévérité du climat et des difficultés d'approvisionnement. Les insurgés quand à eux évoluent en colonnes légères et savent utiliser les moindres sentiers pour échapper à leurs adversaires ou pour les surprendre tandis que les Français évoluent à terrain découvert.

Le 17 février, Leclerc et les unités que commandent Hardy, Desfourneaux et Rochambeau se mettent en marche. Les hommes ont chacun 60 cartouches et six jours de biscuits mais les commandants ont été autorisés à prélever sur les habitants les vivres nécessaires. Les soldats de Hardy partent de Cap-Français pour s'emparer de Marmelade le 19 février puis de Ennery le 21 bousculant Christophe qui défend ces deux places avec plus de 1 000 hommes et autant de paysans. Desfourneaux partant de Limbé prend possession le 19 de Plaisance et rejoint Hardy à Ennery deux jours plus tard. De là, ils se dirigent vers les Gonaïves que les insurgés ont incendiés avant de prendre la fuite. Rochambeau partant de la Petite Anse s'empare les 18 et 19 de Saint-Raphaël et de Saint-Michel. Puis afin de rejoindre Hardy et Desfourneaux, il prend la direction de l'ouest par la Ravine à couleuvres. C'est là que Toussaint Louverture l'attend avec 1 500 grenadiers, 1 200 hommes prélevés dans les meilleurs bataillons de son armée, 400 dragons et plus de 2 000 paysans. Le passage a été semé d'embûches tandis que ses troupes se sont retranchées dans de solides positions dominant la Ravine, un étroit couloir flanqué de montagnes à pic couvertes de bois. Mais Rochambeau, après de durs combats, l'emporte obligeant Louverture à fuir à nouveau.

La reconquête française (source; histoire-empire.org)



La bataille de la Crête-à-Pierrot.
Leclerc doit encore débusquer le chef rebelle. En neuf jours de combats incessants et de marches harassantes, Toussaint Louverture, Christophe et Dessalines ont été chassés de leurs repaires, mais ils ont pu se replier dans les montagnes des Cahos7. Leur situation géographique en fait une défense naturelle dont l'accès par une plaine étroite, resserrée entre deux chaînes de montagne sur lesquelles des fortins ont été placés, est un premier obstacle. À proximité trois petites villes assurent une certaine indépendance économique. Toussaint Louverture y entretient des troupes nombreuses solidement retranchées et veillant sur des réserves de guerre importantes. S'il a perdu quelques milliers d'hommes à la suite de la reddition de Laplume, Clervaux, Paul Louverture et Maurepas, il reste un adversaire redoutable.
Le 1er mars les soldats de Rochambeau et de Hardy se dirigent vers les Cahos.

Le 4, Debelle s'installe aux Verrettes et tombe sur Dessalines qui se replie en hâte un fort situé près du village, sur un morne appelé Crête-à-Pierrot. Poursuivis et attaqués à la baïonnette, les rebelles bien abrités par des fortifications et soutenus par l'artillerie du fort, tiennent les Français en respect et leur infligent de lourdes pertes. Face à cette résistance, Debelle qui ne dispose d'aucune artillerie et dont 300 hommes sont déjà hors de combat décide de se replier et demande des renforts.

Le général leclerc (source: histoire-empire.org)


Toussaint Louverture a fait de la Crête-à-Pierrot une position stratégique puissante, une pièce maitresse de son système de résistance à l'armée française. La garnison sous les ordres de Dessalines comprend 1 500 hommes et 9 pièces de canon ce qui fait du fort un obstacle de taille. Avec les troupes de Boudet, Leclerc quitte Port-Républicain pour arriver le 9 mars aux Verrettes, tandis que Dugua, qui a succédé à Debelle arrive à Petite Rivière. Le 11, Boudet passe l'Artibonite et se dirige vers la Crête-à-Pierrot, pour reconnaître avec quelques tirailleurs les positions à occuper. Ses troupes apercevant celles de Dessalines déployées en avant du fort s'élancent mais sont arrêtées par un feu nourri. Dugua tente alors une opération de diversion sur la gauche de l'ennemi et l'oblige à rentrer dans le fort. Les combats sont rudes et Leclerc se décide à en faire le siège en attendant des renforts pour attaquer. Il fait ainsi venir de Port-Républicain 10 canons dont un mortier et demande à Rochambeau et Hardy de se rendre aux Verrettes où ils arrivent le 19 juillet.

Boudet s'installe sur l'Artibonite tandis que Rochambeau s'organise sur le sommet de la Crête-à-Pierrot et dirige 7 pièces d'artillerie sur les insurgés. Sur la rive droite de l'Artibonite, le chef de brigade Burck, déploie 400 hommes soutenus par un mortier face au débouché d'un chemin qui conduit directement au fort rebelle surlequel l'étau se referme. Le 22 juillet Leclerc fait donner son artillerie et, après trois heures de bombardement, Rochambeau s'élance avant d'être arrêté par un fossé hérissé de pieux. Au cours de la nuit du 22 au 23, le fort est soumis à un nouveau bombardement intense, provoquant des incendies et tuant de nombreux assiégés. Ces derniers commencent également à souffrir de la faim et de la soif. Lamartinière, qui a succédé à Dessalines, prépare une sortie. Le 24 mars à 8 heures du soir, exécutant une manœuvre habile de diversion, il force le passage entre les hommes de Rochambeau et ceux de Burck. Selon Leclerc, 250 hommes environ réussissent ainsi à s'échapper tandis que le reste de la garnison, soit environ 1 200 hommes, est tué ou blessé. Les Français sont maîtres du fort mais ils ont perdu deux fois plus d'hommes que les rebelles. Ils ont surtout été surpris par la capacité des rebelles à combattre en bataille rangée.

Les Français viennent de remporter un succès décisif. Louverture a en effet perdu une place forte, des munitions, du matériel de guerre et beaucoup d'hommes. Surtout son prestige est atteint. Leclerc, qui a pratiqué l'offensive à outrance chère à la tactique révolutionnaire, déplore néanmoins la perte de 2 000 hommes, tués ou blessés.

Les généraux haïtiens (source: aviafi.free.fr)



La traque de Toussaint Louverture.
La lutte n'est pas pour autant terminé et Leclerc poursuit ce qu'il reste des troupes de Louverture. Dans le nord le général Hardy nettoie la plaine de Cap-Français et la région frontalière. Rochambeau, entre l'Artibonite et les Cahos, est à la poursuite de Toussaint. Boudet pacifie le sud de la colonie. Si Louverture a été abandonné par la plupart de ses lieutenants, il a encore sous ses ordres environ 5 000 soldats et de nombreux paysans qui jouent de leur mobilité et de leur parfaite connaissance du terrain. Les Français contrôlent solidement la partie espagnole et le sud de l’île. Leclerc verrouille l'ouest au sud de l'Artibonite en faisant remettre en état la Crête-à-Pierrot et en y laissant 150 hommes pour garder la plaine du fleuve et le débouché des Cahos. Le problème demeure le nord où les partisans de Louverture essayent de provoquer des soulèvements. Leclerc dispose alors de 7 500 hommes auxquels s'ajoutent 7 000 hommes des troupes coloniales noires. Mais la troupe est épuisée après 40 jours de campagnes intenses dans la chaleur, sur un terrain difficile et souvent sans recevoir d'approvisionnements.

C'est à ce moment que Louverture fait parvenir aux Français deux lettres où il fait part de sa fidélité à la France et se plaint des agissements de Leclerc. Mais il fait toujours régner l'insécurité dans l’île. Leclerc divise alors ses troupes en deux colonnes légères qui doivent frapper puis se replier, l'une est confiée à Hardy dans le nord et l'autre à Rochambeau dans le sud. Louverture veut quant à lui couper les communications entre les deux colonnes françaises et concentre ses troupes sur quatre objectifs: les plaines du nord, les Gonaïves, l'Artibonite et les Cahos. Mais Louverture sous-estime les moyens de son adversaire et sa volonté de vaincre. Les rebelles subissent alors de lourdes pertes et les lieutenants de Louverture pressentent l'issue du conflit.

L'ensemble de ces opérations militaires se déroulent au milieu des massacres. Les noirs tuent les colons blancs tandis que les soldats français massacrent les rebelles. Rapidement les hommes de Louverture manquent de ressources et abandonnent du terrain. Ses lieutenants sont découragés et songent à négocier leur reddition. Celle de Christophe entraîne celle de Dessalines. Seul, Louverture est contraint également à la reddition. Leclerc lui donne alors le droit de se retirer sur ses terres. Le 2 mai, Toussaint se rend à Cap-Français et s'engage à démobiliser ses troupes, à désarmer les paysans et à les renvoyer sur les habitations. En deux mois Leclerc a atteint le premier objectif fixé par Bonaparte: la soumission des dirigeants rebelles. A présent il peut se consacrer à réaliser le second objectif, l'arrestation et la déportation de leur chef.

Louverture ronge son frein dans son domaine d'Ennery. Il entretient des relations suspectes avec des bandes rebelles regroupées dans Les Gonaïves et s'entoure de paysans armés. Il sait que la fièvre jaune fait des ravages dans les rangs des soldats français peu habitué au climat tropical. C'est en effet prés de 15 000 soldats qui meurent en deux mois affaiblissant d'autant le potentiel militaire français. Louverture essaye donc de ranimer l'ardeur de ses lieutenants mais certains ne veulent pas reprendre la lutte et le dénoncent. Leclerc invite alors Toussaint à une conférence militaire aux Gonaïves le 10 juin. Là il est arrêté avec l'ensemble de ceux qui l'accompagnent. Le vieux général noir est rapidement embarqué sur un navire à destination de la France et enfermé au Fort de Joux où il meurt le 7 avril 1803.

La bataille de Vertières (source: wikipedia.org)



La défaite française et la fin de la colonie.
L'arrestation de Louverture provoque le mécontentement de la population. C'est alors que Leclerc commet une erreur tactique en lançant immédiatement une campagne de désarmement des noirs. Ces derniers se méfient de plus en plus et de juin à octobre 1802, les opérations de désarmement échouent.

Mais c'est la question de l'esclavage qui fait basculer la situation. Le 20 mai 1802, Napoléon décide son rétablissement dans les colonies françaises. Les Britanniques rendent alors à la France l’île de la Martinique où l'esclavage perdure tandis qu'il est rétabli par les autorités françaises en Guadeloupe. La crainte d'un retour de l'esclavage à Saint-Domingue provoque la colère chez les noirs pendant que la fièvre décime toujours l'armée française qui ne compte plus qu'environ 9 000 soldats. Lorsque les autorités commencent à désarmer les mulâtres qui s'étaient opposés jusque là à Louverture ces derniers, qui sont particulièrement puissants dans le sud, s'unissent aux noirs.

Comme la situation se détériore pour les Français, Dessalines, Christophe, Pétion et Clairvaux conspirent avec les rebelles. Le 13 octobre 1802, Pétion et Clairvaux passent du coté de l'insurrection avant d'être rejoint par Christophe et Dessalines. Le 2 novembre 1802 les chefs rebelles se réunissent à Arcahaye, un petit village au sud de Saint- Marc. Ils élisent Dessalines commandant des forces rebelles et choisissent le drapeau rouge et bleu comme emblème.

