Quantcast
Viewing all 139 articles
Browse latest View live

« Dieu les fera tous s'enfuir/Ainsi qu'on voit s'évanouir/Un amas de fumée. » La guerre des camisards.

« Dieu les fera tous s'enfuir/Ainsi qu'on voit s'évanouir/Un amas de fumée.1 » La guerre des camisards.


1702. Des protestants, paysans, tisseurs, se soulèvent dans les Cévennes pour réclamer la liberté de conscience. Le soulèvement dépasse la simple révolte locale pour enflammer les gazettes des pays protestants d'Europe et inquiéter Versailles. Pendant deux ans, jusqu'en 1704, quelques milliers de combattants improvisés résistent à 20 000 soldats royaux et à deux maréchaux. Vaincus, les camisards tentent de relancer la guerre jusqu'en 17102. C'est en 1703 que le mot « camisard » apparaît pour les désigner : l'un d'entre eux, Abraham Mazel, qui rédige ses mémoires cinq ans plus tard, ne peut pas trancher entre deux origines, celle de l'attaque nocturne (camisade) ou du vêtement de la chemise3, ou camisole. C'est en tout cas le mot qui est resté pour désigner cette guerre hors norme4, ni révolte traditionnelle, ni guerre de religion classique, à la fois événement historique important mais aussi formidable objet d'étude pour les historiens.


Stéphane Mantoux.




La « Religion Prétendue Réformée »


Dès 1520, les idées de Luther ont commencé à circuler dans le royaume de France. La répression exercée par le pouvoir royal ralentit mais n'élimine pas cette influence. A partir de la décennie 1540, Genève, sous la houlette de Jean Calvin, devient le centre majeur de la propagande réformée. Les premières églises calvinistes, sur le modèle de Genève, se constituent dès 1555 et un synode national adopte une confession de foi commune en 1559. En 1560, les huguenots (terme qui vient probablement du mot « eidgenossen », désignant les confédérés réformés suisses) sont présents non seulement à Paris mais dans d'autres villes et même dans certaines zones rurales. 

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Jean Calvin.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/44/Jean_Calvin.png
 

Les Cévennes sont devenues protestantes dans la première moitié du XVIème siècle, entre 1530 et 1560. Les idées luthériennes puis calvinistes pénètrent la région à partir des villes -Nîmes, Montpellier, Orange. Transportées par les élites locales, nobles et bourgeois, elles ont imprégné les paysans et les artisans. Des consistoires dominés par les notables encadrent la population. Les protestants s'emparent aussi du pouvoir consulaire (municipal). A certains endroits, ils sont majoritaires, alors qu'ils sont minoritaires dans l'ensemble du royaume5. Ils forment 90% de la population cévenole, 85% de la population autour de Nîmes et les deux tiers de la ville elle-même6.

Le poids de la noblesse dans la Réforme et la mort d'Henri II (1559), qui ouvre une période de faiblesse de la monarchie, entraînent les protestants sur la voie de l'action au grand jour. La conspiration d'Amboise cherche à enlever le souverain (mars 1560) pour le soustraire à l'influence des Guise catholiques. La régente, Catherine de Médicis, recherche d'abord l'apaisement. L'édit de janvier 1562 accorde aux réformés la liberté de culte hors des villes. Mais il est déjà en contradiction avec le concile de Trente (1545-1563) qui a anathémisé Luther et Calvin. Il déclenche, par réaction des catholiques, une série de guerres de religion7.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le Massacre de la Saint-Barthélémy, par François Dubois.-Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/52/Francois_Dubois_001.jpg/800px-Francois_Dubois_001.jpg


Ces guerres durent quarante ans. Protestants et catholiques, encadrés par la noblesse, s'affrontent pour le contrôle de l'Etat et le statut de la religion réformée dans le royaume. Les opérations militaires sont accompagnées d'épisodes de violences comme l'iconoclasme protestant de 1562 ou le massacre catholique de la Saint-Barthélémy en 1572. C'est en 1573 qu'un traité évoque pour la première fois la « Religion Prétendue Réformée ». Henri IV, protestant devenu catholique, met fin aux guerres de religion et signe l'édit de Nantes en 1598. Celui-ci n'est pas remis en cause à l'assassinat du roi en 1610, ni après les guerres de Rohan qui se terminent en 1629, même si les places de sûreté accordées aux protestants ont été supprimées.

La révocation de l'édit de Nantes par l'édit de Fontainebleau, en 1685, est l'aboutissement d'un processus enclenché par Louis XIV dès sa prise du pouvoir en 1661 et qui s'accélère après la paix de Nimègue en 1679. Les dispositions de l'édit de Nantes sont démantelées, les pressions s'exercent de plusieurs façons : maisons de conversion (fondées par les Compagnies de Propagation de la Foi), aides financières, dragonnades (logement forcé de compagnies de dragons chez les protestants, testé pour la première fois dans le Poitou en 1681). L'assemblée du clergé obtient l'appui du roi en 1682 pour forcer les protestants à revenir à l'Eglise catholique. De nouvelles dragonnades ont lieu en Béarn (mars-juillet 1685), puis en Poitou, Languedoc, Guyenne, Cévennes, Dauphiné (septembre-octobre). Des villages entiers, apeurés, se convertissent en masse. L'édit de Fontainebleau est là pour parachever le processus. Les temples survivants sont rasés, les pasteurs restants, chassés (620 s'exilent, 160 abjurent, sur les 780). Des centaines de milliers de réformés deviennent « nouveaux catholiques ». Ceux-ci sont surveillés : on leur distribue des textes en français pour les ramener dans le droit chemin, on pointe leur assistance à la messe ou à la communion pascale. Les enfants de 5 à 16 ans doivent être élevés dans la religion catholique, faute de quoi ils peuvent être soustraits à leurs parents.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Fameuse gravure protestante représentant les dragonnades : "qui peut me résister est bien fort".-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4d/Dragonnades430.jpg


Les réformés plient, mais ne cèdent pas complètement. Des milliers choisissent l'exil, pourtant interdit par le pouvoir royal et sévèrement réprimé. Il est massif de 1685 à 1688 mais se maintient jusqu'au milieu du XVIIIème siècle. 200 000 personnes choisissent les pays du « Refuge » jusqu'en 1715. La résistance de ceux qui sont restés est passive mais parfois active, violente. Des générations vivent clandestinement leur foi au « Désert », particulièrement dans les Cévennes et dans la plaine du Bas-Languedoc, d'Uzès à Montpellier, une région de maquis et où le peuplement protestant est très dense. C'est le prédicant Claude Brousson qui diffuse, à partir de 1689, cette métaphore du Désert, en comparaison avec le peuple d'Israël de l'Ancien Testament. En 1698, dans ce territoire qui recouvre les diocèses de Mende, Alès, Nîmes, Uzès, et Montpellier, on compte 133 000 nouveaux catholiques contre 300 000 anciens catholiques. Les premiers sont majoritaires dans les villages et hameaux des Hautes et Basses-Cévennes, où ils travaillent la terre et la laine. Peu d'entre eux ont pu s'exiler. L'intendant de la province du Languedoc depuis 1685, Lamoignon de Bâville, a fait percer des routes dans les montagnes, a fait construire des forts pour les garnisons à Nîmes, Alès, Saint-Hippolyte ; tous les gros bourgs ont leurs milices d'anciens catholiques encadrés par les nobles ou d'anciens officiers.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Claude Brousson, le prédicant du "Désert".-Source : http://www.tourdeconstance.com/wp-content/uploads/2012/09/C%C3%A9vennes-34.jpg


Dès la fin octobre 1685, on signale les premières assemblées clandestines à Vauvert, Anduze, Montpellier, Ganges. La pratique en reprend une qui s'était installée avant la révocation, et qui avait été violemment réprimée en 1683 dans les Cévennes -Brousson, qui avait appelé à des rassemblements sur les sites des temples abattus, avait réussi à s'enfuir. Mais cette fois-ci, les assemblées se font sans pasteur, avec des prédicants improvisés, comme François Vivent, un maître d'école de Valleraugue, et avec des participants en armes pour se protéger. La déclaration royale du 1er juillet 1686 prévoit la peine de mort pour ceux pris dans ces assemblées, les galères pour les hommes qui les auront soutenues, et l'enfermement pour les femmes8. Pierre Jurieu, un pasteur exilé à Rotterdam, encourage la résistance, dans une tonalité eschatologique. En 1686-1687, il y a déjà 24 exécutions, une cinquantaine de condamnations aux galères et plus de 300 déportations en Amérique. En février-juin 1688, le Dauphiné est secoué par les inspirations prophétiques de bergères, puis c'est le Vivarais. La politique de la contrainte a échoué : dans les Cévennes, le clergé constate qu'à peine 10% des nouveaux catholiques suivent le culte. A l'été 1689, Bâville est informé du retour de Vivent et Brousson, qui auraient des liens avec les puissances ennemies (Angleterre, Provinces-Unies) qui affrontent alors Louis XIV durant la guerre de la ligue d'Augsbourg. En septembre, il fait surprendre une assemblée où prêchent les deux personnages : 6 personnes sont pendues et 8 envoyées aux galères. En 1690-1691, les prédicants, pourchassés, n'hésitent plus à faire exécuter les dénonciateurs ou les apostats.

Vivens tombe les armes à la main en février 1692. Brousson organise alors les prédicants en réseau, et se veut désormais pacifique. Mais les espoirs nés de la guerre de la Ligue d'Augsbourg s'évanouissent avec la paix de Ryswick (1697). Bâville relance les dragonnades dans le Bas-Languedoc (novembre 1697-février 1698) puis dans les Cévennes (mars-avril 1698). Les prédicants sont décimés, arrêtés ou exécutés, comme Brousson en 1698. En décembre, le roi semble changer d'orientation en insistant plus sur la persuasion, avec l'instruction religieuse des enfants, que sur la contrainte. En 1700, une génération d'enfants nés avec la révocation arrive à l'âge adulte : ils ont connu les dragonnades, la catéchisation de force, tout en étant instruits dans la religion réformée en cachette, par leurs parents. C'est cette génération qui donne naissance au prophétisme, qui apparaît dans la région d'Uzès en 1701, puis gagne les Cévennes. Des femmes, des enfants, sont pris de tremblements, de larmes, les nouveaux catholiques y voient un miracle de l'Esprit saint. Les assemblées reprennent. Les notables nouveaux catholiques, eux, se méfient de ces « inspirés ».


Anduze, dimanche 23 novembre 1692


Anduze a été l'une des premières villes frappées par la Réforme, en 1530-1540. L'église calviniste est « dressée » officiellement en 1560. La population devient majoritairement protestante mais un noyau catholique demeure. On parle d'Anduze comme de la « Genève des Cévennes ». Pendant les guerres de religion, elle devient une véritable place forte avec fortifications développées, bastion des Provinces de l'Union, confédération protestante fondée à Anduze en février 1573. En 1598, c'est l'une des places de sûreté accordées aux protestants par l'édit de Nantes. La ville participe aux guerres de Rohan, entre 1621 et 1629. L'assemblée provinciale chargée de négocier la paix se réunit à Anduze. La paix d'Alès, signée en juin 1629, conduit au démantèlement des fortifications et des fossés : seules la tour de l'horloge et les portes subsistent. Les habitants assistent avec grand déplaisir à la contre-offensive catholique : retour et développement des frères mineurs, tentatives du clergé pour s'emparer des institutions locales, installation de familles catholiques pour rééquilibrer la population, etc. Les modérés dominent néanmoins parmi les protestants : les notables refusent, en 1683, la désobéissance civile de Brousson. Les dragons s'installent pour dix mois à Anduze à partir d'octobre 1683. Ce n'est qu'après une deuxième vague de dragonnades que la population abjure en masse le 7 octobre 1685. Les deux pasteurs sont contraints à l'exil après la révocation de l'édit de Nantes. Le temple est abattu, l'église Saint-Etienne le remplace, achevée en 1688. Certains notables nouveaux catholiques collaborent étroitement avec le pouvoir9.

20 heures. Antoine Lambert, lieutenant de la milice, second consul d'Anduze, n'a plus que quelques minutes à vivre. Ancien protestant, il est devenu un nouveau converti zélé persécutant férocement ses anciens coreligionnaires. Deux heures plus tôt, François Coste, premier consul et capitaine de la milice, décachète une lettre du gouverneur d'Alès, M. de Chanterenne. Celui-ci l'informe que deux prisonnières se sont échappées d'Alès : Marie Vignes et une autre surnommée la Grandesse. Il les soupçonne d'être à Anduze car Marie Vignes est originaire de Générargues, un village à 4 km au nord de la ville, et elle a logé chez une Anduzienne, la veuve Lissorgues. Coste, chargé des opérations de police, fait surveiller par quelques hommes de la milice les entrées dans la ville. Il prévient Lambert, qui est bien décidé à fouiller la maison de la veuve Lissorgues, mais discrètement ; il fait donc semblant de rentrer chez lui. Le valet des consuls, Jacques, ferme ensuite les portes de la ville. 19H00. Lambert se rend sur la place centrale où se tiennent les halles, et la fameuse fontaine-pagode. Il se dirige vers sa maison mais ouvre la porte de l'escalier de la grande maison voisine de la sienne, la maison Borne. C'est là que loge la veuve Lissorgues. Lambert est à l'affût du moindre bruit suspect. Borne a loué la maison à Pierre Bourguet, un charbonnier qui y a installé une boutique, et à la veuve Lissorgues. Lambert ouvre la porte de la veuve Lissorgues : il surprend une assemblée religieuse privée où se trouve La Vérune, alias Antoine Gavanon, un prédicant suiveur de François Vivens, qui s'est arrêté dans la maison en chemin vers Saint-Jean-du-Gard. Une dizaine de personnes est là, dont un autre prédicant, Julien, plusieurs dames et demoiselles. La Vérune a posé son pistolet et son épée sur le lit mais garde sur lui un couteau à gaine. Tout se passe alors très vite. Pour se dégager, La Vérune poignarde Lambert au bas-ventre avec son couteau. Mais celui-ci le retient et les deux corps dégringolent dans l'escalier extérieur, alertant les voisins. La Vérune parvient à s'enfuir en frappant plusieurs fois Lambert à la main qui s'est agrippé à lui, tandis qu'une jeune demoiselle retient le lieutenant en arrière. Le Cadet Lambert, qui se trouve sur la place -c'est le fils du lieutenant- fonce vers les deux hommes qu'il a vus tomber. Il ne sait pas encore que c'est son père qui est frappé à mort. Il poursuit La Vérune qui se heurte à plusieurs badauds catholiques, tombe à leurs pieds après avoir reçu une pierre de Lambert, mais les badauds le laissent passer et il parvient à s'enfuir10.

L'enquête est menée par le juge Pierre Pascal, du marquizat d'Anduze. Coste a fait fouiller la maison de la veuve Lissorgues. Les notables comprennent vite que Lambert est tombé sur une assemblée privée clandestine où se trouvaient un ou plusieurs prédicants. Anduze est alors l'une des villes les plus industrieuses de la région, avec ses 5 000 habitants, contre 8 000 à Alès et 30 000 à Nîmes. C'est l'une des portes des Cévennes où se croisent deux grands axes : la route Saint-Flour-Nîmes et la route Montpellier-Alès. C'est aussi une ville active malgré une conjoncture économique déprimée. Chef lieu d'une viguerie, elle fournit des emplois mais se distingue surtout par les échanges de la petite draperie et le développement de la sériciculture, l'élevage des vers à soie. La fontaine-pagode, sur la place centrale, rappelle l'ancienneté de l'activité : on dit qu'elle a été dessinée avec les plans et l'argent d'un Anduzien parti chercher des « graines de vers à soie » en Extrême-Orient. Les prédicants Julien et La Vérune sont d'ailleurs employés dans ce milieu. Il y a aussi une quinzaine de tanneries et des commerces très diversifiés. Jean Cavalier, l'un des grands chefs camisards, a été mitron à Anduze. La ville est donc ouverte aux échanges : colporteurs, négociants et muletiers sont nombreux, de même que les errants et les miséreux11.

Bâville, l'intendant du Languedoc, prévenu du meurtre dès le lendemain, envoie sur place le juge Daudé, un homme d'expérience qui a multiplié les procès contre les protestants depuis 1686. Il a souvent prononcé de sévères condamnations. C'est tout près d'Anduze que sont apparus les premiers prédicants. François Vivens commence sa carrière en janvier 1686 à Carnoulès. En juin 1686, le prédicant Fulcrand Rey est capturé par les dragons rouges dans le faubourg d'Anduze, après avoir essayé de s'échapper par les toits. Il est mis à mort à Beaucaire le 8 juillet. Le 20 janvier 1689, 7 Anduziens sont condamnés aux galères pour avoir assister à des assemblées interdites. A l'automne 1691, Vivens, revenu de Suisse, opère dans la région entre Saint-Jean-du-Gard et Tornac. En décembre, il se cache dans la grotte de Paulhan, au sud d'Anduze ; il noue des relations avec deux dragons en garnison, Viala et Liron, qui deviennent ses complices. Un de ses fidèles, Pierre Valdeyron dit Languedoc, est arrêté le 24 ou le 25 janvier 1692. Retourné par Daudé, il dénonce Vivens, surpris et tué le 19 février par un détachement de dragons d'Alès à la grotte de Camoulès12.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Nicolas de Lamoignon de Basville, intendant du Languedoc pendant et après la révocation de l'édit de Nantes.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/78/Nicolas_de_Lamoignon_de_Basville.jpg


Daudé arrive à Anduze le 28 novembre. Il connaît bien La Vérune qu'il a interrogé une première fois le 17 juillet précédent, suite à sa capture, mais celui-ci s'est ensuite évadé. Il s'installe dans la meilleure auberge de la ville, Le Chapeau Rouge, et reprend les interrogatoires. A ce moment-là, il établit qu'un prédicant, Julien, se trouvait dans la maison, mais personne n'a encore clairement identifié La Vérune. Les autorités suspectent en fait Brousson, qui dirige le réseau de prédicants depuis la mort de Vivens. Les interrogatoires, entre les lignes, montrent surtout les nombreuses complicités dont bénéficient probablement les prédicants dans Anduze : malgré les risques encourus, ils circulent assez librement dans la place13.

Lambert, il est vrai, est pour les nouveaux convertis de façade un apostat. Ancien membre du consistoire protestant, il a abjuré en octobre 1685, est devenu second consul et lieutenant de la milice et dès le mois suivant, il traque les clandestins. Début octobre 1689, Lambert convoie le prédicant Jean Roman de la prison de Saint-Jean-du-Gard à celle d'Alès : l'homme est injurié et menacé de mort sur tout le trajet. Le 25 février 1691, il participe avec son fils aîné et des miliciens à l'arrestation du prédicant Poujol. C'est Lambert qui le blesse lui-même à la tête pour l'empêcher de s'enfuir. L'homme de 53 ans est envoyé aux galères où il meurt l'année suivante. En représailles, Vivens fait assassiner Pierre Gautier, un prédicant retourné. En mai, c'est le curé Vernède qui est tué. Le 27 juillet 1691 enfin, Vivens fait exécuter Pierre Bagars, prédicat renégat devenu consul de Lasalle. L'affaire fait grand bruit et l'on soupçonne déjà que Lambert figure sur la liste des cibles de Vivens. Lambert s'attaque seul à La Vérune pour toucher, probablement, la prime prévue en cas de capture. Or La Vérune n'est pas le genre d'homme à se laisser faire : il a assisté à la mort de Vivens, a rejoint Brousson, s'est évadé de manière spectaculaire du fort Saint-Hippolyte après avoir été capturé le 10 juillet 1692. Claude Brousson ne croit pas à l'évasion et c'est pour cela qu'il l'éprouve en l'envoyant en mission à Saint-Jean-du-Gard. Sur le chemin, La Vérune s'est arrêté à Anduze14...

Faute de pouvoir trouver les coupables, Bâville, par une ordonnance du 9 février 1693, taxe les habitants d'Anduze de 6 000 livres en faveur des fils du défunt. Les Anduziens se sont tus, de peur des représailles des prédicants, mais aussi parce qu'ils constatent l'échec des modérés -Brousson est pris et exécuté en 1698- face à la violence du pouvoir royal. Dès le début de la guerre des camisards, les nouveaux convertis qui collaborent deviennent des cibles de choix pour les combattants. Etienne Jourdan, l'officier qui a tué Vivens, est supplicié à Bagard, près d'Anduze, le 5 octobre 1702, par une troupe conduite par Jean Cavalier. L'homme est criblé de 4 balles, dont un coup de fusil tiré à travers la bouche. Le 15 février 1703, le Cadet Lambert meurt lors d'une embuscade qui vise une soixantaine de soldats dans le village de Maruéjols. Une quarantaine de soldats sont tués ainsi que trois officiers : des témoins jurent que les camisards ont tailladé à coups de dague le corps de Lambert. Jacques Daudé, enfin, trouve la mort le 5 juin 1704, alors que Cavalier négocie avec Villars : il est assassiné par trois hommes près de sa maison du Vigan15.


La guerre des camisards (1702-1710)


Elle reste cantonnée aux Cévennes et au Bas-Languedoc, malgré des tentatives d'expansion en Vivarais et dans le Rouergue. Les opérations militaires durent deux ans, de septembre 1702 à la fin de 1704. Dès juillet 1702 une première troupe se forme pour le meurtre de l'abbé Chayla. La guerre connaît des soubresauts jusqu'en 1710. Elle est contemporaine de la guerre de Succession d'Espagne (1701-1713) où l'Angleterre, la Hollande, la plupart des Etats du Saint-Empire et la Savoie combattent Louis XIV, et d'une certaine façon, elle y est un peu liée, mais elle a surtout une dynamique propre16.

Le 24 juillet 1702, une soixantaine d'hommes armés de fusils, pistolets, sabres, faux et bâtons entre dans Le Pont-de-Montvert en chantant des psaumes et force la maison de l'abbé du Chayla, inspecteur des missions dans les Cévennes et persécuteur zélé des protestants, pour libérer des fugitifs capturés alors qu'ils tentaient de s'exiler. Après avoir libéré les détenus, la troupe massacre l'abbé. L'événement est considéré comme le déclencheur de la guerre. Depuis plus d'un an, la tension couvait. La France, engagée dans une guerre difficile, ne pouvait se permettre de combattre un « ennemi intérieur » et Bâville avait accentué la répression. Dès juillet 1701, à Vallérargues, des jeunes gens dégagent un prophète arrêté par le juge et le curé, saccagent l'église. Le meneur est rompu sur la roue, un autre est pendu et un troisième est envoyé aux galères. Des prophètes comme Abraham Mazel, un cardeur de Saint-Jean-du-Gard, appellent à la lutte armée au nom de l'imminence de l'Apocalypse. C'est Mazel et un autre inspiré, Pierre Séguier, dit Esprit, qui mettent en oeuvre l'expédition contre l'abbé ; après s'être enfuis, ils tuent aussi le curé de Frutgères, saccagent l'église, renouvellent le scénario à Saint-André-de-Lancize. Au château de Devèze, où ils cherchent des armes, ils massacrent toute la famille, coupable d'avoir persécuté les protestants.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le meurtre de l'abbé du Chayla, déclencheur de la révolte.-Source : http://www.camisards.net/images/assass-cure.jpg


Le commandant militaire de la province du Languedoc, le comte de Broglie, arrive de Montpellier. Une troupe d'élite sous les ordres du capitaine Poul capture Esprit Séguier et deux de ses comparses au plan de Fontmort, le 28 juillet. Séguier, a qui on a tranché le poing droit, chante un psaume avant d'être brûlé vif (12 août 1702). Le lendemain, le baron de Saint-Côme, nouveau converti qui s'est rallié aux catholiques, est lapidé à coups de pierre par des jeunes gens du Cailar et de Vauvert, dont Abdias Maurel, que l'on surnommera plus tard Catinat. Bâville fait arrêter l'un des jeunes gens qui est lui aussi rompu sur la roue. Fin août, les rebelles des Hautes-Cévennes, mobilisés par Gédéon Laporte, ancien soldat, font la jonction avec ceux de la région d'Uzès, commandés par Jean Cavalier, un ancien boulanger de Ribaute, près d'Anduze, un inspiré revenu de Genève. Ce n'est qu'à la fin septembre, sous l'exhortation de Mazel et de Gédéon Laporte, que le soulèvement prend de l'ampleur, après les travaux des champs.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Jean Cavalier, chef camisard (1864) par Pierre-Antoine Labouchère.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c0/Jean_Cavalier_chef_camisard.jpg


Les camisards, comme on va commencer à les appeler, se déplacent alors en groupes de 60 à 100 hommes, 300 quand plusieurs bandes se rassemblent. Les meneurs sont d'abord ceux de l'expédition du Pont-de-Montvert : Gédéon Laporte (tué en octobre 1702), Abraham Mazel, Salomon Couderc, Nicolas Jouany. Et deux hommes qui vont devenir les chefs emblématiques des camisards, Jean Cavalier, rejoint en octobre par Pierre Laporte, dit Rolland, un inspiré de Mialet qui recrute dans le Vaunage. Début 1703 s'ajoutent Castanet, Catinat et Ravanel, puis La Fleur, Claris, Bonbonnoux. Ce sont des hommes jeunes (20-25 ans), fils de paysans ou d'artisans du textile des Cévennes, certains ont servi dans l'armée. A partir de janvier 1703, les effectifs gonflent. Dans la plaine, Cavalier dispose de 200 à 700 hommes avec une cinquantaine de cavaliers commandés par Catinat. C'est la plus grosse troupe, la mieux organisée aussi. Cavalier divise son secteur entre ses brigadiers (Rastelet, Catinat, Ravanel, Bonbonnoux) et les distributeurs de vivres (comme Claris). Une dizaine d'autres troupes opère dans les montagnes et les vallées : Roland, dans les Basses-Cévennes, a 300 ou 400 hommes, plus les 50 à 100 hommes de Mazel ; Jouanny aligne le même nombre ; la bande de Castanet, dans l'Aigoual, est plus réduite. En juillet 1704, après la soumission de Cavalier et les défections, Rolland disait pouvoir encore compter sur 1 200 hommes. On estime qu'entre 1702 et 1705, il y a eu de 7 500 à 10 000 camisards, soit 20 à 30% des nouveaux convertis de plus de 18 ans. Pierre Rolland a recensé dans son Dictionnaires des camisards1 638 noms, dont 58 femmes. Sur 19 chefs, 13 sont des inspirés.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
La guerre des camisards.-Source : http://www.camisards.net/images/carteGuerrecorrige.jpg


Il y a aussi des femmes camisardes, plusieurs dizaines. La présence des femmes heurte les notables, catholiques ou protestants. Pour eux, c'est le signe de la débauche des camisards. Les catholiques s'en servent pour leur propagande. En réalité, les chefs sont très puritains : Castanet manque d'être fusillé pour avoir eu un « commerce illicite » avec une veuve de Saumane ! Les femmes sont souvent des épouses ou des parentes. Elles sont soit vivandières, soit prophétesses, une trentaine au total pour ces dernières. Leur rôle religieux est important, on écoute leurs inspirations à la veille du combat. Parmi elles, Marie Combasson, Marie Mathieu dite la Grande Marie, Marie Planque surnommée Blondine, l'épouse de Castanet, Lucrèce Gueidon, dite Bombette, qui achève au poignard les soldats royaux blessés sur le champ de bataille17.

En face, Bâville, l'intendant du Languedoc et le commandant militaire, successivement De Broglie, puis le maréchal de Montrevel, enfin le maréchal de Villars. Ils disposent à l'automne 1702 des milices bourgeoises, formées d'anciens catholiques, de 18 compagnies franches de fusiliers et de dragons. En mars 1703, ils s'appuient sur 21 bataillons de fusiliers (dont les Miquelets, fusiliers montagnards) et 3 régiments de dragons, soit 20 000 hommes, plus les milices. Des renforts arrivent jusqu'à l'été 1704. Les régiments royaux sont souvent composés de troupes médiocres, à l'exception des Miquelets, soldats pyrénéens du Roussillon, des unités de la Marine, des dragons de Firmacon et des grenadiers du Hainaut18. Dès février 1703, l'Angleterre appuie les camisards par sa propagande et plus discrètement, par un soutien militaire ; de l'autre côté, des milices catholiques autonomes apparaissent pour mener une guerre à outrance. Les premiers sont les « florentins », en juillet 1702, ou « camisards blancs » : ils sont originaires du village de Saint-Florent-sur-Auzonnet et de la vallée de la Cèze. Ils regroupent 200 à 700 hommes et commettent des massacres contre les nouveaux catholiques. Villars les place sous son contrôle en mars 1704. Les « compagnies franches de partisans » en Vaunage comptent 200 à 300 hommes : elles sont organisées et soldées comme les troupes réglées. Montrevel et Villars les utilisent pour traquer les camisards et leurs soutiens. L'un des chefs les plus fameux est un ancien officier devenu ermite, Gabriel La Fayolle. Les « Cadets de la Croix » (appelés aussi « camisards blancs »), qui opèrent dans l'Uzège à l'automne 1703, sont les plus incontrôlables : 1 500 à 2 000 hommes qui se livrent à des pillages et des exécutions sommaires, et pas seulement contre les nouveaux catholiques. En mai 1704, alors que les camisards sont quasiment défaits, Bâville et Villars sévissent contre ces bandes incontrôlées. La mobilisation catholique se fait parfois dans un esprit de « croisade », encouragé par les évêques, comme Esprit Fléchier, de Nîmes19.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le maréchal de Villars, troisième commandant militaire, négocie avec les camisards, surtout Jean Cavalier.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/3b/Claude_Louis_Hector_duc_de_Villars.jpg


Le 11 septembre 1702, un premier engagement oppose la troupe de Gédéon Laporte, avec Cavalier, à Champdomergue, face au capitaine Poul. Les camisards s'en sortent sans trop de mal, ce qui n'est pas le cas le 22 octobre, au-dessus de Sainte-Croix, où Laporte est tué. Poul fait décapiter son corps et exposer la tête à Anduze, sur le pont, en guise d'avertissement. En décembre, Cavalier et Rolland incendient des églises, tuent des prêtres et des dénonciateurs. Au mas de Cauvis, avec 60 hommes, Cavalier met en déroute la milice bourgeoise d'Alès (700 hommes), le 24 décembre, puis entre à Sauves trois jours plus tard avec Rolland. Les états du Languedoc votent la levée de renforts, et la Cour envoie un nouveau chef militaire, le brigadier Julien, avec des soldats.

En janvier 1703, affolés par les exactions des camisards, les curés se réfugient à Alès et à Nîmes. Le 5 janvier, à Belvézet, une expédition punitive contre les catholiques se termine en massacre après l'incendie du village. Le 12 janvier, le capitaine Poul, qui poursuit avec De Broglie et trois détachements de dragons une troupe qui comprend Catinat et Ravanel, est tué au mas de Gaffarel. En février, Cavalier veut faire la jonction avec les insurgés du Vivarais, mais les camisards sont battus par Julien à Vagnas, le 10. Le 2 février, Jouany a massacré la garnison de Génolhac, avant d'être repoussé par Julien. Celui-ci parti, Jouany reprend Génolhac, puis s'attaque aux catholiques de Chamborigaud, le 17 février. Après avoir occupé Vébron, la troupe de Castanet mène une expédition punitive contre le village catholique de Fraissinet-de-Fourques et sa milice, le 21 février : une quarantaine de personnes, surtout des femmes et des enfants, est massacrée.

Le 14 février 1703, le maréchal de Montrevel remplace de Broglie avec 3 000 soldats « miquelets » des Pyrénées. Le 25 février, le roi donne tout pouvoir à Bâville et Montrevel pour venir à bout de la rébellion. C'est en février-mars qu'en Angleterre, des manifestes tentent de relayer l'action des camisards et appellent au soutien. Le 6 mars, les troupes réunies de Rolland et Cavalier sont battues à Pompignan. Les 27-29 mars, les nouveaux convertis de Mialet et Saumane, soupçonnés de soutenir les camisards, sont déportés à Perpignan ; en avril, c'est le tour de ceux de Lézan. Le 1er avril, à Nîmes, une assemblée est dénoncée au moulin de l'Agau : plus de 20 personnes sont massacrées. Cavalier ravage alors les alentours avec une troupe de 600 hommes, mais sa troupe, attaquée par surprise, est défaite à la tour de Billot, près d'Alès, le 30 avril, puis à Bruyès le 17 mai. En juin-juillet, David Flottard, un émissaire des ennemis de la France, rencontre Cavalier et Rolland. Mais les deux frégates anglaise et hollandaise qui arrivent près de Sète en septembre ne peuvent pas débarquer. Deux compagnies sont mises hors de combat par Rolland et Cavalier le 1er septembre. Mi-septembre, Bâville décide de vider les Hautes-Cévennes, en déportant plus de 13 000 personnes. Les troupes de Julien détruisent d'abord uniquement les toits et les murs des maisons, puis finissent par les incendier en octobre. Les Florentins commettent des exactions auxquelles répondent celles de Rolland et Jouany à Sainte-Cécile d'Andorge. Pour faire diversion, Catinat tente de soulever le Rouergue en septembre, sans succès. Cavalier a plus de réussite en courant la plaine : il brûle Saturargues et Saint-Sériès, le 20 septembre, il attaque Sommières, le 2 octobre, aux portes de Nîmes.

En janvier 1704, le brigadier Planque met à feu et à sang la Vallée Borgne et le pays de Valleraugue, secondé par les Cadets de la Croix. Roland attaque une centaine de fusiliers le 18 janvier au Pont-de-Vallongue, prend leurs armes et leurs munitions. En février, une nouvelle tentative de soulèvement du Vivarais échoue ; Catinat sème la terreur en Camargue avec un groupe de 80 camisards qui montent deux à deux les chevaux, jusqu'à Beaucaire. Le 14 mars, Cavalier, poursuivi par un bataillon de 400 soldats de marine et 60 dragons, livre combat à Martignargues : il remporte une victoire éclatante, capture des armes, des munitions, des uniformes, de l'argent. La Cour décide de remplacer Montrevel par Villars. En avril, à Branoux et Saint-Paul-la-Coste, les milices catholiques brûlent les maisons et égorgent 150 personnes. Montrevel, avant d'être remplacé, renverse la situation. Il fait converger 3 000 hommes de Nîmes, Lunel et Sommières, encercle Cavalier, et le défait à Nages avec son millier d'hommes, le 16 avril. Trois jours plus tard, la caverne où était stockée la logistique de Cavalier est découverte. Le 21 avril, à l'arrivée de Villars, Cavalier semble mûr pour composer. Le 30, il écrit à Villars et demande la liberté de conscience et la libération des prisonniers et des galériens.

En mai, les pourparlers commencent par l'intermédiaire de Lalande, lieutenant général à Alès. Une entrevue a lieu le 12 mai. Cavalier demande désormais une lettre de pardon et d'amnistie, la libération des prisonniers et le droit de quitter le royaume avec 400 hommes. Le lendemain, un autre intermédiaire, le baron d'Aigaliers, nouveau converti zélé en faveur de la paix, qui obtient de Cavalier une lettre demandant l'amnistie sans conditions. Le 16 mai, Cavalier est reçu à Nîmes par Villars, et demande cette fois l'amnistie et la possibilité de quitter le royaume. Les troupes de camisards se retirent à Calvisson, où se pressent les nouveaux convertis, entre les 20 et 29 mai : au chant des psaumes, des prêches et des assemblées, tous sont persuadés que le roi va accorder la liberté de conscience, voire de culte. Cavalier n'a pas prévenu Rolland de ses initiatives, or celui-ci vient de remporter une grande victoire au plan de Fontmort, le 13 mai. La rencontre des deux chefs à Thoiras, près d'Anduze, le 24 mai, est orageuse. Rolland refuse les conditions et exige le rétablissement de l'édit de Nantes pour mettre bas les armes. Le 27 mai, Cavalier obtient son amnistie et permission de quitter le royaume. La colère est grande parmi les nouveaux convertis, d'autant que de nouveaux envoyés des Alliés pressent les autres chefs de ne pas capituler.