Le général Leclerc est également frappé par la fièvre. Son épouse Pauline le fait alors transporter sur l’île de la Tortue au climat plus doux mais il y meurt le 1er novembre 1802. C'est le général Rochambeau, le fils du héros de Yorktown, qui prend alors le commandement des troupes françaisesà Saint-Domingue. Sa tache est compliquée par la guerre qui éclate à nouveau le 18 mai 1803 entre la Grande-Bretagne et la France. Dessalines devient un allié des Britanniques qui fournissent des armes et un soutien naval. Dans le même temps cette guerre annonce la fin des renforts et des approvisionnements pour les Français. Les conditions sont posées pour un renversement de situation.

Les Français tentent de contenir l'insurrection mais ils sont submergés et ne tiennent plus que Cap-Français, Port-au-Prince et Le Cayes. Le 18 novembre 1803, Dessalines qui dirigent les troupes insurgées remportent la difficile bataille de Vertières qui lui ouvre les porte de Cap-Français. Rochambeau négocie alors la reddition de la ville et les Français reçoivent le droit que quitter l’île sans encombre8. Le 4 décembre 1803 les derniers soldats français dans la partie occidentale de l’île quittent le Môle Saint-Nicolas. Il ne reste qu'un petit contingent sous les ordres des généraux Ferrand et de Kerversau pour occuper la partie orientale. Ces hommes doivent faire face à un soulèvement espagnol en 1808 et quitter définitivement Hispaniola en 1809 .

Au final sur les 31 000 soldats envoyés par Bonaparte, il ne reste que 7 000 survivants à la fin de la campagne. Le 1er janvier 1804, Dessalines proclame l'indépendance d'Haïti, le premier État noir indépendant sur le continent américain.

Jean-Jacques Dessalines (source: wikipedia.org)


Conclusion.
A Saint-Domingue, la France est confrontée pour la première fois de son histoire à une guerre d'indépendance dont elle n'a aucune expérience d'autant que les généraux qu'elle envoie dans la colonie ne connaissent que la guerre sur le sol européen. Les troupes ne sont pas prêtes non plus pour affronter les conditions spécifiques de la guerre en zone tropicale, l'équipement est inadapté et l'approvisionnement défectueux. Sur le plan tactique, généraux et soldats français découvrent la guerre de guérilla où ils subissent de lourdes pertes. Ce n'est qu'après la coûteuse victoire de la Crête-à-Pierrot que Leclerc organise ses forces en colonne mobile et légère. Malgré ses faiblesses les Français l'emportent sur le plan militaire et battent les troupes de Toussaint Louverture.

C'est sur le plan politique que la guerre est rapidement perdue. L'arrestation de Louverture, le désarmement des noirs et des mulâtres, et surtout la volonté de restaurer l'esclavage soulèvent la majorité de la population de l’île alors que les anciens lieutenants de Louverture avaient ralliés les Français. La question de l'esclavage, contre lequel les noirs s'étaient battus depuis 1791, scella le sort de la colonie française.
Mais la leçon de Saint-Domingue ne fut pas perdu. Quelques-uns des principaux acteurs de la conquête de l'Algérie avaient fait leurs premières armes à Saint-Domingue. Duguet-Thouars, fils d'une famille de colons de Saint-Domingue organisa et participa activement à la prise d'Alger. Le maréchal Clauzel, commandant de l'armée d'Afrique et gouverneur général de l'Algérie en 1835 fut officier dans l'armée de Leclerc. Quant au général Boyer, commandant militaire d'Oran en 1832, il fut le chef d'état-major de Rochambeau. En Algérie il prend soin d'appliquer les méthodes de pacifications apprises à Saint-Domingue9. Ces hommes semblent, en relançant l'aventure coloniale française, exorciser le syndrome Leclerc en appliquant, cette fois-ci victorieusement, l'expérience acquise à Saint-Domingue, sur un nouveau champ d'expansion colonial, l'Algérie, avant le reste de l'Afrique.


Bibliographie.
-Henri Castonnet Des Fosses, La perte d’une colonie : La révolution de Saint-Domingue, Paris, A. Faivre, 1893,
-Jean-François Brière, Haïti et la France, 1804-1848: le rêve brisé, Karthala, 2008.
-Laurent Dubois, Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2005.
-Catherine Ève Roupert, Histoire d'Haïti : la première république noire du Nouveau monde, Paris, Perrin, 2011.
-Henri Mézière, « L'expédition de Saint-Domingue. Les opérations terrestres (février-juin 1802) », Revue du Souvenir Napoléonien, n° 440, avril-mai 2002, pp. 29-36.
-Henri Mézière, Le général Leclerc (1772-1802) et l'expédition de Saint-Domingue, Tallandier, 1990.
-François Blancpain, La colonie française de Saint-Domingue: de l'esclavage à l'indépendance, Paris, éditions Karthala, 2004.
-Philippe R. Girard,Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon. Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne  (1801-1804), Les Pérseides, 2013.

Notes
1 La colonie de Saint-Domingue ne prend le nom d'Haïti qu'au moment de la proclamation de l'indépendance en 1804. La partie espagnole de l’île correspond à l'actuelle République dominicaine.
2 Toussaint est né vers 1743, esclave, sur la plantation Breda dans le nord de l’île. En 1776 il est affranchi et dirige une habitation produisant du café signe d'une ascension sociale certaine mais assez rare dans une société esclavagiste.
3 Catherine Ève Roupert, Histoire d'Haïti : la première république noire du Nouveau monde, Paris, Perrin, 2011.
4 Sur le général Leclerc voir Henri Mézière, Le général Leclerc (1772-1802) et l'expédition de Saint-Domingue, Tallandier, 1990.
5 Cap-Français, de nos jours Cap-Haïtien, fut durant la période coloniale la capitale de Saint-Domingue.
6 Pour le récit des différentes phases de l’expédition de Leclerc nous nous appuyons sur Henri Mézière, « L'expédition de Saint-Domingue. Les opérations terrestres (février-juin 1802) », Revue du Souvenir Napoléonien , n° 440, avril-mai 2002, pp. 29-36.
7 Sur Toussaint Louverture et ses lieutenants voir Laurent Dubois, Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2005.
8 Marcel Dorigny, Révoltes et Révolutions en Europe et aux Amériques (1770-1802), Belin, 2004, p.94.

9 Jean-François Brière, Haïti et la France, 1804-1848: le rêve brisé, Karthala, 2008, pp. 314-315.

Le vote suisse sur l’abrogation du service militaire obligatoire

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Le 22 septembre 2013, les citoyens suisse rejetaient massivement, à 73.2 % des votants, une initiative populaire visant à abolir l’obligation de servir, soit, en d’autres termes, la conscription universelle. Pas un seul des 26 cantons suisses n’a approuvé l’initiative, alors que, dans le système fédéral helvétique, celle-ci aurait dû non-seulement obtenir les suffrages de la majorité du corps civique national mais aussi celle des cantons. Après l’Autriche, il s’agit du deuxième Etat européen à avoir rejeté récemment une telle mesure lors d’un référendum. Si il est bien sûr difficile « à chaud » d’apporter une explication définitive à ce résultat somme tout surprenant alors que la plupart des armées européennes se sont professionnalisées, sans doute une courte narration de la campagne en Suisse et une brève description de ses acteurs peut-elle amener quelques pistes de réflexions sur le lien entre armée et population dans ce pays.



Adrien et Blaise Fontanellaz


De la vache sacrée aux vaches maigres

L’armée suisse moderne est, depuis son origine au 19esiècle, basée sur le système de la milice. Ce principe veut que tout citoyen mâle soit astreint à une obligation de servir dans l’armée, décomposée en une école de recrues de plusieurs mois suivie de périodes ponctuelles de plusieurs semaines de rappel sous les drapeaux, appelées cours de répétition. Ce système, bien qu’il ait fait l’objet d’adaptations, est, dans son essence, resté en vigueur depuis plus d’un siècle et demi. 
 

En revanche, dans la pratique, l’universalité de la conscription a varié selon les époques en fonction des besoins en effectifs de l’armée. Ainsi, en 1991, alors qu’elle était encore dimensionnée en fonction des impératifs de la Guerre froide, l’armée pouvait mobilier 745'000 hommes, alors qu’un peu plus d’une décennie plus tard, en 2004, après deux réorganisations majeurs, ce chiffre était tombé à 232'000 hommesi. L’ordre de bataille fondit de manière similaire, l’organisation des troupes de 1961 incluant douze divisions soutenue par de nombreuses brigades indépendantes, alors qu’après la réforme « Armée XXI », l’ordre de bataille ne devait inclure plus que huit brigades de combatii. Cette cure d’amaigrissement se produisit principalement au cours des deux décennies écoulées : en 2004 on ne comptait plus que 174 bataillons sur les 745 existants encore dix ans plus tôtiii. Cette décrue refléta une diminution massive des crédits attribués à la défense. En 1989 encore, les dépenses attribuées à ce poste équivalaient à 4.5 % du PNBiv, pour ne représenter plus que 0.8 % du PIBvau cours de ces dernières années.


Soldat suisse dans un gare (via wikicommons)
Face à des besoins en main d’œuvre de plus en plus réduits, l’institution durcit progressivement ses critères de sélection, au point où, en 2005, 41 % des appelés se présentant dans les centres de recrutement furent déclarés inaptes au servicevi. En parallèle, la durée du service militaire, incluant école de recrue et cours de répétition, passa de 330 jours en 1991 à 262 jours en 2004, les cours de répétition devenant par ailleurs bisannuels, tandis que la possibilité était offerte aux soldats d’opter pour un service long unique de 300 joursvii. Enfin, depuis 1992, un service civil de remplacement est ouvert aux objecteurs de conscience. Les réformés ne répondant pas aux critères de sélection de l’armée gardent la possibilité de servir au sein de la Protection civile (PC), ou plus simplement de s’acquitter d’une taxe militaire indexée sur leurs revenus imposables.

Ce véritable dégraissage a été symptomatique de la fin d’un âge d’or. En effet, l’armée fut, tant que la menace du Pacte de Varsovie perdura, très peu contestée, car soutenue par une véritable union sacrée formée de l’ensemble de la classe politique, gauche gouvernementale comprise, forgée durant la « défense spirituelle » de la Suisse durant l’entre-deux guerres pour résister aux totalitarismesviii. Cet édifice éclata avec la fin de la Guerre froide ; le Parti socialiste suisse (PSS) se montra de plus en plus sensible à son aile antimilitariste tandis que les partis du centre-droit virent dans celle-ci une variable d’ajustement budgétaire. In fine, seule la droite conservatrice continua à prôner une armée apte à mener une défense territoriale autonome. De confus débats sur les missions attribuées à cette dernière, le degré de coopération international qu’elle était susceptible de mener ou encore son déploiement à l’étranger firent continuellement rage. De plus, certains des mythes nationaux sur lesquels s’appuyait le consensus politique de la Guerre froide furent durement remis en question, comme le rôle joué par l’armée dans la préservation de la neutralité du pays durant la Seconde guerre mondiale. Cette cacophonie politique devait offrir à un groupe de taille limitée la possibilité de marquer de son empreinte le débat à plusieurs reprises durant cette période.
Le Groupe pour une Suisse sans Armée

Le mouvement à l’origine du vote du 22 septembre 2013 sur l’abolition du service militaire obligatoire est le Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA), créé en 1982 par un noyau de jeunes socialistes autour de figures comme Andréa Gross, futur conseiller national socialiste zurichoisix. Le nouveau mouvement ne naquît pas dans un vacuum mais fut au contraire une des conséquences de la vague pacifiste qui toucha l’ensemble des pays ouest-européens afin de s’opposer au déploiement des euromissiles au tournant des années 70 et 80, et dont les effets se firent également sentir en Suisse, notamment lorsque, le 5 décembre 1981, 40'000 manifestants se réunirent devant le Palais fédéral à Bernex.

L’organisation, qui ne comptait que 500 membres au moment de sa création, avait été fondée expressément dans le but de lancer une initiative populaire visant purement et simplement à abolir l’armée. Lancée en mars 1985, cette initiative, intitulée « Pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix » finit par être présentée en votation le 26 novembre 1989, où elle recueillit 35.6 % des suffrages, et atteignit même la majorité dans les cantons du Jura et de Genèvexi. Il s’agissait là d’un résultat remarquable pour une formation relativement isolée et qui comptait cette année-là que 5'000 membresxii. Le GSsA atteignit peut-être son zénith en 1992, lorsqu’il lança une initiative « Pour une Suisse sans nouveaux avions de combat », destinée à empêcher l’achat d’une trentaine de F/A-18C. Alors fort de 30'000 membres, il parvint à récolter 503'719 signatures en un seul mois, alors que 100'000 suffisent pour lancer un référendum d’initiative populairexiii. Lorsque les votations eurent lieu, l’initiative fut cependant repoussée par 57,1% des électeursxiv
 

Le groupe revint à la charge avec deux autres initiatives déposées en 1999, « Pour une Suisse sans armée » et « Pour un service volontaire pour la paix » qui ne recueillirent que 21.9 et 23.2% des suffrages respectivement en 2001xv. Si l’ensemble des initiatives proposées par le GSsA ont été refusées par le peuple, il convient de rappeler que seulement 12 des 138 initiatives présentées devant les citoyens entre 1891 et 2000 obtinrent la double majorité du peuple et des cantonsxvi. Cependant, il n’est pas rare que mouvements politiques ou associatifs lancent des initiatives dans le seul but d’imposer leurs thèmes sur la scène politico-médiatique. De plus, même rejetée, une initiative peut fortement influer sur le débat parlementaire, pour autant qu’elle ait recueilli un nombre de suffrages conséquents. Ainsi, même rejetée, l’initiative « Pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix » fut un véritable choc dans la mesure où rares furent ceux qui imaginèrent qu’elle puisse recueillir un aussi grand nombre de voix dans la population et elle pesa donc lourd sur les débats sur l’armée du début des années 90. Selon Josef Lang, un des fondateurs du GSsA, cette campagne fut perçue comme un grand succès, l’objectif du mouvement ayant été principalement de « libérer la société de la mentalité militariste »xvii
 

Peut-être échaudé par le manque de succès relatif de ses deux dernières initiatives, le GSsA se lança en 2010 dans la récolte des 100’000 signatures nécessaires à l’aboutissement d’une nouvelle initiative populaire : « Oui à l’abrogation du service militaire obligatoire ». En effet, avec cette nouvelle proposition, le GSsA pouvait difficilement être accusé d’idéalisme ou de pacifisme naïf, étant entendu que la Suisse était alors entourée de pays ayant renoncé, ou prévoyant de le faire, à la conscription universelle, si l’on fait abstraction du cas autrichien. In fine, le groupe, soutenu par les partis de gauche, parvint à déposer dans les délais, le 5 janvier 2012, l’initiative munie de 107'280 signaturesxviii, garantissant ainsi sa présentation devant le peuple.

Dans son détail, l’initiative abrogeait l’obligation de servir tout en conservant une armée essentiellement basée sur principe de la milice et étendait par ailleurs à l’ensemble de la population la possibilité de se porter volontaire pour effectuer un service civil. 
 

Le camp du oui à l’initiative 
 

Avant que la campagne ne débute, il aurait été légitime de penser que le GSsA avait de réelles chances de l’emporter, d’’une part parce que le soutien des partis de gauche comme les Verts et le PS, qui représentent bon an mal an un bon tiers de l’électorat, était acquis, et d’autre part parce que prôner la fin du service militaire obligatoire pouvait sembler s’inscrire dans une certaine modernité, la majeur partie des Etats européens ayant renoncé à la conscription. De plus, il semblait possible qu’une partie des représentants de l’économie lui apporte son soutien, compte tenu des inconvénients engendrés par l’absence régulière d’employés s’acquittant de leurs obligations militaires, parfois désignées par le vocable de «vacances vertes». Une étude réalisée en 2012 concluant que 48 % de la population était favorable à l’abolition de l’obligation de servirxixne pouvait que conforter cette analyse.

Affiche du GSsA en faveur de l'initiative (via gsoa.ch)
La campagne fut lancée lors d’une conférence de presse tenue à Berne le 30 juillet 2013 par les principales organisations soutenant l’initiative. Outre le GSsA, celle-ci comptait le PS et les Verts mais aussi plusieurs associations, soit Männer.ch, une association masculine, Zivildienst, une association défendant le service civil, et enfin l’organisation féministe pour la paix. Ceux-ci présentèrent leurs arguments respectifs en faveur de l’initiative. L’organisation féministe pour la paix dénonça l’armée comme une institution nuisible à la société alors que les socialistes évoquaient surtout la nécessité d’aboutir à une armée de taille plus limitée et moins coûteuse, tandis que Männer.ch précisait s’opposer à la préparation aux actions violentes inhérentes au service militairexx. In fine, il apparût alors qu’il n’existait pas réellement d’unité de doctrine entre ces mouvements, le conseiller national vert Balthasar Glätti devant même confier que « le lancement de notre campagne n’est pas vraiment réussi »xxi
 

Si elle put surprendre certains journalistes, cette diversité était probablement inévitable car il n’est pas exclu qu’une éventuelle tentative visant à fixer au forceps une doctrine et un argumentaire commun n’aurait fait qu’aboutir à une dislocation de cette coalition relativement hétérogène. En effet, les positions entre, mais aussi souvent au sein, des organisations soutenant l’initiative étaient hétérogènes. Ainsi, même dans le GSsA, la décision de lancer cette initiative n’alla pas sans causer de réels débats car une fraction de celui-ci, définie comme antimilitariste, craignait de faire le lit d’une armée professionnelle en cas de succès, le but ultime du mouvement devant avant tout rester l’abolitionxxiide l’institution.

La position du PSS était peut-être, dans ce contexte, la plus cohérente. Son programme, adopté lors du Congrès de Lausanne en 2010, préconise clairement la suppression de l’armée suisse dans le cadre d’un renoncement général des Etats à leurs forces armées, qui seraient remplacées par des « troupes internationales de maintien de la paix dans le cadre d’un système collectif de sécurité sous l’égide de l’ONU ». Dans l’attente de cette perspective lointaine, l’armée suisse doit être réduite et remodelée pour participer à la « promotion internationale de la paix » xxiiitout en étant composée uniquement de volontaires alternant occupation professionnelle « civile » et périodes de service, soit en d’autres termes, précisément le modèle prôné par l’initiative du GSsA. En revanche, au cours de la campagne, quelques voix dissidentes au sein du parti se firent entendrexxiv. Parmi celles-ci figuraient celle de Hans-Ulrich Jost, historien réputé, qui estimait que la question posée par l’initiative se résumait au choix entre armée de milice et armée professionnelle et que la première était plus démocratique,xxvou encore celle de Jean-Luc Rennwald, ancien conseiller national, qui prôna le vote blanc comme seule manière de concilier antimilitarisme et refus d’une armée professionnellexxvi. Il est difficile d’estimer l’impact que put avoir ces dissidences sur le parti, mais un sondage réalisé entre le 5 et le 9 août 2013 estimait que le taux d’acceptation de l’initiative chez les socialistes était de 57%, bien en dessous de celui des Verts qui atteignait 76%xxvii.

La position de ce dernier parti est moins précise que celle du PS, le manifeste adopté par l’Assemblée de ses délégués en 2002 stipulant qu’ils « défendent l’idée d’une réduction massive du budget militaire au profit d’une implication beaucoup plus forte dans la promotion de la paix »xxviii, tout en s’opposant à toute idée d’intégration dans l’OTAN. En Suisse romande, les interventions répétées dans les médias de Jean-Luc Recordon, sénateur et membre influent du parti, en faveur d’une armée professionnelle, présentée comme à la fois moins coûteuse et plus adaptée face aux menaces contemporaines telle que la cyberguerre, était clairement assumée. Outre les deux grands partis de la gauche, le camp abolitionniste put également compter sur le soutien de groupes à l’influence limitée, comme le comité de soldats contre l’obligation de servirxxix. En revanche, les formations d’extrême-gauche ne donnèrent le plus souvent pas de consignes de votes, pour des raisons généralement proches de celles de Jean-Luc Rennwald tandis que le Parti suisse du travail – Parti ouvrier populaire s’était positionné contre l’initiative « en raison du risque qu’un OUI soit la porte ouvert à une professionnalisation de l’armée et à son intégration à un système de défense international comme l’OTAN. »xxx.

Enfin, le camp en faveur de l’initiative put compter sur un soutien limité de la part de membres de partis de droite, fédérés au sein du comité «Bourgeois contre l’obligation de servir ». Ceux-ci principalement issus du Parti libéral-radical (PLR) ne comptait qu’une centaine de membres au 15 août 2013, et leur impact sur la campagne fût relativement limitéxxxi. En effet, l’ensemble de la droite se montra, contrairement aux attentes du GSsA fermement opposée à l’initiative. Par ailleurs, certaines voies issues du monde académique ou économique se firent entendre, comme celle de Reiner Eichenberger, professeur ordinaire de théorie de la politique économique et financière à l’Université de Fribourg qui, suivant les préceptes de Milton Friedman, préconise une armée suisse modelée sur la National Guardaméricainexxxii

Une opposition déterminée 
 

Les opposants à l’initiative se fédérèrent dans un comité contre l’initiative du GSSA intitulé « Non à une initiative contre la sécurité ». Les motifs invoqués à ce refus de l’initiative furent notamment que « le système de milice encourage la capacité à travailler en équipe, la loyauté et fait office de ciment pour notre pays »xxxiii. En effet, les partis de droite voient traditionnellement dans l’armée un symbole national et identitaire important dans un pays ne comptant ni unité linguistique, confessionnelle ou encore culturelle. 
 

Ce comité était d’ailleurs composé de la Société suisse des officiers mais aussi des principaux partis de droite du pays, à savoir le Parti démocrate-chrétien (PDC), la national-conservatrice Union démocratique du centre (UDC), et du Parti libéral-radicalxxxivchargé du leadership de la campagne ainsi que de petits partis comme le Parti bourgeois-démocrate (PBD)xxxvet le Parti évangélique (PEV)xxxvi. La campagne du non profita des services de l’agence de communication GOAL AG connue pour son expertise en marketing politique et ses affiches chocsxxxvii. L’affiche représentait d’ailleurs une croix fédérale se faisant couper en morceaux par un couteau de cuisine GSSAxxxviii.