Le 8 juin, Villars suspend la trêve. Cavalier quitte la province, se dirige vers Neuf-Brisach avec une centaine d'hommes, et gagne finalement la Suisse en août. Le débarquement dans le golfe du Lion organisé par le marquis de Guiscard, l'expédition des « tartanes », tourne au fiasco. Tobie Rocayrol, l'envoyé des Alliés, pousse Rolland à continuer la lutte e juillet, mais à cesser les violences anticatholiques. En août, Villars et Bâville reprennent les déportations dans la région d'Uzès et d'Alès. Le 13 août, Rolland est abattu sur dénonciation au château de Castelnau-Valence. Sa mort accentue la démoralisation des derniers camisards. La troupe de Ravanel se débande dans les bois de Saint-Bénézet le 14 septembre, poursuivie par les dragons. Castanet se rend le 11 septembre, Jouany et Salomon Couderc le 1er octobre. La plupart gagne la Suisse. En décembre, Villars peut considérer la guerre comme terminée.

Début 1705, il ne reste plus que deux chefs, Ravanel et Claris. Mazel continue les assemblées mais est arrêté fin janvier. Castanet et Catinat, cependant, reviennent de Suisse. Mais les camisards, peu nombreux, traqués, ont perdu le soutien de la population. Castanet est pris et rompu vif à Montpellier en mars. En avril 1705, le complot de la « Ligue des Enfants de Dieu » échoue : le plan, monté depuis Genève par Vilas, avec Catinat et Ravanel, avec des nouveaux convertis de Nîmes et Montpellier, prévoit de capturer Bâville et le duc de Berwick, successeur de Villars, et de prendre Sète. Mais une centaine de personnes sont arrêtées : Vilas, Catinat et Ravanel sont exécutés en avril. D'autres figures tombent en 1706. Cavalier, au service des Alliés, commande un régiment composé en partie de camisards et de réfugiés, qui doit pénétrer en Languedoc par la Catalogne. En avril 1707, le régiment est anéanti à la bataille de la Salmanza. Cavalier, sérieusement blessé, s'installe en Angleterre et prend ses distances. Il est en proie à la controverse depuis qu'il a refusé de reconnaître son caractère d'inspiré, ce qui énerve au plus haut point les exilés de Londres comme le prophète Elie Marion. Mazel, lui, s'échappe de la tour de Constance en juillet 1705, rejoint Marion à Genève puis à Londres. Rentré en France en avril 1709, il tente de soulever le Vivarais avec l'appui des Anglais. Il est écrasé à Leyrisse en juillet. Les Anglais ne débarquent à Sète qu'en juillet 1710 mais sont vite repoussés. Mazel est abattu près d'Uzès, Claris, qui était avec lui, est rompu vif en octobre 1710. Les derniers chefs survivants, dont Jouany, sont exécutés en 1711.


Un chef camisard : Jean Cavalier


Jean Cavalier est né le 28 novembre 1681 au Mas-Roux, hameau de la paroisse de Ribaute, à 10 km au sud d'Alès, entre Anduze et Vézénobres. Fils de paysan aisé, baptisé au temple, Jean est inspiré par sa mère qui refuse, à partir de 1685, l'abjuration. En 1692, celle-ci le fait assister à une assemblée clandestine de Claude Brousson. Trois ans plus tard, il est valet de ferme (« goujat ») chez un parent, le sieur Lacombe. A 17 ans, sans que l'on sache trop pourquoi, il devient mitron chez le boulanger Duplan, à Anduze. Il participe toujours aux assemblées secrètes. Sa famille est divisée : son père et son frère aîné suivent le culte catholique pour éviter amendes et prison. Jean rencontre le prophète Daniel Raoux qui est finalement arrêté le 28 août 1701 près de Tornac, et exécuté. Il prêche à son tour à partir du printemps 1702. Menacé d'arrestation, il quitte en mars les Cévennes pour la Suisse. A Genève, il devient mitron. Mais il est de retour dans les Cévennes dès le mois de juillet20.

Après l'assassinat de l'abbé du Chayla, il envoie fin août dans les Hautes-Cévennes Jean Soustelle pour entrer en contact avec Laporte et Mazel, car il désire ardemment se battre. Il prétend avoir 800 hommes avec lui ! Quand Laporte et Mazel le rencontre à l'est d'Alès, au village des Plans, il n'a que 17 hommes... Mal armée, la troupe remonte vers les Cévennes. Elle est accrochée le 11 septembre à Champdomergue, au-dessus du Collet-de-Dèze, par le capitaine Poul. Les rebelles font bonne mine mais doivent plier devant les royaux. Début octobre, Cavalier fait partie de la troupe de Rolland dans la région d'Anduze. En décembre, il est autonome : il s'entoure d'anciens soldats comme Espérandieu et Rastelet.

A l'approche de Noël, Cavalier se trouve dans la région d'Alès. Dans la nuit du 23 au 24 décembre 1702, les camisards brûlent l'église de Saint-Privat-des-Vieux. L'incendie attire la garnison d'Alès. Cavalier franchit le Gardon et va camper dans une plaine près du mas de Cauvi. Il veut y tenir une assemblée. Prévenu par des espions, le gouverneur de la ville mobilise la milice bourgeoise, avec un détachement de dragons : 500 hommes, commandés par le gouverneur, d'Aiguines. Une cinquantaine de gentilshommes à cheval, pressés d'en découdre, le précèdent. Cavalier fait disperser l'assemblée : une inspiration lui révélant la victoire, il décide de combattre avec seulement 60 hommes ! Avec son lieutenant Espérandieu, il les divise en quatre groupes abrités derrière un retranchement naturel. Les gentilshommes, plein de confiance, chargent les camisards et tirent les premiers, sans trop d'effet. Quand les camisards ouvrent le feu, c'est le chaos : l'aide de camp du gouverneur est tué, le cheval du commandant de la cavalerie s'effondre. Les gentilshommes refluent et sèment le désordre parmi les fantassins, alors que les camisards chargent au son des psaumes. C'est la débandade. Les miliciens, abandonnés, tirent même sur les cavaliers ! Une quinzaine de fantassins et quelques cavaliers sont tués. Les camisards n'ont perdu que deux ou trois hommes. Le butin est considérable21.

Dans ses mémoires, écrits bien plus tard (en 1726), Cavalier explique qu'il a mené une guerre quasiment régulière. En garnison en Irlande, il est alors à la recherche d'une promotion et veut prouver qu'il est un chef de guerre compétent. C'est pourquoi il ne parle pas des inspirations ni des massacres de catholiques. Ses mémoires en apprennent plus sur le personnage que sur la réalité du conflit. Cavalier a opéré sur trois théâtres d'opérations distincts : sa région natale, deux secteurs de 15 km autour du Mas-Roux ; et la Vaunage, à l'ouest de Nîmes. Le lien avec les camisards de la Montagne se fait via Rolland, à la jonction des deux groupes. Le territoire de Cavalier est le plus vaste, c'est pourquoi il est réparti entre ses lieutenants : Pierre Claris et Jacques Bonbonnoux autour de Quissac ; Catinat en petite Camargue ; Ravanel en Uzège. La bande est plus nombreuse et mieux structurée mais ne diffère pas des autres pour le reste : déplacements incessants, rapides, sauf en hiver22.

Jusqu'à l'automne 1702, c'est la vengeance qui motive d'abord Cavalier. Assassinats ciblés, coups de main, embuscades se multiplient. Dans la lignée du prédicant François Vivens, les exécutions visent les curés trop zélés, les nouveaux convertis trop compromis, les dénonciateurs, les espions royaux. Les coups de main sont souvent nocturnes : ils frappent en particulier les églises rurales, incendiées, mais aussi les châteaux champêtres, Mandajors, Servas, Ribaute... dans les villages, les camisards s'en prennent aux casernes, mais n'arrivent jamais à déloger les soldats retranchés. Des raids ciblent parfois les bourgs fortifiés : Cavalier et Rolland prennent Sauves pendant quelques heures en décembre 1702 ; Cavalier échoue devant Sommières de nuit, en octobre 1703. Le chef camisard fait, par dépit, détruire les palissades en bois édifiées à la hâte pour protéger les villages. Les embuscades sont dressées sur les routes, pour intercepter les courriers ou les détachements de soldats. Les rivières et leurs gués sont aussi le théâtre de fréquentes escarmouches.

La guerre comprend aussi les représailles. Ainsi, le 1er avril 1703, une assemblée se tient au moulin d'Agau, près de Nîmes. Montrevel envoie des dragons pour disperser l'assemblée, arrivant sur les lieux ensuite. C'est un carnage : une centaine de personnes sont tuées ou brûlées dans l'incendie des bâtisses. Le lendemain, Cavalier incendie le village catholique de Moulézan et exécute 8 personnes. Cavalier intervient aussi contre les villages qui fournissent les milices catholiques plus ou moins contrôlées par l'armée royale. Il essaie d'étendre la révolte à d'autres régions. En février 1703, il tente de rejoindre le Vivarais. Attaqué le 10 à Vagnas, son lieutenant Espérandieu est tué. Les royaux sont cependant repoussés. Mais renforcés le lendemain, ils reviennent et traquent Cavalier, qui laisse en tout 200 morts sur le terrain. Une deuxième tentative d'extension du soulèvement a lieu en Rouergue, en liaison avec l'abbé de la Bourlie, marquis de Guiscard. Défroqué, ce noble catholique, aventurier et intrigant, espère soulever la province en proclamant la liberté de conscience et la suppression des impôts. A l'automne 1703, il veut pousser les catholiques mécontents à rejoindre les protestants... Mi-septembre, 5 officiers de Cavalier, dont Catinat, avec une trentaine d'hommes, partent sur place. Leur maladresse et leur précipitation les font rapidement battre par les royaux.

Cavalier n'est pas présent lors de toutes les batailles rangées, qui sont assez nombreuses. Mais sur le plan tactique, il montre des qualités : il dispose judicieusement les tireurs et la cavalerie, laisse avancer les soldats, fait tirer au bon moment, les enveloppe quand ils rechargent (ce qui prend encore du temps, à l'époque). Surtout, Cavalier exploite en fait sa bonne connaissance du terrain, la détermination des camisards faisant le reste. Il a compris que face à des troupes royales promptes à rester dans leurs casernes (lointain précédent de la « bunkerisation »...), il faut être mobile, ruser, s'organiser pour durer. Des distributeurs de vivres répartissent le butin ou l'argent pris à l'ennemi, les denrées récupérées chez les paysans. Bois et grottes deviennent des refuges. Impitoyable, Cavalier fait aussi fusiller une vingtaine d'hommes de sa troupe, entre 1702 et 1704, notamment pour avoir pillé.

En janvier-février 1704, les camisards multiplient les attaques sur les fermes catholiques après l'incendie des Hautes-Cévennes. Le 29 février et le 1er mars, une quarantaine de catholiques sont massacrés près de Beaucaire. A l'ouest d'Uzès, les Cadets de la Croix se livrent à de sanglantes représailles. Le 13 mars, le maréchal de Montrevel est à Uzès, pour tenter de contenir les débordements des miliciens. Il apprend la présence de Cavalier non loin, par ses informateurs. Il ordonne alors aux troupes royales de se lancer à sa poursuite. Le 14 mars, le colonel de La Jonquière, avec 400 soldats et une cinquantaine de cavaliers, part de Moussac vers Vézénobres, avec des dragons, des grenadiers, des soldats de Marine. Le terrain est détrempé. Le village de Cruviers est pillé en chemin, quelques habitants tués. Les camisards sont repérés à 9h00 près du village de Martignargues. Cavalier dispose de 290 hommes, dont quelques dizaines de cavaliers. Il cache sa cavalerie dans les bosquets et une soixantaine de tireurs, allongés dans les broussailles. La Jonquière place les dragons au centre, derrière les grenadiers et sur les côtés l'infanterie de Marine. Les dragons tirent trop tôt ; les camisards répliquent de tous les côtés tandis que la cavalerie charge par le flanc. Les soldats tombent. La Jonquière, blessé à la joue, perd son cheval et doit prendre celui d'un dragon. Les dragons entraînent dans leur retraite les grenadiers ; les fantassins de Marine se débandent. Ceux qui tentent de franchir les deux rivières en crue proches se noient. Lucrèce la Vivaraise, une des prophétesses de la troupe de Cavalier, achève les blessés à coups de sabre. La Jonquière et les officiers traversent le Gardon et se réfugient à Boucoiran. Ils luttent en carré mais sont tous massacrés à coups de baïonnnettes, de faux, de bâtons, de pierres. Les cadavres sont mutilés, dépouillés des uniformes et des armes. 300 soldats et une vingtaine d'officiers restent sur le terrain, contre une dizaine côté camisard23.

Début avril 1704, Cavalier opère en Vaunage. Il sait que Montrevel a été remplacé par Villars. Mais Montrevel est bien décidé à partir sur un coup d'éclat. A partir de Sommières, il organise le quadrillage de la région. Les bourgs sont pourvus de garnison. Il veut surprendre Cavalier et sa troupe de 800 fantassins et 200 cavaliers (pas tous armés) qui ne peut passer inaperçue. Un informateur lui annonce que Cavalier doit gagner le village de Caveirac, à l'ouest de Nîmes. La nuit du 15 avril, la bande dort effectivement dans cette localité. Le lendemain, elle repart sur les hauteurs dominant Nages, où l'on peut voir arriver l'adversaire. Fatiguée, la troupe se repose dans l'après-midi. Montrevel, lui, a quitté Sommières avec 1 500 hommes, en plusieurs corps. Les garnisons autour de Nages ont été mises en alerte le matin. Des régiments suisses sont prêts à intervenir depuis Nîmes. Cavalier n'a pas été prévenu, bizarrement, de ces mouvements. Le détachement du commandant Grandval, qui arrive à Caveirac, monte sur le plateau et découvre la troupe de Cavalier assoupie. Il est 13 heures : Cavalier fonce avec une cinquantaine de cavaliers pour protéger ses compagnons. Une dizaine de dragons est tuée. Grandval fait reculer ses hommes en tiraillant vers le village de Boissières, pour attirer la cavalerie camisarde et la séparer de l'infanterie. Cavalier se heurte alors à un bataillon en carré protégé par de la cavalerie sur les ailes. Il recule et forme une ligne de bataille avec ses fantassins. Les prophètes sont en transe, les camisards chantent des psaumes, les royaux crient « Vive le Roi !. » Les camisards avancent, tirent une première décharge qui couche une vingtaine de soldats ; ceux-ci répliquent et chargent à la baïonnette. L'objectif est de les repousser dans la plaine vers Solorgues et Nages. Sur les pentes de la montagne qui dominent les deux villages, d'autres royaux sont en position. Les coups de feu ont alerté Montrevel, qui fait converger pas moins de 2 000 hommes vers les lieux du combat. Les camisards, pour s'échapper, doivent traverser Nages et gagner les bois de Lens, à 15 km au nord-est ! A Nages, ils sont assaillis par les grenadiers et les dragons embuqués derrière les murets. Il faut passer au corps-à-corps, à la baïonnette, à la pierre, à mains nues. Cavalier perd 200 tués ou blessés ! Les camisards commencent à se débander. Cavalier atterrit sur la route Calvisson-Saint-Dionizy. Il couvre le passage du Rhosny sur le pont avec ses cavaliers. Les survivants, dispersés, font le coup de feu tout en gagnant les bois24.

Le 18 avril, un gentilhomme informe Lalande, lieutenant-général subordonné à Montrevel, de la présence de camisards à Euzet. Lalande, à Alès, rentre d'une expédition autour de Branoux : avec des florentins, ils ont massacré plusieurs centaines de nouveaux convertis sous prétexte qu'ils soutenaient la bande de Jouany, qui opère plus au nord. Le lendemain, Lalande se met en route avec 2 000 hommes vers Euzet, où se restaurent 250 camisards. Cavalier et sa troupe ont tout juste le temps de se cacher dans les bois alentours. Au village de Le Chabian, des miquelets tombent sur les camisards. Certains, dont Jacques Bonbonnoux, font face. Le combat est sauvage : Lalande relève sur le terrain 150 cadavres de camisards, dont une douzaine de femmes. Parmi elles, Suzanne Delorme, identifiée grâce à son bracelet, peut-être une prophétesse. Les royaux récupèrent armes et uniformes de la Marine pris à Martignargues, des mulets chargés de vivres, des chevaux blessés. Ils trouvent aussi le justaucorps de Cavalier. Lalande revient vers Euzet pour punir les habitants : le village est pillé, plusieurs habitants, dont des impotents, sont exécutés par les dragons. Les survivants dénoncent une vieille femme soupçonnée de ravitailler les camisards. Pour éviter la pendaison, elle conduit les dragons vers trois grottes environnées de cabanes de fortune. Ce sont les « arsenaux » et « hôpitaux » de Cavalier. Les blessés et les malades des combats précédents, parfois à l'agonie, sont achevés. Au fond des grottes, les soldats découvrent des armes, des barils de poudre, des balles, un butin considérable. Le lendemain, les royaux entrent triomphalement dans Alès. Certains soldats ont enfilé les oreilles tranchées des camisards sur leurs baïonnettes. Le coup est décisif pour Cavalier, qui perd sa base arrière. La population est lasse, les camisards se découragent, les notables, protestants ou catholiques, sont exaspérés par une situation qui nuit à l'agriculture et au commerce au moment de la « soudure »25.


Une guerre différente ?


Assez rapidement, l'intendant Bâville et l'évêque de Nîmes, Esprit Fléchier, ont jugé que la révolte était assez différente de celles jusque là connues par la monarchie. D'où le soupçon et les rumeurs d'instrumentalisation : une « école de prophètes » dresserait des simulateurs chargés d'exalter les protestants pour créer un front intérieur, ce qui est complètement faux. En réalité, la guerre des camisards rappelle par certains côtés les révoltes populaires du XVIIème siècle. Mais les camisards ne se recrutent pas parmi les gens les plus pauvres : en outre, il n'y a aucune revendication fiscale dans le soulèvement. La révolte s'inscrit très vite dans la durée et préfigure la guérilla moderne : guerre de harcèlement, menée par des gens du peuple, avec des chefs issus du peuple, des armes de récupération, exploitation du terrain, complicité de la population, exécution des traîtres ou des mouchards. Les camisards utilisent le renseignement et la ruse pour agir en petits groupes, menant des embuscades, une guerre psychologique mais aussi parfois de véritables batailles rangées. Pour durer, les chefs ont créé toute une logistique clandestine, dans des caches, des grottes, des cavernes26.

Les camisards ont souvent prétendu qu'ils n'avaient aucune expérience militaire pour mieux mettre en avant le rôle de l'Esprit saint. Contrairement à ce qu'ont affirmé les catholiques, ils ne bénéficient pas de l'aide de conseillers étrangers. En revanche, dès l'assassinat de l'abbé du Cayla, en juillet 1702, on compte déjà trois anciens soldats dans la première bande. Pour des raisons assez obscures, des déserteurs de l'armée royale ont aussi rejoint les camisards. Ceux-ci ont profité de leur expérience mais les anciens soldats restent minoritaires. Essentiellement fantassins, les camisards n'ont qu'une petite cavalerie, les chefs se déplacent à cheval. Seules les bandes de Cavalier et Rolland ont une petite troupe montée. Les camisards combattent en chemise et arborent parfois un signe de reconnaissance (ruban de couleur). Ils n'hésitent pas à dépouiller les morts ennemis de leurs vêtements. Sur le champ de bataille, les camisards montrent une détermination incroyable. Ils prient avant le combat, consultent les prophètes, montent à l'assaut en chantant les psaumes, dont le fameux psaume 68. En ce qui concerne les armes, de nombreux fusils et escopettes sont présents pour la chasse, bien avant la révolte. Avant 1701, les prédicants sont souvent armés de pistolets. Des arsenaux clandestins sont constitués dès 1689-1692. Les armes sont ensuite récupérées dans les châteaux, les presbytères (les curés sont souvent armés), puis sur le champ de bataille. Les balles sont fondues avec le plomb des croisées d'églises, des fenêtres des cures, avec de la vaisselle en étain. La poudre est achetée ou produite. Epées, hallebardes et baïonnettes complètent l'ensemble, ce qui n'empêchent pas les armes de fortune, coutelas, faux, bâtons ferrés, gourdins, frondes27. Les camisards ne visent pas à former une armée de saints à la façon de la New Model Army de Cromwell, mais ils se flattent de la discipline de leurs troupes. La discipline religieuse est sévère. Il est interdit de prendre aux paysans, de s'ennivrer. Le butin est proscrit. Cela n'empêche pas l'existence de soudards sans foi ni loi, comme le montre le meurtre de Madame de Mirman, une jeune aristocrate catholique assassinée en novembre 1703 par une bande incontrôlée. Cavalier a publiquement désapprouvé les auteurs du meurtre et fait fusiller trois d'entre eux28.

En termes de guérilla, les camisards ont été sans doute des pionniers. De même que Bâville et Montrevel ont été des pionniers de la contre-guérilla : politique de la terre brûlée, déplacements forcés de population, prise d'otages, exécutions sommaires, exécutions publiques. On compare souvent les camisards aux Vendéens de 1793. Mais ces derniers étaient encadrés par la noblesse, et combattaient pour la restauration de l'ordre ancien. La propagande alliée a souvent rapproché la guerre des camisards des anciennes guerres de religion, et en particulier de celle menée par le duc de Rohan contre Louis XIII en 1620-1629, pour le libre exercice de la religion protestante. On retrouve certaines violences des guerres de religion dans le combat des camisards. L'iconoclasme de ceux-ci semble plus manifester une soif de destruction, radicalisée par le prophétisme des inspirés. Les prophètes ont inscrit le soulèvement dans une dimension eschatologique, biblique. L'inspiration sert d'ailleurs aussi à dicter la conduite de la guerre. L'objectif des camisards reste d'obtenir la liberté de conscience : c'est ce que réclame Gédéon Laporte en septembre 1702, puis Cavalier et les autres chefs. Chaque fois que les camisards ont voulu lier revendication religieuse et antifiscale, comme dans le Vivarais ou dans le Rouergue, l'échec a été au rendez-vous29. C'est cette revendication si particulière et l'amorce d'une guérilla qui font l'originalité de la guerre des camisards, voire sa modernité.


La légende des camisards


Les récits des événements sont faits dès l'époque de la guerre elle-même, comme celui du père L'Ouvreleul, témoin horrifié des exactions des camisards. Misson, en face, écrit le Théâtre sacré des Cévennes(1707). Les catholiques dominent ensuite la production pendant cinquante ans avec l'abbé Brueys, un nouveau converti, et son Histoire du fanatisme de notre temps (1709). C'est Antoine Court, le réorganisateur du protestantisme après l'épisode camisard, qui contre-attaque avec l'Histoire des troubles des Cévennes ou de la guerre des camisards sous Louis le Grand (1760), où il essaye de bâtir un récit impartial, en recueillant le plus de témoignages et en croisant les sources. Court ne cache rien des violences commises par les camisards, mais les explique, et souligne leur objectif : la liberté de conscience. C'est un plaidoyer pour la tolérance des protestants. Néanmoins, le jugement de Voltaire domine au XVIIIème siècle : les camisards sont des fanatiques qui n'auraient pas existé sans la révocation de l'édit de Nantes30.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Antoine Court, l'historien protestant de la guerre des camisards.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/28/Antoine_Court_Gebelin.jpg


Le renouveau vient d'abord des Allemands romantiques, qui utilisent les camisards au moment de la Révolution puis de la lutte contre Napoléon. La tragédie d'Isaak von Sinclair (1806) exalte les combattants des Cévennes. Walter Scott fait aussi plusieurs émules en France, qui reprennent le thème des camisards. Surtout, Eugène Sue, avec Jean Cavalier ou les fanatiques des Cévennes(1840), gagne le grand public. Mais c'est le travail de Napoléon Peyrat, Histoire des pasteurs du Désert (1842), qui modifie le regard des historiens libéraux ou protestants. Peyrat fait des camisards des précurseurs de la Révolution. Henri Martin et surtout Michelet, dans son Histoire de France (1862), évoquent les camisards. La Société d'Histoire du Protestantisme Français multiplie alors les publications, les articles, les artistes peignent, aussi, notamment Jean Cavalier. La conscience cévénole, qui par la tradition orale n'avait jamais oublié les camisards, se sédimente, à partir de là, autour de cet épisode. Les catholiques contre-attaquent, et notamment lors de l'affrontement entre la IIIème République et l'Eglise, au début du XXème siècle.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le Musée du Désert.-Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/47/Mialet-Mas_Soubeyran-Mus%C3%A9e_du_d%C3%A9sert-20120901.jpg


Alors que légende noire et légende dorée battent leur plein, le musée du Désert est créé, en 1911. Avec la Première Guerre mondiale, l'engouement pour l'histoire des camisards s'essouffle. Le retour ne se fait que dans la décennie 1970, notamment via l'expérience de la Résistance qui a associé maquisards et camisards. Passant d'abord par la littérature, puis par le cinéma (le film Les camisards de René Allio, 1970), les historiens reprennent leurs travaux, alors que le public, sur fond de communisme d'après mai 1968, s'exalte. La thèse d'Henri Bosc et surtout celle de Philippe Joutard, en 1974, devenue La légende des camisards(1977), consacrent la découverte de la mémoire du combat. Le repli sur soi, dans un temps de crise, le retour aux racines, à l'identité, favorisent paradoxalement l'engouement pour le sujet. Les « lieux de mémoire » des camisards, ce sont d'abord la maison de Rolland, rachetée par la Société d'Histoire du Protestantisme Français en 1880. En 1859, à l'occasion du tricentenaire de la fondation des églises réformées de France, a lieu une fête commémorative en plein air, bientôt baptisée assemblée du Désert. En 1910, le nouveau secrétaire de la SHPF, Franck Puaux, et Edmond Hugues, historien d'Antoine Court et des pasteurs du Désert, transforment la maison de Rolland en nouveau lieu de mémoire. C'est le musée du Désert, ouvert le 24 septembre 1911, en présence d'une assemblée de plus de 2 500 personnes. Progressivement, d'une vision centrée sur les victimes, les martyrs, la vocation internationale du protestantisme français, on passe à une histoire plus large, englobée dans la Réforme du XVIème siècle et ses suites.


Le film de René Allio Les camisards (1970) se concentre sur le début de la guerre, jusqu'à la mort de Gédéon Laporte. Lecture incomplète du soulèvement mais avec quelques belles scènes, même s'il y a peu de moyens.




Bibliographie :


Marianne CARBONNIER-BURKARD, La révolte des Camisards, Poche Histoire, Editions Ouest-France, 2012.

Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010.

Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée,Nîmes, Alcide, 2010.

Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011.

Philippe JOUTARD, Les Camisards, Folio Histoire, Paris, Gallimard, 1994.



1Extrait du fameux psaume 68, plus tard appelé le psaume des batailles, notamment en l'honneur des camisards.
2Marianne CARBONNIER-BURKARD, La révolte des Camisards, Poche Histoire, Editions Ouest-France, 2012, p.5-7.
3Pour Jean-Paul Chabrol, les historiens adoptent désormais l'hypothèse du vêtement. Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.12.
4L'expression guerre des camisards est adoptée par les historiens de la seconde moitié du XVIIIème siècle. Elle s'est imposée depuis. Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.10.
5Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.18-19.
6Philippe JOUTARD, Les Camisards, Folio Histoire, Paris, Gallimard, 1994, p.17.
7Marianne CARBONNIER-BURKARD, La révolte des Camisards, Poche Histoire, Editions Ouest-France, 2012, p.9-45.
8La plus célèbre de ces prisons est la Tour Constance à Aigues-Mortes, devenu un véritable symbole de la mémoire collective protestante. Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.27.
9Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.20-26.
10Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.17-43.
11Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.47-71.
12Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.71-74.
13Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.74-92.
14Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.95-103.
15Jean-Paul CHABROL, Anduze, dimanche 23 novembre 1692. La foi, le sang et l'oubli, Nîmes, Alcide, 2011, p.110-117.
16Marianne CARBONNIER-BURKARD, La révolte des Camisards, Poche Histoire, Editions Ouest-France, 2012, p.47-96.
17Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.43-44.
18Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.65-66.
19Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.50-52.
20Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée, Nîmes, Alcide, 2010, p.36-47.
21Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée, Nîmes, Alcide, 2010, p.17-19.
22Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée, Nîmes, Alcide, 2010, p.45-58.
23Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée, Nîmes, Alcide, 2010, p.21-25.
24Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée, Nîmes, Alcide, 2010, p.25-31.
25Jean-Paul CHABROL, Jean Cavalier (1681-1740). Une mémoire lacérée, Nîmes, Alcide, 2010, p.79-82.
26Marianne CARBONNIER-BURKARD, La révolte des Camisards, Poche Histoire, Editions Ouest-France, 2012, p.96-114.
27Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.66-71.
28Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.81-83.
29Jean-Paul CHABROL, La guerre des camisards en 40 questions, Nîmes, Alcide, 2010, p.48-50.
30Marianne CARBONNIER-BURKARD, La révolte des Camisards, Poche Histoire, Editions Ouest-France, 2012, p.115-140.

Les oiseaux de métal de Jiro Horikoshi


Le dernier long métrage de Hayao Miyazaki, Kaze tachinu, sortira prochainement dans les salles. De manière somme toute inattendue, le réalisateur japonais a choisi comme thème de son dernier film la vie de Jiro Horikoshi, un nom que les amateurs de l’histoire de l’aviation militaire ont forcément côtoyé un jour ou un autre dans un article consacré à un des avions les plus mythifiés du XXe siècle, le Mitsubishi A6M Zéro. Nous profitons donc de cette occasion pour présenter les principaux appareils auxquels le nom de ce brillant ingénieur japonais de la firme Mitsubishi a été associé. Ce dernier consacra en effet surtout son talent à concevoir des avions de chasse pour la marine impériale japonaise. Au demeurant, ses créations constituent, par certains aspects, une illustration édifiante du triomphe soudain puis de la descente aux enfers du Japon durant la Guerre du Pacifique.

Adrien Fontanellaz

Après avoir achevé ses études à l'université de Tokyo en 1927, Jiro Horikoshi rejoignit la firme Mitsubishi où il allait mener une brillante carrière. Cette société se lança dans le secteur aéronautique dès 1916 avec l'ouverture d'une fabrique de fuselages à Nagoya bientôt suivie deux ans plus tard d'une seconde usine capable de produire des composants de moteurs. Dans le même temps, la société dépêcha le docteur Ito Kumezo en France avec pour mission de se familiariser avec les dernières évolutions aéronautiques. Une étape supplémentaire fut franchie en 1920 avec la création d'une filiale totalement séparée des autres activités de la société ; la Mitsubishi Nainenki Seizo K.K (Société anonyme des moteurs à combustion interne Mitsubishi). Elle fut rebaptisée Mitsubishi Kokuki K.K (Société Anonyme d'aviation Mitsubishi) en 1928 avant qu'un changement de la politique d'entreprise n'aboutisse au regroupement de toutes ses activités industrielles au sein d'une seule entité, la Mitsubishi Jukogyo K.K (Industries lourdes Mitsubishi S.A) en 1934. 


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Jiro Horikoshi, photographié en 1938 (via wikicommons)

Dès ses origines, la division aéronautique de Mitsubishi allait être liée à la marine impériale japonaise, qui lui passa une première commande portant sur la conception et la production de trois modèles d'avions embarqués, soit un chasseur, un avion de reconnaissance et un avion d'attaque, au début des années 20. Encore largement inexpérimentée, la firme fit appel aux services d'une équipe d'ingénieurs britanniques dirigée par Herbert Smith, un ancien du constructeur Sopwith. Le résultat de cette première expérience fut mitigé. En effet, si le chasseur embarqué Mitsubishi 1MF ainsi que sa version de reconnaissance, le Mitsubishi 2MR furent des appareils relativement réussis, l'avion d'attaque 1MT1N, dont le prototype sortit d'usine le 9 août 1922, était raté. Tout en se démarquant comme le seul appareil triplan à être entré en service au sein de la marine impériale, il ne fut produit qu'à une vingtaine d'exemplaires.

Quant, près d'une décennie plus tard, en février 1934, la marine lança un appel d'offre pour un chasseur embarqué à hautes performances spécifiquement conçu pour mener des missions offensives, et donc affronter d'autres chasseurs, alors que la doctrine japonaise ne concevait jusque là ce type d'appareils que comme intercepteur voué à abattre les avions de reconnaissance ennemis, Mitsubishi se lança donc naturellement dans la compétition, qui allait l'opposer à la firme Nakajima. In fine, le défi incomba à Jiro Horikoshi, ingénieur aéronautique expérimenté, qui fut mis à la tête de l'équipe dédiée au projet. Celui-ci avait l'avantage d'avoir déjà travaillé sur un projet de chasseur monoplan, le Mitsubishi 1MF10, qui s'avéra être un échec, les deux prototypes construits s'écrasant, mais qui permit à l'ingénieur d'acquérir une expérience considérable. Cependant, même avec celle-ci, le défi à relever restait de taille. En effet, le nouvel avion devait être rapide, 350 km/heure, extrêmement maniable, et son utilisation sur des porte-avions imposait de surcroît une vitesse de décrochage très faible. 


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un A5M appartenant au groupe embarqué du porte-avions Akagi (via wikicommons)

Pour pallier à ces difficultés, Jiro Horikoshi et son équipe développèrent une cellule entièrement métallique aussi aérodynamique que possible, les têtes des rivets étaient ainsi polies pour diminuer la résistance à l'écoulement de l'air. Le résultat était un avion à ailes basses elliptiques, le premier monoplan de la marine. Comme la plupart des avions de chasse de son temps, il était armé de deux mitrailleuses de petit calibre. Malgré la recherche de la plus grande pureté aérodynamique possible, Jiro Horikoshi opta pour un train fixe, afin d'éviter le poids supplémentaire intrinsèque à un train rentrant. Le moteur installé sur les premiers avions de série était le Nakajima Kotobuki 2-kai-I de 580 chevaux.

Lors des essais comparatifs, le dernier-né de Mitsubishi surclassa le modèle concurrent de Nakajima et sa vitesse dépassa largement celle spécifiée dans le cahier des charges de la marine. Il atteignit ainsi un plafond de 5'000 mètres en 5 minutes 45 secondes au lieu des 6 minutes et trente secondes demandées. La marine, enchantée, adopta le nouvel appareil aussitôt baptisé A5M1 Type 96. A son entrée en service au début de 1937, il était le meilleur avion de chasse embarqué au monde.