Affiche des opposants (via 24heures.ch)
Les arguments les plus fréquemment utilisés par le comité étaient que la sécurité ne serait plus garantie en cas d’abandon de l’obligation de servir, car elle remettrait en cause tout le système de sécurité basé sur la conscription, soit le service civil et la Protection civile. La crainte de la création d’une armée professionnelle, composée de « Rambos », prémices à une suppression pure et simple de l’armée fut également invoquéexxxix. Ainsi, alors que le Parti libéral-radical affirmait que « Le but du GSSA n’est pas d’avoir une armée de milice volontaire mais d’abolir l’armée par la petite porte »xl, le PDC expliquait son opposition en arguant que « Le principe de milice en vigueur en Suisse et l’identification de ses citoyens à l’Etat – les principaux piliers de cette nation issue d’une volonté commune qu’est la Suisse- seraient anéantis à moyen terme »xli
 

La campagne des opposants à l’initiative a également profité de l’engagement du ministre de la défense, issu de l’UDC, et président de la Confédération, Ueli Maurer. Celui-ci défendait l’apport des citoyens à l’armée : « La qualité de l’armée suisse repose sur le fait que les compétences militaires et civiles se complètent et s’enrichissent »xlii, mais en reconnaissant finement que certaines améliorations au service militaire obligatoire visant à la conciliation avec la vie professionnelle étaient nécessaires : « l’armée doit devenir plus flexible »xliiiet en rappelant que l’armée se réformait régulièrement en fonction du contexte général : « nous nous adaptons peu à peu aux nouvelles menaces »xliv
 

Conclusion 
 

Le tempode la campagne s’accéléra au fur et à mesure que la date de la votation s’approchait alors que le débat politique fut raisonnablement bien relayé dans la presse. Sur le plan audio-visuel, celui-ci culmina par exemple dans les émissions Arena et Infrarougexlv, en Suisse-allemande et en Suisse-romande respectivement, diffusés dans les semaines précédant le vote. En revanche, le nouveau média que représente Internet fut beaucoup plus exploité par les opposants que par les initiants. Ainsi, rien qu’en Suisse romande, les premiers créèrent plusieurs sitesxlviet pages facebook très régulièrement alimentés sans réellement d’équivalents chez les seconds, à l’exception du site officiel du GSsAxlvii.

De manière générale, les initiants, s’ils réussirent généralement à convaincre leur électorat « naturel », ne parvinrent pas à présenter leur proposition comme une démarche favorisant une évolution rationnelle de l’armée suisse. Ceci était d’une part, comme nous l’avons vu, la conséquence de leurs divisions quant au but réel de leur initiative mais aussi le reflet d’un manque de familiarité très répandu dans les milieux de gauche quant à la « chose militaire ». Si la plupart de leurs slogans étaient adapté à un public pacifiste et antimilitariste, ils étaient fondamentalement inadéquats pour convaincre un électorat plus centriste ainsi que l’exemplifie leur dénonciation répétée de l’existence d’’une « armée de masse » alors que dans les faits l’ordre de bataille actuel est inférieur à dix brigades soit un effectif bien peu en rapport avec ce que cette expression tend à désigner.

Cependant, ce manque de familiarité avec les questions de défense de la plupart des figures de proue du camp en faveur de l’initiative, dont l’intervention du conseiller national socialiste Carlo Sommaruga lors du débat de l’émission Infrarougexlviiiest un bon exemple, ne saurait seule expliquer l’asymétrie en terme de crédibilité entre partisans et opposants de l’initiative. En effet, certains opposants présents dans les médias étaient officiers, car le système de milice suisse implique que ceux-ci ne sont pas tenus de s’abstenir de prendre part au débat politique si tant est qu’ils s’expriment en qualité de citoyens et purent donc apporter leurs compétences au débat. D’autre part, si les politiciens de droite aussi peu au fait des questions militaires que leurs adversaires de gauche ne manquent pas, il leur fut loisible de s’appuyer sur ce que l’on pourrait appeler un corpus idéologique plus structuré. Ainsi, rien qu’en Suisse romande, deux petits opus, rédigés par des historiens ou des experts, furent spécifiquement édités pour contrer les arguments du GSsA dans les mois précédents la votationxlix
 

In fine, la votation du 22 septembre fut un véritable triomphe pour le camp du non, dans la mesure où, si dans les semaines précédentes, plus personne ne s’attendait à ce que l’initiative puisse obtenir une majorité des votes, le fait que seulement 22.8 % des votants aient exprimé leur soutien à l’initiative démontra clairement que la population helvétique reste clairement attaché au principe de l’obligation de servir. Les partis de droite profitant de cette occasion pour préciser leur vision de l’armée et leur attachement à cette dernière. La Suisse restera donc, pour les années à venir, l’un des derniers pays européens à conserver une armée de conscription.

i Hervé DE WECK, La Suisse peut-elle se défendre seule ?, Bière, Cabedita, 2011, p. 104
ii Ibid., p.116
iiiIbid., p. 106
iv Ibid., p. 108
vIbid., p. 116
vi Ibid., p. 121
vii Jean-Jacques LANGENDORF, Une digue au Chaos, Bière, Cabédita, 2013, p.46
viiiDictionnaire historique de la Suisse, voir sous voir sous http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17426.php, consulté le 6.10.2013
ix Yves PETIGNAT, « Pourquoi le GSsA risque un flop le 22 septembre », Le Temps, le 17 septembre 2013.
xMarco, GIUGNI, Florence PASSY,Histoires de mobilisation politique en Suisse, de la contestation à l’intégration, Montréal, L’Harmattan, 1997, p. 74.
xiIbid., p. 75
xii, Ibid., p. 74
xiiiIbid., p. 78
xiv Ibid., p. 78
xvDictionnaire historique de la Suisse, voir sous http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F15312.php, consulté le 8 octobre 2013
xviDictionnaire historique de la Suisse, voir sous http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F10386.php, consulté le 8 octobre 2013
xvii Yves PETIGNAT, « Notre initiative rend la suppression de l’armée utopique », Le Temps, 26 août 2013.
xviii AP/NEWSNET, « Plus de 107'000 signatures contre le service militaire obligatoire », 24 heures, 5 janvier 2012, consulté le 8 octobre 2013 sous http://www.24heures.ch/suisse/Plus-de-107-000-signatures-contre-le-service-militaire-obligatoire/story/16127173
xix Yves PETIGNAT, « Pourquoi le GSsA risque un flop le 22 septembre », Le Temps, 17 septembre 2013.
xx Yves PETIGNAT, « Le coup d’envoi de l’initiative du GSsA fait long feu », Le Temps, 31 juillet 2013.
xxiIbid.
xxii Laura DROMPT, « L’initiative du GSsA divise à gauche », Le courrier, 31 août 2013, consulté le 8 octobre 2013 sous http://www.lecourrier.ch/113510/l_initiative_du_gssa_divise_a_gauche
xxiii Programme du PSS 2010, p. 44, disponible sous, http://www.sp-ps.ch/fre/Media-library/AA-SP-Schweiz/Partei/Parteiprogramme/Programme-du-parti-2010, consulté le 10 octobre 2013.
xxiv Dont celle de l’un des auteurs de l’article, voir http://www.domainepublic.ch/articles/23341
xxv Kevin GERTSCH, et Patrick VALLELIAN, « Obligation de servir : Un Suisse sur deux échappe à l’armée », L’Hebdo numéro 34, semaine du 22 août 2013, p. 18.
xxvi Jean-Luc RENNWALD, « Pour une troisième voie dans le débat sur l’obligation de servir », Le Temps, le 29 août 2013.
xxvii ATS, « Refus net en vue pour l’abrogation de l’obligation de servir », Le Temps, 6 août 2013, consulté le 11 octobre 2013 sous http://www.letemps.ch/Page/Uuid/69418f36-0686-11e3-9097-, c992e910f623/Net_refus_en_vue_pour_labrogation_de_lobligation_de_servir
xxviii Manifeste consulté le 11 octobre 2013 sous le site du Parti écologiste suisse : http://www.verts.ch/web/gruene/fr/positions/programmes_verts/programmes_verts/manifeste_vert.html
xxix« Deux comités bourgeois et de soldats contre l’obligation de servir » swissinfo.ch le 15.08.2013, consulté le 11 octobre 2013 http://www.swissinfo.ch/fre/nouvelles_agence/international/Deux_comites_bourgeois_et_de_soldats_contre_lobligation_de_servir.html?cid=36684392
xxx Position disponible sur le site du Parti du Travail, http://www.pdt-ge.org/?Sombre-dimanche-pour-les consulté le 21.10.2013
xxxi« Deux comités bourgeois et de soldats contre l’obligation de servir » swissinfo.ch du 15.08.2013, consulté le 11 octobre 2013 http://www.swissinfo.ch/fre/nouvelles_agence/international/Deux_comites_bourgeois_et_de_soldats_contre_lobligation_de_servir.html?cid=36684392
xxxii Reiner EICHENBERGER, L’obligation du service militaire est contraire à l’idée libérale, interviewé par Yves Petitgnat, Le Temps du 12 août 2013.
xxxiii Comité interpartis contre l’initiative contre la sécurité, « L’armée et une assurance pour la Suisse », communiqué de presse, Berne, le 9 août 2013.
xxxiv Parti né de la fusion en 2009 du « grand vieux parti » à l’origine de la Suisse moderne, le Parti radical-démocratique, et du petit Parti libéral suisse.
xxxv Dissidence « libérale » de l’UDC créée en 2008.
xxxvi Parti d’origine protestante siégeant avec le groupe démocrate-chrétien au sein des chambres fédérales.
xxxvii Agence sollicitée depuis une quinzaine d’année par l’UDC suisse pour ses campagnes politiques comprenant des affiches « choc ».
xxxviii Pour voir l’affiche : http://initiative-contre-securite-non.ch
xxxix LT, ATS, « Les partisans du service militaire fustigent une initiative ʽʽsournoiseʻʼ », Le Temps, 9 août 2013.
xl« Ne pas mettre en péril le système de milice », communiqué de presse du PLR, Berne le 30 juillet 2013.
xli« NON à la suppression de l’armée-NON à l’abrogation du service militaire obligatoire », communiqué de presse du PDC, le 16 août 2013.
xlii Ueli MAURER, « Il faut changer l’image dépassée de l’armée », interviewé par Yves Petignat, Le Temps, samedi 24 août 2013.
xliiiIbid.
xlivIbid.
xlvi Par exemple http://initiative-contre-securite-non.ch/
xlvii http://www.gssa.ch/spip/
xlix Soit Jean-Jacques LANGENDORF, avec la collaboration de Mathias TUSCHER, Une digue au Chaos : L’armée des citoyens, Editions Cabédita, 2013 et Dominique ANDREY, Robert DE CREMIERS, Olivier DELACRETAZ, Félicien MONNIER, Félix STOFFEL, Mathias TUSCHER, Servir pour être libres !, Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, numéro 151, 2013.

La guerre civile syrienne : interview de Tom Cooper

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Depuis septembre 2013, je me suis intéressé à la guerre civile en Syrie et en particulier à sa dimension militaire1. Ce faisant, de fil en aiguille et jusqu'à ce jour, j'ai diversifié mes sources d'information pour essayer de proposer des billets de plus en plus construits, susceptibles de fournir des informations pertinentes sur le conflit syrien. C'est ainsi qu'au cours de de mes recherches, j'ai rencontré Tom Cooper, bien connu des passionnés d'aviation militaire sur le web pour son site et son forum associé, ACIG2. Tom Cooper, originaire d'Autriche, est un journaliste spécialisé sur l'aviation militaire, et un historien. A la suite d'une carrière dans le monde du transport -ce qui lui a permis, durant ses nombreux voyages au Moyen-Orient et en Europe, d'établir des contacts avec des sources de première main-, il a progressivement évolué vers l'écriture. Il s'est passionné assez tôt pour l'aviation de l'après Seconde Guerre mondiale et s'est concentré ensuite sur les petits conflits et forces aériennes associées, sur lesquelles il a collecté d'importantes archives. Il s'est focalisé en particulier sur les forces aériennes africaines et arabes, jusqu'alors peu traitées, et sur l'armée de l'air iranienne. Il a déjà publié 14 livres -dont la fameuse série « Arab MiGs », qui examine le déploiement et l'histoire opérationnelle des MiG et Sukhoï des forces aériennes arabes engagées au combat contre Israël (Algérie, Egypte, Irak, Syrie)- et plus de 200 articles sur ces sujets. Bien renseigné sur le conflit syrien, là encore par des sources de première main, Tom Cooper a accepté de répondre à quelques questions. J'ai recueilli ses propos en anglais dans un premier temps, puis je les ai traduits pour notre public francophone.

Source : http://www.acig.info/exclusives/Logo1.jpg



Stéphane Mantoux.


 



Depuis le printemps 2013, l'armée syrienne semble avoir le dessus. La victoire dans la campagne d'al-Qusayr3(certaines sources soulignent une victoire opérative avec des conséquences stratégiques pour cette campagne) est-elle un tournant ?


Al-Qusayr n'est pas le tournant de la guerre. La bataille d'Al-Qusayr est importante parce qu'elle représente le premier engagement significatif du Hezbollah aux côtés du régime, et parce qu'elle constitue la première victoire nette (pour le régime) du conflit. Mais ce n'est pas un tournant.

Plusieurs autres événements beaucoup plus importants ont eu lieu en 2013, qui ont provoqué un retournement dans l'équilibre des forces sur les champs de bataille de la guerre civile syrienne, mais il n'y a pas encore eu de tournant.

Même à l'heure actuelle, alors que les forces mises en ligne par le régime se montent à 100 000 hommes, toutes ces forces combinées -la division de la Garde Républicaine, la 4ème division blindée, les Forces Nationales de Défense (FND), la milice du Parti Baas, les unités régulières et les forces spéciales des Gardiens de la Révolution, deux brigades du Hezbollah venant du Liban, et une douzaine de milices chiites (dont les combattants sont baptisés « Hezbollahis », recrutés d'abord en Irak, mais aussi en Azerbaïdjan), entraînées, armées et ravitaillées par l'Iran- ne peuvent faire pencher la balance de manière décisive. Au mieux, certaines de ses unités peuvent mener des offensives efficaces mais limitées dans leur ampleur, ce qui est différent des opérations précédentes conduites par les unités régulières syriennes.




En réalité, en examinant les opérations de ces formations cette année, il est évident que ces « nouvelles » unités du régime jouent le rôle d'une « brigade de pompiers » :

  • après al-Qusayr, le régime tente de sécuriser Homs. En déployant les troupes du Hezbollah, il parvient à prendre des districts importants aux rebelles mais au prix de pertes sensibles et d'un temps certain.
  • Dans le même temps, la situation dans l'est de la Ghouta devient critique, les rebelles menaçant l'aéroport international de Damas. Le régime insiste donc pour une nouvelle offensive dans ce secteur. Les Iraniens dépêchent les Hezbollahis sur place mais ceux-ci sont de trop peu de poids pour faire autre chose que couper la plupart des routes de ravitaillement des rebelles (en outre, certaines milices se combattent aussi les unes avec les autres, tout en combattant les rebelles syriens).
  • Dans le même temps, les insurgés lancent leur offensive dans la région de Lattaquié. Avec sa « maison mère » menacée, le régime insiste à nouveau pour envoyer des renforts dans cette direction. Comme précédemment, les Iraniens ne sont pas à la fête (en fait, le débat avec Damas dure presque une semaine) mais ils cèdent : toutes les autres opérations offensives sont stoppées et des renforts sont acheminés à Lattaquié, tandis que les opérations à Homs et dans l'est de la Ghouta ne sont pas menées à leur terme.
  • Finalement, la situation à Alep devient critique car la garnison locale -dont une des brigades de la Garde Républicaine- est isolée par l'avance des rebelles et à court de ravitaillement. C'est pourquoi le régime (mobilisant les forces spéciales des Gardiens de la Révolution, deux formations de Hezbollahis et la 4ème division blindée) lance une dernière offensive dans cette direction, via Khanassir, pour ouvrir un corridor afin de ravitailler la garnison. C'est une opération de stabilisation, et non un tournant.


L'armée de l'air syrienne est entrée massivement dans la bataille à l'été 2012. Il est devenu commun de dire que l'aviation est l'un des atouts majeurs du régime. De plus, les pertes infligées par les rebelles semblent diminuer depuis le début de l'année 2013. Pourquoi l'aviation est-elle si importante et quel est son état aujourd'hui ?


La Syrian Arab Air Force est en fait entrée au plus tard dans le conflit en mars 2012. D'abord par le biais des hélicoptères, déployés pour ravitailler des dizaines de garnisons assiégées. Les chasseurs-bombardiers légers sont entrés en action fin juin 2012, en réponse à la progression des rebelles à Alep et Deir es-Zor. En novembre 2012, l'aviation conduit 250 missions par jour. Ce rythme diminue seulement au printemps 2013 en raison du mauvais temps, le régime déployant des missiles sol-sol en lieu et place des avions.

De manière générale, avant l'intervention iranienne et du Hezbollah, l'aviation syrienne a constitué le « dernier rempart » des douzaines de fois : le plus souvent, elle a représenté le dernier élément sauvant les garnisons isolées de l'annihilation.

Les pertes de l'aviation syrienne baissent depuis mars-avril 2013 pour plusieurs raisons. La première est que l'intensité des opérations diminue de plus de 50%, en partie à cause du déroulement des combats et de l'attrition conséquente, en partie à cause de la météo. L'aviation syrienne n'a pas perdu beaucoup de chasseurs-bombardiers (15 MiG-21, Su-22, MiG-23BN et Su-24 à ce jour) mais elle a en revanche perdu plus de la moitié de ses hélicoptères Mi-8/17 jusqu'en mars 2013. L'académie de l'armée de l'air a dû être fermée, en raison de défections et de mutineries, mais aussi parce que certaines de ses composantes ont été soumises au siège, voire emportées par les rebelles. Le nombre d'unités d'hélicoptères a plus qu'été divisé par deux, et certaines unités de chasseurs-bombardiers ont été dissoutes.

Source : http://theaviationist.com/wp-content/uploads/2012/11/Syrian-Su-24.jpg


De plus, l'aviation s'est tellement dépensée dans le second semestre 2012 et le printemps 2013 que les flottes de MiG-23BN et de Su-22 sont à bout de souffle. Ces appareils peuvent voler de manière continue pendant 600 heures. Ensuite, ils demandent une révision complète, longue (et coûteuse), pendant laquelle ils sont pratiquement reconstruits intégralement. La principale installation d'entretien de l'aviation syrienne, « les Ateliers » de la base aérienne de Nayrab, sur la partie militaire de l'aéroport international d'Alep, était assiégée jusqu'il y a une semaine, et les ateliers sur les autres bases aériennes ne peuvent assurer qu'un entretien réduit. De vastes portions de la flotte de chasseurs-bombardiers syriens ne peuvent tout simplement pas être révisées, ou seulement partiellement. C'est pourquoi ceux-ci « disparaissent » du champ de bataille, alors qu'ils n'ont pas subi de lourdes pertes.


Les rebelles peuvent-ils empêcher l'aviation syrienne de dominer les cieux ? Ils peuvent s'emparer des bases aériennes pour détruire ou capturer les appareils au sol... mais peuvent-il vraiment briser la supériorité aérienne du régime ?


Actuellement, je ne vois aucune formation des insurgés capable d'atteindre un tel niveau, améliorant sa puissance de feu ou coopérant avec d'autres unités pour mener de telles opérations. La plupart des formations les plus puissantes sont loin d'être défaites, en fait, à l'exception de l'Armée syrienne libre (qui est en train de se dissoudre faute d'approvisionnement et de soutien financier), elles sont même en bonne condition, peu touchées par les offensives récentes du régime. Pourtant, comme l'Occident a cessé son assistance, il y a une réorganisation à grande échelle du réseau des insurgés syriens, une sorte de « nettoyage » : alors que les modérés ont pour beaucoup baissé les bras ou ont même quitté le pays, des factions -des groupes politiques soutenus en particulier par les Etats arabes du Golfe- achètent littéralement les unités armées, ce qui provoque un manque total d'unité et même des affrontements internes.

Les insurgés syriens authentiques font également face à une menace dans leur dos, puisque des organisations extrêmistes comme l'EIIIL se sont emparées d'une bonne partie des régions libérées dans le nord du pays.

Cela entraîne une situation où les groupes armés les plus importants sont d'abord préoccupés par la réorganisation interne, en combattant en particulier l'EIIL, plutôt que de mener des offensives de grand style contre le régime, que ce soit contre les bases aériennes ou les garnisons.

En outre, notamment en raison de la pression américaine, la prolifération des MANPADS comme le SA-7 chez les insurgés syriens est plus limitée qu'auparavant.





Enfin, les pilotes syriens ont appris de leurs engagements précédents. Le régime n'envoie plus forcément des hélicoptères pour larguer du ravitaillement au-dessus des garnisons : des avions de transport s'en chargent hors de portée de la plupart des armes rebelles (si l'aviation syrienne n'avait pas changé de tactique, elle aurait perdu aujourd'hui l'intégralité de sa flotte de Mi-8/17). Les chasseurs-bombardiers mettent aussi en oeuvre des tactiques adaptées aux circonstances locales, ils utilisent également davantage de munitions guidées qu'auparavant. Ils sont plus habiles à éviter les tirs de DCA.


Récemment, les pertes en chars et en véhicules blindés ont également diminué. Est-ce dû à un changement de tactiques, aux conseils des Iraniens, ou les deux à la fois ?


Cela est dû aux facteurs suivants :

a) Jusqu'au printemps 2013, les unités du régime « authentiques » ont envoyé leurs chars et leurs véhicules blindés dans les zones urbaines, avec des résultats prévisibles (lourdes pertes). Les insurgés ont facilement encerclé les véhicules, les ont isolés de l'infanterie avant de les détruire. Rien de nouveau depuis l'expérience allemande en Pologne de 1939...

b) Dans le même temps, le régime a non seulement perdu une bonne partie de ses unités blindées ou mécanisées (par usure ou défection), mais souffre aussi du manque d'essence. La Garde Républicaine par exemple, est immobilisée depuis plusieurs semaines en raison des opérations offensives conduites par la 4ème division blindée et les éléments mécanisés des FND au nord de Damas et à Alep.




c) Enfin, les outils principaux du régime sont désormais les Iraniens, le Hezbollah et les milices des Hezbollahis. Bien que les Gardiens de la Révolution manoeuvrent leurs propres formations blindées en Iran, et que certaines unités déployées en Syrie servent d'infanterie mécanisée, notamment pour la Garde Républicaine, ces trois composantes sont généralement un mélange de forces spéciales (y compris du type SWAT), d'infanterie légère et de milices. Elles conduisent maintenant la plupart de leurs attaques de nuit, y compris en zone urbaine. Elles se reposent sur leurs blindés uniquement pour franchir les zones à découvert. De jour, elles opèrent avec un soutien massif en artillerie et en aviation, fort efficace pour neutraliser les équipes antichars rebelles.