Alors même que le Type 96 entrait en service, le département de l'aviation navale s'attachait à définir les spécifications de son successeur. De l'avis des pilotes engagés en Chine, la marine devait disposer d'un appareil suffisamment rapide et bien armé pour détruire des bombardiers, avoir l'autonomie nécessaire à l'escorte des avions d'attaque sur de longues distances et être suffisamment manœuvrable pour affronter d'autres chasseurs avec succès. L'appel d'offres soumis aux constructeurs demandait une vitesse de 500 km/heure à 4’000 mètres en palier, une vitesse de décrochage de 107 km/heure au maximum, la capacité de décoller sur 70 mètres, une manœuvrabilité égale à celle du Type 96, un armement de deux canons de 20mm en plus des habituelles deux mitrailleuses de 7.7mm. Ces exigences étaient difficilement compatibles les unes avec les autres. L'autonomie et l'armement demandaient un avion grand et lourd, alors que la manœuvrabilité demandait un appareil léger. De plus, les moteurs alors disponibles au Japon avaient une puissance limitée. Le défi sembla insurmontable à l'équipe de Nakajima, qui jeta l'éponge, laissant Mitsubishi seul dans la course.

Ce fut encore l'équipe de Jiro Horikishi qui fut chargée du développement du nouvel appareil. L'ingénieur s'attacha à concevoir un avion très léger doté de lignes aérodynamiques aussi épurées que possible. L'utilisation d'un nouvel alliage de duraluminium, plus léger que l'alliage de zinc-aluminium traditionnel, et l'abaissement de certaines des normes de sécurité liées à la rigidité structurelle de l'appareil leur furent d'une aide précieuse. Les ailes étaient construites en une pièce et constituaient une partie intégrale du fuselage. L'adoption d'un train d'atterrissage rétractable diminuait encore la traînée de l'appareil. Sa très grande queue le rendait très stable alors que sa faible charge allaire, ses larges ailerons et une hélice à pas variable lui donnaient une grande maniabilité aux basses et moyennes vitesses. Le moteur en étoile Sakae de 950 chevaux, allié à sa légèreté, lui permettait de monter à 5’000 mètres en 5 minutes et 55 secondes. Le pilote bénéficiait d'une bonne visibilité grâce à un cockpit en bulle. La distance franchissable normale était de 1’770 kilomètres, et atteignait 3’060 kilomètres si l'appareil emportait son réservoir auxiliaire ventral de 330 litres, un des premiers installés sur un avion de chasse. Cette autonomie était exceptionnelle, équivalant à trois fois celle des chasseurs britanniques et allemands contemporains. 
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un A6M au décollage durant la bataille de Santa-Cruz (via wikicommons)

Il y avait cependant un coût à de telles performances. L'absence de protection des réservoirs rendait l'appareil très vulnérable au feu ennemi. Sa légèreté même ne lui permettait pas de suivre en piqué un adversaire plus lourd. Optimisé pour les combats tournoyants, le Type 0 commençait à perdre sa manœuvrabilité à 4’500 mètres d'altitude, malgré son plafond opérationnel de 10'000 mètres. Le nouveau chasseur avait une vitesse de croisière de 343 km/heure, et il était capable d'une vitesse maximale de 533 km/heure à 4’500 mètres, mais perdait son agilité à partir de 481 km/heure, à cause de ses larges ailerons qui tendaient à se figer à haute vitesse. Sa radio manquait de fiabilité, ses deux canons de 20mm avaient une cadence de tir limitée, et leur vélocité était faible, car ils avaient été raccourcis afin de pouvoir être noyés dans le bord d'attaque des ailes par souci d'efficience aérodynamique. De plus, l'avion ne disposait que de 60 obus par canon et les projectiles des deux mitrailleuses de 7.7mm de capot manquaient de puissance. Une année et demie s'écoula avant que le premier prototype ne sorte des ateliers Mitsubishi en mars 1939. Après une longue série d'essais et de tests, comprenant l'envoi de quinze appareils au 12e kokutai basé en Chine, l'avion fut officiellement adopté par la marine en juillet 1940, en tant que chasseur embarqué (kanjo sentoki) A6M Type 0.

Avant même que le développement du Zéro ne soit arrivé à son terme, Jiro Hiroshiki fut impliqué dans la genèse d'un nouveau chasseur. Contrairement à son habitude, les services techniques de la marine ne lancèrent pas de compétition entre plusieurs fabricants et s'adressèrent directement à Mitsubishi pour mener à bien le projet. En effet, en octobre 1938, l'ingénieur participa à des discussions préliminaires avec les services techniques de la marine impériale quant au développement d'un appareil correspondant à un concept radicalement nouveau pour une institution qui avait jusque-là privilégié la maniabilité de ses avions de chasse. Le nouvel avion devait être taillé sur mesure afin d'assurer la protection de points stratégiques. En d'autres termes, il devait s'agir d'un pur intercepteur et non plus d'un appareil de supériorité aérienne comme le Zéro. Cette nouvelle catégorie d'avion reçu la dénomination de Kyokuchi Sentoki ou, en abrégé, Kyokusen. Il fallut cependant attendre le mois de septembre 1939 pour que la marine spécifie les performances souhaitées du nouveau chasseur. In fine, celui-ci devait être un monoplace monomoteur capable d'atteindre une vitesse maximale de 600 km/h et de grimper à une altitude de 6'000 mètres en cinq minutes et trente secondes. Si son armement devait être similaire à celui du Zéro, un blindage devait, pour la première fois, assurer la protection du siège du pilote. De plus, contrairement à la tradition et conformément à la fonction d'intercepteur de l'appareil, la marine n'imposa pas une importante autonomie et n'émit pas d'exigences particulières quant à sa manœuvrabilité. Bref, le Kyokuchi Sentoki devait être avant tout rapide, robuste et puissamment armé.

Les ressources en ingénieurs aéronautiques de Mitsubishi étaient cependant limitées et la mise au point du Zéro retarda le développement du nouvel avion qui ne débuta vraiment qu'en mars 1940. Nominalement, le projet resta placé sous la férule du Jiro Horikoshi, mais celui-ci devant également gérer la mise au point des différentes évolutions du Type 0, deux autres ingénieurs, Yoshitoshi Sone et Kiro Takahashi jouèrent un rôle essentiel dans le développement de l'avion. L'équipe de conception opta pour le moteur à refroidissement par air Mitsubishi Kasei de 14 cylindres d'une puissance de 1'430 chevaux afin de propulser l'appareil, au détriment du moteur en ligne Aichi Atsusa de 1'200 chevaux. Même avec une telle puissance, il fut nécessaire d'apporter une attention particulière à l'aérodynamique de l'avion, en l'équipant d'un capot s'arrondissant vers l'avant ainsi que d'une verrière très profilée. Par ailleurs, les ingénieurs firent appel à des volets de type Fowler qui avaient l'avantage d'accroître la maniabilité de l'avion. Cette méthode avait alors déjà été utilisée par Nakajima dans la conception du Hayabusa destiné à l'armée impériale. Des problèmes liés à l'alimentation en air du moteur, induits par la forme du nez de l'avion, ainsi qu'à la mise au point des ailes à profil laminaire retardèrent la mise au point du chasseur et ce d'autant plus que la priorité était donnée au développement des variantes du Type 0. Le vol inaugural du premier prototype n'eut ainsi lieu que le 20 mai 1942 à Kasumigaura. Les tests menés révélèrent d'autres défauts, dont le manque de fiabilité du mécanisme à pas variable de l'hélice ainsi que le manque de visibilité dont disposait le pilote. De plus, les performances des premiers prototypes étaient inférieures à celles requises par la marine.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
J2M capturé par les Britanniques et testé pour leur compte par un pilote japonais en Malaisie (via wikicommons)

Après une série de modifications destinées à corriger ces déficiences, une seconde version, désignée J2M2, fut acceptée avant de voir la fabrication en série de l'appareil lancée. Ce dernier fut baptisé par la marine Raiden (coup de tonnerre). Pourtant, six mois plus tard, seuls 11 exemplaires de série avaient été produits à cause de problèmes récurrents liés aux problèmes de mise au point et de fabrication du moteur, se traduisant notamment par des vibrations incontrôlables à haute vitesse. Une première unité, le 383e Kokutai fut cependant équipée avec le nouvel avion, dont la cadence de production resta faible, avec 141 avions sortis d'usine entre mars 1943 et mars 1944. 435 exemplaires d'une nouvelle version, le J2M3, bien mieux armée avec quatre canons Type 99 de 20mm, dont deux courts dont la bouche était noyée dans l'emplanture des ailes, furent ensuite produites entre février 1944 et juillet 1945. Ce nombre relativement faible s'explique par le fait que, dès le mois de juin 1944, la marine décida d'adopter comme intercepteur standard le Kawanashi Shinden, plus performant mais lui aussi victime de problèmes induits par sa motorisation. De fait, la mise au point de tous les chasseurs japonais devant succéder aux Nakajima Ki-43 de l'armée et au Mitsubishi A6M de la marine souffrirent d'une des déficiences majeur de l'industrie japonaise durant la guerre : Son immense difficulté à mettre au point et à usiner des moteurs à la fois puissants et fiables capables de propulser les appareils qui entrèrent en service durant l'année 1943. In fine, seuls six Kokutai de la marine impériale furent équipés de Raiden. Ceux-ci, déployés principalement au Japon, comptèrent parmi les appareils les plus adaptés dont disposait l'Empire pour affronter les B-29 américains qui rasèrent les grandes villes du pays les unes après les autres.

Ce n'est qu'en avril 1942 que le projet d'un nouveau kanjo sentoki destiné à remplacer le Type 0 commença à être défini par les services techniques de la marine en coordination avec Mitsubishi. Le manque de disponibilité des ingénieurs de la firme avait d'ailleurs considérablement retardé la maturation du projet, alors que le Zéro était en production depuis 1940. Un nouveau cahier de charge, émis au début de mois de juillet 1942 lança définitivement les travaux de développement, confiés à Jiro Horikoshi. Les spécifications visées pour l'appareil étaient ambitieuses dans la mesure où celui-ci devait être capable d'une vitesse maximale de 639 km/h à 6'000 mètres, altitude qu'il devait par ailleurs pouvoir atteindre en moins de six minutes. En outre, puissamment armé de deux mitrailleuses lourdes et de deux canons de 20mm, le Reppu (ouragan) devait aussi être extrêmement maniable. Le premier prototype du J7M1 vola pour la première fois le 6 mai 1944 mais ses performances s'avérèrent inférieures à celle préconisées par le cahier de charge puisque il lui fallut environ 10 minutes pour grimper à l'altitude de 6'000 mètres. Cet échec était en grande partie imputable à la marine qui avait imposé à Jiro Horikoshi et son équipe un moteur insuffisamment puissant, le Nakajima Homare 22.

Les ingénieurs durent donc revoir leurs plans une fois que les services techniques de la marine acceptèrent l'usage d'un autre modèle de moteur fabriqué par Mitsubishi. La nouvelle version du chasseur, désignée J7M2 et équipée de quatre canons de 20mm, fit son premier vol le 13 octobre 1944 et donna satisfaction, le Reppu représentant alors un digne successeur du Zéro, capable de s'opposer avec succès aux Hellcat et Corsair américains. Cependant, la mise en production en série du nouvel avion fut compromise par un tremblement de terre qui endommagea gravement l'usine produisant les moteurs puis par les bombardements de B-29 visant l'industrie aéronautique japonaise. De ce fait, au moment de la cessation des hostilités, seuls quelques exemplaires du Reppu avaient été produits, sans jamais avoir participé à des combats. Cependant, la question de leur utilité peut de toute façon se poser car le pays n'était plus en mesure d'utiliser les rares porte-avions qu'il lui restait depuis au moins le début de l'année 1945.  
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un des rares exemplaires du A7M2 Reppu produits avant la capitulation (via wikicommons)
Cette brève présentation des avions de chasse dont le développement bénéficia, à des degrés divers, de l’implication de Jiro Horikoshi tend à démontrer que si les Japonais étaient sans conteste en mesure de concevoir des appareils aux performances équivalentes à celles de leurs homologues étrangers, leur industrie dans son ensemble ne pouvait en revanche pas rivaliser dans la compétition technologique effrénée qui marqua la Seconde guerre mondiale. En effet, la conception et surtout la fabrication de moteurs d’avions était un aspect crucial de cette course à la performance et les problèmes rencontrés avec les modèles devant équiper des chasseurs comme le Raiden ou le Reppu représentent un témoignage édifiant des limitations japonaises en la matière. De plus, d’autres chasseurs aux excellentes performances, comme les Ki-61 et Ki-84 de l’armée, virent leur mise en service ou encore leur disponibilité opérationnelle fortement entravées pour cette même raison. Par ailleurs, non seulement la nouvelle génération de chasseurs aptes à affronter les appareils américains entrés en service en 1943 arriva trop tard dans les unités de la marine et de l’armée, mais l’industrie nippone n’était alors plus en mesure d’en produire en quantité suffisante. En revanche, et contrairement aux idées reçues, la demande émise par la marine dès octobre 1938 pour un intercepteur rapide et puissamment armé, qui donnera naissance au Raiden, démontre que la chasse japonaise ne fut pas prisonnière aussi longtemps que communément admis du dogme de la manœuvrabilité au détriment de la protection et de la puissance de feu.
Bibliographie

Michel Ledet, Samouraï sur porte-avions, Editions Lela Presse, 2006

Mark R. Peattie, Sunburst, Naval Institute Press, 2001

Eric M. Bergerud, Fire in the Sky, Westview Press, 2001

René J. Francillon, Japanese Aircrafts of the Pacific War, Naval Institute Press, 1987

Robert Peczkowski, Mitsubishi J2M Raiden Jack, MMPBooks, 2013

"DU CHAOS A LA LUMIERE"

LA LOGISTIQUE AMERICAINE A L'EPREUVE DE LA GUERRE HISPANO-AMERICAINE DE 1898
"Ce fut une splendide petite guerre"écrivit l'ambassadeur britannique John Hay à Théodore Roosevelt. Ces mots ont gravé dans le marbre un cliché : celui que la guerre hispano-américaine de 1898 aurait été une promenade de santé pour les Etats-Unis. Il est vrai qu'en moins de quatre mois, Cuba, Porto-Rico et les Philippines ont été conquis, les Espagnols balayés, les Etats-Unis légitimés comme puissance impériale. Pourtant la logistique américaine bégaya au point que cette guerre improvisée fut perçue par la presse comme une farce tragique et que l'Army en tira des enseignements majeurs et durables. 

Nicolas Aubin


Depuis 1868, les îles de Cuba et des Philippines, dernières poussières de l'empire de Charles Quint, sont secouées par des insurrections à répétition. Le général espagnol Valeriano Weyler, à partir de 1896, pratique une politique de regroupement forcé d’une grande partie de la population derrière des fils de fer barbelé. Les conditions alimentaires et sanitaires sont telles que des dizaines de milliers de reconcentrados meurent. De leur côté, les révoltés pratiquent la politique de la terre brûlée, saccageant et détruisant les propriétés des partisans de l’Espagne. Les Etats-Unis suivent de près l'évolution des affrontements. Un courant de sympathie procubain alimenté par la presse et quelques grandes fortunes parcoure l'Amérique. L'explosion accidentelle du cuirassée USS Maine dans le port de la Havane en février 1898 met le feu aux poudres. Devant la montée de cette marée de bellicisme, les avocats de la paix commencent à faiblir. Le Président McKinley demande le 27 mars 1898 à l’Espagne de conclure un armistice avec les révoltés, de fermer les camps de concentration et d’accepter une médiation américaine en vue d'une indépendance. Cette dernière exigence est moralement inacceptable pour la monarchie qui la rejette tout en acceptant les autres. Le 19 avril, le Congrès sur proposition du Président déclare que Cuba doit être libre et autorise l’usage de la force pour y parvenir. Cette décision est considérée à-posteriori comme l'acte de naissance de l'impérialisme américain, affirmation pour le moins discutable car plus qu'une rupture, on peut y voir davantage une continuité, Cuba étant depuis le début du XIXe s considérée par certains Américains comme leur revenant de droit. La théorie de la Destinée Manifeste faisait de l'île aux portes des côtes de la Floride, une candidate toute désignée pour l'expansion américaine. La majorité de l'économie insulaire était déjà dans les mains de l'Amérique, et son commerce s'effectuait avec les États-Unis. Discuter des causes de la guerre n'entre de toute façon nullement dans le cadre de cet article. 

Image may be NSFW.
Clik here to view.

Photo du transport Seneca, un navire de 1884, de 2820 t, loué à la New York and Cuba Steam Ship Company pour 450$/jour. Il a transporté 32 officiers and 656 soldats à Cuba des 2nd Massachusetts Volunteer Infantry ; 8th U.S. Infantry (2 compagnies); and l'état-major de la 1st Infantry Brigade.
Un pays pressé 

Toujours est-il que depuis plus d'un an, la Navy se prépare à ce type d'opérations. Sa marine, en passe de devenir la troisième mondiale, est construite afin de donner au gouvernement américain les moyens d'une politique impériale. Irriguée par la pensée d'Alfred T. Mahan, la Navy peut compter sur un personnel bien formée au Naval War College ouvert treize ans plus tôt. Un plan d'attaque des Philippines dort dans un tiroir. Concernant Cuba, elle propose une stratégie prudente. Imposer un blocus naval asphyxiant l'armée espagnole et laisser le soin aux insurgés de terminer le travail. Aucune confrontation directe entre soldats espagnols et américains n'est prévue, un modeste corps débarquerait seulement une fois l'ancien colon parti afin d'assurer l'ordre et défendre les intérêts américains dans la nouvelle république cubaine. 


Image may be NSFW.
Clik here to view.

Le Maj. Gen Nelson A. Miles, Commanding General of the Army

 L'Army pour sa part n'est absolument pas prête. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même avec à peine 26000 hommes. Elle a perdu tout son savoir-faire logistique acquis lors des guerres américano-mexicaine et de Sécession1. Il est vrai que depuis trente ans, elle n'a jamais engagé plus de 1000 soldats "en masse". Son War Department est un capharnaüm de dix bureaux sous une double autorité, celle du Secretary of War et celle du Commanding General of the Army. On trouve, entre autres, le Commissary-General qui achète la nourriture, le Surgeon-General qui commande les équipements médicaux, l'Ordnance Department qui équipe la troupe en armement et matériel, le Paymaster-General qui verse la solde et enfin le Quartermaster-General qui achète les fournitures textiles et s'occupe du transport en général. Tous les services signent des contrats avec des fournisseurs civils et communiquent directement avec les différents régiments. Ces bureaux sont plus concurrents que complémentaires. Il n'y a ni standardisation, ni cohérence de l'équipement. Bref, il s'agit d'un beau désordre que seule la routine empêche de basculer dans l'anarchie ; la routine et l'immobilisme puisque les postes sont accaparés par quelques officiers nababs bureaucrates déconnectés depuis des décennies du terrain. Malgré les signes annonciateurs d'une guerre, rien n'a été anticipée. En catastrophe, le Major-General Nelson Miles, Commanding General of the Army, propose de rassembler une petite force de 80 000 hommes dont l'armée régulière serait le noyau. En octobre, après six mois d'entraînement et une fois la saison des pluies finie à Cuba, ce corps expéditionnaire serait prêt à envahir l'île. 

Aucun de ces plans ne convient aux politiques. L'opinion publique réclame une intervention musclée rapide. Le Secretary of War Russell M. Alger prétend fondre sur Cuba, Porto-Rico et les Philippines. Sans attendre le Président Mc Kinley décide du recrutement de 125 000 volontaires. 

De plus, Mc Kinley est confronté à une guerre intestine entre le Secretary of War et le Secretary of the Navy. Il est illusoire d'espérer une coopération et il confie l'organisation de l'expédition à l'Army. Le Quartermaster-General se voit confier la charge du transport de la force expéditionnaire jusqu'à Cuba. La mission de la Navy se borne à l'escorter. L'armée choisi Tampa en Floride comme base de départ. C'est le port le plus proche de la Havane et pour les terriens il semble naturel de raccourcir la distance à franchir en mer pour réduire le risque de mauvaise surprise. Mais le site se révèle désastreux. Non seulement, c'est une impasse ferroviaire aux confins du pays desservi seulement par deux lignes, mais aussi un port médiocre dédié à la petite croisière où deux navires seulement peuvent accoster en même temps et où il n'y a aucun portique moderne. Pire le site est dépourvu de toute facilité pour l'accueil d'une armée. L'absence d'eau potable, son climat tropical et ses moustiques, tout se conjugue pour en faire un enfer. Il serait bien plus simple d'embarquer de New York ou de Philadelphie ce qui ne rallonge la distance jusqu'à Santiago – cible finalement choisie – que de 800 kilomètres. Des marins l'auraient sans doute suggéré, mais ils n'ont pas leur mot à dire. 

L'intendance est donc confrontée à un quadruple défi :
* Se procurer de quoi équiper en urgence une armée de 125 000 hommes.
* La transporter et l'entretenir dans une région isolée et hostile
* Rassembler une flotte de débarquement
* Ravitailler l'armée en opération sur une île ennemie, Cuba 

Tampa Bay, bienvenue en enfer 

Le Quartermaster-General se rend vite compte de l'ampleur de la tâche. Equiper une armée n'est pas une sinécure. Ne serait-ce que les chariots, il en estime les besoins à 5 000 mais aucune entreprise ne peut en livrer avant… neuf mois. Il faut réquisitionner. Finalement seuls 200 embarqueront pour Cuba. Les soldats doivent se contenter d'uniformes bleus en laine inadaptés au climat tropical, les tentes sont en nombre insuffisant tout comme les fusils Krag-Jorgensen. L'Ordnance est incapable de fournir plus de 38 canons. Par nombre d'aspects les unités de volontaires ne dépareilleraient pas avec les premiers régiments de patriotes lors de la guerre d'Indépendance. Le quintuplement des effectifs ne peut bien sûr pas être digéré par une administration et un encadrement en sous-effectifs. 

Concernant le rassemblement des forces autour de Tampa, il est d'autant plus délicat qu'aucun plan d'opération n'existe. Les premiers convois débarquent dans le plus grand désordre et les wagons sont ensuite abandonnés saturant les voies. Sur place, sans aucun inventaire, les intendants en sont réduits à improviser les déchargements et à stocker de manière anarchique. Il est vrai que la coordination est impossible car Tampa est coupée du monde, l'armée n'a en effet que soixante télégraphistes en tout et pour tout. Le War Department envoie toujours plus de convois sans savoir que quand 50 arrivent quotidiennement seuls 4 ou 5 peuvent être déchargés. Des milliers de tonnes de viande sont perdues à cause d'une mauvaise conservation sous le soleil ou sont tout simplement oubliées dans des entrepôts. 

Les 60 000 soldats dépêchés du 25 avril à la mi-juin1898 doivent bâtir des campements de fortune. Par manque de chariots, on en est réduit à transporter nourriture et matériel à dos d'hommes entre la gare et les campements. Le simple ravitaillement pose problème tout comme la vie quotidienne car les recrues, laissées à elles-mêmes par des officiers trop peu nombreux et débordés, ne maîtrisent pas les fondamentaux de la vie de camp tel l'entretien des latrines ; entretien ô combien essentiel sous les tropiques. Il n'est pas surprenant que la troupe soit décimée par les épidémies de béribéri, de malaria et de fièvre jaune. Tampa devient vite un enfer. La situation en Georgie au camp Thomas de Chickamauga n'est guère meilleure comme en témoigne ce rapport d'inspection sur la Cavalry division, par le Lt. Col. E.A. Garlington, inspecteur général : 
"L'inspection a démontré qu'aucun des régiments n'est pour le moment apte au service tant à cause de leur manque d'équipements que de leur manque d'instruction ; ils sont tous en déficit d'équipement médicaux et dans un régiment (le 1st Missouri) de nombreux hommes n'ont ni chaussures ni uniformes. Il y a un manque de sous-vêtements dans tous les régiments inspectés et étant donné les possibilités de toilettes limitées, c'est une déficience majeure. A l'exception du 2nd Wisconsin, l'examen des cuisines a montré, dans son ensemble, une absence d'ustensiles indispensables en particulier pour la fabrication du pain. […] Dans tous les régiments, il existe un déficit de moyens de transport. Il apparait que les harnachements et les chariots ne sont pas arrivés. […] Le ravitaillement en eau est insuffisant. […] Tous les régiments sont équipés du fusil Springfield dont la moitié sont impropres à un usage militaire. La plupart du temps les cuisines et fosses d'aisance sont inadaptées et en mauvais état. L'attention des commandants doit être accentuée. Mon expérience démontre que dans l'armée ces fosses pestilentielles sont le point faible de n'importe quel campement et exigent la coopération des médecins et des officiers pour être saines. […] Mon expérience dans ce camp de 50 000 hommes démontre que c'est une grave erreur que de rassembler autant de volontaires dans une même base. Les défauts d'un tel rassemblement de personnes inexpérimentées avec la vie de camp sont flagrants, pour ne rien dire des insurmontables difficultés d'intendance. La troupe rassemblée à Camp Thomas en mai était enthousiaste et ne manquait ni de courage ni de patriotisme mais elle n'avait que l'apparence de soldats. Le terrain dans le Chickamauga Park paraissait idéal pour le camping. Mais début mai, des rumeurs sur la qualité de l'eau se multiplièrent. Le chirurgien en chef écrivit un rapport affirmant que l'eau n'était pas potable à moins d'être bouillie. […] Quiconque a commandé des troupes sait qu'il est impossible de faire bouillir de l'eau pour tant d'hommes. La ligne venant de Chickamauga étant à voie unique et le terminus manquant d'équipement pour le déchargement, elle fut rapidement saturée. Il m'apparu que l'état-major composé principalement de volontaires n'avait pas assez de personnel qualifié, ni assez d'employés civils pour une telle charge de travail. […] Ce désordre aurait pu être évité si, à la mobilisation, chaque volontaire promu intendant ou commissaire avait été assisté par un professionnel et s'il avait été investi d'une réelle autorité lui donnant les moyens d'agir dans l'urgence"2.
En 1951, une histoire officielle, l'American Military History, conclura que "la confusion et l'inefficacité ont caractérisé la conduite des opérations par le War Department". Mais il en rend responsable les politiques car "le Congrès n'avait pas donné les moyens les années précédentes au Department de préparer l'armée à la nouvelle politique étrangère"3 ; une affirmation qui exonère l'armée pourtant largement incompétente, incapable de coordonner ses différents bureaux, gaspillant les moyens, sacrifiant ses volontaires à cause d'immobilismes bureaucratiques ou de luttes interservices. Le Commanding General Miles accumule les erreurs en particulier dans le choix des campements et dans la gestion quotidienne des affaires. C'est la combinaison d'objectif politiques trop ambitieux, d'un système inopérant et d'individualités défaillantes qui expliquent cette mobilisation désastreuse. 


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Maj.Gen William R. Shafter
L'embarquement 

Courant mai, la presse et les politiques exigent une accélération des opérations. Seul le V Corps du Maj. Gen. William R. Shafter rassemblé à Tampa est jugé opérationnel. Encore faut-il des navires pour l'embarquer. Bien que dépourvu de la moindre expérience, le Quartermaster-General est parvenu à rassembler au bout de quatre semaines trente-cinq navires essentiellement des steamers côtiers plus habitués aux cabotages et aux croisières dans les estuaires qu'au grand large. Il faut ensuite du temps pour les rendre apte au transport de troupes. Mi-juin, l'embarquement est finalement possible.
 
Il vire au cauchemar. Les voies ferrées sont trop éloignées des quais, il faut décharger chaque wagon et ensuite déplacer les charges sur des dizaines de mètres à dos d'hommes avant de les embarquer. Comme on n'a pas prit le temps d'établir des inventaires, il est difficile d'embarquer rationnellement. "Confusion" et "désordres" reviennent sous la plume des journalistes présents. Théodore Roosevelt alors lieutenant colonel se souvient que "les trains déversaient les hommes n'importe où sur les quais. Nous étions au moins 10 000. Seul le Quartier-maître connaissait les navires attribués à chaque unité. Après de nombreux efforts je parvins à savoir que le notre était le Yucatan. Mais ce petit vapeur était également attribué au 2nd infantry et au 71st de New York. Je me suis précipité vers mes hommes, désigna quelques hommes pour m'accompagner et ensemble nous avons dévalé le quai jusqu'au Yucatan. Il fallait tenir la passerelle d'embarquement pour empêcher les autres unités d'embarquer avant nous". Finalement le 71st patientera deux jours de plus avant de pouvoir embarquer sur un autre vapeur. On rapporte des cas de compagnies et d'animaux qui embarquent dans un cargo avant d'en redescendre. D'autres attendent 24 heures étouffant sur les quais ou dans les trains sans eau. Pour couronner le tout, le Quartermaster découvre qu'il a largement surestimé les capacités des navires et il ne peut embarquer que 17 000 des 25000 soldats prévus4 ainsi que 2295 animaux. Finalement la flotte appareille le 14 juin avec plusieurs jours de retard sans que l'état-major ne sache clairement ce qu'embarque chaque navire. Sur ce point le Maj. Gen. Shafter porte une lourde responsabilité de négligence. Son incompétence à tenir compte des contraintes logistiques sera le fil conducteur de sa courte campagne cubaine. 

Le débarquement
 

Le 22 juin, le débarquement sur une côte pourtant déserte lui fait prendre conscience du casse-tête logistique que va être la campagne. Par sécurité, Shafter a choisi un site isolé, Daiquiri à une trentaine de kilomètres à l'Est du port de Santiago, son objectif immédiat car c'est là que la flotte espagnole s'est abritée. Mais Daiquiri n'est qu'une plage et comme les marins refusent de se rapprocher des côtes par crainte de s'échouer, il faut des milliers de va et vient de petites embarcations, au demeurant peu nombreuses, pour débarquer en quatre jours le V Corps. Cinquante des 580 mules se noient quand on décide de simplement les jeter à la mer en espérant qu'elles rallient le rivage par leurs propres moyens. Par chance pour les Américains, aucun soldat espagnol ne vient perturber les opérations. En effet, sur les 200 000 soldats présents sur l'île, seuls 13 000 sont déployés dans la région de Santiago et l'armée espagnole encore plus mal organisée et équipée que l'US Army est incapable de les déplacer. Quelques jours plus tard, la base d'opération américaine est déplacée à Siboney un modeste port de pêche où le génie a construit un petit quai ce qui est toujours mieux que rien.


Image may be NSFW.
Clik here to view.

Tampa Bay, embarquement(Harper's Pictorial History of the War with Spain, Vol. II, Harper and Brothers, 1899 p. 314).
Très vite les conditions de vie deviennent désastreuses. Les services de santé sont rapidement paralysés car seules deux ambulances ont été mises à terre, les cinq autres restent inaccessibles dans les cales. On découvre ensuite qu'elles sont trop lourdes pour les mulets. Avec moins de 200 chariots pour 17 000 combattants le ravitaillement est impossible d'autant que les routes sont défoncées par les pluies. Les mules ne peuvent porter que la moitié de leur charge habituelle. Pour Roosevelt, cette expérience prouve que "le déficit en moyens de transport est la pire chose que l'on puisse rencontrer"5. Il est vrai qu'il sait de quoi il parle, son régiment de cavalerie n'ayant que deux chariots au lieu des 25 prévus. Les soldats doivent vivre sur leur barda : trois jours de ravitaillement et cent cartouches. Les moustiquaires restent introuvables. La troupe en vient à regretter Tampa. Les médicaments manquent. Fièvre jaune, typhoïde, malaria font des ravages. Au final, 3000 soldats meurent de maladies dix fois plus que du fait de l'ennemi. 


Image may be NSFW.
Clik here to view.

David F. Trask, The war with Spain, University of Nebraska Press, 1996, p.4
Heureusement pour l'Army les opérations durent moins d'un mois. Côté espagnol, à Santiago, les conditions de vie sont encore plus dantesques, les munitions et la nourriture manquent déjà, surpeuplée, la garnison de 25 000 soldats est décimée par les maladies. Après avoir perdus leurs avant-postes au cours de combats acharnés, privés de réserves d'eau et ayant vu leur flotte détruite, les Espagnols jettent rapidement l'éponge. Le 16 juillet, Santiago capitule. A cet instant, les Américains, mal commandés, manquant de renforts, de nourriture et de munitions, étaient "au bord d’un désastre militaire", selon l’avis même de Roosevelt. Finalement, pendant cette guerre de dix semaines, les forces américaines ont perdu 5 462 hommes dont seulement 379 sur les champs de bataille. 

Des réussites cependant 

Dans les cercles militaires américains, cette campagne est depuis communément considérée au mieux comme un fiasco évité de justesse au pire comme une farce. Pourtant elle fut militairement et politiquement un succès et un succès éclair car Santiago tomba en 83 jours, les Philippines et Porto Rico en 110 jours. Le Quartermaster-General durant les quatre mois de guerre réussi l'exploit de transporter en train, en péniche ou en bateau la bagatelle de 450 000 personnes, 60 000 animaux et 1 529 580 tonnes de marchandises. D'immenses efforts d'improvisations évitèrent la catastrophe à Tampa. Deux navires hôpitaux vinrent mouiller à proximité, des médecins furent recrutés ainsi que 1700 infirmières. Des spécialistes en télécommunication se portèrent volontaires et irriguèrent le Signal Corps de leur enthousiasme et de leur savoir-faire. Théodore Roosevelt fit jouer ses relations politiques pour équiper son 1st Volunteer Cavalry Regiment. Prise en défaut sur les chariots, l'industrie américaine répondit rapidement à d'autres commandes massives : 500 000 uniformes et 700 000 chaussures furent livrés en quelques semaines non sans éviter une corruption importante. L'expédition aux Philippines fut bien menée sans doute parce que mieux planifiée. Trois convois traversèrent le Pacifique entre le 25 mai et le 25 juillet avec à bord près de 11 000 hommes. Le choix du port de San Francisco, une administration plus efficace dans le chargement, l''utilisation de navires océaniques plus spacieux, sont autant d'exemples prouvant que les déboires cubains étaient évitables. 

Au-delà des inévitables couacs logistiques d'une armée vierge de toute expérience de projection maritime, c'est donc bien le verre à moitié plein qu'il faut regarder. N'oublions pas non plus que la brièveté de la campagne n'a pas laissé le temps à l'Army d'améliorer ses procédures. Finalement le tableau n'est pas si éloigné des déboires de l'expérimenté corps expéditionnaire franco-britannique en Crimée trente ans plus tôt. Et que dire de l'armée espagnole qui crut pouvoir entretenir une armée de 200 000 soldats sur Cuba. Si la victoire américaine fut possible, c'est d'abord parce qu'en face la situation fut encore plus dramatique. Les Espagnols étaient pratiquement statiques, déjà décimés par les maladies – sur les 55 0000 hommes qui disparurent durant la campagne, 50 000 le furent hors combat - et quand vint la nouvelle que la flotte de l'amiral Cervera avait été détruite ruinant l'espoir d'une assistance de la métropole, la capitulation fut immédiate. 