C'est cette combinaison de facteurs qui donne moins d'opportunités aux insurgés de pouvoir ouvrir le feu sur les véhicules blindés du régime.


Pour finir, quelle est la situation de l'armée syrienne ? Les formations régulières sont-elles exsangues ? La survie du régime est-elle fonction de l'incorporation des miliciens (FND, chiites irakiens) et de l'appui et de l'intervention directe de l'Iran et du Hezbollah ?


A ma connaissance, l'armée syrienne n'existe pour ainsi dire plus. Bien sûr, elle est mentionnée par tous les médias du régime et par les médias étrangers. Pourtant, si les médias locaux n'ont guère d'autre choix que de suivre les instructions du régime, les médias étrangers n'ont pas la perspicacité suffisante ni une bonne compréhension de la composition des forces de Bachar el-Assad (tout comme le journaliste moyen) et sont souvent loin des champs de bataille. En tout cas il ne reste plus grand chose de l'armée syrienne. Elle a tellement souffert de mutineries, de défections (des divisions entières se sont effondrées fin 2011 et en 2012), des pertes et des refus d'incorporation, qu'elle ne constitue plus un facteur à part entière du conflit.

Mais le régime continue d'employer certaines unités :

  • la Garde Républicaine : cette division ne fait pas vraiment partie de l'armée puisqu'elle est contrôlée par des hauts responsables du régime. Cette formation d'élite, responsable de la défense de Damas, est réduite à deux, peut-être trois brigades opérationnelles (comparées aux 6 du début de la guerre). Les Gardiens de la Révolution iraniens ont déployé une brigade d'infanterie complète pour regonfler cette division (apparemment une brigade d'infanterie mécanisée, 2 000 hommes, de leur 8ème division), et une unité de Hezbollahis est visiblement aux commandes de certains T-72 (lesquels sont par ailleurs en mauvais état).
  • La 4ème division blindée : « officiellement » partie intégrante de l'armée, mais aussi sous la coupe directe du régime, et en dehors de la structure de commandement depuis longtemps ; cette unité est également réduite à employée deux brigades ad hoc. Leur moral est si fragile qu'elles ont tendance à fuir le champ de bataille si les conditions ne sont pas favorables (le cas s'est encore présenté récemment, et une compagnie du Hezbollah s'est retrouvée en mauvaise posture face à une attaque rebelle). Comme la Garde Républicaine, la 4ème division blindée est renforcée par des Gardiens de la Révolution et, plus important, par une brigade du Hezbollah.
  • De toutes les anciennes unités de l'armée syrienne, il y a encore 2 ou 3 « task forces » pour la manoeuvre, qui ressemblent assez aux brigades mécanisées par la composition, la mobilité et la puissance de feu. Le noyau est formé par d'anciennes unités d'élite ; celles-ci sont composées d'Alaouites ou de sunnites loyaux. La plupart de ces formations sont cependant venues constituer les FND ou la milice du parti Baas. Les restes de la 3ème division blindée, par exemple, ont servi de base à la 76ème brigade. En août 2013, lorsqu'elle est redéployée à Lattaquié, elle a subi tellement de pertes -deux bataillons opérationnels- qu'elle doit être recomplétée avec des bataillons des NDF de Tartous. C'est ainsi qu'elle devient la « brigade de la mort ». Il y a d'autres exemples similaires avec des éléments de la 3ème division blindée ou des anciennes 14ème et 15ème divisions de forces spéciales.





Ce qui reste de l'armée syrienne consiste en garnisons : des loyalistes bloqués dans leurs casernes et isolés par les insurgés depuis des mois, voire deux ans pour certains. La plupart de ces garnisons sont composées d'officiers épuisés et d'hommes peinant à aligner un matériel conséquent, et capable seulement d'opérations défensives limitées.

Mais plus aucune formation de l'armée syrienne n'existe vraiment en tant que telle. Donc, oui, l'intervention de l'Iran et du Hezbollah a été cruciale pour la survie du régime.

Cela mérite quelques éclaircissements. Cette situation a émergé en 2013. C'est pourquoi cette réponse est liée à la première sur le tournant qu'aurait constitué al-Qusayr. Au moment où le Hezbollah lance son attaque contre la ville, les restes de l'armée syrienne sont au bord de l'effondrement. Sans l'intervention de l'Iran et du Hezbollah entre février et juin, le régime n'aurait pas passé l'été. Les Iraniens ont commencé à débaucher des « volontaires » en Iran, en Irak, au Liban, en Azerbaïdjan et ailleurs, des unités des Gardiens de la Révolution sont entrées en Syrie, et l'Iran a persudé le Hezbollah d'engager sa branche militaire sur place. Téhéran accroît aussi son soutien financier à Damas (un milliard de dollars par mois, sans compter 500 millions en carburant). Cela, combiné aux problèmes d'unité des insurgés et à leurs problèmes de ravitaillement, a contribué à stabiliser la situation. Du temps a été gagné pour reconstituer les restes de l'armée syrienne, former les FND, entraîner la milice du parti Baas, remettre en ligne des milliers de cadres blessés, etc.

Pourtant, l'intervention à al-Qusayr n'est pas un tournant, car ce faisant l'Iran et le Hezbollah ont subi des pertes conséquentes. Les opérations de contre-insurrection en milieu urbain, l'une des formes les plus difficiles du combat terrestre, sont une nouveauté pour eux. Des rumeurs parlent même d'un bataillon iranien complètement détruit le temps d'apprendre les bases... Les Iraniens et le Hezbollah ont eu besoin de temps pour convaincre, voire forcer les officiers syriens à changer de tactique, prendre eux-mêmes le commandement sur le champ de bataille, s'adapter aux réalités et aux nécessités du moment. Il faut apprendre à l'armée syrienne à combattre comme elle ne l'a jamais fait auparavant, tout en créant les FND et la milice du parti Baas grâce à l'armement russe.




Dans le même temps, le régime lance une attaque chimique dans l'est de la Ghouta en août 2013, avec des répercussions qu'ils n'auraient jamais osé imaginer. Pendant un mois ensuite, il y a beaucoup de discussions chez les Américains et à l'OTAN pour savoir si une opération militaire sera lancée ou non contre le régime. Mais qu'est-il arrivé à la place ? Avec l'aide de Moscou -qui fournit allègrement les fonds pour le matériel militaire-, le régime négocie son désarmement chimique et obtient les mains libres pour mener des opérations de grande envergure contre les rebelles.

Manifestement, depuis, le régime lance des offensives successives. Pourtant, comme on l'a décrit ci-dessus, ces offensives restent limitées en ampleur et en succès. La dernière a vu une combinaison entre les forces spéciales des Gardiens de la Révolution, deux bataillons de Hezbollahis et une brigade de la 4ème division s'ouvrir un chemin vers l'aéroport international d'Alep et la vieille ville via Khanassir. Assurément, la planification et la logistique de l'opération ont été brillantes.

En réalité, les Iraniens ont conclu de manière correcte que le le front al-Nosra à as-Safira et l'EIIL dans son dos étaient plus préoccupés par la destruction des autres groupes rebelles comme ceux de l'Armée syrienne libre, plutôt que par des offensives contre le régime. Les forces syriennes ont donc frappé au bon endroit et au bon moment. Pourtant, ce n'est pas un tournant, car le régime ne dispose pas des effectifs, de la logistique et même des compétences opérationnelles pour ce faire : alors que le gros des forces combat à Alep, le front al-Nosra réussit à frapper le flanc de la progression et à couper la route au niveau de Khanassir. Nous verrons si le régime parvient à déployer assez de forces pour sécuriser finalement la zone.

Pour conclure, j'aimerai revenir sur l'attaque chimique du régime dans l'est de la Ghouta. Je trouve que c'est un événement encore plus significatif dans le déroulement de la guerre que la bataille d'al-Qusayr. Parce que le régime a établi un autre « précédent » et s'en sort mieux qu'avant, comme déjà de nombreuses fois durant le conflit. C'est un schéma que l'on peut faire remonter quasiment au commencement de la guerre.

Le régime a provoqué cette guerre parce qu'il ne pouvait ni venir à bout ni ignorer les manifestations de masse -entièrement pacifiques- à travers le pays. Il a également installé la guerre civile pour sortir d'un scénario dont la fin était évidente, et a commençé ainsi à déployer de « faux » groupes de « terroristes islamistes extrêmistes » (contrôlés par le régime) derrière les manifestants, qui ont tiré sur les forces de sécurité qui tentaient de « contrôler » les foules. Non seulement cela entraîne des milliers de morts, mais lorsque l'Occident ne réagit pas -comme en Libye-, le régime intensifie le processus et la répression des manifestations au-delà de ce que l'Occident pensait « imaginable ». La brutalité du régime est cependant telle qu'elle finit par entraîner des mutineries et la dissolution de l'armée syrienne, ce qui déclenche l'insurrection armée. Le régime recrute ensuite des membres d'un groupe ethnique pour attaquer d'autres groupes ethniques, transformant le conflit en guerre ethnique et religieuse. Il laisse le noyau de ce qui devient l'EIIL corrompre des officiers et entrer en Syrie, de façon à pouvoir enfin avoir devant lui l'adversaire qu'il proclame affronter depuis le début des manifestations. Comme l'Occident ne réagit pas, le régime accroît l'escalade en mobilisant son aviation. Seuls les hélicoptères ont initialement utilisés contre les insurgés. Quand les attaques de représailles contre les populations civiles des zones urbaines libérées par les rebelles s'intensifient, ceux-ci lancent des attaques sur les bases aériennes de la province d'Idlib, à Damas et à Alep, et sécurisent une large portion de territoire entre Homs et as-Rastan, à l'été 2012. Le régime commence alors à déployer ses chasseurs bombardiers-légers, L-39 et MiG-21. L'Occident ne réagissant toujours pas, le régime déploie alors les Su-22, les MiG-23BN et les Su-24. Le régime finalement met en ligne toute son aviation, en octobre 2012, puis en vient à l'emploi des armes chimiques.

Visiblement, le régime effectue à chaque fois un « test » et attend la réaction occidentale. Lorsque cette réaction se limite à la diplomatie, le régime obtient son précédent et continue l'escalade.