Enseignements : une matrice des futures opérations de projection

Si cette campagne fut brocardée, c'est finalement moins à cause de son amateurisme qu'à cause de sa couverture médiatique. C'est l'une des premières fois où des journalistes purent couvrir les opérations librement et leurs articles effrayèrent une population ignorante des horreurs de la guerre. L'après-guerre fut marqué par une véritable campagne dénonçant les négligences de l'armée. Mais ces critiques furent salutaires car elles évitèrent l'immobilisme inhérent aux armées victorieuses. Elles stimulèrent la réflexion. Cuba devint un formidable galop d'essai pour les futures projections. Une Commission d'enquête sénatoriale explora deux pistes. La première mit en évidence la planification désastreuse de la guerre et l'autre le manque de personnel compétent. Elle recommanda au Quartermaster-General de stocker assez d'équipements pour ravitailler 100 000 hommes durant quatre mois, de chiffrer les besoins d'une armée de 500 000 hommes et de réfléchir sur une meilleure mobilisation industrielle. Elle suggéra aussi la création d'une subdivision dédiée aux questions du transport : l'Army Transport Service

Image may be NSFW.
Clik here to view.

Secretary of WarElihu Root
Mais à l'instigation du nouveau Secretary of War Elihu Root les réformes allèrent bien plus loin. Il fit le constat qu'avec "80 millions d'habitants, il ne nous sera jamais difficile de lever une armée, ce qui nous posera problème, c'est de lever des soldats. Nos difficultés proviendront toujours de nos limites à habiller, nourrir, armer, transporter nos soldats"6. Entre 1899 et 1902, fut votée une loi ouvrant une école militaire, l'Army War College, destinée à former de vrais officiers d'état-major professionnels. Une autre limita à quatre le nombre d'années en postes d'un officier général ce qui eu l'avantage de sensibiliser davantage d'officiers aux missions d'état-major tout en limitant la tendance à l'enkystement et à l'immobilisme. Pour finir, malgré de vives résistances, Root parvint à créer un Etat-major général – le General Staff – en charge de la planification et de la coordination des différents services jusque là autonomes. Il était inspiré de la Generalität prussienne. Des manœuvres et des exercices furent aussi imposés pour garder mémoire des problèmes pratiques de la mobilisation, de la concentration des forces et de la coopération avec la Navy ou avec du personnel civil en particulier celui des entreprises de transport ferroviaire. Le Quartermaster put surtout rôder ses nouvelles procédures avec la banalisation des opérations outre-mer au tournant du siècle : 125 000 soldats déployés durablement aux Philippines à partir de 1899, 15 500 projetés en Chine lors de la révolte des Boxers en 1901. Le Quartermaster-General investi dans une flotte de transport. 

Cependant tout ne fut pas parfait. La tentative de Root pour réformer en profondeur les services d'intendance échoua. Il ne parvint pas à créer un Department of Supply regroupant les différents services et d'une manière générale la question de la mobilisation industrielle resta sans réponse. A la veille de la déclaration de guerre à l'Allemagne en avril 1917, l'Army restait une armée du XIXe s tout juste apte à la guerre coloniale, dépourvue d'équipements modernes (avion, artillerie, armes automatiques) et il n'existait pas de complexe militaro-industriel capable d'y remédier à court terme. Nombreux étaient ceux qui au sein du General Staff ou dans le monde politique qui restaient persuadés que la mobilisation se limitait à lever des hommes. Entraîner, équiper, projeter plusieurs millions d'hommes en France allaient exiger plus d'un an de tâtonnement. L'expédition de Cuba n'est qu'une étape, la première, dans la construction de la puissance impériale américaine qui n'a atteint son apogée qu'en 1945. 

A n'en pas douter, les déboires logistiques de la guerre hispano-américaine occupent une place à part car, par sa couverture médiatique et ses conséquences sur la structure de l'armée, ils ont été la première matrice des opérations extérieures américaines du XXe s. Les articles incendiaires dans la presse ont aussi convaincu l'état-major que dans une démocratie, le soldat-citoyen devait être respecté voire choyé. Cette leçon n'a jamais été oubliée et la logistique est passée au premier plan des préoccupations de l'US Army. 


Pour aller plus loin : 

Jean David Avenel, La guerre hispano américaine : la naissance de l'impérialisme américain, Economica, 2007, 193 p. (une rapide synthèse qui a le mérite d'être en français mais succincte sur la dimension militaire)
Graham A Cosmas, An Army for Empire: The United States Army in the Spanish-American War, Texas A&M University Press, 1994, 368 p. (Ouvrage fondamental)
James A Huston, The sinews of war, CMH, 1966, 800p. (une bible pour tout ce qui a rapport à la logistique de l'US Army)
Charles R. Shrader (dir.), United States Army Logistics, An Anthology, vol.2, University Press of the Pacific, 2001, 835p. (les qualités et les défauts d'une anthologie, intéressante sur 1898)
David F. Trask, The war with Spain, University of Nebraska Press, 1996, 654p. (une bonne synthèse sur une question souvent traitée outre-atlantique)


 
1 Lors de la guerre de 1812 contre le Mexique, les Etats-Unis avaient expérimentés la projection d'un corps expéditionnaire amphibie débarqué à Vera-Cruz. Durant la guerre de Sécession, l'armée de l'Union a compensé une infériorité tactique par une mobilité stratégique nécessitant une logistique efficace. Ainsi est-elle parvenue à déplacer en train son 23rd Corps de l'extrémité sud du Tennessee jusqu'à Washington en onze jours, puis à l'embarquer à destination de la Caroline du Nord où il prit l'offensive contre les Confédérés à Wilmington, soit un renversement complet de 1300 km. Les opérations du général Grant à Vicksburg et la marche du général Sherman en 1864-1865 sont aussi des modèles de grands mouvements de troupes tant dans la largeur que dans la profondeur.

2 Charles R. Shrader, United States Army Logistics 1775-1992, An Anthology, University Press of the Pacific, vol.2, 1997, pp 354-355. 3 Richard W. Stewart (dir.), American Military History, CMH, 1951, vol1, p.345.

3 Richard W. Stewart (dir.), American Military History, CMH, 1951, vol1, p.345.

4 A bord se trouve l'essentiel de l'armée régulière : 18 régiments d'infanterie, 10 escadrons de cavalerie démontés, un escadron monté, six batteries d'artillerie, une compagnie de Gatling auxquels s'ajoute les volontaires de deux régiments d'infanterie et deux escadrons de cavalerie démontés. *

5 Cité in Criner, Kings, Biggs, Spearheads of logistics, CMH, 2001, p.84.

6 Cité in Criner, Kings, Biggs, Spearheads of logistics, CMH, 2001, p.87.

La Guerre d'indépendance turque (1918-1922): la revanche d'un vaincu

La fin du premier conflit mondial en novembre 1918 ne met pas fin à l'état de guerre dans les anciens belligérants. La guerre civile russe bat son plein, la Hongrie de Bela Kun affronte la Roumanie, l'Allemagne est la proie des insurrections, la Finlande, les pays baltes et la Pologne combattent pour leur indépendance tout comme les nationalistes irlandais de l'IRA.

Parmi ces conflits de l'immédiat après-Première Guerre mondiale, il en est un qui revêt une importance particulière bien qu'il soit largement méconnu: la guerre d'indépendance turque de 1919 à 1922. Ce conflit, où les troupes nationalistes turques dirigées par Mustafa Kemal affrontent différents adversaires, s'inscrit dans le mouvement des luttes de libération nationale qui touchent les territoires des Empires multi-ethniques qui se sont effondrés en 1918. Pourtant la guerre d'indépendance turque possède une originalité forte qui la distingue des autres conflits « nationalitaires ». Les nationalistes turcs se veulent en effet les héritiers de l'Empire ottoman vaincu, même s'ils le conçoivent centré uniquement sur la nation turque et veulent profondément le moderniser. Leur combat est donc essentiellement mené contre ce qu'ils considèrent comme le diktat imposé par les Alliés au peuple turc et qu'incarne le traité de paix de Sèvres.

La nation vaincue en 1918 reprend les armes contre ses vainqueurs et, contrairement à l'Allemagne, elle va parvenir à imposer ses vues et à faire reculer les Alliés.

David FRANCOIS



Le démembrement de l'Empire ottoman.
Le 30 octobre 1918, l'armistice de Mudros met fin à la guerre entre les puissances de l'Entente et l'Empire ottoman. Le texte signé garantie aux Alliés le droit d'occuper les forts qui contrôlent les détroits des Dardanelles et du Bosphore ainsi que celui d'occuper n'importe quelle partie du territoire ottoman en cas de désordre menaçant leur sécurité. Les Alliés font également savoir qu'ils n'entendent pas remettre en cause l'intégrité du pays ou occuper Istanbul. Mais le 13 novembre une brigade française entre dans la capitale ottomane tandis que des navires français, britanniques, italiens et grecs débarquent des troupes dans les environs. Le lendemain des troupes française et grecques occupent également la Thrace orientale. Au total 3 500 soldats français, britanniques et italiens débarquent à Istanbul.

Dans le sud de l'Anatolie, le 1er décembre les troupes britanniques de Syrie prennent Kilis. Les Français quant à eux pénètrent en Cilicie. Avec l'aide de la légion arménienne, le colonel Raymond arrive à Adana le 25 novembre 1918 tandis que les troupes ottomanes se retirent au nord du Taurus. Les Français en profitent pour prendre rapidement le contrôle d'Antakya, Mersin, Taurus, Osmaniye et Islahiye.

Peu à peu les Alliés s'installent donc dans le pays. Les Britanniques prennent également pied sur les bords de la mer Noire pour entrer en contact avec la République démocratique arménienne. Le 1er décembre, les troupes britanniques occupent ainsi Kars qui sera prise par les Arméniens en mai 1919. Les Français occupent sur la mer Noire les ports de Zonguldak et Eregli et les zones minières qui les entourent et qui ne seront évacuées qu'à partir de juin 1920.

Grecs et Italiens, quant a eux, se déchirent sur le destin de l'Anatolie occidentale. En décembre 1918, le premier ministre grec, Eleuftherios Venizelos dit vouloir, selon les promesses faites par les Alliés durant la Grande Guerre pour que son pays entre dans le conflit, la Thrace et l'Asie Mineure. Il veut bien laisser Istanbul aux Britanniques et propose de donner la province de Trébizonde à l'Arménie. Mais le 28 mars 1919 pour devancer les Grecs, les Italiens, à qui les Alliés ont promis durant la guerre un contrôle du sud de l'Anatolie, débarquent à Antalya et avancent jusqu'à Bodrum au sud-ouest et Konya au centre. Le 30 avril, l'Italie envoie même un navire de guerre devant Smyrne pour intimider son allié grec. Mais les Britanniques, qui soutiennent les revendications grecques, parviennent à faire accepter par les Français et les Américains l'idée d'un débarquement de troupes grecques en Anatolie.

Le découpage de la Turquie selon le traité de Sèvres (source: Wikipedia.org)


Le 15 mai, 20 000 soldats de la 1ere division de l'armée grecque débarquent donc à Smyrne. Sils sont accueillis en libérateur par la population grecque et arménienne, cette présence étrangère avive le sentiment national turc et des troubles éclatent. Ainsi un nationaliste turc, Hasan Thasin tire sur les soldats débarquant dans le port avant d'être lui-même abattu. Pour les Turcs ce geste marque le début de la guerre d'indépendance. Les soldats grecs se répandent alors dans la ville tuant et blessant des soldats turcs désarmés ainsi que des civils. Les émeutes sont réprimées par les troupes grecques qui instaurent la loi martiale. Le 28 mai les Grecs débarquent également à Ayvalik au nord de Smyrne où ils sont pris à partie par une unité ottomane régulière. Ils occupent ensuite rapidement la péninsule de Karaburun et prennent le contrôle de la fertile vallée de Menderes. En quelques semaines c'est l'ensemble de l'arrière-pays de Smyrne qui est entre les mains de l'armée grecque.

L'armée grecque entrent à Smyrne (source: Wikipedia.org)


Face à la décomposition de l'État ottoman, des troubles violents agitent la région du Pont en mars 1919 où les populations grecques veulent créer leur propre État. La situation s'aggrave dans cette région avec le débarquement de 200 soldats britanniques à Samsun pour empêcher la création de conseils de soldats, sur le modèle soviétique, dans l'armée turque. Le ministre de l'Intérieur du Sultan propose alors d'envoyer Mustafa Kemal mettre de l'ordre dans la région et le nomme donc commandant de la 9e armée stationnée à Erzurum. Il pense que le héros de Gallipoli est le mieux à même d'accomplir cette tâche. Le 30 avril, Mustafa Kemal est donc nommé inspecteur de la 9e armée avec pour mission officieuse de réorganiser ce qu'il reste des unités militaires ottomanes en Anatolie. Il devient ainsi le dirigeant des forces ottomanes dans cette région avec la tache d'arrêter la désintégration de l'armée. A ce titre il sélectionne un état-major dont les membres viennent clandestinement d'Istanbul et organise la contrebande d'armesentre Istanbul et l'Anatolie.


Le sursaut nationaliste s'amorce.
Pour accomplir sa mission, Kemal peut compter au début de 1919 sur les chefs militaires qui luttent pour éviter la désagrégation des restes de l'armée. En Anatolie la 7e armée est vite dispersée et il ne reste plus que l'inconsistante 2e armée. Dans le Caucase, la 9e armée retarde jusqu'au 25 janvier 1919 son retrait derrière la frontière turco-russe de 1914 et sauve ainsi le gros de son armement. A l'est Kazim Karabekir retire le 1er corps caucasien du nord-ouest de la Perse et en traversant Batum récupère des canons japonais et des munitions qu'il envoie à Trébizonde. Le noyau de la future armée nationaliste se met progressivement en place.

Mustafa Kemal et ses officiers (source: Wikipedia.org)


Dans les régions menacées par les troupes alliées des organisations qui veulent à la fois défendre les droits des musulmans mais aussi organiser la résistance armée se mettent en place. Ces organisations de défense doivent empêcher la réalisation des desseins alliés par la résistance passive ou active. Des officiels ottomans participent et organisent ce mouvement tandis que des militaires collaborent avec des bandes d'irréguliers pour organiser la guérilla. Les munitions saisiespar les Alliés sont ainsi secrètement transportées d'Istanbul en Anatolie centrale.

En mai 1919 le mouvement national turc peut compter sur deux corps d'armée, le 20e commandé par Ali Fouad à Ankara et le 15e à Erzurum sous la direction de Kazim Karabekir mais également sur les unités irrégulières dirigées par le lieutenant-colonel Ali Cetinkaya et par des Circassiens comme Rest, Tevfik et Cerkes Ethem. A la demande de Mustafa Kemal, l'amiral Rauf Bey coordonne l'action de ces différents groupes tandis que la petite ville d'Ankara devient le centre de l'organisation de la résistance nationaliste.

Mustafa Kemal débarque le 19 mai à Samsun puis se rend à Havza. Son statut de héros de la bataille de Gallipoli lui donne le prestige nécessaire pour établir des contacts avec des militaires et des nationalistes, notamment avec Rauf Bey et Ali Fouad, et ainsi structurer le mouvement de résistance. Le 2 juillet, Kemal reçoit pourtant un télégramme du Sultan lui demandant de cesser ces activités nationalistes en Anatolie et de retourner à Istanbul. Il refuse d'obtempérer. Des officiers nationalistes proches de lui organisent un congrès à Sivas en juin 1919 qui se donne pour but de rassembler les forces nécessaires pour combattre les occupants alliés. Le Sultan ordonne alors l'arrestation de Kemal. Les nationalistes répondent en septembre en mettant sur pied un comité représentatif, embryon d'un véritable gouvernement.

En janvier 1920 la Chambre des députés ottomanes se réunit. En son sein se forme vite un groupe nationaliste qui cherche à faire élire Mustafa Kemal président de la Chambre. Pour mettre fin à cette situation les Britanniques décident de placer la Turquie sous leur contrôle. L'Anatolie doit selon eux être occidentalisée par des gouvernements chrétiens. Le traité de paix de Sèvres traduit cette orientation en plaçant une partie de l'Anatolie sous l'autorité de la Grèce, de la République d'Arménie ou des Arméniens de Cilicie. Le 15 mars les soldats britanniques occupent les principaux bâtiments de la capitale ottomane et arrêtent les responsables nationalistes qui sont déportés à Malte. Le 11 avril, le dernier parlement ottoman est dissous sur ordre du Sultan. Le système politique ottoman s'effondre donc en quelques jours et le Sultan apparaît désormais comme une marionnette aux mains des Alliés. De nombreux intellectuels, dignitaires et chefs militaires se mettent alors au service de Kemal qui déclare que le seul gouvernement légal turc est désormais le comité représentatif d'Ankara. C'est dans cette ville que se réunit, en mars 1920, le Grand Parlement National qui se choisitcomme président Mustafa Kemal et investit en avril un gouvernement provisoire turc pour mener la résistance contre les Alliés. Pour l'heure Kemal affirme toujours se battre pour le Sultan et afin de le libérer de la tutelle des Alliés.

La première tache de Mustafa Kemal est de former une armée. Pour cela il se tourne vers les bolcheviks russes, trop contents de trouver un partenaire pour lutter contre l'impérialisme occidental. Kemal rencontre une délégation dirigée par le général Semyon Boudienny. Les Soviétiques demandent seulement le contrôle des territoires caucasiens sous souveraineté russe en 1914. Mais Kemal répond qu'il ne peut prendre d'engagement tant que l'indépendance de la Turquie n'est pas assurée. Pourtant le soutien soviétique est pour lui d'une grande importance puisque les armes fournies permettent d'organiser une véritable armée.

Le Sultan, pour ôter toute légitimité au mouvement nationaliste, lance une fatwa contre Kemal, suscitant ainsi des soulèvements, armés par les Britanniques, en Anatolie contre les nationalistes. Les autorités kemalistes les répriment violemment instituant des tribunaux d'exception qui condamnent à la pendaison les rebelles capturés. Ils doivent également rapidement affronter l'armée du Sultan qui compte prés de 4 000 soldats et qui vient en aide aux rebelles anti-kémalistes. Mais rapidement ces derniers sont écrasés par les troupes circassiennes d'Ethem. Les forces nationalistes sont éparpillé dans toutes l'Anatolie et les Britanniques envoient de petites unités pour leur faire face et les empêcher de se regrouper. Le 13 avril 1920 les premiers combats s'engagent à Düzce puis s'étendent à Bolu et Gerede. Pendant un mois le nord-ouest de l'Anatolie est ainsi le théâtre d'affrontements jusqu'à la bataille prés d'Izmit le 14 juin. L'armée du Sultan et les unités britanniques sont supérieures en nombre mais les soldats du Sultan désertent en masse. Quelques jours plus tard les troupes nationalistes, victorieuses, approchent d'Istanbul. Les Britanniques sont prêts à battre en retraite et à faire sauter les dépôts de munitions et d'armes. Mais les navires et les avions anglais ouvrent le feu contre les troupes de Kemal les forçant à se retirer.

Si le danger kémaliste est écarté, la panique s'est emparée de la capitale ottomane après la défaite des soldats du Sultan. Le général britannique George Milne demande donc des renforts et estime qu'il lui faut 27 divisions pour défaire les nationalistes. Mais les Britanniques ne disposent pas de ces divisions et surtout l'opinion publique ne peut accepter une intervention militaire de cette ampleur alors que la Grande Guerre vient à peine de prendre fin. Pourtant les Alliés ont des atouts: près de 38 000 soldats britanniques et indiens, 59 000 soldats français dont des troupes coloniales, 18 000 soldats italiens, entre 30 000 et 50 000 soldats géorgiens constitués en unités irrégulières, 20 000 soldats arméniens. Le contingent grec est le plus nombreux et passe de 80 000 hommes en 1919 à prés de 400 000 en 1922. Si les Américains n'envoient pas de troupes, l'amiral Mark Bristol sert de conseiller militaire. Mais ces forces sont dispersés et agissent indépendamment les unes des autres. Surtout chaque nation se fixe des objectifs propres qui entrent en concurrence avec ceux de leurs partenaires.

Conscient que le Sultan est incapable de venir à bout des nationalistes, les Britanniques dispersent son armée et se tournent vers une troupe bien entraînée, capable d'affronter les Turcs: l'armée grecque. Le 22 juin 1920 avec l'accord des Anglais, les Grecs passent à l'offensive en Anatolie en direction du nord et de l'est. Ils cherchent ainsi à asseoir leur domination sur l'Asie Mineure et contrôlent rapidement l'ouest et une partie du nord-ouest de l'Anatolie. En un mois ils occupent la coté égéenne au nord de Smyrne et le rivage sud de la mer de Marmara. Bursa tombe le 8 juillet, et ils atteignent Usak au bord du plateau anatolien. Ils envahissent également la Thrace orientale et prennent Edirne le 25 juillet.

Mustafa Kemal et les nationalistes sont alors dans une situation critique. Ils sont menacés par les Grecs à l'ouest mais également par les Français au sud et les Arméniens au nord-est. La division qui règne parmi les Alliés va leur permettre de renverser la situation.


La guerre contre les Français en Cilicie.
En vertu des accords Sykes-Picot de 1916, les Français prennent le contrôle du Liban et de la Syrie mais ils veulent également étendre leur influence jusqu'aux montagnes du Taurus en Cilicie. Ils débarquent à Mersin le 17 novembre 1918, 15 000 volontaires arméniens et 150 officiers français qui s'empare de Tarse la 19. Avant la fin 1918 la France contrôle également les trois provinces d'Antep, Maras et Urfa. Pour cela, elle s'appuie sur des milices arméniennes tandis que les Turcs coopèrent avec les tribus arabes de la région. Kemal envoie également des officiers organiser la guérilla contre les Français.

La légion arménienne en Cilicie (source: Wikipedia.org)


A partir de novembre 1919 des troubles éclatent à Maras qui devient rapidement le théâtre d'une guérilla urbaine qui oblige Français et Arméniens à quitter la ville en février 1920. La rébellion s'étend rapidement à l'ensemble de la région. La ville d' Urfa est reprise aux Français en mai 1920. Le 28 mai la garnison française de Pozanti est capturé. A l'est, dans les monts du Taurus, les Turcs prennent d'assaut le fort d'Haçin le 16 octobre. Les Français sont obligés de battre en retraite.

Les forces françaises se retirent définitivement de Cilicie en janvier 1922 après la signature des accords de Paris conclus avec Mustafa Kemal mais dès la fin de 1920 les nationalistes savent qu'ils n'ont plus rien à craindre sur ce front.

Troupes turques en Cilicie (source: Wikipedia.org)



La lutte contre l'Arménie.
Les frontières entre la République d'Arménie et l'Empire ottoman ont été fixépar le traité de Brest-Litovsk en mars puis par le traité de Batum en juin 1918. Mais après la victoire alliée, les Arméniens demandent l'application du 14e point de la déclaration du président Wilson. Les Américains sont alors favorables à l'idée d'accorder à l'Arménie la souveraineté des territoires où les populations arméniennes dominent. Dans le sud de l'Anatolie, les Français se montrent également favorables à laisser la Cilicie sous domination arménienne.
Mais la région du Caucase suscite aussi les ambitions de la jeune Russie soviétique. Le 26 avril 1920 la 11e armée rouge traverse l’Azerbaïdjan et s'empare de Bakou. L'Arménie est alors directement sous la menace des Soviétiques. Pourtant le pays se tourne vers l'ouest pour affronter les Turcs.

Ce sont les Arméniens qui en effet ouvrent les hostilités en mai 1920 en attaquant la région minière d'Oltu. Le gouvernement de Kemal prépare la contre-offensive en nommant le 9 juin Kazim Karabekir commandant du front oriental. Des escarmouches ont lieux tous l'été entre Arméniens et Turcs mais le 13 septembre, 5 bataillons turcs du 15e corps d'armée pénètrent en Arménie et s'emparent de Peniak obligeant les Arméniens à battre en retraite vers l'est. Kemal, s’apercevant que les Alliés ne réagissent pas à cette attaque, ordonne à Karabekir de poursuivre son avance et de prendre Kars. Le 28 septembre 4 divisions du 15e corps marchent sur Sarikamis provoquant la panique dans les rangs arméniens. Mais les unités arméniennes parviennent à les empêcher de s'emparer de Kars. Malgré les appels à l'aide du gouvernement arménien, les Alliés n'interviennent pas tandis que la Géorgie se déclare neutre. Le 24 octobre Karabekir lance 12 000 hommes et 40 canons contre Kars que les Arméniens abandonnent finalement le 30. Une semaine plus tard les troupes turques prennent Alexandropole (l'actuelle Gümrü). Le 6 novembre elles atteignent la frontière orientale de la province de Kars et continuent d'avancer en territoire arménien s'emparant de la vallée d'Igdir et du mont Ararat. Le 12 novembre c'est le village stratégique d'Agin qui tombe aux mains de Karabekir et lui ouvre les portes de la route pour Erevan.

Les Arméniens acceptent finalement de signer un armistice le 18 novembre avant d'accepter le 2 décembre le traité d'Alexandropole qui annule toutes les dispositions du traité de Sèvres en leur faveur. Mais il est déjà trop tard pour ce pays puisque le 28 novembre la 11e armée rouge entre en Arménie et l'occupe totalement pour la transformer en une république soviétique. Le 16 mars 1921, Turcs et Soviétiques signent le traité de Kars qui établis les frontières entre les deux parties. Le 12 février 1921, l'URSS attaque la Géorgie. Les Turcs en profitent pour occuper les districts d'Ardahan et Artvin.

La victoire contre les Arméniens sécurise les flancs nord et est de Kemal mais surtout elle permet de libérer des troupes pour combattre les Grecs sur le front ouest.


L'offensive grecque.
Venizelos, avec le soutien des Britanniques et des Français, est résolu a faire appliquer les clauses du traité de paix de Sèvres signé le 10 août 1920. Ce traité, qui met fin à l'état de guerre entre les Alliés et l'Empire ottoman, octroie la région de Smyrne et la Thrace orientale aux Grecs. Pour les nationalistes turcs, cette disposition est inacceptable et même le Sultan refuse de le ratifier. C'est afin de convaincre les Turcs d'accepter le traité de Sèvres que les Britanniques donnent le feu vert aux Grecs en Anatolie.

Venizelos lance son armée dans trois directions simultanément vers Aydın, Afyonkarahisar et la mer de Marmara. Les Grecs sont convaincu de leur supériorité d'autant qu'il ne rencontre qu'une faible résistance, les Turcs préférant battre en retraite plutôt que de risquer la destruction dans une bataille ouverte. Les quelques troupes nationalistes turques d'Ali Fouad et les unités irrégulières circassiennes d'Ethem ne peuvent donc les arrêter. Les partisans du Sultan profitent alors de la situation pour prendre Konya tandis que les Français reprennent leur progression en Cilicie. Face aux Grecs les Turcs n'ont que des forces irrégulières qui collaborent mal avec Kemal. A la suite du désastre de Gediz le 24 octobre 1920, Kemal met définitivement ces milices au pas et les placesous son autorité.


Les fronts de la guerre d'indépendance (source: Wikipedia.org)


En octobre 1920, le roi de Grèce Alexandre meurt d'un empoisonnement du sang. Les élections qui suivent ce décès sont une défaite pour Vénizelos qui quitte le pouvoir tandis que le roi Constantin 1er retrouve son trône perdu en 1917. Les Français et les Italiens profitent de ce changement à la tête du pays pour retirer leurs soutiens à la Grèce qui ne peut plus désormais compter que sur l'appui britannique. Le nouveau roi veut néanmoins un succès en Anatolie. Avant cela, il prend soin d'épurer l'armée de tous les officiers partisans de Vénizelos pour les remplacer par des monarchistes. Mais ces dernierssont pour la plupart sans expérience du combat contrairement aux venizelistes vétérans de la Grande Guerre.

L'armée grecque repartà l'attaque au début de 1921 pour couper les lignes de communications entre Ankara et le reste du pays. Le 9 janvier 1921 les Turcs, commandés par le colonel Ismet, en positions prés de la gare d'Inönü, sont attaqués et reculent. Kemal envoient alors des renforts tandis que les Grecs font demi-tour s'estimant en infériorité pour affronter leurs ennemis. Ce que les Turcs appellent désormais la victoire d'Inönü n'est en réalité qu'une escarmouche ne faisant qu'une centaine de morts mais qui galvanise la résistance nationaliste.

Mustafa Kemal sur le front (source: Wikipedia.org)


Pour régler le problème turc, les Alliés organisent alors une conférence internationale à Londres. S'ils invitent une délégation du Sultan, ils font de même avec les nationalistes qui sont donc reconnu de facto comme un gouvernement légitime. Les Turcs réclament le retour aux frontières de 1914 avec la Grèce, l'évacuation de la région de Smyrne et acceptent le contrôle allié sur le Bosphore. Les Grecs, qui sont persuadés d'avoir l'avantage stratégique sur le terrain, rejettent ces demandes faisant échouer finalement la conférence. Mais les Turcs ne repartent pas de Londres les mains vides puisqu'ils en profitent pour signer un accord avec la France le 9 mars qui prévoit l'évacuation du sud de la Turquie à l'exception du district d'Alexandrette. Le 12 mars, les Italiens acceptent également de retirer leurs troupes entre avril et juillet. La parole reste donc aux armes face aux Grecs mais Kemal a définitivement sécurisé son flanc sud et surtout, après celui des Soviétiques, il peut désormais compter sur le soutien de la France et de l'Italie.

Les Grecs repartent à l'offensive en mars en direction d'Eskisehir et Afyonkarahisar. Le général Papoulas, commandant en chef de l'armée grecque, attaque à nouveau les positions d'Ismet à Inönü le 26 mars avec les 37 000 hommes du 3e corps grec contre les 35 000 soldats turcs. Mieux armés, les Grecs prennent Metristepe le 27 tandis que les contre-offensives turques échouent. Le 31 mars Ismet contre-attaque à nouveau obligeant les Grecs à battre en retraite.
Kemal envoie alors des unités dans le sud où les Grecs ont pris la ville d'Afyonkarahisar. La ville est reprise le 7 avril. Mais le mouvement de débordement du général Refet échoue finalement et les Grecs rétablissent leur ligne autour de Doumloupinar. Ils sont néanmoins stoppés et Kemal en profite pour réorganiser l'armée et donner l'ensemble du commandement à Ismet.


La bataille de la Sakarya.
La Grèce fait alors un ultime effort et rappelle de nouvelles recrues pour porter les effectifs de son armée à 200 000 hommes en Anatolie. Le 12 juin Constantin arrive à Smyrne et une offensive est lancée le 10 juillet. 126 000 Grecs attaquent les 122 000 turcs qui leur font face. Mais les premiers ont un net avantage matériel avec 410 canons contre 160, 4 000 mitrailleuses contre 700 et 20 avions contre 4. L'attaque la plus importante se déroule au sud contre Kütahya pour couper la voie ferrée qui relie cette ville à Afyonkarahisar afin ensuite de poursuivre vers le nord pour s'emparer du QG turc à Eskisehir.

La bataille se déroule donc sur un large front entre Afyonkarahisar et Kutahya. Ismet dont le gros des troupes stationnent toujours au nord vers Inönü se retrouve vite en difficulté. Après une percée, les Grecs s'emparent le 17 juillet de Kütahya et avancent sur Eskisehir. Les Turcs contre-attaquent le 21 juillet mais c'est un échec. Pour éviter l'encerclement Kemal ordonne donc dès le 18 juillet la retraite de ses troupes derrière le fleuve Sakarya.

Au sud, dans un méandre de la Sakarya, se trouve des unités de cavalerie chargées de protéger Eskisehir. Elles sont envoyées dans la steppe au sud-est de Bursa et parviennent à couvrir la retraite du flanc gauche de l'armée turque qui abandonne Afyonkarahisar aux Grecs le 23 juillet. Le gros des forces du secteur nord échappe ainsi à l'encerclement. Les Grecs l'emportent donc tandis que les Turcs perdent 40 000 hommes dont 30 000 déserteurs. Ankara se trouve alors directement menacée.

Face au danger, Kemal se voit donner pour trois mois des pouvoirs dictatoriaux. Il mène alors une brutale politique de réquisitions pour fournir aux troupes des vêtements, des vivres, des armes et des moyens de transports. Les femmes doivent acheminer ce matériel au front ou remplacer les hommes dans les champs. L'ensemble de la nation est alors mobilisée pour l'effort de guerre.

Le roi Constantin, fort de ses succès, veut désormais que ses troupes s'emparent d'Ankara pour briser définitivement les nationalistes. Mais ses hommes progressent sur un terrain difficile, entre montagnes et steppes désertiques, subissant la sécheresse de l'été sans un ravitaillement suffisant en eau tandis que l'armée de Kemal quant à elle attend l'ennemi sur le fleuve Sakarya.

La bataille de Sakarya vue par la propagande grecque (source: Wikipedia.org)


Le 20 les Grecs quittent Eskisehir pour se diriger sur Ankara. Papoulas tente alors de refaire la manœuvre d'encerclement réalisée à Kutahya. Pendant qu'un corps d'armée se déplace vers l'est le long de la voie ferré menant à Ankara, deux corps marchent au sud traversant la steppe d'Anatolie centrale pour attaquer le flanc gauche turc. Les kemalistes ont creusé des tranchées sur le plateau de Haymana au sud est d'Ankara. Ils dominent donc des hauteurs que les Grecs doivent prendre d'assaut.

Les positions turques suivent le cours de la rivière Sakarya du nord au sud jusqu'au confluent de l'Ilacaözü où elles obliquent à l'est et forment un angle droit. Papoulas veut faire une percée à la base de cet angle et pousser vers le nord-est en direction d'Haymana et d'Ankara. 100 000 soldats grecs passent à l'attaque face à 90 000 Turcs. Les combats sont très violents et certaines hauteurs changent de mains à plusieurs reprises. Les Grecs continuent à avancer. Kemal envisage alors de préparer une nouvelle ligne de défense dans les faubourgs d'Ankara et donne l'ordre de défendre chaque mètre de terrain.

Mais Papoulas craint d'aller plus avant et demande donc de cesser l'attaque le 12 septembre. Les combattants sont en effet épuisés par la férocité des combats. Les Grecs sont également en butte à des problèmes de ravitaillement en raison de l'éloignement de leur base de départ et les soldats commencent à manquer de nourriture et de munitions.

Les Grecs battent en retraite dans l'ordre et parviennent sans difficulté, à retourner sur leur position de départ. La bataille de Sakarya a au final duré 21 jours entraînant 3 700 tués et 18 000 blessés dans le camp turc et respectivement 4 000 et 19 000 chez les Grecs.


La déroute grecque.
Pendant que l'armée turque se reconstitue à la fin de l'année 1921 et au début de 1922 pour atteindre 200 000 hommes, le moral des troupes grecques s'effondre. Papoulas démissionne au profit du général Georges Hatzianestis, un incapable qui est tellement sûrde repousser les Turcs qu'il n'hésite pasà dégarnir son front pour envoyer trois régiments en Thrace où l'armée marche sur Istanbul. Mais les Français et les Britanniques renforcent la défense de la ville et obligent les Grecs à se retirer.

En Anatolie l'armée grecque a 225 000 soldats à opposer aux 208 000 combattants turcs. Si les Grecs sont mieux équipés, les Turcs ont l'avantage dans le domaine de l'artillerie lourde et surtout possèdent une cavalerie plus importante. Les Grecs tiennent alors un front de 640 km englobant le nord-ouest de l'Anatolie de Gemlik sur la mer de Marmara aux positions à l'est d'Eskisehir, Kütahya et Afyonkarahisar où le front tourne au sud-ouest le long de la vallée de Menderes jusqu'à la mer Égée. L'armée grecque est organisée en 3 corps d'armée, le 3e au nord, le 2e au centre et le 1er au sud.

Le plan d'attaque d'Ismet prévoit une poussée venant du sud contre les Grecs tenant le saillant d'Afyonkarahisar. L'objectif est d'isoler l'ennemi à l'intérieur et autour de ce saillant. Le secteur choisi est très montagneux mais les Turcs tiennent le sommet le plus élevé, le Kocatepe, qui s’élève à 2 000 m. Les Grecs sont retranchés dans des positions fortifiées. Pour attaquer ces positions les Turcs doivent descendre dans les vallées étroites et affaiblir l'ennemi par des tirs d'artillerie. Ils ne comptent porter qu'un seul coup tant l'opération apparaît risquée. La principale force turque est la 1ere armée de Nurettin Pacha renforcée par des éléments de la 2e armée au nord. Du sud-est vient le 5e corps de cavalerie de Farettin Pacha.

Le 26 août un tir de barrage se concentre sur le secteur sud d'Afyonkarahisar. Les canons grecs se taisent et l'infanterie turque avance sur les positions ennemies qui opposent une forte résistance. Les combats sont acharnés et les positions changent plusieurs fois de mains. Les Turcs progressent mais ne réussissent pas à percer. Le 27, le 4e corps de la 1ere armée commandé par le colonel Kemalettin Sami perce enfin les lignes ennemies et prend le pic d'Erkmentepe haut de 1 650 mètres. La cavalerie de Fahrettin trouve quant à elle un passage dans les montages et apparaît derrière les lignes grecques. Ayant perdu le bastion montagneux qui couvre son flanc droit, le général Trikoupis commandant la 1ere armée bat en retraite d'Afyonkarahisar pour rejoindre la plaine. Deux divisions du général Frangou se retirent alors vers l'ouest et perdent ainsi le contact avec le 1er corps. Les communications sont coupés avec l'arrière et de Smyrne, Hatzianestis ordonne une contre-offensive alors que seule une retraite en bon ordre peut sauver l'armée.

Les 1er et 2e corps grecs se trouvent alors autours de Doumloupinar une petite ville dans une vallée étroite qui contrôle la voie ferrée d'Afyonkarahisar à Izmir. La 1ere armée turque arrive par le sud et l'ouest, la 2e par le nord tandis que la cavalerie arrive par l'ouest pour encercler les Grecs. Mais ces derniers peuvent compter sur une division et sur le 3e corps grecs qui sont toujours intacts et qui, au nord, menacent le flanc droit turc. Malgré ce danger les Turcs décident néanmoins d'encercler Doumloupinar tandis que des forces plus faibles doivent harceler les Grecs au nord. Le 29, la ville est encerclée. Le 30 août, soumis aux tirs d'artillerie turcs et aux charges à la baïonnette, les Grecs sont défaits. Les 1er et 2e corps de Trikoupis et Dighenis essayent alors de s'échapper au nord-ouest par les pentes nord du Murat Dagi mais ils sont alors détruis en tant que forces combattantes tandis que les soldats qui échappent à la capture veulent fuir l'Anatolie. Le 2 septembre, les Turcs reprennent Eskisehir. Dans le nord, le3e corps grec se prépare à battre en retraite jusqu'à la mer de Marmara.

Les Turcs décident de faire poursuivre par les 1ere et 2e armées les unités grecques en retraite afin de les empêcher de former une nouvelle ligne de défense avec des renforts venus de Thrace. Les 2 et 3 septembre les généraux Trikoupis et Dighenis tombent dans un piège en descendant les pentes du mont Murat: ils se rendent avec 5 000 hommes et 500 officiers. Le moral grec s'effondre alors. Le gros des forces grecques réussit malgré tout à atteindre la cote égéenne. Le 5 septembre une nouvelle division débarque à Smyrne pour aider à tenir la ville face aux Turcs mais les soldats se mutinent. Le 6 et le 7, l'armée de Kémal s'empare de Balikesir, Bilecik et Aydin. La situation est désespérée pour l'armée grecque qui abandonnent Nif, qui commande la dernière trouée de la barrière de montagne à l'est de Smyrne, pour se diriger vers la péninsule d'Urla au sud-ouest de la ville afin d'être évacuée d'Anatolie. Le 9 les Turcs prennent enfin Smyrne tandis que le 16 les derniers soldats grecs quittent la péninsule d'Urla.

L'armée turque entre dans Smyrne (source: Wikipedia.org)


La stratégie de Kemal d’arrêter et de détruire l'armée grecque dans le sanctuaire anatolien a parfaitement réussi. En évitant les opérations imprudentes il a réduit au minimum les pertes puisqu'en trois ans l'armée turque ne perd face aux Grecs que 13 000 officiers et soldats et 35 000 blessés.

Après l'entrée des troupes turques dans Smyrne des troubles éclatent dans la ville. Les soldats turcs commencent en effet à massacrer les chrétiens malgré les ordres contraires de Kemal. Le 13 septembre c'est un immense incendie qui ravage la ville et oblige les habitants à fuir sur le front de mer afin d’être évacué par des navires alliés. La présence millénaire des Grecs dans cette ville prend fin. Les Turcs la reconstruisent sous le nouveau nom d'Izmir.

Après Smyrne l'armée turque victorieuse s'emparent de Bursa et se dirigent vers Istanbul et la Thrace. Lloyd George refuse qu'elle traverse les détroits neutres. Mais si les Britanniques veulent arrêter les nationalistes par la force, les Français et les Italiens ne veulent à aucun prix d'une épreuve de force avec les Turcs ce qui est également le cas de l'opinion britannique qui rejette l'idée d'une nouvelle guerre. Les Grecs acceptent alors, à la demande des Britanniques, d'évacuer la Thrace derrière le fleuve Maritsa. Kemal profitant de la situation et d'un changement de gouvernement en Grèce, commence sa démonstration de force en envoyant 40 000 soldats vers Çanakkale, 50 000 en direction d'Izmit, 40 000 sur Istanbul et 20 000 en Thrace.

Le général britannique Harington commence à négocier avec Kemal. L'armistice, signée à Madanya, accorde aux Turcs le droit d'occuper la Thrace orientale. A Londres, la chute de Lloyd George amène à la tête du pays Bonar Law un conservateur qui souhaite régler à tout prix la question turque. Pour cela il convoque une conférence internationale à Lausanne.


La naissance de la Turquie moderne.
A la conférence de Lausanne il est décidé que les Détroits repassent sous contrôle turc en échange de la liberté de navigation. Concernant la question des minorités nationales et religieuses en Turquie il est prévu des échanges de populations: les populations grecques quittent définitivement l'Asie Mineure et la Thrace orientale, mouvement qui a déjà largement commencé avant 1923 tandis que les Turcs de Grèce quittent le royaume hellène. La question de la frontière avec la Grèce en Thrace est régléetandis que les Turcs abandonnent Mossoul qui reste sous mandat britannique en Irak. Un traité de paix est signé le 24 juillet 1923, le seul où le point de vue des Alliés ne l'emporte pas totalement, contrairement aux autres traités de paix concluant la fin de la Grande Guerre. Le traité de Lausanne du 23 octobre 1923 reconnaît alors la République turque comme l'État successeur de l'Empire ottoman. Mustafa Kemal a désormais les mains libres pour transformer en profondeur la Turquie.

Dix jours après la signature du traité de paix, les troupes alliées se retirent définitivement d'Istanbul et de l'ensemble de la Turquie. La victoire turque dans cette guerre d'indépendance permet d'asseoir le prestige du pays sur la scène internationale et donne à Kemal l'autorité nécessaire pour commencer l'occidentalisation du pays. Fort de ces succès, il fait abolir le sultanat ottoman le 1er novembre 1922 et le dernier Sultan quitte Istanbul le 17 sur un navire britannique.

Le mouvement national turc est parvenu, à l'issue de plus de trois de combats, à faire reculer les Alliés et à rendre caduc le « diktat » de Sèvres. La catastrophe de 1918 est effacée et le sentiment national fortifié. Il n'existe plus en effet en 1922 un irrédentisme turc comme il en existe alors un en Allemagne et dont va se nourrir Hitler pour s'emparer du pouvoir et conduire son pays et l'Europe dans une nouvelle guerre. La Turquie, modernisée par Mustafa Kemal Ataturk, peut, par sa victoire dans le guerre d'indépendance, emprunter un chemin différent de celui des anciens vaincus de 1918, évitant la catastrophe du Second conflit mondial.

Bibliographie:
Andrew Mango, Mustafa Kemal Atatürk, Coda, 2006.
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie : de l'Empire à nos jours, Tallandier, 2013.

Jacques Benoist-Méchin, Mustafa Kémal ou la mort d'un empire, Albin Michel, 1954.

Perdre la Guerre Froide : la somme de toutes les erreurs (1/2)


A notre époque marquée par les interventions extérieures et la contre-insurrection, on a du mal à imaginer qu’il y à encore une trentaine d’années, on se préparait en Europe même, à un conflit de haute intensité, avec un risque élevé d’escalade nucléaire.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Affiche soviétique pour les 35 ans du Pacte de Varsovie
source : http://adream.e-monsite.com/album/la-propagande-pendant-la-guerre-froide/affiche-urss-a-la-gloire-du-pacte-de-varsovie.html



Le pacte de Varsovie, créé en 1955 et dissout en 1991, représente la plus gigantesque alliance militaire de tous les temps. Sa principale zone d’action était le centre-europe, en cas de conflit avec l’OTAN. Sa doctrine apparaissait comme résolument offensive, d’importantes forces étant massées, sur le pied de guerre, aux frontières de l’Europe de l’Ouest, notamment en RDA. Finalement, toute cette puissance s’est effondrée sans combat, avec un résultat géostratégique équivalent : les occidentaux étant maintenant (pacifiquement) aux portes de la Russie, lui contestant même les ex-marches intérieures de l’empire, comme l’Ukraine et la Biélorussie. Comment en est-on arrivé là ? Comme nous allons le voir, cela s’est principalement joué en une douzaine d’années, des lendemains de la guerre du Viêt-Nam à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev.
Jérôme Percheron  


Les Etats-Unis après le Viêt-Nam

 

Un tableau inquiétant

 

L’année 1973 marque la fin de l’engagement américain en Asie du Sud-Est. Les Etats-Unis ne peuvent que constater l’échec de leur politique étrangère et de leur stratégie dans cette région. Dans les années qui suivent, leur diplomatie et leur armée vont traverser une profonde crise de perte de confiance. Cette même année a lieu le premier grand choc pétrolier, qui va sérieusement compliquer l’économie du monde occidental et mécaniquement favoriser les pays producteurs, au rang desquels l’Union Soviétique.

La Navy, principal pilier de la puissance américaine à travers le monde, a vu ses groupes aéronavals engagés intensivement depuis 10 ans au large du Vietnam, et doit faire face à une usure inquiétante de ses bâtiments et de ses équipages. L’armée de terre et le corps des Marines, démoralisés, ont perdu leur lien avec la nation. L’opinion publique veut tourner la page de la guerre et dans ce contexte, des diminutions drastiques des budgets militaires sont décidées, menant à l’abandon de la conscription pour laisser place à une armée de métier. D’une manière générale, les fonds engagés dans le conflit ont retardé l’étude de nouveaux matériels, entraînant un risque d’obsolescence face à ceux alignés par le bloc de l’Est.

La doctrine stratégique nucléaire ou « M.A.D. »

 

Au niveau stratégique, les Américains restent fidèles à la doctrine Mac Namara de la M.A.D. (Mutual Assured Destruction), confortée par Nixon et Kissinger suite à la « Détente » : ils considèrent qu’un conflit nucléaire entre les grandes puissances ne peut se terminer que par la destruction totale de celles-ci. Ceci ne peut être évité qu’en menaçant de riposter même si le pays est détruit, ce qui est assuré par les sous-marins nucléaires, éléments vitaux de la dissuasion. Ainsi, il n’est pas nécessaire de cibler avec précision les infrastructures ou les forces militaires de l’ennemi : une stratégie anti-cités suffit (cibler les centres de population), puisque normalement on ne devrait pas en venir jusque là. C’est ce qu’on appelle « l’équilibre de la terreur ». Ce n’est pas l’avis des Soviétiques, nous le verront plus loin.

Au lieu de se remettre en question et de capitaliser sur la guerre qu’ils viennent de mener au Viêt-Nam face à une adversaire hybride1(et qui, on le sait maintenant, va préfigurer celles qu’ils devront mener dans l’avenir), ils préfèrent se recentrer sur ce qu’ils savent le mieux faire : la préparation d’un conflit de haute intensité. Celui-ci aura vraisemblablement lieu en centre-Europe, en tentant d’en maîtriser les risques d’escalade pour ne pas en arriver à une vitrification réciproque. Pour cela, il faut maintenir autant que possible l’utilisation de l’arme nucléaire au niveau tactique (champs de bataille).

La doctrine tactique « Active defense »

 

Afin de réorganiser l’armée en cours de professionnalisation et conceptualiser cette guerre future, le TRADOC (Training and Doctrine Command) est crée en 1973. Son premier commandant, le général DePuy doit faire face à une urgence: les Etats-Unis ont perdu, en raison du coût de la guerre du Viêt-Nam, pratiquement 10 ans dans la course aux armements face à l’URSS. Il lance donc des programmes d’armements, tels le tank M-1 Abrams ou le véhicule de combat d’infanterie M-2 Bradley, qui constituent toujours quarante ans plus tard l’ossature des unités blindées américaines.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Franchissement du canal de Suez par l'armée égyptienne au début de la guerre du Kippour en 1973 (vue d'artiste)
http://www.leqg.org/forum/viewtopic.php?f=77&t=13715

Pour réorganiser les divisions de l’armée de terre, il va étudier plusieurs conflits depuis la seconde guerre mondiale, et en particulier celui qui vient de se terminer : la guerre Israélo-arabe du Kippour, qui a vu des armées structurées et équipées par les soviétiques mettre en grand danger Israël. En effet, dans les premiers jours de cette guerre, l’armée égyptienne a percé les défenses israéliennes sur le canal de Suez, l’a franchi et a résisté à de nombreuses contre-attaques, pendant que sur le plateau du Golan les Syriens submergeaient les défenseurs et faillirent atteindre le Jourdain. Trois semaines d’un combat intense ont vu plus de tanks et d’artillerie détruits dans les deux camps que tout l’inventaire américain de ces équipements en Europe2. Les armements les plus modernes ont été utilisés, en particulier les systèmes intégrés de missiles anti-aériens et les missiles guidés anti-char à longue portée, ces derniers rendant, fait nouveau, les chars très vulnérables à l’infanterie même à grande distance.

DePuy en déduit que la prochaine guerre devra se gagner dès les premières batailles, qui auront un tempo et un niveau d’attrition surpassant en intensité tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Il met donc l’accent sur la puissance de feu et les armements anti-chars pour arrêter une éventuelle offensive mécanisée du Pacte de Varsovie en Centre-Europe3, depuis une série de positions préparées, compensant en partie l’infériorité numérique de l’OTAN. Ceci aboutit au document de doctrine  Field Manual 100-5, édition 1976, basé sur cette notion de défense active, qui va structurer l’armée américaine et l’OTAN jusqu’au début des années 80.

L’expansion stratégique de l’URSS


Le pacte de Varsovie


Cette alliance, principalement militaire, mais aussi économique et politique, a été créée en réaction à la remilitarisation de l'Allemagne de l'Ouest par l'OTAN, avec la création de la Bundeswehr en 1955. Bien que l'acte du traité (conclu le 14 mai de la même année à Varsovie) stipule qu'un état peut y adhérer indépendamment de son régime social et politique, le but affiché officiellement par ce dernier, selon les Soviétiques, est en réalité "de défendre les conquêtes du socialisme, de garantir la paix et la sécurité en Europe"4. Bien qu'imprécise, cette phrase indique clairement à qui il s'adresse.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Sous-marin d'attaque soviétique à propulsion nucléaire Victor III (mis en service en 1978)
source : http://www.fas.org/man/dod-101/sys/ship/row/rus/671.htm

A son apogée au début des années 80, le pacte a regroupé, dans ses forces conventionnelles, plus de 4 millions de soldats , environ 60 000 tanks et 70 000 blindés divers, 6000 avions de combat et une marine forte de plus de 250 grands navires de surface et 250 sous-marins5 dont le niveau technologique et la furtivité rattrapent celui des occidentaux à la fin des années 70, avec les sous-marins d’attaque de classe Victor III. Les meilleures unités terrestres sont stationnées en posture offensive aux frontières de l’OTAN, en particulier en Allemagne de l’Est, devenue une gigantesque base militaire : un quart de la superficie totale du pays est occupée par des installations militaires (soviétiques et allemandes) interdites à la population, cette dernière étant étroitement contrôlée par le ministère de la sécurité de l’état ou STASI. 

L’avantage numérique est clairement en faveur du Pacte. Sur le théâtre centre-europe, par exemple, il aligne environ 20 000 tanks, contre 7000 pour l’OTAN6. De plus tous les matériels, organisations et procédures sont standardisés sur l’ensemble des pays du Pacte, ce qui est loin d’être le cas pour son adversaire. En ce qui concerne la parité en missiles balistiques intercontinentaux, celle-ci est acquise depuis le début des années 70. Le point faible reste la capacité de la marine, par manque de bases à l’étranger (les Etats-Unis tentant de s’opposer à leur installation par tous les moyens), à contrer la menace que représentent les sous-marins nucléaires américains lanceurs de missiles balistiques et bientôt de missiles de croisière, et à protéger les leurs. L’idée est alors de doter la flotte d’une couverture aérienne et anti-sous-marine capable de la protéger loin de ses bases, d’où le lancement, à partir de 1975, des porte-aéronefs de la classe Kiev7

L’autre hantise des militaires du pacte est la menace représentée par les grands porte-avions américains. Dans les années 50-60, un croiseur soviétique devait suivre chaque porte-avion et bombarder son pont d’envol, pour le rendre inutilisable, au premier signe d’intention hostile. Dans les années 70 et 80, le réseau de surveillance, basé sur les satellites, les avions patrouilleurs et les écoutes sous-marines, est théoriquement capable de localiser ces derniers et de permettre au bombardiers stratégiques et aux sous-marins d’attaque d’envoyer contre chaque porte-avion une salve d’une centaine de missiles antinavires, munis d’ogives conventionnelles ou non, de manière à saturer ses défenses.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Porte-aéronef Kiev en 1985
source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Kiev_1985_DN-SN-86-00684r.jpg

Une conjoncture internationale favorable

 

L’interventionnisme américain étant « refroidi » pour quelques années au moins depuis le retrait du Viêt-Nam, l’URSS se sent pousser des ailes. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 semblent lui bénéficier grandement, étant elle-même une grande productrice d’or noir. De nombreux états du tiers-monde, suite à la décolonisation ou au recul des Etats-Unis, sortent de l’influence occidentale (Angola, Mozambique, Ethiopie, Zaïre, Somalie, Rhodésie en Afrique, ou encore Nicaragua et Salvador en Amérique du sud, au portes mêmes des Etats-Unis, ainsi que l’Afghanistan…), pour vite se faire « happer » par le bloc communiste. La tendance « internationaliste » prends le dessus au sein du parti communiste d’URSS et il est décidé, étant donné la « corrélation des forces » favorable, qu’il est temps d’exporter le système socialiste dans le monde, en aidant directement et massivement (donc militairement) les pays du tiers-monde désireux de s’affranchir de la tutelle occidentale. Cela permet également de commencer à constituer un réseau de bases navales dans les pays « frères » afin d’accompagner cette expansion8, la supériorité maritime de l’U.S. Navy sur les mers du globe étant jusque là sans partage.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Conseillers militaires soviétiques en Angola, 1983
source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:East_Bloc_military_advisors_in_Angola,_1980s.JPEG

L’intervention en Afghanistan est décidée, après beaucoup d’atermoiements, pour à la fois venir au secours d’un mouvement communiste afghan imposé de force à une société tribale et religieuse qui le rejette viscéralement, mais aussi pour ne pas laisser cette rébellion islamique naissante gagner les autres républiques musulmanes d’URSS. L’Opération « Prague » (le nom n’est pas choisi au hasard…) commence par une intervention aéroportée permettant la prise de contrôle de l’aéroport de Kaboul et la prise d’assaut du palais présidentiel assorti de l’exécution du président Afghan, jugé trop conciliant avec les Américains, pour le remplacer par quelqu’un de plus loyal. Puis la 40ème armée prend rapidement possession des villes et des grandes routes du pays. Cette intervention directe, massive, sans tentative de justification particulière, surprend les occidentaux et va fédérer contre les Soviétiques de nombreux pays, au rang desquels la riche Arabie Saoudite, les Etats-Unis, le Pakistan mais aussi la Chine, qui ne pouvait rêver mieux pour affaiblir son « frère ennemi ». Cette guerre va s’avérer un gouffre financier et humain qui va réveiller une opinion publique intérieure pourtant bien muselée et hâter la fin de l’Empire.

L’Europe et la stratégie soviétique


Le fil directeur de la stratégie soviétique concernant l’Europe est son « découplage » des Etats-Unis, afin d’étendre son influence sur le contient européen et ainsi d’isoler ces derniers. En effet, tant que les USA sont solidaires de l’Europe de l’Ouest en cas de conflit avec le pacte de Varsovie, la situation dégénèrera immanquablement en conflit mondial. Mais si les Etats-Unis n’étaient plus aussi disposés à risquer une escalade nucléaire, et donc leur existence même, pour venir au secours de leurs amis européens, il serait possible, moyennant une préparation de l’opinion publique européenne, dont une partie n’est pas hostile à une convergence des systèmes politiques, de « finlandiser », c'est-à-dire d’attirer dans l’orbite soviétique par neutralisation de leur politique extérieure, plusieurs états européens, au premier rang desquels l’Allemagne de l’Ouest9

C’est cette stratégie qui motive au départ l’adhésion du bloc soviétique au cycle des conférences sur la sécurité et la coopération en Europe, dont la première et la plus célèbre est celle d’Helsinki (1973-1975), qui, à la grande satisfaction de l’URSS, ratifie les frontières du bloc de l’Est et l’influence de cette dernière sur ses états satellites, mais qui contient un chapitre anodin dont elle n’as pas vu l’importance ni l’utilité… celui concernant les droits de l’Homme10. Ceci va devenir un véritable « ver dans le fruit » qui va encourager et légitimer de nombreux dissidents à témoigner de ce qu’est la vie de l’autre côté du rideau de fer, et donc mettre à mal, malgré une répression féroce, le courant de sympathie qui existe en Europe à cet époque pour le système communiste, et donc au final être contre-productif par rapport à cette stratégie.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
SS-20 sur son lanceur mobile
source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:SS20_irbm.jpg

A partir de 1975, les soviétiques testent un nouveau missile à tête nucléaire et à portée intermédiaire, le SS-20, qui leur permet d’atteindre avec précision des cibles en Europe. Doté d’un lanceur mobile, il est très difficile à localiser et à éliminer. Une première frappe de ces « euromissiles » pourrait ainsi balayer toutes les bases de l’OTAN. L’équilibre stratégique est rompu : il n’y a rien d’équivalent en Europe de l’Ouest. Cette nouvelle arme leur permet de contourner les accords SALT de 1972 de limitation des armements stratégiques (qui ne concernent que les missiles balistiques intercontinentaux) et de mettre à l’épreuve la solidité du lien entre les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest. Justement, malgré une décision unanime de l’OTAN en 1979 de mettre en place des missiles équivalents d’ici à fin 1983, les Pershing II et les missiles de croisière, le chancelier Helmut Schmidt prend discrètement des contacts en 1981 avec son homologue Est-allemand pour entamer des négociations11. Il est vrai que son pays est le plus concerné par la mise en place de ces missiles. L’URSS accepte de retirer ses SS-20 si l’OTAN retire une bonne partie de l’armement nucléaire stationné en Europe, incluant l’arsenal français. Des manifestations pacifistes gigantesques ont lieu en 1982-1983 pour s’opposer à la mise en place des Pershing II, principalement en RFA, soutenues en sous-main par Moscou, usant de son influence secrète sur certains partis politiques européens12. Finalement le sursaut viendra du président socialiste français François Mitterrand, qui, bien plus atlantiste que son prédécesseur, déclarera en octobre 1983 au cours d’un célèbre discours à Bruxelles, «(… ) je constate que les pacifistes sont à l'Ouest et les euromissiles à l'Est. ». Le nouveau chancelier allemand Helmut Kohl, au pouvoir depuis octobre 1982, sur la même ligne que son homologue Français, permet à l’OTAN de rester ferme face à la tentative soviétique, et de soutenir l’ « option zéro » proposée par le président Américain depuis 1981 : retrait des SS-20 et retrait ou non-installation de leur équivalents à l’Ouest. Ce qui s’avèrera payant, puisqu’en décembre 1987, un accord en ce sens est signé avec Moscou.

Face aux Etats-Unis

 

A la différence de son adversaire, la stratégie soviétique rejette la M.A.D. Pour eux, la dissuasion nucléaire n’est crédible que si on est réellement capable de gagner une guerre nucléaire13. Les sous-marins nucléaires ne sont pas vus comme le moyen ultime de la dissuasion, mais comme un des moyens stratégiques nucléaires (avec les vecteurs lancés depuis la terre et depuis les bombardiers) devant effectuer une première frappe ciblant les moyens nucléaires stratégiques, les centres de commandement et l’infrastructure politique et administrative de l’ennemi, avant que celui-ci n’ait pu utiliser ses propres armes nucléaires. Il n’y a pas de seconde chance : il est impératif que cette attaque soit lancée dès les premiers signes de préparatifs d’une agression nucléaire de la part des Etats-Unis14.

Les marches de l’empire, des alliés moins fiables qu’il n’y paraît

 

Le pacte de Varsovie ne doit pas être vu comme un bloc monolithique. Il est très risqué de mener ensemble au combat des soldats est-allemands de la Nationale Volksarmee et des soldats Polonais, vu le passé encore frais de la seconde guerre mondiale. Il en est de même entre Roumains et Hongrois. Bien que très intégrés militairement (sous commandement soviétique), de fortes dissensions politiques et de la défiance envers l’autorité soviétique se font régulièrement jour en Europe centrale. De la même manière que les Etats-Unis n’hésitent pas à soutenir des prises de pouvoir ou des répressions menées par des régimes dictatoriaux (Chili, Nicaragua) afin de contrer l’influence de l’adversaire à leur portes, des soulèvements populaires contre la mainmise soviétique (RDA 1953, Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1970) sont réprimés de manière brutale, voire sanglante dans le cas de la Hongrie, où l’opération est menée par un certain Youri Andropov, ce qui lui vaudra une brillante carrière… Nous le rencontrerons à nouveau un peu plus loin.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Prague, 1968
source : http://histoiregeolyceerombas.over-blog.com/article-22136054.html

Lors de la crise polonaise de 1980-1982, la CIA apporte une aide massive aux opposants, en matériel de reprographie, ordinateurs, finances et émetteurs radio15. L’Armée rouge est à nouveau à 2 doigts d’intervenir :
  • en septembre 1981 : le plus grand exercice militaire jamais organisé par le pacte de Varsovie a lieu du 4 au 12 septembre tout près de la frontière polonaise, en Ukraine, ce qui permet d’envoyer aux dirigeants polonais un message fort quant à leurs intentions. Peu de temps après, le général Jaruzelski, ministre de la défense polonais, deviendra chef de l’état et proclamera la loi martiale16.
  • En janvier 1982 : la mission militaire française de liaison auprès du haut commandement soviétique en Allemagne, qui selon le traité de Postdam, est habilitée à circuler relativement librement (mais parfois au péril de la vie de ses agents) sur le territoire de la RDA, détecte des préparatifs inquiétants : plusieurs divisons soviétiques stationnées dans ce pays sont sur le pied de guerre près de la frontière polonaise, avec d’étranges grandes marques d’identification blanches peintes à la hâte sur le dessus des véhicules, qui sont non sans rappeler celles utilisées lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie17


1 Hybride : mêlant guérilla et combat conventionnel

2 Deciding what to be done : General W E DePuy and the 1976 edition of the FM 100-5, Leavenworth Papers n° 16, Fort Lavenworth, July 1988, p. 30.

3 Ibidem, p. 9

4Dictionnaire encyclopédique militaire, Moscou, 1984, p. 111

5 Military balance 1980-1981, Londres, 1980, pp. 14-28

6 Ibidem, pp. 112

7 P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix, Guerre froide et espionnage naval, Nouveau-monde éditions, Paris, 2009, p. 322

8 Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Pluriel, Paris, 2010, pp. 805-806.

9 Ibidem, pp. 857-859

10 Ibidem, pp.795-796

11 Ibidem, p. 915

12 Ibidem, p. 917

13 Ibidem, p. 812

14 P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix, Guerre froide et espionnage naval, Nouveau-monde éditions, Paris, 2009, pp. 319-320.

15 Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Pluriel, Paris, 2010, p. 907

16Yacha MacLasha, Guerres & Histoire n° 12, avril 2013

17 Roland Pietrini, Vostok, Mission spéciale production, Les Echelles, France, 2008, pp. 84-85

Perdre la Guerre Froide : la somme de toutes les erreurs (2/2)



Les Etats-Unis renouent avec une stratégie offensive


Le raidissement sous l’ère Carter
L’arrivée de l’administration Carter au pouvoir en 1977 s’accompagne d’un abandon progressif de la doctrine Nixon-Kissinger de coexistence (relativement) pacifique face à l’expansion stratégique de l’URSS. Le président américain signifie clairement au premier secrétaire soviétique Brejnev que profiter de la révolution Islamique en Iran pour prendre pied dans cette région représenterait un casus belli, de même qu’intervenir militairement en Pologne pour écraser le soulèvement des syndicats. Ce durcissement est en particulier dû à son conseiller à la défense Brezinski (d’origine polonaise et farouchement anti-communiste). Ce dernier pousse également à envoyer discrètement de l’aide au rebelles Afghans qui s’organisent face au pouvoir procommuniste d’alors, dès avant l’intervention soviétique dans ce pays1


Par Jérôme Percheron


La flotte au cœur de la nouvelle stratégie
C’est également sous l’administration Carter que la marine initie, à partir de 1977, un programme de réarmement sans précédent, la « 600 ships Navy » de l’amiral Holloway, devant lui permettre dans les 15 ans d’avoir suffisamment d’unités pour être présente simultanément sur toutes les mers du globe, tout en faisant face à la montée en puissance de la flotte soviétique sous l’impulsion de l’amiral Gorshov.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le porte-avions à propulsion nucléaire américain Nimitz en 1984 (lancé en 1975), avec les différents types d'avions embarqués à l'époque (de gauche à droite) : quatre A-6E Intruder, deux S-3A Viking, six F-14A Tomcat et quatre A-7E Corsair
source : http://www.navsource.org/archives/02/68.htm
D’autre part, des simulations effectuées au Naval War College de Norfolk à partir de 1979 (le Global War Game), permettent de se rendre compte que, malgré un développement rapide et récent, la marine soviétique n’as pas l’allonge suffisante (par manque de moyens aéronavals et de bases) pour s’opposer à une offensive majeure. Ceci va amener à un changement de stratégie. En effet, jusque là, la flotte américaine et ses alliées de l’OTAN se préparaient à une nouvelle bataille de l’Atlantique en mettant une grande part de leurs moyens à la protection des convois chargés d’acheminer les renforts en Europe. Finalement, elles peuvent l’emporter en se focalisant plutôt sur la destruction de la flotte ennemie2 : ainsi, une maîtrise de la mer méditerranée est aisément envisageable, ainsi que le soutien aux opérations terrestres dans le nord de l’Europe (Danemark, Suède, Norvège) par notamment des opérations amphibies, couplée à la recherche et destruction des sous-marins soviétiques dans l’atlantique Nord, sans oublier la domination du Pacifique. La zone Atlantique Nord-Est sera la plus disputée, car menant directement aux bases et aux chantiers navals soviétiques. Globalement, on s’attend à perdre malgré tout plusieurs porte-avions, victimes d’attaques de saturation à l’aide d’armes nucléaires.