L'attaque chimique de l'est de la Ghouta a été une sorte de « pic » dans ce schéma. Indirectement, il a provoqué l'assentiment du régime pour la destruction de son propre arsenal chimique. Pourtant, en retour, l'Occident -qui a manqué un nombre incalculable d'occasions de soutenir les insurgés, prétextant le manque d'unité, l'incapacité d'établir un gouvernement en exil et le péril islamiste, alors que c'est ce qu'espéraient les Syriens- a pratiquement cessé tout soutien aux insurgés. Les révolutionnaires sont à la merci des seigneurs de guerre, de différentes factions islamistes soutenues par les pays du Golfe, et des groupes djihadistes. Ce qui est tragique, car quand ces derniers ont appelés au « djihad » en Syrie à l'été 2011, ils ont été ridiculisés par tous, y compris les salafistes syriens. En d'autres termes, en échouant à soutenir correctement les insurgés contre le régime, l'Occident a contribué à abandonner la population syrienne (dont 60% de moins de 20 ans) à l'influence extrémiste. Un autre Yémen ou Afghanistan est en train de se former, et cela sous le prétexte parfois avancé de « contribuer à la sécurité d'Israël » dans la région. Franchement, je trouve ce raisonnement à courte vue car personne ne peut croire que cela améliorera la sécurité d'Israël, de l'Europe ou des Etats-Unis.



Bizerte 1961, la dernière bataille coloniale de la France

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En 1961, la France connaît les derniers affres de la décolonisation. Elle a successivement abandonné l'Indochine en 1954, accordé l'indépendance au Maroc et à la Tunisie en 1955 puis à l'Afrique noire en 1960. En Algérie, en proie à la violence depuis 1954, la victoire du « oui » au référendum du 8 janvier 1961 ouvre, selon la volonté du général de Gaulle, le chemin de l'autodétermination puis de l'indépendance de cette dernière terre française en Afrique.

Ce processus historique ne se fait pas sans résistances, ni tensions. Ainsi la perspective d'une indépendance algérienne à court terme conduit une partie de l'armée à se lancer dans un putsch raté en avril 1961. Si le pouvoir civil surmonte l'épreuve sans difficulté et même raffermi, l'armée, même si elle est restée majoritairement loyaliste, reste profondément ébranlée par les soubresauts de la décolonisation.

Dans la Tunisie, indépendante depuis 1955, le président Habib Bourguiba comprend que l'évolution de la situation en Algérie et les difficultés françaises ouvrent des perspectives nouvelles pour son pays. Il tourne ses regards vers l'immensité saharienne où il n'existe toujours pas de frontières bien précises. Il sait que s'ouvre alors une fenêtre d'opportunité pour agrandir son pays vers le sud en direction du désert et des champs pétrolifères découverts par les ingénieurs français. Les puits des régions d'Hassi-Messaoud et d'Edjeleh sont en effet voisins de la Tunisie. Mais de Gaulle n'a aucune intention de donner satisfaction à Bourguiba. Il ne veut pas remettre en cause la future coopération avec l'Algérie dont la recherche et l'exploitation du pétrole saharien doivent être des éléments centraux. Et puis que répondre au Maroc qui lorgne sur Colomb-Béchar et Tindouf, à la Mauritanie, au Mali, au Niger et à la Libye, si la France accepte les revendications tunisiennes.

Bourguiba craint également son futur face à face avec une Algérie indépendante alors qu'il est déjà brouillé avec le Maroc et surtout l'Égypte après avoir accusé le colonel Nasser d'avoir voulu le faire assassiner. Pour redorer son image ternie dans un monde arabe en pleine évolution, Bourguiba a besoin d'un coup d'éclat qui redore son image de dirigeant anti-impérialiste.

David FRANCOIS.



Au début des années 1960 la Tunisie reste encore étroitement liée à la France. Son commerce extérieur se fait toujours essentiellement avec l'ancienne métropole tandis que prés de 60 000 Français vivent en Tunisie comme agriculteurs, commerçants ou techniciens. Les rapports entre les deux pays n'ont pas été sans tensions depuis 1955, notamment au moment de l'incident de Sakiet Sidi Youssef. Le 7 février 1958, l'aviation française à bombardé le camp de l'armée de libération nationale algérienne situé à coté de ce village tunisien près de la frontière algérienne. Bourguiba a alors fait rappelé son ambassadeur à Paris et a demandé que l'armée française évacuetotalement le sol tunisien notamment la base navale de Bizerte.

La montée de la tension.
Cette base est d'un intérêt stratégique majeur pour la France et a d'ailleurs justifié l'établissement du protectorat français sur le pays en 1881. Dès l'année suivante, les Français aménagent une base navale dans ce qui n'est encore qu'un petit port de pêche qui devient rapidement un maillon essentiel de la présence navale française en Méditerranée. Selon la convention d'autonomie interne du 3 juin 1955 qui règle les modalités de l'accession à l'indépendance de la Tunisie, la France conserve une autorité militaire sur deux zones qui forment la base navale. Mais dès la proclamation de l'indépendance cette présence français à Bizerte est une pomme de discorde entre les deux pays. Bourguiba profite ainsi de la crise de Sakiet pour exiger de Paris la restitution de Bizerte et l'évacuation des troupes françaises. Mais pour de Gaulle cet abandon n'est pas envisageable. La base représente en effet un point stratégique d'importance, une vigie entre le bassin occidental et le bassin oriental de la Méditerranée qui contrôle le trafic maritime entre Gibraltar et le Proche-Orient. La base est d'ailleurs directement reliée au Strategic Air Command de l'OTAN à Casablanca afin de prévenir une éventuelle attaque soviétique. Dans le contexte d'une guerre froide qui s'exacerbe avec la construction du Mur de Berlin, la France ne peut donc abandonner Bizerte.

La base de Bizerte en 1961 (source: Wikipedia)


C'est le moment que choisitBourguiba pour faire de la base navale l'enjeu d'une confrontation avec la France en exigeant son évacuation immédiate. De Gaulle n'est pas opposé à l'évacuation mais il demande un délai d'un an, le temps que la France se dote de l'arme atomique. La situation apparaît vite bloquée et la tension ne cesse de monter entre les deux pays. Quand l'amiral français qui dirige la base, Maurice Amman, fait savoir en mai 1961 aux Tunisiens que les militaires vont commencer des travaux d'agrandissement de la piste d'atterrissage de Sidi Ahmed qui doit déborder d'1,50 m sur le territoire tunisien, Bourguiba tient le prétexte pour une épreuve de force.

Le 15 juin, les militaires français qui s'activent sur ce chantier sont sommés de partir. Le 22, les autorités tunisiennes décident que les Français qui veulent se rendre en permission à Tunis devront dorénavant recevoir un laissé passer du gouverneur de Bizerte. Le 24, c'est l'amiral Amman en personne qui est refoulé alors qu'il voulait se rendre à Tunis. Pour apaiser la situation il décide de suspendre les travaux en cours mais les Tunisiens commencent à construire un mur autour de la base. Les entreprises tunisiennes reçoivent également l'ordre de ne plus travailler pour les Français. Autour de Bizerte, le parti nationaliste de Bourguiba, le Néo-Destour, organise des manifestations pour demander l'évacuation et réclamer des armes.

Le 6 juillet des milliers de manifestants encadrés par le Néo-Destour défilent dans les rues de Bizerte pour demander le départ des Français. Puis l'ensemble du pays est le théâtre de démonstrations identiques où des milliers de jeunes volontaires déclarent vouloir se rendre à Bizerte pour en découdre. Le même jour des ouvriers tunisiens creusent des tranchées prés des installations militaires françaises, notamment le terrain d'aviation de Sidi Ahmed. Pour de Gaulle il est impensable d'accepter les revendications tunisiennes dans de telles conditions.

Le 3 juillet, le secrétaire d'état à la défense tunisien s'est rendu à Bizerte pour visiter les casernes et les travaux autour de la base. L'armée tunisienne dispose alors de 12 bataillons d'infanterie, d'un groupe d'artillerie, d'un groupe de transport du train, d'un bataillon de transmissions, d'un escadron mixte composé de 5 chars M24, de 5 obusiers et de 22 half-tracks. La marine et l'aviation tunisienne, en cours de formation, n'ont aucune valeur opérationnelle. Prés de 6 000 volontaires des Jeunesses Destouriennes, dont un millier a reçu des armes, sont acheminés vers Bizerte ainsi que 200 gardes nationaux, qui peuvent servir de commandos de choc.

Le président tunisien Habib Bourguiba (source: Wikipedia)


A compter de la mi-juillet le Néo-Destour organise des manifestations quotidiennes à Bizerte avec des jeunes venu de Tunis et du sud du pays. Le 7 juillet les mouvements de troupes tunisiennes se multiplient tandis qu'un mortier est mis en batterie près de la gare de Sidi Ahmed. A partir du 15 juillet les Tunisiens mettent en place des barrages tandis que des épaulements d'arme automatiques sont aménagés. Amman demande alors des instructions à Paris dans l'éventualité d'une action de force contre la base. Le premier ministre Michel Debré ordonne de répondre par la force à l'usage de la force.

Amman met au point un plan qui doit permettre de garder le contrôle de la base. Il envisage de renforcer les effectifs par le biais d'un parachutage de renforts pour ensuite prendre le contrôle de l'ensemble de la ville de Bizerte. Le 12, l'amiral il demande l'envoi d'un régiment de parachutistes en renfort. Le 15 juillet, le 2e RPIMA est mis en alerte à Blida, ainsi que le 3e RPIMA à Zeralda, le 3e REI et 2 escadrons du 8e Hussard à Bone et Medea. Mais l'opération envisagée par Amman est délicate. Si la France ne veut pas passer aux yeux de l'opinion internationale pour l'agresseur il faut que le parachutage de troupes se déroule peu après le début de l'attaque tunisienne mais avant que ces derniers n'atteignent la base. L'ordre final de passer à l'attaque doit de toute les manières, revenir au général de Gaulle.

Le 17 juillet, devant l'assemblée nationale tunisienne, Bourguiba exige l'évacuation immédiate de la base de Bizerte et la délimitation des frontières au sud avec l'Algérie. Il fixe à la France un ultimatum qui doit expirer le 19. Dans le même temps l'armée tunisienne est mise en alerte renforcée. Le gouvernement français de son coté organise une flotte navale pour soutenir la base qui comprend le croiseur De Grasse, les escorteurs Chevalier Paul et La Bourdonnais et le porte-avions Arromanches.

La base navale est peu à peu investie par trois bataillons tunisiens qui mettent en place dans la journée du 19 juillet des barrages et des postes de contrôle pour interdire les circulations entre les secteurs de la base. Les barrages sont prolongés par des tranchées le long des routes. Ils sont tenuspar des groupes de 20 à 50 hommes armés composés de policiers, de gardes nationaux, de soldats et de volontaires civils. L'armée tunisienne occupe ses positions de combats. Au sud les Tunisiens pénètrent en Algérie pour occuper une petite zone qu'ils revendiquent. Des véhicules français sont arrêtés à Bizerte et leurs passagers sont faits prisonniers. Au total ce sont 30 militaires et 22 civils qui se retrouvent ainsi internés à Sousse comme prisonniers de guerre.

Pour défendre la base les Français disposent de la supériorité dans le domaine naval et aérien. Mais au sol ils ne peuvent compter que sur environ 7 500 hommes dont 3 500 sont chargés de la défense proprement dite d'un périmètre de trente kilomètres. De Gaulle, qui ne veut pas céder au chantage de Bourguiba, donne son feu vert à une opération militaire baptisée du nom de code de Bouledogue. Le 19, en début d'après midi, les autorités tunisiennes interdisent tout survol de leur territoire par des avions, cela dans le but d'empêcher l'arrivée de parachutistes français. Elles font mettre en batterie des canons et des mortiers autours de la piste d'atterrissage de Sidi Ahmed. Les abords du goulet de Bizerte sont occupés par les soldats tunisiens. Amman reçoit alors de Paris l'autorisation d'ouvrir le feu pour répondre à une attaque.