 
Concernant la lutte anti-sous-marine, les Etats-Unis, vont mettre à contribution leurs alliés européens, en particulier la Grande-Bretagne, qui va ainsi lancer une série de 3 petits porte-avions (classe Invicible), équipés d’hélicoptères de lutte anti-sous-marine et d’avions à décollage/atterrissage court/vertical pour leur protection rapprochée. Ils sont destinés à la chasse aux sous-marins soviétiques dans l’Atlantique, sous la protection des grands porte-avions américains. Finalement, leur seule utilisation en temps de guerre sera, pour le navire de tête de classe, de servir decapital ship lors de l’expédition de reconquête des îles Malouines en mai 1982, contre un autre allié des Etats-Unis …
Reagan : ébranler pour mieux négocier
C’est l’administration Reagan qui enterre définitivement la « détente »,en passant du raidissement à une politique résolument offensive visant à déstabiliser l’URSS. Son équipe et lui son convaincus qu’elle n’a pas les moyens économiques d’assurer son expansion internationale, ni de les suivre dans la course aux armements. Il s’agit donc de « pousser les curseurs » afin que l’URSS demande grâce et soit disposée à la négociation, avec les Etats-Unis en position de force, pour préparer le « monde d’après », celui de la mondialisation qu’il entrevoit déjà. D’autre part, il veut répondre de manière forte à l’exportation des révolutions socialistes à travers le monde (Afghanistan, Nicaragua, Angola …) Pour cela, il va relancer les opérations de « guerre psychologique » : opérations secrètes de tests des défenses et de renseignement à la périphérie de l’URSS. Ceci va mettre une pression terrible sur les militaires et dirigeants soviétiques.
Les survols des frontières par des avions espions sont relancés, ce qui va entraîner la confusion de l’un d’entre eux avec un avion civil de la Korean Airlines ayant dévié de sa route, abattu par la chasse soviétique en 1983 et entraînant la mort de tous ses passagers et membres d’équipage. En 1981 et 1983, 2 grands exercices navals sont réalisés. Le premier amène une flotte de l’OTAN de plus de 80 navires à franchir la ligne GIUK (Groenland, Iceland, United Kingdom : seul passage maritime entre l’Europe du nord et l’Atlantique, en dehors de la Manche) sans être détectée, à stationner près des approches maritimes de l’URSS et à y effectuer des simulations d’attaques, en particulier en direction de la péninsule de Kola, base principale des sous-marins stratégiques soviétiques. Le second consiste à envoyer la VIIème flotte avec 3 groupes de porte-avions à 450 nautiques de la péninsule du Kamtchaka, zone hautement stratégique abritant en particulier la grande base navale de Petropavlosk, et à y effectuer une attaque simulée sur une des îles Kouriles3. A l’issue de ces exercices, la marine américaine retrouve une grande confiance en elle, et est persuadée que l’URSS n’a pas les moyens de protéger ses frontières maritimes.
Tout ce bel enthousiasme doit cependant être tempéré par le fait que l’amirauté soviétique a pu, de 1968 à 1984, décrypter toutes les communications de la marine américaine, mais aussi de la CIA et de l’armée … et donc de connaître à tout moment la position des porte-avions de l’OTAN… En effet à partir de 1967, l’officier marinier américain John Walker fournit régulièrement à l’URSS, contre rémunération, les livres des clés de cryptage de la machine à coder KL-7 utilisée par toutes les instances militaires et de renseignement américaines. Il reste cependant, pour déchiffrer les messages à l’aide de ces codes, à mettre la main sur une telle machine. C’est chose faite le 23 janvier 1968, lorsque le cargo espion de la CIA USS Pueblo est capturé par les Nord-Coréens, qui bien sûr expédient aussitôt la précieuse machine à leur « grand frère » soviétique4. En 1976, John Walker part à la retraite, non sans passer le flambeau à l’un des ses anciens collègues, qui poursuit son «œuvre». En 1984, les machines à coder sont remplacées par des systèmes électroniques, mettant fin à l’un des plus grands désastres potentiels de la guerre froide… 
La doctrine « Air Land Battle » et le FOFA (Follow On Forces Attack)
Revenons à la doctrine « Active Defense » exposée plus haut. Depuis sa mise en application par les armées américaines en 1976, et en ricochet par celles de l’OTAN, nombre de critiques ont été émises. On lui reproche d’être trop axée sur la défensive, en privilégiant le feu sur la manœuvre, de ne pas tenir compte l’adversaire dans la profondeur du champ de bataille (car trop focalisée sur des lignes de défenses), et de ne pas utiliser suffisamment la 3eme dimension (air) autrement qu’en logistique ou combat anti-char. Ce qui fait peur aux stratèges de l’OTAN, ce sont les seconds voire troisièmes échelons stratégiques du pacte de Varsovie : une fois les troupes du 1eréchelon épuisées par l’« Active défense», des divisions fraîches venant de secteurs plus reculés (stationnées en Ukraine, en Russie, et dans les pays satellites), pourront submerger les restes des forces de l’OTAN.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Char américain M-1 Abrams et hélicoptères d'attaque AH-64A Apache coordonnant leur feux
source  : http://www.defense.gov/dodcmsshare/newsphoto/1998-04/980402-A-1200M-011.jpg
Le successeur de DePuy au TRADOC, le général Starry, estime qu’il est donc nécessaire de pouvoir frapper les arrières de l’ennemi : la logistique et les forces des échelons suivants. C’est le principe du «Follow On Forces Attack », une notion qui commence à être conceptualisée dès la fin des années 70 et qui préfigure la doctrine « Air Land Battle »5, en s’élevant au-dessus du niveau de la division pour atteindre celui du corps d’armée et de l’armée, à un niveau situé entre la tactique et la stratégie, qui permet de considérer une campagne non comme une suite de batailles qu’il faut gagner séquentiellement, mais comme un ensemble d’affrontements distribués dans la profondeur et sur tout la largeur du front, qu’il n’est pas nécessaire de tous gagner pour assurer la victoire finale : en fait, les américains (re-)découvrent l’art opératif, bien connu des soviétiques et expérimenté par ces derniers depuis les années 30, et en particulier à partir de la fin 1942 avec les opérations Saturne et Uranus menant à la victoire de Stalingrad .
Bien que surpassant en nombre les armées de l’OTAN, les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie n’ont pas la même souplesse. Autant le niveau opératif est très élaboré, autant le commandement centralisé laisse peu d’initiative aux échelons tactiques, et surtout, à la différence des armées occidentales, il n’y a pas un corps de sous-officiers de carrière capable d’être la « mémoire » des savoir-faire de l’armée. En effet, seul les officiers font carrière, les autres effectuent un service militaire de 2 ans. Ceci donne des unités relativement peu réactives face aux changements inévitables qui, en cours de campagne, se produisent sur le champ de bataille par rapport au plan initial.
La combinaison de la manœuvre et du feu, avec l’utilisation des nouvelles armes« intelligentes » issues des récents progrès de la technologie occidentale en matière d’électronique et d’informatique (missiles de croisière, bombes et obus guidés) doit permettre à la fois d’atteindre le second échelon de l’ennemi mais aussi de parvenir à un niveau de précision permettant de se passer de l’arme nucléaire, et de maintenir ainsi le conflit à un niveau conventionnel. Les divisions, corps d’armées, et armées doivent être capables de se déplacer seules sur de longues distances afin de frapper les flancs et les arrières de l’ennemi, puis de se retirer et de réitérer, en manœuvrant constamment de manière à faire disparaître la notion de « front »,désorientant les formations compactes du Pacte du Varsovie. Une étroite coopération avec les éléments aériens doit avoir lieu de manière à toujours considérer le champ de bataille dans ses 3 dimensions, en particulier en se servant des hélicoptères comme pion de feu et de manœuvre. Voilà les grandes lignes de cette nouvelle doctrine, qui aboutit au nouveau « Field Manual »FM-100-5 de 19826.
Nettement plus offensive que l’ « Active Defense », la nouvelle doctrine fait, dans un premier temps, peur aux alliés européens des Etats-Unis, qui pensent qu’une telle posture ne pourrait que provoquer le pacte de Varsovie. La France, qui ne faisait pourtant pas complètement partie de l’OTAN à cette époque (s’étant retirée du commandement intégré de cette organisation en 1966) fait pourtant figure de « meilleure élève » en l’appliquant à la lettre avec la création de la Force de Réaction Rapide, en 1984, sous l’impulsion du ministre de la défense Charles Hernu. C’est un corps d’armée combinant division aéromobile et divisions légères blindées, qui doit pourvoir se porter rapidement, en traversant la RFA, sur les flancs d’une offensive mécanisée du Pacte de Varsovie.
D’autre part, le patient travail effectué par les dirigeants et militaires ouest-allemands, depuis Konrad Adenauer, qui consiste à faire comprendre à l’OTAN que leur territoire ne doit pas être considéré uniquement comme un terrain de manœuvre « sacrifiable »,destiné à faire pleuvoir le feu conventionnel et nucléaire sur les armées du Pacte, à porté ses fruits7. La stratégie terrestre des années 80 considère enfin qu’il faut également protéger ce pays et sa population, le plus en avant possible … Merci pour nos amis allemands !
La stratégie soviétique vue de l’intérieur
Le syndrome de la forteresse assiégée
Dès sa naissance, l’état bolchévique a dû lutter pour sa survie : contre l’Allemagne impériale d’abord, puis immédiatement après, lors de la guerre civile, contre les « Blancs » et leurs soutiens étrangers (Français, Anglais, Japonais …). A cela s’est ajouté le grand traumatisme qu’a été l’invasion Allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Chars soviétiques T-72 lors du défilé de la commémoration de la révolution d'Octobre, Moscou, 1983
source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:October_Revolution_celebration_1983.png
L’encerclement de l’URSS par les différentes alliances tissées par les Etats-Unis (OTAN à l’ouest, Chine au sud à partir de 1972, Pakistan, Japon à l’Est …) ne fait que renforcer ce sentiment d’insécurité. Tout ceci a poussé les dirigeants soviétiques à former un glacis protecteur d’Etats satellites, et à considérer que la guerre ne devait plus se dérouler sur leur sol, mais sur celui de l’adversaire. Un agresseur doit non seulement être repoussé, mais aussi définitivement vaincu de manière à ne plus représenter de menace pour l’avenir, ce qui a entraîne immanquablement une posture opérative offensive, dès que les moyens le permettent (à partir des années 60). L’idée étant que le pacte de Varsovie ne cherche pas à agresser (la posture stratégique, elle, est bien défensive) mais lancera une attaque foudroyante dès qu’un agresseur potentiel aura dévoilé ses intentions, et donc pour cela maintient des unités proches des frontières sur le pied de guerre. Cette distinction subtile n’est pas comprise par les Occidentaux, qui, plaquant leur propre logique sur les intentions supposées de l’adversaire, voient comme menaçante l’attitude de l’URSS.
Andropov ou le KGB au pouvoir
A la tête du KGB de 1967 à 1982, Youri Andropov sait se rendre totalement indispensable à Brejnev, et réussit à faire passer progressivement le KGB du rôle de police secrète au service du parti à celui de véritable bras droit du pouvoir8. Les membres de ce service sont les seuls en URSS à être en contact avec le monde occidental (par leurs activités d’espionnage) et donc à se rendre compte de l’état réel du pays : l’agriculture est en crise, le système de santé s’effondre, l’industrie est obsolète et trop faiblement orientée vers les biens de consommation, au détriment d’un complexe militaro-industriel hypertrophié, qui absorbe toutes les ressources pour produire des armements souvent dépassés (par exemple, au-dessus du Liban en 1982, l’aviation Syrienne, équipée de matériel soviétique, est totalement balayée du ciel par les Israéliens, équipés des nouveaux chasseurs F-15 américains). Les rentrées de devises supplémentaires dues aux chocs pétroliers n’ont fait qu’injecter de l’argent dans un système trop rigide où le gaspillage est monnaie courante, et donc à gaspiller encore plus, alors que l’économie occidentale s’est adaptée au coût plus élevé de l’énergie. Le KGB tente de soutenir à bout de bras l’économie soviétique dans une vaste entreprise d’espionnage industriel du monde occidental (qui sera révélé par l’affaire Farewell), mais se rend compte de l’impérieuse nécessité de réformer le système pour assurer sa propre survie. Il lui faut prendre les leviers du pouvoir et le dernier obstacle sur sa route est … le parti et sa nomenklatura, repliée dans son monde de privilèges. Andropov va donc profiter de la fin de l’ère d’un Brejnev devenu impotent pour se débarrasser des cadres du parti les plus gênants en se servant simplement des dossiers qu’il possède sur chacun d’eux et faire ainsi éclater de nombreuses affaires de corruption et d’abus de bien public les concernant9(le pire étant qu’il n’ait pas eu besoin de les inventer…). Il succède ainsi à Brejnev au poste de premier secrétaire, à la mort de celui-ci en 1982. 
Il va commencer sa tâche d’assainissement du système, phase préliminaire à sa rénovation, et son équipe va travailler sur le projet de perestroïka que son dauphin désigné, Gorbatchev, devra mettre en œuvre10. Le but de ce projet, qui n’a à l’époque aucune ambition démocratique, est d’afficher une vitrine acceptable à l’Occident. Celui-ci sera ainsi enclin à mettre fin à la course aux armements qui ruine le pays et à fournir des crédits à une économie exsangue. Mais la maladie va l’emporter au bout de quinze mois de pouvoir (févier 1984) et dans un dernier soubresaut, le parti va réussir à placer un des siens, Tchernenko, fidèle de feu Brejnev et déjà très âgé, qui va s’empresser de … stopper toute réforme. Gorbatchev devra attendre, mais pas longtemps, le vieil apparatchik décédant à son tour en mars 1985. « they keep dying… » s’en amusait le président Reagan. 
L’Opération RYAN
Malheureusement pour le pays (et pour le monde), le premier secrétaire Andropov a une peur paranoïaque d’une agression occidentale, supposant que l’Ouest, rejetant la M.A.D. comme eux, prépare une première frappe nucléaire désarmante (c'est-à-dire visant le potentiel nucléaire, les bases, centres de commandement…). Il initie au début des années 80 l’opération RYAN (Raketno YAdernoye Napadenie), qui veut dire « Attaque de missiles nucléaires »), immense effort de collecte d’informations à travers le monde permettant de déterminer si l’Occident s’apprête à attaquer11. Il ne fait pas confiance au renseignement humain et préfère des indicateurs factuels tels que l’augmentation du stockage de réserves de sang pour les transfusions, l’intensité des communications entre les états majors et entre les gouvernements de l’Ouest, etc … Les agents du KGB en place dans les pays concernés, bien que ne croyant pas à la possibilité d’une agression occidentale, doivent fournir ces données sans les interpréter, ni donner leur avis12.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Tir d'un missile nucléaire intercontinental SS-18 depuis un sous-marin soviétique de classe Delta (vue d’artiste)
source : http://www.fas.org/irp/dia/product/art/art_old.html
En novembre 1983 a lieu un exercice annuel de l’OTAN, nommé Able Archer, qui doit simuler une escalade nucléaire. Cette édition dépasse en réalisme celles des années précédentes. Il ne concerne pas seulement les militaires, mais aussi les politiques : même le président Reagan emporte en voyage officiel avec lui, au vu et su des journalistes, la fameuse mallette permettant l’activation des armes nucléaires. Les bases de lancement de missiles et les sous-marins sont en état d’alerte, les communications, munies d’un nouveau cryptage, entre les états-majors comme entre les chancelleries de l’Ouest, atteignent un pic d’intensité. A ceci s’ajoute l’augmentation sans précédent des mesures de sécurité dans les ambassades américaines (dues en fait aux conséquences de l’attentat contre les marinesaméricains au Liban cette même année). Il n’en faut pas plus pour faire passer au rouge les indicateurs de RYAN, malgré la confirmation, par un agent du KGB au sein même du quartier général de l’OTAN, que nous avons à faire à un exercice et rien de plus. Le 11 novembre 1983, dernier jour de ce dernier, les forces du Pacte de Varsovie sont en état d’alerte. Tous les moyens stratégiques nucléaires sont prêts à faire feu. Les sous-marins sont en mer, les forces conventionnelles sont massées à la frontière avec la RFA, prêtes à s’élancer. Andropov, malade, rongé par le doute, a « le doigt sur le bouton » dans sa chambre d’hôpital. Le lendemain, l’exercice est terminé et les indicateurs repassent au vert. Le monde a frôlé l’apocalypse.
Peu de temps après, le président Reagan, apprenant par la CIA ce qui s’est vraiment passé côté soviétique, prend la décision d’infléchir sa politique vers moins de confrontation et plus de dialogue13.
L’impasse
Un peu de bon sens
Des voix commencent à s’élever en URSS au sein de la communauté scientifique et des militaires pour tenter de montrer que la doctrine en vigueur consistant à espérer gagner une guerre nucléaire est irréaliste. En effet, l’accroissement des arsenaux et la diversité des vecteurs fait qu’il est de plus en plus difficile d’imaginer détruire tout le potentiel nucléaire occidental par une seule première frappe désarmante14. De plus, le développement de systèmes anti-missiles, menées par les deux camps, ne fera qu’accentuer cette tendance dans l’avenir. Le projet d’Initiative de Défense Stratégique (IDS), dit « Guerre des étoiles », devant permettre de mettre le territoire américain à l’abri d’une attaque de missiles intercontinentaux, remet bien sûr, par son principe, totalement en question« l’équilibre de la terreur », mais est vite identifié par Moscou comme ce qu’il est réellement : un objectif technique irréalisable avant au moins la fin du siècle et un moyen de pousser l’URSS à la faillite dans la course aux armements15. L’IDS n’influe donc pas sur la stratégie des soviétiques, d’autant que ces derniers travaillent en secret sur des systèmes similaires, mais ils sentent bien que les évolutions se feront de ce côté dans l’avenir.
Lors du XXVIIe congrès du parti communiste d’URSS, en 1986, le nouveau premier secrétaire Gorbatchev reconnaît officiellement que « L’arme nucléaire recèle une trombe susceptible de balayer le genre humain de la surface de la terre (…)» et donc qu’ « il n’est plus possible de l’emporter ni dans la course aux armements ni dans la guerre nucléaire, elle-même».
La stratégie nucléaire soviétique suivie depuis les années soixante se révèle donc une impasse. Peut être peut-on malgré tout utiliser des armements nucléaires tactiques (= de moindre puissance et à usage limité au champ de bataille), dans un conflit limité à l’Europe? Penser que les belligérants respecteront « un code de conduite » consistant à utiliser ces armements sans risque d’escalade stratégique peut déjà paraître un raisonnement risqué. Mais en supposant que cela soit possible, un pays d’Europe occidentale ne compte pas jouer le jeu : la France. En effet, celle-ci, à la différence de ses voisins, ne met pas son armement nucléaire stratégique à disposition de l’OTAN et entend l’utiliser dès que le territoire national est menacé : en gros, si des troupes du pacte de Varsovie sont en vue sur la rive droite du Rhin, elle est prête, après un « ultime avertissement » au moyen d’armes nucléaires tactiques, à frapper les villes d’URSS, ce qui amènera immanquablement à une escalade généralisée. La question nucléaire étant une impasse à tous les niveaux, le salut peut-il venir des armements conventionnels ?
Quand l’économie rattrape les militaires
Le clap de fin va venir d’un certain Nikolaï Vassilievitch Ogarkov, Maréchal et Héros de l’Union Soviétique, théoricien de l’art opératif, ayant participé à la grande guerre patriotique, et rien de moins que le chef d’état major de l’armée rouge de 1977 à 1984. A la fin des années 70, il crée les « groupes de manœuvre opérationnels » : des unités spécialisées au service de formations classiques (de la taille d’un corps d’armée si elles sont au service d’un « Front16»), combinant troupes aéroportées et blindées, destinées, suite à une rupture de front, à se répandre sur les arrières des lignes de l’OTAN, et, évitant le combat, à aller neutraliser les centres de commandements, les bases, les dépôts… permettant à l’action de se dérouler selon un mode beaucoup plus fluide que la traditionnelle accumulation de moyens sur un secteur donné 17.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Parachutistes soviétiques et leurs blindés légers parachutables BMD
source : http://coldwargamer.blogspot.co.uk/2012/12/orbat-soviet-air-assault-capability.html
Il publie en 1984, dans la revue militaire de l’armée rouge, un article dans lequel il prédit que la future guerre sera très différente de celle prévue par les stratèges soviétiques jusque-là. Les batailles seront dominées par les armes à munitions de précision (bombes, missiles et obus guidées), qui permettront d’atteindre les buts de destruction jusque là réservés aux armes nucléaires. Les unités ne se battront plus en front continu mais de manière fluide, dispersé et autonome, selon un tempo très élevé, ce qui nécessitera d’être capable de traiter rapidement de grandes quantités de données18à tous les niveaux du champ de bataille… Cela ressemble beaucoup à la doctrine Air Land Battle. Finalement, en provenant de conceptions initiales totalement différentes, les stratèges des deux côtés du rideau de fer arrivent à la même conclusion : la clé est dans les munitions guidées de précision, l’autonomie et l’initiative des unités jusqu’au niveau opératif.
Mais voila, les Américains ont la doctrine et les matériels, les soviétiques n’ont que la première. En effet, leur économie obsolète et inefficace est incapable de leur fournir à un coût supportable les produits électroniques et informatiques nécessaires. En 1985, Ogarkov va plaider sa cause auprès du nouveau premier secrétaire Gorbatchev, qui n’est pas contre, mais moderniser l’économie soviétique est une tâche immense… dans laquelle ce dernier échouera finalement, précipitant la chute de l’Empire. N’étant plus crédible militairement, et ayant déjà perdu la crédibilité économique et politique (voire idéologique), celui-ci n’a plus qu’à s’incliner, il a perdu la guerre froide.
Conclusion
L’affrontement entre le pacte de Varsovie et l’OTAN et donc derrière la lutte d’influence entre l’URSS et les Etats-Unis, peut être comparé la dialectique classique d’une puissance continentale face à une puissance maritime. Cette dernière, qui maîtrise les voies de communication et donc contrôle le commerce, va tenter d’essouffler économiquement son adversaire encerclé. Ce dernier a une alternative : vaincre son ennemi sur son terrain, comme Sparte, puissance terrestre, gagnant finalement la guerre du Péloponnèse en battant Athènes, thalassocratie par excellence, sur mer. Pour cela il faut être capable de tisser les bonnes alliances (par exemple avec d’autres puissances maritimes) et, à notre époque, posséder une économie capable de l’effort nécessaire. Or, l’URSS n’a jamais eu réellement les moyens de contester la domination maritime occidentale. Sans aller jusqu’à un affrontement direct qui aurait eu de grandes chances d’être sans réel vainqueur (par manque de survivants…), on voit bien que les Etats-Unis, après avoir adopté une attitude plus offensive, n’ont pas eu à pousser beaucoup pour que l’édifice sclérosé qu’était devenu l’URSS et ses alliés ne s’effondre. Ces derniers n’ont pas eu d’autre choix que de se convertir au système de valeurs et à l’économie l’occident, ce qui était bien au fond le but de guerre de ce dernier. Un autre aspect de ce face à face est la tentation récurrente de plaquer sur l’ennemi sa propre conception et sa propre logique, ce qui, ajouté au manque de dialogue, nous a amené à beaucoup d’incompréhensions et fait passer très près de l’apocalypse.

Bibliographie
Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Pluriel, 2010
P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix,Guerre froide et espionnage naval, Nouveau-monde éditions, 2009
Roland Pietrini, Vostok, Mission spéciale production, Les Echelles, France, 2008
Henri Paris, Stratégie soviétique et chute du Pacte de Varsovie: la clé de l'avenir, Publications de la Sorbonne, Paris, 1995
Thierry Wolton, Le KGB au pouvoir: Le système Poutine, Editions Gallimard, 2009
Nathan Bennett Jones, One Misstep Could Trigger a Great War :Operation RYAN, Able Archer 83, and the 1983 War Scare, The George Washington University, 2009







1 Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Pluriel, Paris, 2010, p 875
2 Naval War College Papers, Global War Game (1979-1983), NewPort, Rhode Island, 1993
3 P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix, Guerre froide et espionnage naval, Nouveau-monde éditions, Paris, 2009, p327-336
4 Maurin Picard, « L'US Navy nous a abandonnés aux Nord-Coréens », Guerres et Histoire, no 14, août 2013, p. 6-12
5 General Donn A. Starry, Extending the Battlefield, Military Review, March 1981, pp. 31-50.
6 Field Manual 100-5, Operations, Headquarters Department of the Army, 20 August 1982.
7 Benoist Bihan, Leopard 1, le félin de la guerre froide, In Science & Vie Guerres et Histoire n°16, p.95
8 Thierry Wolton, Le KGB au pouvoir, Editions Gallimard, 2009, p.22
9 Ibidem, p. 22
10 Ibidem, p. 31
11 Nathan Bennett Jones, One Misstep Could Trigger a Great War :Operation RYAN, Able Archer 83, and the 1983 War Scare, The George Washington University, 2009, pp 10-32
12 Ibidem, p.28
13 Ibidem, p. 44
14 Ogarkov, L’histoire enseigne la vigilance. Moscou, 1985, p. 89
15 David E. Hoffman, Mutually Assured Misperception on SDI, Arms Control Association, https://www.armscontrol.org/act/2010_10/Hoffman
16 Front = groupe d’armées dans la terminologie soviétique
17 Boyer. Images et réalités de la menace militaire soviétique. In: Politique étrangère N°3 - 1985 - 50e année pp. 669-683.
18 Colonel (R) Wilbur E. Gray, THE WORLD WAR THAT NEVER WAS: NATO vs. THE WARSAW PACT, http://www.alternatewars.com/WW3/the_war_that_never_was.htm

Interview de Marc-Antoine Brillant : Israël contre le Hezbollah


Marc-Antoine Brillant est chef de bataillon, diplômé de l'Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, et lauréat de l'Ecole de guerre. Il occupe actuellement une position d'analyste pour le retour d'expérience au Centre de doctrine d'emploi des forces de l'armée de Terre après avoir effectué une partie de sa carrière en régiment, durant laquelle il a été projeté en Afghanistan et au Liban par deux fois. Marc-Antoine brillant a récemment publié Israël contre le Hezbollah : Chronique d'une défaite annoncée 12 juillet – 14 août 2006 aux éditions du Rocher, coécrit avec le colonel Michel Goya auteur de plusieurs ouvrages d'histoire militaires remarqués, comme La chair et le feu, une étude sur l'armée française durant la Grande Guerre, parue chez Tallandier en 2004. Michel Goya est par ailleurs connu pour être l'animateur du blog la voie de l'épée auquel Marc-Antoine Brillant, que nous remercions de nous accorder cet interview, contribue également. 

Propos recueillis par Adrien Fontanellaz




Pourriez-vous revenir sur les origines de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah ?
L'antagonisme entre le Hezbollah et l'Etat hébreu est relativement ancien. A l'origine, c'est la présence de l'armée israélienne sur le sol libanais lors de la guerre civile. Le Hezbollah, né en 1982, a fondé sa lutte contre "l'ennemi sioniste" sur cet impératif de rendre la terre volée aux musulmans et notamment aux Palestiniens. S'en est suivie pendant près de 20 ans toute une série d'affrontements, d'attaques, d'attentats, et de représailles sans que l'on sache vraiment qui avait le dessus in fine. Lorsqu' Ehud Barak décida unilatéralement de retirer les troupes israéliennes du Sud Liban en 2000, il a laissé le champ libre au Hezbollah pour s'implanter et remplacer l'Etat libanais défaillant. Aussitôt dit, aussitôt fait, la campagne libanaise face à la frontière israélienne s'est donc progressivement transformée pour devenir le piège des forces de Tsahal le jour où.
Pour revenir à votre question, l'élément déclencheur de la guerre de 2006 est l'attaque par un commando du Hezbollah d'une patrouille de routine israélienne le 12 juillet 2006 à proximité du village d'Ayta Ashaab. A cette occasion, 8 soldats furent tués et 2 autres enlevés, dont les corps ne seront rendus que deux ans plus tard en 2008.

Tsahal est souvent présenté comme un modèle d’institution militaire et elle fut pourtant prise en défaut. Pourriez-vous nous expliquer comment cet outil évolua durant les années précédant cette guerre et quelle était sa doctrine au moment où celle-ci débuta ?
Tsahal est avant tout une armée de conscription, c'est à dire dotée d'une mémoire guerrière éphémère, si elle n'est pas entretenue. Même si le service militaire est relativement long, en l'espace de 6 ans, l'expérience accumulée sur un conflit peut avoir quasiment disparu.

A la fin de la guerre du Kippour, l'armée israélienne s’est retrouvée confrontée à un autre ennemi que les armées arabes: les mouvements terroristes palestiniens. Il a donc fallu adapter un outil de combat qui avait pourtant fait ses preuves. Ainsi, la victorieuse armée du Kippour s'est peu à peu muée en une force de police capable, non plus d'opérations militaires d'envergure et complexes, mais d'actions ciblées dans les Territoires avec à la clé l'arrestation d'activistes. Tout le savoir-faire guerrier avait disparu au cours des années 90.
Parallèlement à cette mutation des forces terrestres, l'armée de l'air devint le centre de toutes les attentions. Nouveaux avions, nouvelles armes et surtout nouvelle doctrine qui place la puissance aérienne au cœur de la stratégie de défense israélienne. Désormais, c'est par le tout-aérien que la riposte militaire sera faite... quel que soit l'adversaire. A la veille de la guerre de juillet 2006, les états-majors de Tsahal surestiment l'efficacité de leurs frappes aériennes, sous-estiment le Hezbollah et négligent d'emblée les forces au sol.

A la suite de ce conflit, l’appareil militaire du Hezbollah a été décrit comme une «techno-guérilla ». Pourriez-vous nous en dire plus sur ce mouvement, son organisation, sa doctrine et ses armements ?
Le Hezbollah a connu trois grandes étapes d'évolution. Dans les années 80, c'était avant tout un groupe radical aux méthodes terroristes. Attentats à la voiture piégée et attaques suicide étaient sa marque de fabrique. A la fin de la guerre civile libanaise et surtout avec l'arrivée à sa tête d’Hassan Nasrallah en 1992, le Parti de Dieu a entamé sa mue pour devenir une vraie force paramilitaire. Il fut aidé dans cette tâche par l'Iran puis la Syrie tant en termes de financements que de fournitures de matériels et de modules de formation. Avant le retrait israélien du Sud Liban (2000), le Hezbollah n'était déjà plus le groupe terroriste de ses débuts.

Au début des années 2000, le Hezbollah est un mouvement socio-politique, disposant d'une branche militaire clandestine. Cette dernière, composée à la veille de la guerre d'une structure de 5.000 combattants professionnels et d'une force de réservistes (environ 10.000), est équipée comme une armée conventionnelle : missiles antichar de dernière génération, drones de renseignement iraniens, missile antinavires, etc...
Sa stratégie, forgée par Hassan Nasrallah, présente avant tout un but politique : s'imposer durablement sur la scène nationale afin de peser dans la sous-région. Pour atteindre cette ambition, il faut gagner en légitimité et surtout faire accepter sa cause auprès d'une population libanaise hétérogène. Sur le plan militaire, le Hezbollah sait que le temps est son meilleur allié. En effet, il ne peut vaincre Tsahal dans une bataille frontale. Conscient de ses propres vulnérabilités, il va donc élaborer une doctrine originale axée sur la pression, au travers de deux logiques:

- freiner, si possible bloquer, l'atout blindé israélien (le Merkava). Cela sera mis en oeuvre au travers de nombreuses nasses antichar et autres points d'appui en zone urbaine répartis le long de la frontière sud-libanaise;
- faire pression sur l'opinion publique de l'Etat hébreu. Le choix qui sera alors fait consistera à combiner les roquettes à courte et moyenne portée (les seules à même de saper le moral car difficilement parables) à une vraie campagne de propagande et de désinformation dont l'unique but est de faire douter les Israéliens.

Quelles furent les principales étapes de cette guerre et quelles leçons en tirèrent les belligérants ?
On peut identifier trois phases dans cette guerre. Tout d'abord, une riposte désordonnée qui a duré la journée du 12 juillet. Puis une campagne systémique de frappes aériennes qui a duré 3 semaines, ponctuées de rares opérations terrestres souvent désastreuses (bataille de Bint Jbeil). Elle avait pour cibles les lanceurs de missiles à longue portée Zelzal, les infrastructures vitales pour le pays puis des objectifs ponctuels (lanceurs de roquettes et bunkers). Enfin, une offensive terrestre d'envergure mais décidée trop tard, c'est-à-dire quelques jours à peine avant le cessez-le-feu du 14 août. Il ne faut pas oublier que le Hezbollah n'a jamais été empêché de lancer ses roquettes sur les villes israéliennes, quelle que soit l'intensité des frappes aériennes.

La principale leçon que les belligérants ont dû retenir pourrait être formulée de la façon suivante: 'une guerre mal préparée est une guerre ratée'. Israël n'a pas gagné ce conflit parce qu'il ne s'était pas préparé à affronter un ennemi tel que le Hezbollah. Il s'était même trompé sur cet ennemi en l'assimilant aux groupes palestiniens présents dans les Territoires occupés. Pour le Hezbollah, la "victoire" (et encore celle-ci peut être discutée) a été obtenue parce que les vulnérabilités de Tsahal étaient connues, le terrain aménagé et... la durée des affrontements relativement courte (33 jours). Je ne suis pas persuadé que le Hezbollah aurait été victorieux si la guerre avait duré 1 à 2 mois supplémentaires...
Que pensez-vous de la capacité d’armées européennes, comme celles de la France et de l’Angleterre, à faire face à un adversaire comparable au Hezbollah ? Sont-elles actuellement en mesure de relever un tel défi, en particulier sur le plan tactique ?

C'est assez difficile de mener une telle réflexion. La France et la Grande-Bretagne sont les premières armées d'Europe tant sur le plan des effectifs, du budget que de l'expérience de la guerre. Cela est-il pour autant suffisant pour l'emporter face à un adversaire comme le Hezbollah? Personnellement, je ne le crois pas, car le défi posé par la milice chiite est plus complexe. Etre prêt au combat dans des conditions dégradées, je pense que la France l'a démontré en Afghanistan, au Mali et plus récemment en Centrafrique. Mais deux écueils majeurs subsistent : la capacité des structures militaires à durer dans un conflit et la capacité de l'opinion publique à endurer les pertes.
Sur le plan tactique, puisque c'est votre question, les armées françaises n'ont pas à rougir de leur résilience et de leur faculté à combattre dans les pires conditions. Le soldat français est courageux et n'a pas peur du feu. Je pense donc que l'on pourrait relever le défi militaire et l'emporter au prix de nombreux sacrifices. Mais, tuer l'ennemi c'est bien. On fait quoi après...? L'armée est l'un des outils dans la main du politique. C'est donc à ce dernier de nous donner les moyens d'un tel engagement et surtout l'objectif à atteindre.

« Choc et effroi ». Los Zetas

Los Zetas. Le nom est désormais devenu incontournable de la longue histoire des cartels mexicains. Le groupe, composé d'anciens soldats des forces spéciales mexicaines, est né pour servir, au départ, de garde rapprochée au chef du puissant cartel du Golfe. Ces défecteurs de l'armée ont imposé dans le milieu des cartels des techniques militaires, des tactiques de choc, offensives, tout en faisant usage d'une grande brutalité. Au bout de quelques années, cette élite paramilitaire est devenue suffisamment puissante et sûre d'elle-même pour s'émanciper de son « patron », le cartel du Golfe, et soutenir une véritable guerre contre celui-ci et ses alliés du cartel de Sinaloa, ennemi juré des Zetas. Le groupe a profité de son émancipation pour s'implanter en dehors du Mexique, aux Etats-Unis, mais aussi en Amérique centrale, et notamment au Guatemala. Bien que fragilisé par la mort ou l'arrestation successives de plusieurs chefs en 2012-2013, les Zetas n'ont pas disparu. Ils ont contribué à la militarisation accélérée des autres cartels et groupes mafieux, pour faire face à la menace qu'ils constituaient. C'est au cours de la lutte fratricide avec le cartel du Golfe que sont apparus, par exemple, les premiers véhicules blindés improvisés au Mexique. Un groupe comme la Familia Michoacana a relevé le défi pour affronter à armes égales les Zetas. Ceux-ci se sont davantage imposés par leur excellence militaire et leur capacité à terroriser leurs ennemis plutôt que par la corruption ou les manoeuvres en coulisse. L'une des dernières conséquences du processus enclenché par les Zetas -qui a aussi conduit à faire grimper de manière vertigineuse le taux de violence du pays- est l'apparition, parfois discrètement encouragée par l'Etat, de milices d'autodéfense populaires, en particulier dans l'Etat du Michoacan.