La base est attaquée.
Les Français doivent faire face à plusieurs difficultés: la base est étendue et répartie entre de nombreuses enceintes. Les collines qui la dominent, notamment le terrain d'aviation, ne sont pas sous le contrôle des troupes françaises et donc sous le feu des Tunisiens. Cette situation pose un problème de taille car cette unique piste est indispensable à la fois pour frapper l'adversaire par les airs mais aussi pour faire parvenir des renforts.

Militaires français à Bizerte (Source: live2times.com)


Le 19 juillet l'armée tunisienne prend ses positions de combat et met en batterie des armes lourdes, des pièces d'artillerie et antichars. En début d'après-midi un hélicoptèreAlouette français est la cible de tirs. Un canon antichar tunisien et installé à l'extrémité de la piste de Sidi Ahmed, un autre à la ferme Vittoz dans l'axe de la piste et des mortiers à la gare de Sidi Ahmed et sur les collines au nord de la base. Dans l'après-midi, 4 Corsairs décollent pour assurer la sécurité de la base ainsi que celle des parachutistes qui sont en route. Vers 18h, les 414 paras du 2e RPIMA commandés par le chef de bataillon Mollo, sautent sur Sidi Ahmed. Les mitrailleuses tunisiennes tirent sur les parachutistes. La seconde vague de paras n'est pas largué du ciel mais débarqué à terre par des Nord 2501. A peine atterri, les transporteurs français sont pris à partie par des armes automatiques et des canons antichars. Deux Mistrals et deux Corsairs décollent alors et neutralisent les canons tunisiens puis mitraillent les positions ennemies.


Les paras français en action à Bizerte (source: leader.com.tn)


Au soir du 19 juillet, la zone A de la base est scindée en quatre tronçons entre lesquels la circulation est désormais impossible. Vers 19h, les Tunisiens passent à l'attaque. Les hommes du 8e RIA répondent par des tirs à l'arme automatique. Le commandant de la zone A reçoit l'ordre de faire sauter les barrages qui coupent la zone. Au matin du 20, les Tunisiens repartent à l'attaque contre la porte de Bizerte et la porte de Tunis avec des armes automatiques et un bazooka. La menace d'une intrusion dans la base se précise, l'ouverture d'une brèche dans l'enceinte faire courir le risque que des milliers de civils tunisiens fassent irruption dans la base.

Pour dégager la position deux Corsairs de la 17F effectuent des tirs de roquettes et de mitrailleuses tandis qu'une compagnie du 2e RPIMA part porter secours à la zone A. L'amiral Picard-Destelan qui commande celle-ci donne l'ordre d'exploiter la situation créée par le passage des Corsairs pour dégager les abords de la porte de Bizerte où l'ennemi reste retranché, rejoindre le secteur de la Pyrotechnie qui est isolé et nettoyer les îlots de résistance. A la fin de la journée ces différentes missions sont accomplies.

Sur la zone B où se trouve la piste de Sidi Ahmed, les Tunisiens bombardent dès les premières heures du 20 juillet et mettent ainsi en danger son utilisation par les appareils français. Au petit matin tandis que des Corsairs et des Mistrals attaquent les positions ennemies, des hommes du 2e RPIMA marchent sur la gare de Sidi Ahmed où ils sont durement accrochés, nécessitant à nouveau l'intervention de l'aviation. La 2e compagnie du 2e RPIMA s'empare du Djebel Chellouf au nord tandis que la 4e compagnie et la compagnie portée progressent difficilement dans le sud. Partout les troupes françaises sortent des enceintes de la base pour desserrer l'étau tunisien.

Les paras français à Bizerte (source: encyclopedie-afn.org)


La situation est plus difficile autour de la cimenterie et du poste de commandement de la base car les Français manquent de réserves tandis que le dégagement de la piste d'aviation reste toujours prioritaire. Dans la matinée, des civils tunisiens, dont certains sont en armes, manifestent devant la porte principale de la baie Ponty tandis que les militaires tunisiens continuent de tirer.

A l'ouest de Sidi Ahmed, le 2e RPIMA s'empare du marabout de Sidi Zid après des combats au corps à corps et du village de Djaffeur. Au début de l'après-midi le 3e RPIMA débarque à son tour sur la piste de Sidi Ahmed et se lance dans l'attaque de la gare qui est nettoyée. La piste d'aviation est définitivement dégagée. Au nord le 3e RPIMA occupe le djebel Chellouf et attaque le Zergoum où les soldats doivent affronter une forte résistance menée par la 10e bataillon tunisien de retour du Congo. L'aviation intervient obligeant les Tunisiens à décrocher. Les Français sont alors maîtres des crêtes du djebel Zergouh qui dominent la base.

La situation s'aggrave à Sidi Salah, à la baie Ponty, à la cimenterie. A la fin de l'après-midi les Corsairs français bombardent la cimenterie puis des éléments du 2e RPIMA et le détachement blindée du 8e RIA passent à l'attaque et s'emparent de la cimenterie. En zones C et D, avec l'aide de l'aviation, les troupes françaises parviennent également à sécuriser les abords de la base. Quand la nuit arrive les installations vitales ne sont plus sous la menace des armes tunisiennes.

Pour empêcher tout mouvement des navires français de la base, les Tunisiens ont tendu des câbles en acier en travers du goulet. Pour libérer cette zone vitale, les Français lancent l'opération Ficelle. La difficulté réside dans le fait que la zone est également un quartier d'habitation au cœur de Bizerte.


Les Français prennent Bizerte
Au matin du 21 juillet, les unités disponibles des 2e et 3e RPIMA avancent sur Bizerte sans bénéficier ni de l'appui de l'artillerie, ni de celle de l'aviation. Les forces françaises sont divisées en deux sous-groupements appelés Indigo et Patrimoine Gris. Indigo avance en direction de la porte de Mateur. La progression est difficile et les Tunisiens résistent avec force. Mais l'arrivée des renforts du 3e REI qui vient de débarquer à Sidi Ahmed facilite la progression. Patrimoine Gris avance sur la rive sud du goulet. A la fin de la journée la ville européenne est conquise après de violents combats et les troupes françaises atteignent la mer dans la soirée. A la fin de la journée chaque groupement a atteint son objectif et le goulet est dégagé.

Dans la journée du 22 juillet, les Français se donnent pour mission d'élargir le périmètre sous leur contrôle. Dans le nord de Bizerte le sous-groupement Amarante s'empare des forts de Koudia et d'Espagne. Pendant ce temps le nettoyage de la ville européenne se poursuit, parfois avec des combats violents. La presqu’île de Menzel Djemel est conquise et le secteur au nord-ouest de Sidi Ahmed est dégagé. Bizerte et ses alentours sont alors sous le contrôle des troupes françaises à l'exception de la Médina, la vieille ville musulmane qui reste aux mains des autorités tunisiennes.

Face à face entre les militaires français et la population tunisienne (source: jeuneafrique.com)



Vers la fin du conflit.
Le 20 juillet, alors que les combats se déroulent autour de la base, la Tunisie saisit le Conseil de sécurité de l'ONU qui se réunit les 21 et 22 juillet à propos de Bizerte. L'ensemble des États membres, sauf la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, vote pour le retrait de l'armée française et demande la fin des combats. En coulisse les Américains qui veulent maintenir la Tunisie dans le camp occidental se démènent pour ramener le calme entre Français et Tunisiens.

Le 22, Paris demande à l'amiral Amman de mettre fin aux opérations offensives. A cette date les Français contrôlent militairement Bizerte et ses alentours. Les Tunisiens acceptent alors de signer un accord de cessez-le-feu qui prend effet le 23 à 8 heures.

Le 24, Dag Hammarskjöld, le secrétaire général de l'ONU, arrive à Bizerte. Il n'est pas reçu par le commandant français de la base mais reçoit la permission de visiter les prisonniers tunisiens. Bourguiba maintient toujours la pression sur la France. Des civils français sont arrêtés dans la région et deviennent des otages. Le 17 août, Amman doit mettre à nouveau la base en état d'alerte après les menaces de manifestations violentes dans la ville. Bourguiba quand à lui refuse toute négociation directe avec la France sur la question de la base navale française et s'en remet aux Nations Unies.

Le 18 août, des centaines de civils dirigé par le maire de Bizerte et les militants du Néo-Destour manifestent et se heurtent aux militaires français. Des combats s'engagent mais le calme revient peu à peu et les Français restent toujours maîtres de la ville. Le 25, une résolution de l'ONU votée par les pays africains et asiatiques condamne la France.

Le 5 septembre, de Gaulle réaffirme la souveraineté de la Tunisie sur Bizerte mais également l'impossibilité pour la sécurité de la France de quitter la base avant la fin de la guerre d'Algérie. Bourguiba se déclare satisfait par la déclaration du président français et propose à la France de conserver la base jusqu'à la fin de la crise inaugurée par la construction du Mur de Berlin. Les Tunisiens libèrent alors des civils français tandis que le 10 septembre 780 prisonniers tunisiens sont échangés contre 218 prisonniers français.

Les paras contrôlent l'accès à la base de Bizerte (source: leader.com.tn)


Le 17 septembre les négociations commencent concernant l'évacuation de la ville de Bizerte par les troupes française et leur repli sur la base. Le 29, l'accord est conclu et les opérations d'évacuation débutent sans aucun incident le 2 octobre 1961.

Le 1er juillet 1962 les Français évacuent l'arsenal de Sidi-Abdellah et le 19, le général de Gaulle annonce aux Tunisiens sa décision de retirer les troupes françaises de Tunisie dans les 18 mois. Les accords d'Evian, qui mettent fin à la guerre d'Algérie garantissant à la France l'usage de la base de Mers el-Kébir pendant 15 ans, ne rendent plus nécessaires la présence française à Bizerte. Le 15 octobre, les militaires français quittent définitivement la base mettant fin à une présence de plus de 80 ans. Ce jour devient celui de la fête nationale de la Tunisie tandis que deux mois plus tard, le 15 décembre 1962, Bourguiba reçoit à Bizerte, le président égyptien Nasser, l'algérien Ben Bella, le prince héritier de Libye et un représentant du roi du Maroc.


Conclusion.
La bataille de Bizerte est un succès pour les militaires français qui n'ont perdu que 27 soldats tués et 128 blessés. Les Tunisiens par contre comptent plusieurs milliers de morts, 4 000 selon l'historien Mohamed Lazhar Gharbi. L'organisation et le professionnalisme des troupes françaises soutenus par la présence d'avions de combats, d’hélicoptères, d'unités de chars et d'artillerie a facilement raison d'une armée tunisienne qui n'a que cinq ans d'existence. Le principal responsable du désastre tunisien à Bizerte est certainement le président Bourguiba qui, en ne prenant pas l'avis des militaires, avant d'engager l'épreuve de force, a commis une erreur stratégique.


Bibliographie:
Damien Cordier-Féron, « Bizerte 1961: 666 morts pour une base inutile », Guerre et Histoire, n°6, avril 2012.
Robert Gaget, La saga des paras, Grancher, 1998.
Patrick-Charles Renaud, La bataille de Bizerte, L'Harmattan, 1996.


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