Stéphane Mantoux




Et les Zetas furent : phase 1, les gardes du corps (1997-2004)


Les cartels mexicains se partagent la part du lion dans le trafic d'héroïne, de cocaïne, de marijuana et d'amphétamines qui gagne le sol américain. Les conflits internes aux cartels et avec l'Etat mexicain ont entraîné la mort de plus de 4 500 personnes entre 2006 et 2008. Deux organisations, en particulier, se distinguent par la corruption des autorités, l'amassage de ressources financières et les actes de violence : le cartel du Golfe, qui a sa base dans l'Etat du Tamaulipas, juste au sud du Texas, et son rival, le cartel de Sinaloa, dans l'Etat du même nom, situé entre les montages de la Sierra Madre et l'océan Pacifique.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Source : http://immigrationclearinghouse.org/wp-content/uploads/2010/10/5-17-10_Mexican-drug-cartels-map.jpg


Au début de 1997, le cartel du Golfe commence à recruter des militaires que le général Jesus Gutierrez Rebollo (emprisonné depuis pour corruption) avait envoyés comme représentants de l'armée pour l'Attorney General’s Office (PGR) dans les Etats du nord du pays1. Osiel Cardenas Guillen, qui cherche à s'imposer à la tête du cartel du Golfe, cherche en particulier à débaucher les membres du Groupe des Forces Spéciales Aéroportées (GAFES) afin de se constituer une garde rapprochée, puis d'assumer d'autres rôles. Le lieutenant Arturo Guzmán Decenas (alias Z-1), sa meilleure recrue, emmène avec lui environ 30 hommes attirés par des salaires plus alléchants que ceux de l'armée. Le nom Zetas vient des codes radios utilisés par les commandos : il désigne le commandant supérieur. Les premiers défecteurs, qui adoptent des surnoms comme “El Winnie Pooh” “The Little Mother” ou “El Guerra”, viennent des 15ème et 70ème bataillons d'infanterie et du 15ème régiment de cavalerie motorisée. Guillen fait exécuter, en 1999, le parrain de sa fille, juste après son baptême, par Guzman, qui y gagne le surnom de « Friend's Killer »2. Une fois sa personne protégée, Guillen donne aux Zetas d'autres missions : récupérer les dettes, sécuriser les routes d'approvisionnement et de trafic de cocaïne (les plazas), décourager les défections, exécuter les adversaires -avec beaucoup de sauvagerie. Ce missions sont surtout conduites par les trois membres les plus importants des Zetas : Guzman, Z-1, Pinaza, Z-2, et Lazcano, Z-3. Capitalisant sur leur formation militaire, les Zetas tuent de manière spectaculaire, à des fins psychologiques. Leurs opérations sont organisées sur un mode militaire : convois, tirs groupés, plans de fuite préorganisée, etc.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Guillen lors de son extradition aux Etats-Unis en 2007.-Source: http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/6/66/OsielCardenas-DEA.jpg


Le 14 janvier 2002, l'armée mexicaine arrête finalement le principal comptable de Guillen, Rivera, alias « El Cacahuete ». Les militaires mexicains finissent par abattre Decenas (21 novembre 2002, à Matamoros) puis capturent son second, Rogelio González Pizaña (octobre 2004). L'ex-GAFES Heriberto “The Executioner” Lazcano devient alors le chef des Zetas. L'arrestation, le 14 mars 2003, de Guillen (également à Matamoros), puis son extradition aux Etats-Unis (janvier 2007) pousse les Zetas (dirigés par Lazcano, baptisé « The Executioner » en raison de ses calculs froids et de ses actes de violence, et son bras droit, Jaime “The Hummer” González Durán) à se dégager de l'emprise du cartel du Golfe et des héritiers de Guillen : son frère Antonio Cardenas et l'ancien policier municipal Jorge Eduardo Costilla Sanchez. Los Zetas devient rapidement la force la plus puissante à Matamoros, Reynos et Nuevo Laredo dans le Tamaulipas. Le groupe est bien implanté dans la région du Golfe, sur la frontière, mais aussi dans les Etats du sud, Tabasco, Yucatan, Quintana Roo, et Chiapas, et dans les Etats du Pacifique, Guerrero, Oaxaca, et Michoacán. En outre, il opère aux Etats-Unis.


Comment les Zetas ont contribué à la militarisation des cartels


Initialement, l'entraînement des Zetas constitue leur principal atout. Les GAFES ont été créées au milieu des années 1990 par l'armée mexicaine et formées par des Américains, des Français, des Israëliens. L'entraînement inclut un déploiement rapide, des assauts aériens, le tir, l'embuscade, la collecte de renseignements, les techniques de contre-surveillance, le sauvetage de prisonniers, les communications, l'art de l'intimidation. Le président Calderon, en décembre 2006, a mis l'armée en première ligne dans la lutte contre les cartels. Par une étrange ironie, les GAFES ont contribué à la capture de Guillen, protégé par les défecteurs de leur corps...

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les GAFES-Source : http://img101.imageshack.us/img101/6480/fuerza1.jpg


Les Zetas ont créé des camps d'entraînement où ils forment des jeunes de 15 à 18 ans en plus d'officiers de police locale, d'Etat ou fédérale. Ils bénéficient des l'aide des « Kaibiles », des mercenaires venus du Guatemala qui se sont distingués de manière assez sordide pendant la guerre civile dans ce pays, par des massacres odieux. Ce sont des spécialistes du combat de jungle. L'arsenal inclut des fusils d'assaut M-16, AR-15 et AK-47, des mitraillettes MP-5, des mitrailleuses de 12,7 mm, des fusils de sniping Barrett de même calibre, des lance-grenades, des SAM portables, des explosifs, des armes antichars et des hélicoptères. En opération, ils s'habillent en noir, se noircissent le visage, conduisent des véhicules utilitaires sport volés aux vitres teintées, sans plaques d'immatriculation, et prennent un malin plaisir à torturer leurs victimes avant de les achever par des tirs groupés et précis, du moins initialement. Certains Zetas portent l'image de Jesus Malverde, « Saint Narco », « l'Ange des Pauvres » du XIXème siècle. Les Zetas contrôlent aussi un ensemble de groupes aux fonctions précises : Los Halcones (les Faucons) qui surveillent les zones de distribution ; Las Ventanas (les Fenêtres), des jeunes gens à moto qui sifflent pour prévenir de l'arrivée de la police ou d'individus suspects près des magasins où se vend la drogue ; Los Manosos, qui achètent les armes ; Las Leopardos, des prostituées qui soutirent des informations à leurs clients ; et Direccion, 20 experts en communication, qui interceptent les appels téléphoniques, suivent les voitures suspectes, conduisent parfois enlèvements et exécutions. En outre, les Zetas ont forgé des liens avec les gangs « La Familia » dans le Michoacan3, qui contrôlent l'importation de cocaïne et des laboratoires de métamphétamines, et qui croisent régulièrement le fer avec le cartel de Sinaloa. Ils sont en outre alliés aux gangs Barrio Azteca, Texas Syndicate, Mexican Mafia, et Mara Salvatrucha (MS-13), aux restes de l'organisation Beltrán-Leyva, à l'organisation Vicente Carrillo-Fuentes et à d'autres groupes en Colombie et au Vénézuela. Pour se financer, les Zetas n'ont pas hésité à prélever du pétrole à la compagnie nationale PEMEX. En deux ans (2008-2010), ils ont siphonné pour un milliard de dollars de pétrole, et le revendent, en particulier, dans les Etats du Veracruz et du Tamaulipas. Le 27 juillet 2010, ils ont tiré sur l'armée qui venait les déloger d'un puits de la PEMEX, à Ciudad Mier, dans le Tamaulipas ; celle-ci a laissé 5 morts sur le terrain. On estime que les profits de cette activité se montent à 715 millions de dollars par an.

Au moment de l'arrestation de Guillen, en 2003, les 31 défecteurs initiaux des GAFES avaient déjà formé plus de 200 sbires pour arriver à 300 Zetas4. En 2008, on estimait leur nombre à 100-200 membres. L'armée possède des dossiers détaillés sur les défecteurs, mais les autorités ont le plus grand mal à déterminer l'effectif du groupe car des criminels moins dangereux empruntent le nom des Zetas, pour effrayer à bon compte leurs victimes. Les Zetas punissent cependant férocément ce genre de comportement. Pour maintenir l'esprit de corps, ils sont très attachés à honorer leurs camarades tombés au combat. Début mars 2007, dans une opération baptisée « invasion of the body snatchers », 4 hommes armés font irruption dans le cimetière de Poza Rica, Veracruz, ligotent le garde, brise à coups de marteaux la tombe de Roberto Carlos Carmona, et emmènent le corps de leur camarade. Trois mois après la mort de Decena, en novembre 2002, une couronne de fleurs et quatre compositions apparaissent sur sa tombe avec ce message : « Nous te garderons toujours dans notre coeur ; de la part de ta famille, Los Zetas ». Les Zetas, au contraire, sont d'une férocité extrême avec leurs adversaires. On cite souvent l'exemple, rapporté par des témoins, de 4 officiers de police de Nuevo Laredo brûlés vifs dans des barrils d'essence. Pour des raisons de sécurité, les Zetas ont une structure décentralisée en petites cellules, de façon à ce que chaque membre en sache le moins possible sur l'ensemble de l'organisation, en cas de capture.

Les Zetas ont tout simplement contribué à la militarisation des cartels mexicains, en important des techniques issues de l'armée : embuscades, positions défensives, tactiques de petites unités. Ils sont connus comme étant les seuls à ne pas se dérober aux échanges de tirs en cas de rencontre avec une patrouille ou un checkpoint. Ils ont contribué à faire diffuser les tactiques et la collecte stratégique de renseignement qui sont devenus depuis la norme au sein des cartels, dans la lutte en interne ou contre les autorités. En plus de l'emploi d'une violence extrême, ils introduisent de nouvelles tactiques, comme les blocus urbains (narcobloqueos). Le 14 août 2010, par exemple, ils bloquent les 13 routes menant à la ville de Monterrey, coupant l'accès à la cité et à l'aéroport, suite à la mort d'un de leurs chefs locaux, « El Sonrics », contre les militaires. Les Zetas sont aussi des adeptes des assauts en masse5.


« Narco Armor » : les véhicules de combat improvisés des Zetas


Les cartels mexicains commencent à utiliser des véhicules de combat improvisés dès la mi-2010 au moins, et jusqu'au début 2012, avec un pic en 2011, année qui voit aussi, par exemple, ce type d'engins fleurir en Libye lors de la révolution contre Kadhafi6. Ces engins ont été surtout utilisés dans l'Etat du Tamaulipas, et en particulier dans le combat entre les Zetas et le cartel du Golfe, voire d'autre factions. Ces véhicules improvisés ont inclus des dispositifs pour tirer à partie de l'intérieur de véhicules utilitaires sport ou pickups avec des mitrailleuses lourdes ou des fusils de sniping en 12,7 mm. Certains impacts sur les véhicules saisis montrent aussi, à l'évidence, l'utilisation contre eux d'armes antichars type RPG. Depuis le début 2012, les cartels semblent utiliser des véhicules utilitaires sport blindés plus discrets que leurs prédécesseurs parfois « monstrueux » dans leur aspect.



Ces véhicules vont de la copie du char à des véhicules utilitaires sport blindés capables d'arrêter les balles d'AK-47 ou de M-16. Les modifications apportées montrent l'ampleur des combats de rues dans le Tamaulipas. Un camion « rhino » modifié comprend ainsi deux fusils à pompe contrôlés par le conducteur, et des plaques de blindage capables de résister aux éclats de grenade. Des pickups sont équipés de dispositifs pour lâcher de l'huile ou des clous sur la route. Les Zetas achètent des véhicules blindés pour les reconfigurer afin d'y installer des snipers. Ils copient aussi le style des camions et des uniformes de l'armée pour mieux leurrer l'adversaire. Ils se déplacent en convois de 10 à 20 véhicules, chacun comprenant 5 hommes armés. En démontant, ils cherchent à encercler leurs adversaires dans les combats de rues. En mai 2011, un camion blindé capturé par l'armée dans le Tamaulipas pouvait pousser jusqu'à 110 km/h, embarquer 12 passagers, et comprend deux ouvertures pour lancer des grenades, tirer au fusil ou au RPG. A l'arrière, un espace permet aux passagers de jeter de l'huile ou des clous sur des poursuivants. L'armée capture d'autres « monstres » à Ciudad Camargo en juin 2011, lors d'un raid sur une usine de fabrication de ces engins. Deux camions blindés, pouvant embarquer une escouade, sont retrouvés peints en noir. Ce sont des Ford F-350 ou des porte-tracteurs modifiés. Ces « gun trucks » fournissent à la fois une capacité de transport suffisante pour les engagements typiques des Zetas, et un minimum de puissance feu, sur le modèle de ce que pouvaient être leurs prédécesseurs des convois au Viêtnam. L'apparition des véhicules blindés improvisés au Mexique est concomittante de celle des voitures explosives improvisées, apparues à la fin 2010. Ces véhicules répondent donc au besoin de mécaniser, même sommairement, une infanterie engagée dans des combats violents à l'échelle de la section ou de l'escouade.



En juin 2011, l'armée mexicaine avait saisi 2 camions finis appartenant au cartel du Golfe, et 23 autres en attente de fabrication, dans le Tamaulipas. Le cartel du Golfe a été obligé de s'adapter à la militarisation du combat introduite par les Zetas : utilisation d'IED et de grenades à fragmentation, kidnappings massifs, « narcobloceos » (blocus de localités). Comme ceux-ci ont introduit des armes lourdes et des véhicules blindés improvisés, le cartel du Golfe a fait de même. Les véhicules capturés ont eu leur suspension modifiée pour supporter un poids de 30 tonnes. Le moteur, la cabine et l'arrière sont protégés par des plaques de métal. Ces camions blindés peuvent résister aux balles d'AR-15, d'AK-47, de cal.50 et même de lance-grenades de 40 mm. Il y a plusieurs modèles : un qui ressemble à la « Papomobile », avec une cabine blindée embarquant deux tireurs ; d'autres camions peuvent embarquer jusqu'à 20 tireurs. L'intérieur est recouvert de polyurethane pour réduire le bruit des fusils d'assaut. Les véhicules sont d'abord utilisés, début 2010, au moment de la rupture entre le cartel du Golfe et les Zetas, pour transporter la drogue dans les zones de trafic en milieu rural.


Phase 2 : l'émancipation progressive des Zetas (2004-2010)


A partir d'octobre 2004, les Zetas vont s'émanciper progressivement du cartel du Golfe7. Lazcano supervise l'embauche d'anciens des forces spéciales du Guatemala, les fameux Kaibiles, pour renforcer la protection des membres importants de son organisation et les assister pour la sélection de recrues et leur entraînement. Le recrutement est facilité par des contacts secrets au sein de l'armée. Lazcano développe aussi les camps de formation dans le Tamaulipas où les recrues apprennent les bases tactiques des petites unités de combat, l'emploi des armes à feu et des moyens de communication. Il supervise aussi la création d'un réseau radio clandestin. Lazcano élargit également les activités des Zetas au-delà de la simple extorsion : il prend le contrôle, en particulier, des points de contrôle sur les routes principales du trafic de drogue, les plazas, où les rivaux plus faibles doivent acquitter un droit de péage pour convoyer tranquillement leur marchandise.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Lazcano, le stratège des Zetas.-Source : http://www.drugwar101.com/blog/wp-content/uploads/2012/10/image_11.jpg


Pour pérenniser son organisation, Lazcano a également veillé à placer l'argent dans le système bancaire, tout en limitant au maximum les hémorragies internes (pour un peso volé, c'est la mort assurée ou presque) ce qui va permettre de financer les opérations au Mexique et en Amérique Centrale. C'est ce point-là, surtout, qui détermine l'indépendance des Zetas face au cartel du Golfe. Les liens avec ce dernier se distendent encore plus lorsqu'Osiel Guillen est extradé aux Etats-Unis en janvier 2007. Dès le milieu de l'année, les Zetas revendiquent plus de 2 000 hommes, et sont présents dans 24 Etats mexicains. En juin, une attaque coordonnée est montée contre 5 casinos dans 4 Etats différents, et 5 policiers municipaux sont abattus dans le nord du Sinaloa par les Zetas.

Par ailleurs, entre mai et juillet 2007, Lazcano doit participer à des rencontres pour la négociation d'une trêve, aux côtés de Costilla, avec le cartel de Sinaloa. Or Lazcano n'est pas prêt à abandonner sa taxe pour le passage des sicaires de Sinaloa sur son territoire, alors que Costilla, lui, recherche ardemment la trêve. Mi-août 2007, Lazcano s'adresse à 500 de ses hommes rassemblés pour l'occasion et leur fait comprendre qu'il est hostile aux négociations. Dans la seconde moitié de 2007, les Zetas sont particulièrement actifs à Acapulco, Guerrero, où ils cherchent à prendre le contrôle d'un secteur appartenant à l'organisation Beltran-Leyva, qui fait partie de la fédération du Sinaloa.

Costilla ordonne finalement, début 2010, la capture et l'assassinat d'un membre important des Zetas à Reynosa. Il s'agit de Victor Pena Mendoza, un capitaine qui est aussi le bras droit du numéro 2 des Zetas, Miguel Trevino. Celui-ci a demandé la tête du tueur, en vain : dès lors, la guerre est déclarée entre les Zetas et le cartel du Golfe dans le nord du Mexique.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Miguel Trevino, le successeur de Lazcano, lors de son arrestation en juillet 2013. Source : http://static.guim.co.uk/sys-images/Guardian/About/General/2013/7/26/1374821298832/Zetas-cartel-boss-Miguel--008.jpg



Les Zetas au Guatemala : des limites d'une stratégie ?


Los Zetas s'est installé entretemps au Guatemala, minant le pouvoir du gouvernement local, pénétrant l'armée et la police, infiltrant le milieu économique local pour blanchir leur argent sale8. Plutôt que de contrôler les réseaux de distribution et l'infrastructure de gestion quotidienne, ils se sont attachés à obtenir la mainmise directe du territoire. Le 12 mai 2011, 10 véhicules utilitaires sport aux vitres teintées s'arrêtent dans une station d'essence de Coban, la capitale de l'Etat d'Alta Verapaz. Les passagers, lourdement armés, sont tout près du poste de police local ; ils remplissent les réservoirs et commencent une chevauchée de la mort vers le nord. Ils tuent d'abord trois parents de Raul Otto Salguero, un propriétaire terrien éminent de la région. Le 15 mai, ils abattent Haroldo Leon, un chef mafieux, et deux de ses gardes du corps. A30 km au nord-ouest de la ville touristique de Flores, ils s'installent dans la ferme de Los Cocos, tuent 26 des 27 fermiers présents et laissent un message pour Salguero sur la jambe d'un des malheureux. Le 25 mai, de retour à Alta Verapa, ils enlèvent Allan Stowlinsky Vidaurre, un procureur de Coban, et déposent le lendemain son corps dépecé dans des sacs plastiques devant son bureau. Le gouvernement réagit rapidement et capture dans les jours suivants 40 hommes du groupe, dont deux des chefs. Mais le mal est fait : les Zetas ont montré leur intention de mettre le Guatemala en coupe réglée.

Le Guatemala avait déjà été investi par le cartel du Golfe de Guillen. C'est non seulement un pays propice pour faire transiter la drogue, mais le prix de celle-ci y est encore raisonnable. Prendre le contrôle de l'endroit, crucial dans la distribution, peut faire doubler les marges des trafiquants. A partir de 2007, les Zetas font leur apparition à Coban, où ils achètent la drogue à des Guatémaltèques qui la font venir de Colombie. Les Zetas s'associent en particulier avec un mafieux local bien implanté, Horst Walther Overdick. Celui-ci a grandi dans l'Etat d'Alta Verapaz. Cet Etat, montagneux, est au centre du Guatemala : un petit aéroport et les routes relient l'agriculture industrielle aux quatre coins du pays. On y produit en particulier de la cardamome : Overdick est un « coyote », un acheteur itinérant. Mais les agriculteurs, en temps de crise, complètent leurs revenus par des productions illégales. Overdick a les réseaux pour faire circuler les marchandises et c'est là qu'il s'associe au trafic de drogue. Désormais surnommé « le Tigre », Overdick a des contacts dans la police, l'armée et même au congrès. L'arrivée des Zetas lui apporte une utile puissance de feu et une masse d'argent liquide.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Overdick, l'allié des Zetas au Guatemala, arrêté en 2012.-Source : http://fotos.starmedia.com/imagenes/2012/12/horst-walther-overdick.jpg


Au Guatemala, le monde de la drogue, particulièrement au nord et à l'est, est alors contrôlé par trois familles : les Leon, Lorenzana et Mendoza. La famille Leon est la plus ambitieuse. Juan Leon épouse la fille du chef du clan Lorenzana. Il prend la tête du réseau de distribution de drogue, par la menace, la corruption, et l'intimidation, jusqu'à l'encontre d'Overdick. A l'arrivée des Zetas, les alliés de Leon n'hésitent pas à voler les camions d'Overdick. Celui-ci réplique en faisant abattre des hommes de ses adversaires. Leon envoie alors des spadassins qui tuent deux de ses gardes du corps et Overdick n'échappe à la mort avec sa famille qu'en se cachant dans une pièce secrète de sa maison. Les Zetas et Overdick demandent alors à rencontrer Leon. Chaque groupe amène un détachement armé. Côté mexicain, il est fort possible que Miguel Trevino, Z-40, le n°2 des Zetas, ait été présent pour superviser l'opération. Le rendez-vous a lieu à Rio Honda, dans le Zacapa. Le 25 mars 2008, Juan Leon et 10 de ses gardes du corps sont liquidés dans une véritable embuscade montée par les Zetas, à grands coups de fusils d'assaut et de RPG.

Les Zetas installent ensuite une trentaine de leurs membres au Guatemala : un groupe de sécurité et un groupe administratif qui s'occupe de l'argent. Le groupe de sécurité entraîne des habitants du pays sur place ou au Mexique, recrutant principalement des militaires, et moins des membres des gangs de rue, comme on a pu le dire. Ils recherchent en particulier les fameux Kaibiles, des Forces Spéciales conçues sur le modèle des Marines, mais peu nombreux -1 100 ont été formés par l'armée. L'appareil de sécurité a cru jusqu'à compter 10 lieutenants, chacun responsable de 8 à 10 hommes, soit au moins 80 hommes en tout. Ils imposent leur contrôle du territoire selon le même modèle opératoire qu'au Mexique. Par leurs contacts dans l'armée et la police, les Zetas se débrouillent aussi pour récupérer ou voler des armes. Les officiers ou ex-officiers interviennent parfois dans les camps d'entraînement. Le colonel Colonel Edgar Ernesto Muralles Solorzano, un ancien Kaibile, a souvent été vu en compagnie des Zetas. Un ancien Kaibile fait aussi partie des hommes capturés après le massacre des fermiers en mai 2011.

Les Zetas n'ont aucun mal à imposer leur loi à Coban, face à des adversaires beaucoup moins dangereux qu'au Mexique. Ils tuent en pleine rue un vendeur de DVD pirates qui ne travaille pas pour eux, puis un dealer de marijuana. Un homme qui vend de l'essence acquis frauduleusement au Mexique est battu et dépouillé de ses gains. Des oeufs au pétrole, du papier toilette aux tortillas, tout ce qui vient du Mexique est soumis au contrôle des Zetas. L'aile administrative se charge de corrompre la police : 300 dollars par mois, 500 pour l'opérateur radio, jusqu'à 10 000 dollars pour les commandants plus importants. La police couvre l'activité des Zetas, les prévient des barrages militaires, etc. Les Zetas reproduisent aussi un réseau de renseignement, les « halcones », parmi la population, avec plusieurs centaines de personnes. Les habitants parlent des Zetas comme « la compagnie », à l'image de ce qui est parfois dit au Mexique. Les Zetas font venir la drogue du Honduras en petites cargaisons. Grâce aux contacts d'Overdick au congrès, ils ont pu blanchir une partie de leur argent dans les travaux publics. Il apparaît même que les Zetas ont contribué au financement de la campagne électorale du président Alvaro Colom, via Obdulio Solorzano, membre du parti du président, enlevé et tué à Guatemala City en 2010, probablement parce qu'il en savait trop.

Pour imposer leur présence à Coban, les Zetas roulent dans des voitures imposantes, comme les Hummer, et laissent ostensiblement leurs armes en évidence. Un commandant des Zetas menacé par deux policiers sur la place principale en désarme un et pointe son arme sur la tempe de l'autre. Un policier qui refuse de se laisser corrompre est traîné dans toute la ville et battu avant d'être abandonné dans le fossé. Deux étudiants qui s'approchent d'un peu trop près d'une petite amie d'un Zetas sont abattus à une station service. Un Zetas exécute sa petite amie guatelmatèque de peur qu'elle le trompe après son retour au Mexique. Les Zetas pratiquent aussi l'extorsion, ponctionnant des sommes allant de 3 à 6 000 dollars.

Le 18 décembre 2010, après que l'équipe du gouverneur de l'Etat ait perdu un match de football contre celle d'Overdick, l'Alta Verapaz est mis en état de siège, des renforts de police et de l'armée sont envoyés sur place. En deux mois, les militaires arrêtent 22 suspects, saisissent de l'argent, 41 véhicules, 39 AK-47 et 23 mitraillettes allemandes. Mais les Zetas, prévenus par la police, se sont repliés à San Miguel Chicaj dans la province voisine du Baja Verapaz, où ils recrutent d'ailleurs de nombreux ex-soldats. C'est la réponse du gouvernement à une pression des Zetas plus grande en raison de l'affrontement avec le cartel du Golfe. Début 2010, l'organisation envoie « Z-200 » au Guatemala. Dès le 26 juin, les Zetas abattent probablement le successeur de Juan Leon, Giovanny Espana, et 4 de ses gardes du corps. Dans les mois suivants, ils montent une expédition dans le Zacapa, s'en prennent aux biens de la famille Mendoza, au clan Leon, et affrontent la police et l'armée. Les Zetas veulent en fait contrôle les deux Etats du Zacapa, qui permet de faire entrer la drogue du Honduras, voire du Salvador, et du Peten, frontalier du Mexique et du Belize, qui représente un tiers du pays, un endroit difficile d'accès, en pleine jungle, idéal pour convoyer des marchandises à travers la frontière. Le Zacapa est sous la coupe de Jairo Orellana, qui a épousé la veuve de Juan Leon, et qui est lié à l'alliance Overdick-Zetas. Dans le Peten, les Zetas sont établis à Poptun et Sayaxche. Poptun, à la frontière avec le Belize, est aussi le lieu où sont formés les Kaibiles. Mais Sayaxche a une plus grande valeur stratégique : c'est le point d'entrée avec le Mexique. De l'autre côté de la frontière, le Playa Grande dans la jungle d'Ixcan, et une autoroute qui suit en parallèle la frontière nord du Guatemala jusqu'au Chiapas. Sayaxche est également bien reliée à l'Alta Verapaz au sud, où une autoroute est-ouest est en construction qui deviendra potentiellement une « autoroute de la drogue » par excellence. Le massacre de mai 2011 s'adresse à Otto Salguero, un allié du clan Legon : les Zetas veulent le contrôle de l'endroit.

Après la fin de l'état de siège en février 2011, les Zetas se font plus discrets : moins de Hummer, mais plus de natifs du Honduras et du Nicaragua pour faire le travail en première ligne. Ils s'allient avec un groupe local, les « chulamicos » qui fournissent armes, renseignement, voitures, hommes de main supplémentaires. Mais le clan Mendoza reste encore fort dans le Peten. A San Marcos, près de la frontière avec le Mexique, plusieurs groupes du Guatemala travaillent avec le cartel de Sinaloa, le grand rival mexicain des Zetas. Ceux-ci n'ont pas réussi à s'implanter dans cette région ni à en déloger les groupes locaux travaillant pour leurs rivaux. L'enjeu pur les Zetas est bien de contrôler un point d'achat à moindres frais de la drogue car contrairement à leurs concurrents du cartel de Sinaloa, ils n'ont pas accès directement aux pays producteurs.

Après mai 2011, l'ascension des Zetas et la fragilisation du monde mafieux local ouvrent une opportunité pour le gouvernement9. Claudia Paz y Paz, du bureau du procureur général, conduit de nombreuses arrestations au Guatemala à partir de juillet 2011 : Hugo Alvaro Gomez Vasquez, Horst Walther Overdick et Abner Milian Quijada, entre autres. D'autres arrestations sont conduites au Mexique : William de Jesus Torres Solorzano, alias "W», le chef financier du groupe au Guatemala, et Mauricio Guizar Cardenas, alias “El Amarillo” ou “Z200.” . En tout, plus de 100 personnes sont arrêtées. Overdick est la prise la plus importante, car il assure l'infrastructure locale des Zetas. Il est extradé aux Etats-Unis.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Source


Depuis, les Zetas restent de gros acheteurs de cocaïne au Guatemala mais sont moins présents. Jairo Orellana Morales, alias "El Pelo." demeure à la tête du groupe le plus important. C'est lui qui vent la cocaïne aux Zetas, mais aussi, probablement, à leurs rivaux du cartel de Sinaloa, preuve que l'entreprise de monopolisation des Zetas a échoué. Orellana doit son succès à la chance : le gouvernement, avec un fort soutien américain, a coupé les liaisons aériennes internationales, ce qui a ralenti les arrivées de drogue via le Honduras et la côte pacifique. Restent les corridors terrestres que contrôlent les gens comme Orellana. Les Zetas, dirigés par « Yanki », ne sont plus présents, de manière résiduelle, que dans le Zacapa, l'Alta Verapaz et le Peten. Le cartel de Sinaloa s'est imposé comme l'acteur majeur au Guatemala : contrairement aux Zetas, il a développé des alliances avec les groupes locaux plutôt que de les asservir ou de les exterminer. En outre, ce cartel a encore pénétré davantage les autorités locales, s'assurant davantage de couverture. Le niveau de violence dans le pays reste donc très important.


Phase 3 : la guerre comme tremplin de l'émancipation/expansion (2010-2012)


Après la mort de Victor Pena Mendoza et la fin de non-recevoir du cartel du Golfe à son ultimatum, Trevino ordonne aussitôt l'exécution des partisans du cartel du Golfe dans le Tamaulipas et le Nuevo Leon, en particulier des policiers municipaux qui sont kidnappés et torturés à mort10. 16 membres du cartel sont ainsi enlevés. Des convois comptant jusqu'à 40 véhicules utilitaires sport sillonnent les rues des villes frontalières ou les autoroutes proches, avec des hommes armés de lance-grenades et d'armes automatiques. Les policiers ou les militaires arrivent généralement après les affrontements, à tel point que certains soupçonnent « El Chapo », le chef du cartel de Sinaloa, d'avoir soudoyé les autorités pour ce faire.

Des bannières annoncent alors la formation d'une nouvelle fédération entre les cartels du Golfe, de Sinaloa et La Familia11. Les halcones, qui travaillent pour les Zetas, se dépêchent de suspendre dans le Tamaulipas des contre-bannières pour braver la nouvelle fédération. Cette guerre symbolique est en outre très médiatisée, d'autant plus qu'en hissant les bannières, chacun en profite pour déposer aussi un morceau de cadavre ou une tête du dernier ennemi abattu. Chassés du Tamaulipas, les Zetas se replient sur Nuevo Laredo au nord-ouest, à Monterrey et Nuevo Leon au sud-ouest, et au sud à Tampico, à la frontière avec Veracruz. Si le Tamaulipas reste entre les mains du cartel du Golfe, les Zetas réussissent à se maintenir, parfois fortement, à Nuevo Laredo, à Torreon, dans le Veracruz, le Puebla, le Campeche, le Tabasco et des parties du Quintana Roo et du Yucatan.

Pour les Zetas, c'est un revers sérieux : en mars 2010, avec la perte du Tamaulipas, ce sont toutes les plazas qui ont été perdues, sauf une. La décision de se replier à Nuevo Laredo et Tampico n'a pas été prise à la va-vite, sur un coup de tête : c'est un pari stratégique réfléchi pour préserver la cohésion du groupe, en conservant le contrôle de deux positions importantes pour le trafic de drogue -un port, Tampico, et un point d'entrée sur le marché américain, Nuevo Laredo. Les Zetas ont réussi à surmonter les assauts des autres cartels et ceux du gouvernement, ce qui prouve leur résistance. A Tijuana, l'organisation Arellano-Felix, l'organisation Beltran-Leyva dans le centre du Mexique, et l'organisation Vincente Carillo-Fuentes, ou cartel de Juarez, ont toutes été réduites en ruines par les coups de poing successifs des autorités mexicaines à la même époque.

En avril 2011, Tijuana et Nuevo Laredo sont les deux seules plazaqui ne sont pas encore entre les mains de la nouvelle fédération. Mais les Zetas conservent leur mordant opérationnel : mi-juillet 2010, à Juarez, ils ont organisé le premier attentat à la voiture piégée depuis 15 ans, en utilisant un dispositif de contrôle à distance et en attirant les secours sur place avant de faire exploser l'engin. D'autres attentats à l'explosif suivront, utilisant notamment du C-4, et visant les ennemis des Zetas. En juillet, août et septembre 2010, les Zetas bénéficient des coups portés par le gouvernement au cartel de Sinaloa, avec l'arrestation du n°3 du cartel et de son tueur à gages en chef, La Barbie, ennemi mortel des Zetas. Parallèlement, ceux-ci diversifient leurs activités en s'impliquant dans le trafic humain le long de la côte du golfe du Mexique, puis dans le vol de pétrole à la PEMEX, la compagnie pétrolière nationale.

Dès la fin 2010, les activités d'extorsion et de péage reprennent normalement, augmentées par le trafic de drogue. Cette dernière activité n'est pas prioritaire au sein des Zetas. Mais la séparation avec le cartel du Golfe entraîne l'absence de contacts en Colombie ou d'autres pays andins. Trevino est l'un des principaux promoteurs, au sein des Zetas, du trafic de la cocaïne, notamment parce qu'il dirige l'une des entreprises de fraude immobilière les plus importantes dans les Amériques. Nuevo Laredo, sur l'I-3512, est l'une des voies directes vers l'un des marchés les plus importants de la drogue aux Etats-Unis : Chicago.

Trevino commence à envoyer, en 2005, de la cocaïne et de la marijuana à Chicago, via Nuevo Laredo13et Houston, développant son réseau à l'est via la I-40 et l'I-10, et au nord via l'I-35, jusqu'à Chicago, mais aussi Atlanta. Il emploie d'abord des gangs d'adolescents, les Zetitas, puis fait appel aux gangs locaux du Texas, et ensuite à gangs répartis sur tout le territoire comme Mara Salvatrucha /MS-13 : ils sont chargés de distribuer le produit et de protéger le retour des fonds au Mexique. C'est ce trafic qui permet aux Zetas de se développer, avec des ramifications dans pas moins de 37 villes du Midwest, du nord-est et du sud-est des Etats-Unis en 2009, selon un rapport des autorités américaines elles-mêmes.

En octobre 2009, le FBI monte l'opération Gator Baità Houston. La cible, Willie « Gator » Jones Jr, tient une résidence pour les Zetas, safe house pour les armes, la drogue, et lieu de conditionnement en vue des expéditions via le corridor de l'I-10 en direction de la Lousiane, du Mississipi et de la Floride. Le 16 novembre 2011, la police de Chicago et la DEA démantèlent une cellule locale des Zetas, mettant la main sur plus de 12 millions de dollars et 250 kg de cocaïne. A la mi-novembre, un informateur travaillant sous couvert et transportant un chargement de marijuana est attaqué par 3 membres des Zetas qui pensaient trouver plus de marchandise à bord de son véhicule. L'anecdote montre la violence du groupe et la rivalité grandissante avec le cartel du Golfe, auquel appartenait probablement le chargement.

A ce moment-là, on attribue aux Zetas le contrôle sur pas moins de 10 000 exécutants (!), du Guatemala aux Etats-Unis. Au Guatemala, ils recrutent de jeunes désoeuvrés, les fameux Zetitas, qui sont notamment chargés de prévenir les tireurs du groupe en cas de pénétration adverse sur leur territoire. Si on prend le cas d'un des leurs alliés aux Etats-Unis, le Mara Salvatrucha/MS-13, les différences sont notables. Le MS-13, né à Los Angeles, est un réseau de gangs qui s'étend de New York à L.A., en passant par le Salvador et le Guatemala. On décrit souvent son apparition comme une conséquence tragique des guerres civiles en Amérique Centrale à la fin de la guerre froide, mais en réalité, le MS-13 est le produit des dynamiques de gangs urbains. Il a été créé par des Salvadoriens de Los Angeles et opère désormais dans 42 Etats américains. Le MS-13 n'a pas cependant la cohérence organisationnelle des Zetas : c'est une structure très lâche, un réseau de groupes qui communiquement et collaborent en fonction de rapports de force. Cependant, il existe une hiérarchie, et le MS-13 exerce même une domination régionale au Guatemala. Cette structure décentralisée est aussi plus difficile à pénétrer de l'extérieur. Au niveau des gangs locaux, le commandement est assuré par deux responsables, l'un d'ensemble et l'autre plus spécifiquement chargé des opérations. La loyauté est indispensable à l'égard des gangs les plus influents, ce qui se reflète dans le credo du MS-13, qui consacre l'usage de la force : « Tuer, contrôler et violer ». Le MS-13 se distingue aussi, comme gang, par ses relations avec les cartels de la drogue. Au Mexique, ses membres servent de piétaille aux cartels, dont les Zetas, et d'intermédiaires pour le trafic humain.

A la fin 2011, l'élève a enfin dépassé le maître : les Zetas sont devenus la deuxième plus grand organisation criminelle du Mexique, seulement devancés par le cartel de Sinaloa. Les forces paramilitaires des Zetas étendent leur influence dans tout le pays, et leur adversaire perd du terrain, selon les analystes mexicains.


Phase 4 : la stabilisation et la décentralisation ? (2012-)


En 2010 et 2011, les Zetas ont donc résisté à la fois aux assauts de leurs adversaires criminels et à ceux du gouvernement14. La vision stratégique de Lazcano et la capacité à combler les pertes et à s'étendre sur de nouveaux territoires ont incontestablement joué. Paradoxalement, en 2012, les Zetas n'ont pas à affronter le cartel de Sinaloa, ce qui aurait semblé logique, mais une rivalité interne entre les deux hommes les plus importants du mouvement.

Miguel Trevino, ancien policier de Nuevo Laredo et numéro 2 des Zetas, est considéré comme un élément impulsif. Lazcano, au contraire, militaire de formation, base toute son action sur la stratégie, sur l'entraînement et le recrutement, et sur un désir non dissimulé de rester en vie. Certains commencent à penser, alors, que Trevino se lasse d'être le n°2. Les autorités mexicaines arrêtent curieusement une série de hauts-responsables proches de Lazcano, comme s'il y avait eu des fuites. Parallèlement, dans les derniers mois de l'administration Calderon, la lutte anti-cartels reprend de la vigueur et les Zetas sont plus vulnérables que le cartel de Sinaloa. Le 13 janvier 2012, Luis Jesus Sarabia Ramon, un membre important des Zetas, est arrêté dans l'Etat de Nueve Leon.

Trevino, qui a joué un rôle certain dans l'affrontement avec le cartel du Golfe et le trafic de drogue, sans parler d'un comportement excessivement violent, n'est probablement pas le seul responsable de l'éclatement progressif des Zetas. En août 2010, le chef régional des Zetas à San Fernando, au Tamaulipas, avait procédé à l'exécution de 72 immigrants clandestins puis à celle de passagers de bus détournés -193 morts au total, ensevelis dans des fosses communes. Or les chefs des Zetas lui avaient expréssément demandé de réduire les assassinats pour ne pas trop attirer l'attention de l'armée. L'incident semble donc montrer qu'il existe un découplage entre l'échelon supérieur et les groupes locaux des Zetas.

Un an plus tard, le 25 août 2011, 8 membres des Zetas font irruption dans un casino de Monterrey, au Nuevo Leon, y versent de l'essence et mettent le feu : 52 personnes sont brûlées vives. Le motif : le propriétaire du casinon avait refusé de céder à l'extorsion. L'initiative a visiblement été prise par un sous-fiffre, sans que les chefs de l'organisation l'aient approuvée. En mai 2012, 49 corps décapités sont retrouvés sur le bord d'une route, dans le Nuevo Leon, près de Cadereyta Jimenez : mais Trevino avait ordonné au chef local des Zetas de déposer les corps au beau milieu de la ville... ce qui là encore, montre des dissensions.

En juin 2012, une guerre des bannières fait rage dans les rangs des Zetas, entre ceux hissant celles qui arborent le portrait de Lazcano et d'autres qui défendent plutôt Trevino. Mais certains experts doutent, en fait, d'une possible guerre intestine au sein du mouvement, à l'exception de tensions peut-être bien présentes parmi la troupe. Le problème réside probablement dans l'expansion fulgurante des Zetas, qui ne tirent que la moitié, tout au plus, de leurs revenus du trafic de drogue. Les immenses rentrées d'argent engendrent certainement une grande frustration parmi les cellules locales, qui assurent l'essentiel des activités, et qui rechignent à voir partir l'essentiel des bénéficies entre les mains des chefs. On assisterait donc, peut-être, à la naissance d'un modèle de « franchise » Los Zetas, avec des cellules locales reproduisant le schéma du groupe.

Pourtant, le 9 août 2012, la police mexicaine découvre les cadavres de 14 membres des Zetas près de San Lui Potosi. Il s'agit d'hommes de main de Caballero, un chef des Zetas dans l'Etat voisin du Coahuila. Ses hommes auraient été tués par la faction de Trevino, qui pense que Caballero a l'intention de quitter les Zetas pour le combattre en s'alliant avec le cartel du Golfe. Ce même mois, les analystes américains multiplient les compte-rendus selon lesquels Trevino aurait bien évincé Lazcano, dernier fondateur historique des Zetas.

En réalité, il semblerait bien que les deux dirigeants des Zetas aient maintenu leur association, et que nombre de rumeurs à propos d'un affrontement interne soient venus des partisans de Trevino qui n'étaient pas satisfaits du leadership de ce dernier. Lazcano est finalement abattu le 7 octobre 2012 par des Marinesmexicains à Progreso, dans le Coahuila. Il est ainsi le premier chef important de cartel à être tué dans un échange de tirs depuis 2006. La mort de Lazcano, qui suit la capture de Costilla, le chef du cartel du Golfe, en septembre 2012, là encore par les Marines, et l'arrestation de Caballero, l'adversaire de Trevino, semblent profiter au cartel de Sinaloa, dont le chef, « El Chapo », peut espérer s'emparer de Nuevo Laredo, la place forte de Trevino.

Lazacano était le dernier membre originel des Zetas qui maintenait un semblant de cohésion15. Les incertitudes recouvrant sa mort et la disparition de son corps ouvrent déjà des polémiques, mais sans Lazcano, il n'y a plus de commandement stratégique à Los Zetas, qui devient une organisation sans chef. Miguel Trevino, le n°2, n'est pas un membre d'origine des Zetas, et n'a pas le respect de l'ensemble de l'organisation. Il est à la merci des rivaux et des autorités. Les Zetas ont probablement atteint leur apogée à la mi-2008, alors qu'ils s'émancipaient du cartel du Golfe tout en restant encore, théoriquement du moins, sous sa coupe. Depuis 2010, les Zetas se sont concentrés sur le trafic de drogue : la cocaïne est achetée au Honduras, puis transportée par le Guatemala, le sud du Mexique jusqu'à Veracruz. Arrivée à Nuevo Laredo, elle est acheminée au nord, vers les Etats-Unis. Jusqu'à la mort de Lazcano cependant, les Zetas ont réussi à conserver leur cohésion issue de leur origine militaire : le vol du corps de Lazcano illustre le maintien de leurs traditions.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Source : http://www.stratfor.com/sites/default/files/main/images/Cartels_2013.jpg


Miguel Trevino, qui a tout fait pour conserver la place forte de Nuevo Laredo, est intimement lié au trafic de drogue. Il est aussi de tempéraement beaucoup plus impulsif et violent que ne l'était Lazcano. Ce qui explique qu'il est moins respecté par la troupe des Zetas. D'ailleurs, dès la mi-octobre 2012, des membres de l'organisation qui se font appeler « les Légionnaires » annoncent leur intention de lui contester la plaza de Nuevo Laredo. 3 des chefs locaux de plazas peuvent incarner le futur des Zetas : Sergio “El Grande” Ricardo Basutro Pena, Maxiley “El Contador” Barahona Nadales, et Roman “El Coyote” Ricardo Palomo Rincones. Sur un historique similaire à celui des Zetas, dans les grandes lignes, l'organisation Beltran-Levya a tenu jusqu'en décembre 2009 grâce à son chef, Arturo Beltran-Leyva, avant de se scinder en deux factions, une dirigée par l'homme de main d'Arturo, Edgar “La Barbie” Valdez Villareal, et l'autre par son frère Hector. Lesquelles ont également éclaté et se sont disputées le contrôle de territoires, notamment à Acapulco.

L'organisation subit un nouveau coup avec l'arrestation, le 15 juillet 2013, de Trevino, le successeur de Lazcano. Trevino a été pris par les Marines mexicains à l'ouest de Nuevo Laredo, sans qu'un coup de feu soit tiré. Il a été arrêté avec deux autres hommes et avec, sur lui, plus de 2 millions de dollars, et également 8 armes à feu avec plus de 500 cartouches16. C'est la capture la plus importante parmi les responsables de cartels mexicains depuis 2008. Jusqu'ici, la succession s'était faite sans trop de heurts au sein de la hiérarchie des Zetas, en raison de la culture militaire de l'organisation -encore que Trevino, comme on l'a dit, ne fasse pas partie des ex-GAFES d'origine17. Il faut noter que malgré son profil, Trevino semblait avoir réduit volontairement les actes de violence les plus spectaculaires et la mise en place des bannières (narcomanta), sans doute pour diminuer la pression des autorités mexicaines sur l'organisation. Los Zetas n'a pas perdu la plaza de Nuevo Laredo, d'importance vitale, face au cartel de Sinaloa d'El Chapo, qui reste le cartel le plus puissant, mais qui a aussi subi des coups18. En janvier 2014, les Zetas restent le groupe le plus important du nord-est du Mexique, mais sont toujours en conflit avec le cartel de Sinaloa, très présent lui au nord-ouest, et avec les Chevaliers Templiers19. Jusqu'en 2012, le nord-est mexicain était au centre de l'activité des cartels en raison du conflit entre les Zetas et le cartel du Golfe et ses alliés. Le cartel du Golfe n'a plus d'organisation cohérente centralisée depuis 2012, mais ses groupes existent encore et les trafiquants de drogue parviennent encore à faire entrer leur cargaison aux Etats-Unis à partir de Reynosa et de Matamoros, dans le Tamaulipas, en faisant appel au service du cartel de Sinaloa ou des Chevaliers Templiers.

Les Zetas doivent faire face à la faction Velazquez, de Zacatecas, un ancien chef régional des Zetas qui a rallié le cartel du Golfe début 2012. Velazquez a été arrêté en septembre 2012 mais ses deux frères dirigent la faction, la plus puissante des restes du cartel du Golfe. L'objectif du groupe est de chasser les Zetas du Tamaulipas, et en particulier de Nuevo Laredo, un objectif probablement au-dessus de ses moyens actuels. Les Chevaliers Templiers, un groupe issu de l'Etat du Michoacan dans le sud-ouest, ont aidé le cartel du Golfe à combattre les Zetas dès 2012 : ils se servent de Reynosa et Matamoros pour passer drogue et migrants illégaux aux Etats-Unis, mais n'ont pas une présence aussi établie que les Zetas dans le nord-est. Le frère de Miguel Trevino, Omar, alias Z-42, chapeaute désormais les Zetas. Ceux-ci se sont imposés, de plus en plus, dans la ville de Reynosa, pourtant considérée comme un bastion du cartel du Golfe, en 2013. En outre, ils ont fait leur apparition dans le nord de l'Etat du Chihuahua, à Ciudad Juarez, au sud-est de la ville, prenant sous leur coupe des gangs qui dépendaient du cartel de Juarez20.



Bibliographie :


Ouvrage :


George W. GRAYSON et Samuel LOGAN, The Executioner's Men. Los Zetas, Rogue Soldiers, Criminal Entrepreneurs, and the Shadow State They Created, Transaction Publishers, 2012.


Articles :


Robert J. BUNKER et Byron RAMIREZ, Narco Armor. Improvised Armored Fighting Vehicles in Mexico, The Foreign Military Studies Office, mars 2013.

Steven DUDLEY, The Zetas in Guatemala, InSight Crime Special Report, 8 septembre 2011.

Steven DUDLEY, « Guatemala's New Narco-map: Less Zetas, Same Chaos »,InSight Crime, 16 septembre 2013.

Georges W. GRAYSON, « Los Zetas: the Ruthless Army Spawned by a Mexican Drug Cartel », Foreign Policy Research Institute E-Notes, mai 2008.

Samuel LOGAN, « Los Zetas: Evolution of a Criminal Organization »,ISN Security, 12 mars 2009.

Samuel LOGAN, « A Profile of Los Zetas: Mexico’s Second Most Powerful Drug Cartel », CTC Sentinel, février 2012, volume 5, numéro 2, p.5-7.

Samuel LOGAN, « The Future of Los Zetas after the Death of Heriberto Lazcano », CTC Sentinel, octobre 2012, Vol 5. Issue 10, p.6-9.

Tristan REED, « Mexico's Drug War: Balkanization Continues in the Northeast and Northwest », Security Weekly, Stratfor, 16 janvier 2014.

Scott STEWART and Tristan REED, «  Mexico's Zetas Are Not Finished Yet », Security Weekly, Stratfor, 24 octobre 2013.

John P. SULLIVAN, Samuel LOGAN, « The Gulf-Zeta Split and the Praetorian Revolt », ISN Security, 4 juillet 2010.

John P. SULLIVAN et Samuel LOGAN, « Los Zetas: Massacres, Assassinations and Infantry Tactics », The Counter Terrorist, 24 novembre 2010.






1Georges W. GRAYSON, « Los Zetas: the Ruthless Army Spawned by a Mexican Drug Cartel », Foreign Policy Research Institute E-Notes, mai 2008.
2Samuel LOGAN, « A Profile of Los Zetas: Mexico’s Second Most Powerful Drug Cartel », CTC Sentinel, février 2012, volume 5, numéro 2, p.5-7.
3La Familia Michoacana se caractérise par ses tactiques brutales, une solide base d'opérations dans le Michoacan et par une pseudo-idéologie religieuse qui assure un esprit de corps. Le groupe a émergé en fusionnant des trafiquants de drogue et des vigiles, avec l'appui des Zetas. La Familia bénéficie de leur appui pour éliminer la famille mafieuse dominante du Michoacan, les Valencias, avant de s'émanciper à partir de 2006. Le groupe rejoint ensuite la coalition anti-Zetas en 2010. Il est affaibli par une scission rivale, les Chevaliers Templiers. Son activité se concentre surtout sur les drogues synthétiques, et il a son propre réseau de distribution aux Etats-Unis.
4Samuel LOGAN, « Los Zetas: Evolution of a Criminal Organization », ISN Security, 12 mars 2009.
5John P. SULLIVAN et Samuel LOGAN, « Los Zetas: Massacres, Assassinations and Infantry Tactics », The Counter Terrorist, 24 novembre 2010.
6Robert J. BUNKER et Byron RAMIREZ, Narco Armor. Improvised Armored Fighting Vehicles in Mexico, The Foreign Military Studies Office, mars 2013.
8Steven Dudley, The Zetas in Guatemala, InSight Crime Special Report, 8 septembre 2011.
9 Steven Dudley, « Guatemala's New Narco-map: Less Zetas, Same Chaos », InSight Crime, 16 septembre 2013.
11John P. SULLIVAN, Samuel LOGAN, « The Gulf-Zeta Split and the Praetorian Revolt », ISN Security, 4 juillet 2010.
12Interstate 35, une autoroute qui traverse le centre des Etats-Unis, du Texas au Minnesota.
13Dès le début 2005, les Zetas, profitant des arrestations qui ont désorganisé le cartel du Golfe, s'installent en force à Nuevo Laredo. Le cartel de Sinaloa tente de s'y implanter et la ville se transforme en champ de bataille. A l'automne, les Zetas sont maîtres du terrain, au prix d'une formidable démonstration de violence.
15Samuel LOGAN, « The Future of Los Zetas after the Death of Heriberto Lazcano », CTC Sentinel, octobre 2012, Vol 5. Issue 10, p.6-9.
18Scott Stewart and Tristan Reed, «  Mexico's Zetas Are Not Finished Yet », Security Weekly, Stratfor, 24 octobre 2013.
19Les Chevaliers Templiers sont une scission de La Familia Michoacana apparue en mars 2011. Ils se présentent comme un mouvement d'auto-défense et reprennent l'idéologie religieuse du groupe d'origine. Par certains côtés, et en raison de leur enracinement dans le Michoacan, ils ont plus les caractéristiques d'une insurrection que d'une mafia.
20Tristan Reed, « Mexico's Drug War: Balkanization Continues in the Northeast and Northwest », Security Weekly, Stratfor, 16 janvier 2014.

Anatomie d'un coup d'État raté: Hitler et le putsch de la brasserie

Les 8 et 9 novembre 1923, Adolf Hitler et le jeune parti nazi dirigentune coalition de groupes nationalistes qui tente un coup d’État qui entre dans l'histoire sous le nom de putsch de la brasserie. Il débute en effet dans la Bürgerbräukeller, une des plus grandes brasseries de Munich, avec l'espoir de prendre le pouvoir en Bavière pour ensuite marcher sur Berlin et renverser la République de Weimar. Le putsch échoue finalement et les autorités bavaroises parviennent à faire condamner 9 de ses responsables. Cet événement qui aurait pu passer largement inaperçu dans l'histoire, fort mouvementée, de l'Allemagne d'après-guerre va néanmoins devenir, après 1933, une geste héroïque pour le mouvement nazi et faire partie intégrante de la mythologie qui entoure la course au pouvoir menée par Hitler.

David FRANCOIS



1923, l'Allemagne au bord du gouffre.
Les quatre années qui suivent la défaite de novembre 1918 sont celles du chaos pour l'Allemagne. Un chaos national d'abord avec l'imposition du traité de Versailles en juin 1919 qui est ressenti par une grande partie de la population comme une humiliation et une injustice. Un chaos social ensuite provoqué par la crise économique qui entraîne chômage, inflation et misère et dont l'apogée se situe en 1923. Ces deux traumatismes se rejoignent en 1923 avec l'occupation de la Ruhr.

En avril 1921, la France et la Grande-Bretagne exigent à l'Allemagne, au titre des réparations de guerre, environ 33 millions de dollars, causant ainsi une inflation croissante dans le pays. Le gouvernement allemand demande alors de pouvoir différer les payements aux Alliés ce que refuse la France. Quand l'Allemagne menace finalement, à la fin de 1922, de faire défaut, le président du Conseil français, Raymond Poincaré, fait alors occuper le bassin minier de la Ruhr par l'armée aggravant ainsi la crise allemande. L'inflation repart en effet de plus belle. En janvier 1923, un dollar vaut 18 000 marks, puis en juillet 160 000, en août un million et en novembre 4 milliards de marks. Les Allemands sont alors payés avec une monnaie qui se déprécie de jour en jour, les produits de base coûtent des millions tandis que des émeutes de la faim éclatent dans le pays.

Dans ce climat d'instabilité les mouvements politiques de gauche et de droite développent des structures paramilitaires qui recrutent des anciens combattants, des chômeurs et des jeunes en quête d'action. Ces formations ont principalement pour objectif à renverser une démocratie fragile, rendue responsable de tous les maux qui accablent la population. Pourtant au début de 1923, les Allemands font confiance dans un gouvernement qui organise la défense passive face aux Français dans la Ruhr. Mais en septembre, les autorités du Reich se voient contraintes d'accepter la reprise du payement des réparations. Cette décision provoque un fort ressentiment dans la population, incitant les groupes politiques extrémistes à passer à l'action, ce qui ne fait qu’accroître le chaos qui règne alors en Allemagne.



La Bavière en effervescence.
Alors que le gouvernement central craint que la Thuringe et la Saxe ne tombent entre les mains des communistes, la Bavière est devenu, depuis l'écrasement de la République des Conseils à Munich par les corps francs, un refuge pour les groupes nationalistes. Parmi ceux-ci, le parti nazi est le plus nombreux avec 55 000 adhérents et surtout il est le mieux organisé. Adolf Hitler en a pris le contrôle en juillet 1921 et a réussi à le faire prospérer. Depuis 1920, il possède même une aile paramilitaire commandée par Ernst Röhm, les Sections d'Assaut (SA). Hitler parvient également à étendre considérablement le champ d'influence de son mouvement. Il rallie à lui Hermann Göring, un des as de l'aviation allemande pendant la Grande Guerre, qui devient d'ailleurs le chef de la SA en 1922, mais également des hommes d'affaires comme Ernst Hanfstaengl qui finance le mouvement. Il a surtout fait la connaissance d'un diplomate, Max von Scheubner-Richer, un homme qui a de multiples connexions dans les milieux politiques et militaires mais aussi parmi les Russes blancs. En 1921 Hitler est même reçu, grâce à son secrétaire Rudolf Hess, par le général Erich Ludendorff, le héros allemand de la Première Guerre mondiale.

Hitler et ses fidèles en 1923 (source: wikipedia.org)


Pour les militants nazis et les différents groupes de la mouvance völkisch il ne fait aucun doute à l'automne 1923 que le temps est désormais venu de frapper à mort la République de Weimar. Hitler, poussé par cette base impatiente, sait qu'il doit agir s'il ne veut pas prendre le risque de perdre la direction du mouvement. Il s'inspire également de la Marche sur Rome qui a permis aux fascistes italiens de prendre le pouvoir en octobre 1922 et planifie donc une marche sur Berlin qui doit lui permettre de prendre le contrôle du gouvernement national. Il espère même pouvoir compter sur le soutien des autorités bavaroises. En effet les membres du gouvernement de la Bavière veulent un changement de la politique nationale et protestent contre la décision de Berlin de mettre fin à la résistance passive dans la Ruhr et la Rhénanie occupées.

Le 2 septembre 1923, en compagnie de Ludendorff, Hitler assiste à un défilé de 100 000 hommes issus de différentes formations paramilitaires de droite comme la Reichsflagge, la SA ou le Bund Oberland et qui se fédèrent dans le Deutscher Kampfbund sous la direction politique d'Hitler. Les rumeurs de marche sur Berlin ne cessent alors d'enfler à Munich tandis que le général von Seeckt, le chef de la Reichswehr, prévient Stresemann qu'il ne fera rien en cas d'action contre Berlin de la part de l'armée bavaroise.

Pour éviter que la situation ne dégénère le premier ministre bavarois, Eugen von Knilling, nomme le 26 septembre, Gustav von Kahr commissaire général. Ce dernier forme alors un triumvirat avec le chef de l'armée en Bavière, Otto von Lossow, et le chef de la police Hans Ritter von Seisser. Kahr se fait rapidement le champion de la fronde nationaliste face à Berlin. Il négocie avec les organisations nationalistes de Berlin tandis que Lossow rencontre Hitler. Ce dernier lui expose alors son projet de former un directoire dont le triumvirat ferait partie avec Ludendorff. Mais ces discussions n'aboutissent pas et le 6 novembre, le triumvirat fait savoir au Kampfbund qu'il fera tout pour éviter un putsch nationaliste.

Si le triumvirat appelle publiquement à une marche nationaliste sur Berlin, il espère néanmoins que les militaires et les civils à Berlin renverseront eux-mêmes la République afin d'établir un régime autoritaire. Cela permettrait aux Bavarois de cueillir les fruits de la victoire sans prendre de risques et de maintenir l'autonomie de leur région. Il est donc de plus en plus évident pour Hitler qu'il ne souhaite pas passer à l'action de leur propre initiative.

Fort de l'appui de Ludendorff, Hitler décide de se lancer dans un coup de force pour le jour anniversaire de la naissance de la République, le 9 novembre. Le 7, il réunit donc ses principaux lieutenants et soutiens dont Ludendorff, Göring et Scheubner-Richter pour mettre l'opération au point. Il prévoit ainsi de s'emparer des principales villes de la Bavière comme Ratisbonne, Augsbourg et Nuremberg mais surtout de Munich où les troupes du Kampfbund doivent s'emparer des principaux points stratégiques: gares, télégraphes, téléphones, bâtiments de l'administration civile et de l'armée. Il estime pouvoir compter pour cela sur 4 000 hommes qui feront face à 2 600 policiers et militaires.

Mais Hitler se méfie de von Kahr en qui il voit un potentiel rival et son plan vise aussi à obliger par la force les chefs du gouvernement bavarois à l'accepter comme chef suprême. Puis, avec l'aide du général Erich Ludendorff, il pourra prendre la tête d'une révolution nationaliste pour renverser le gouvernement de Berlin.



Le putsch commence.
Le soir du 8 novembre 1923, Kahr, Lossow et Seisser se retrouvent à la Bürgerbräukeller pour parler devant un public d'environ 3 000 personnes composé de responsables de l'administration et de notables de la ville. Vers 20 heures 30 un détachement des gardes du corps d'Hitler, la Stosstrupp Adolf Hitler, arrive à la Bürgerbräukeller pour rejoindre les troupes des Sections d'Assaut (SA) qui se préparent à investir la brasserie. Hitler, accompagné d'Hermann Göring fait irruption dans la grande salle de la brasserie avec ses hommes qui lui frayent un passage dans la foule pour rejoindre la scène. Une mitrailleuse est mise en batterie à l'entrée ce qui provoque un certain tumulte.

Hitler tire alors un coup de feu dans le plafond pour ramener le calme et s'adresser à une assistance tétanisée. Il annonce que la révolution nationale a commencé mais également que personne ne doit sortir de la brasserie et que pour cela il est prêt à faire installer une mitrailleuse dans une galerie qui surplombe salle. Il ajoute que les gouvernements de Bavière et du Reich sont déposés au profit d'un gouvernement national provisoire. Il termine enfin en affirmant que les bâtiments de la Reichswehr et de la police sont occupés tandis que les policiers et les militaires parcourent Munich sous le drapeau à croix gammée. Bien entendu rien n'est vrai dans tout cela mais il cherche ainsi à impressionner les membres du triumvirat.

Les sections d'assaut (source: wikipedia.org)


Ensuite Hitler réunit les trois triumvirs dans une petite salle où il leur demande de se joindre à lui, de soutenir sa révolution nazie et les assure qu'ils auront une place dans le nouveau gouvernement. Mais à sa surprise les trois hommes refusent de lui parler. Il sort alors son pistolet et prévient qu'il contient 4 balles, 3 pour les membres du triumvirat et la dernière pour lui. Mais la menace ne fait pas son effet. Soudain, Hitler a l'idée de rejoindre le public dans la grande salle pour annoncer que le gouvernement et le président du Reich sont déchus, qu'un gouvernement national va être formé à Munich pour marcher ensuite sur Berlin avec le soutien de l'armée. Cette ruse permet de faire croire que les membres du triumvirat, toujours retenus dans une salle séparée, ont rejoint Hitler et les nazis.

Mais les hommes du triumvirat se montrent toujours hésitants et cherchent à gagner du temps. La discussion n'avance pas. Heinz Pernet, Johann Aigner et Scheubner-Richter sont alors dépêchés pour aller chercher Ludendorff, dont le prestige personnel doit permettre de vaincre ces réticences. Pendant ce temps Hermann Kriebel téléphone à Ernst Röhm qui se trouve dans une autre brasserie, la Löwenbräukeller, pour lui ordonner de s'emparer des principaux bâtiments de la ville tandis que Gerhard Rossbach mobilise les élèves d'une école d'infanterie.

Le général Ludendorff arrive enfin à la Bürgerbräukeller. Hitler sait qu'il a plus de chances d'être entendu par les membres du triumvirat que lui. Il presse donc Ludendorff de les convaincre de rejoindre le coup d'État. Ludendorff s'entretient donc avec les trois hommes leur conseillant de rallier la révolution nazie. Ces derniers se laissent finalement convaincre et se rendent alors dans la grande salle pour annoncer publiquement leur ralliement à Hitler et l'assurer de leur loyauté envers le nouveau régime. Le public les acclame et entonne le Deutschland Über Alles. Hitler est euphorique. Son plan se déroule comme prévu et il espère bien devenir rapidement le nouveau chef de l'Allemagne. Dans son enthousiasme Hitler autorise alors l'assistance à se retirer à l'exception d'un groupe d'otages formé par des membres du gouvernement et des chefs de la police sous la garde de Hess.



Une suite d'erreurs fatales.
Rapidement les conjurés vont faire une série d'erreurs cruciales. Le succès de l'opération dépend en effet de leur rapidité à prendre possession des bâtiments administratifs et des centres de communications mais également de l'autorité du triumvirat sur la police et l'armée. A Munich, Wilhelm Frick, le chef de la section politique de la préfecture de police, parvient un temps à paralyser la réaction des policiers tandis que Röhm occupe le quartier général de l'armée mais en oubliant pendant plus d'une heure et demie de neutraliser le central téléphonique permettant ainsi aux militaires de faire venir des renforts de l'extérieur. Les nazis négligent totalement de prendre le contrôle des centres de communications, des gares, des ministères et des casernes qui restent sous le contrôle de l'Etat. Ils manquent totalement de coordination. Ainsi, un bataillon de SA qui a réussi à se procurer des fusils en nombre reste ensuite l'arme aux pieds A environ 3 heures du matin, les premières victimes du putsch tombent, deux hommes de la SA tués lors d'une tentative pour s'emparer de la caserne du 19e régiment d'infanterie. Les nazis sont également repoussés de la caserne du 7e régiment d'infanterie. Seul les élèves de l'école d'infanterie rallient les putschistes.

Les SA dans les rues de Munich durant le putsch (source: wikipedia.org)


Du coté des autorités bavaroises les policiers stationnés vers la Löwenbräukeller envoient dès le début de la soirée à leurs chefs des rapports sur les mouvements des SA. Le major Sigmund von Imhoff de la police d'État met alors en alerte les unités de police et fait occuper le bureau du télégraphe et le central téléphonique. Il informe également de la situation le major-général Jakob Ritter von Danner, le commandant de la Reichswehr de la garnison de Munich qui est fermement déterminé à faire échouer le putsch. Pour cela il installe son poste de commandement dans la caserne du 19e régiment d'infanterie et met en alerte toutes les unités militaires.

L'erreur la plus fatale pour les putschistes est celle que commet Hitler lui-même. Il décide en effet, après le ralliement du triumvirat à son entreprise, de quitter la Bürgerbräukeller pour se rendre auprès de ses hommes et les aider à faire basculer les militaires. Il laisse ainsi le triumvirat sous la garde du général Ludendorff qui les laisse ensuite quitter la brasserie sous le prétexte qu'ils doivent rejoindre leur poste pour assurer le bon fonctionnement du putsch et après avoir promis faussement de rester fidèlesà Hitler. Une fois libres, les membres du triumvirat s'empressent de dénoncer la tentative de putsch et ordonnent à la police et à l'armée de la réprimer.

Les nazis occupent Munich (source: wikipedia.org)


Hitler ne parvient pas lui non plus à rallier les soldats qui refusentde le rejoindre et de sortir des casernes. Devant cet échec il décide de retourner à la brasserie. C'est alors qu'il prend conscience du mauvais tour que prend sa tentative. Alors qu'il prévoit de marcher le lendemain sur Berlin, Munich n'est pas encore occupé, seul le siège du ministère de la Guerre est contrôlé par Ernst Röhm et ses hommes.

Dans les premières heures du 9 novembre, les membres du triumvirat, qui ont trouvé refuge dans la caserne du 19e régiment d'infanterie font savoir publiquement que les déclarations extorquées par Hitler sous la menace d'une arme sont nulles. Il ordonne la dissolution du parti nazi et de ses troupes paramilitaires. Von Lossow quant à lui fait venir des troupes en renfort dans la ville. A l'aube l'immeuble du ministère de la Guerre qu'occupe Röhm est cerné.



La fusillade de la Feldherrnalle.
La situation a irrémédiablement tourné. Les conjurés se sont montrés trop désorganisés pour prendre l'avantage pendant le court laps de temps où la confusion a régné parmi les autorités. Hitler passe la nuit du 8 au 9 à ne savoir que faire sur la suite à donner aux événements. L'armée reste loyale au régime et les tentatives de coups de force dans le reste du pays ont échoué. Cette indécision laisse définitivement le temps aux autorités bavaroises d'organiser la riposte contre les putschistes. Au petit matin, Hitler, sans espoir, envoie Max Neunzer demander l'aide du prince Rupprecht de Bavière mais cette tentative échoue.

Le général Ludendorff lui propose alors d'organiser une marche dans la ville pour rallier directement la population à son coup d'État. Il ajoute qu'en raison de son prestige militaire personne n'osera ouvrir le feu sur le cortège. Hitler conduit alors environ 2 000 nazis et membres du Kampfbund dans une marche sur la Feldherrnhalle en direction de la Ludwigsstrasse. Il est entouré par Ludendorff et Göring, tandis que l'un des drapeaux du parti est porté par Heinrich Himmler. Le cortège est majoritairement composé d'hommes de la Stosstruppe, de la SA et de l'organisation Oberland. Des élèves de l'école d'infanterie sont également présents. Quand ils atteignent l'Odeonsplatz prés de la Feldherrnhalle, ils se heurtent à un barrage d'une centaine de policiers. Hitler leur demande alors de se rendre. Une fusillade partant de chaque cotée éclate durant une minute.

L'Odeonsplatz lors du putsch de novembre (source: Bundesarchiv)


Seize nazis et trois policiers sont tués lors de cet échange de coups de feu. Göring est grièvement touché à l'aine mais parvient à prendre la fuite. Hitler est victime d'une luxation de l'épaule quand Scheubner-Richter, qui lui tenait le bras, s'effondre, mortellement touché et l’entraîne avec lui dans sa chute contre le trottoir. Le garde du corps d'Hitler, Ulrich Graf, s'est aussi jeté sur lui, recevant à sa place plusieurs balles et lui sauvant ainsi la vie. Hitler rampe alors sur le trottoir pour rejoindre une voiture qui l'attend et s'enfuir. La troupe nazie est dispersée, certains membres arrêtés. Ludendorff, malgré la fusillade, a continué à marcher tranquillement droit devant lui et parvient à atteindre indemne le barrage de police où il est finalement arrêté.

Pendant ce temps des unités de l'armée venant d'Augsbourg encercle le quartier-général encore tenu par les hommes de Röhm. Ces derniers, en apprenant la fusillade sur la Feldherrnhalle acceptent finalement de se rendre mais en recevant les honneurs militaires. Hitler quant à lui a trouvé refuge dans le grenier de ses amis, les Hanfstaengls, où il parle de se suicider. Il s'attend même à être fusillé par les autorités. Le 11 novembre, la police vient finalement l'arrêter.



Le procès des putschistes.
En février 1924 s'ouvre le procès des chefs du putsch de la brasserie. Les cinq juges du tribunal du peuple de la Bavière ont pour président Georg Neithard qui, dans les cas de haute trahison, se montre généralement clément avec les accusés de droite qui déclarent agir au nom de considérations patriotiques. Portant sa croix de fer obtenu durant la Grande Guerre, Hitler fait du prétoire une tribune d'où il dénonce la République de Weimar qui a trahi l'Allemagne en signant le traité de Versailles il justifie son action en dénonçant l'inéluctabilité d'une insurrection communiste prochaine. Il s'attire ainsi la clémence des juges qui le condamnent pour haute trahison à la peine la plus légère soit 5 ans d'emprisonnement dans la prison à sécurité minimale de Landsberg. Hitler ne fera que seulement 8 mois de détention.

La presse, tant à gauche qu'à droite, critique cette clémence et un éminent professeur de droit publie même un article qui met en avant les vices du procès. Mais le gouvernement bavarois, pourtant lui aussi mécontent du verdict, se refuse à intervenir pour ne pas donner l'impression qu'il cherche à influencer les décisions de la justice bavaroise.

Durant son court séjour en prison, Hitler reçoit un traitement de faveur. Il obtient le droit de porter des vêtements civils, de rencontrer les autres détenus autant qu'il le veut, de recevoir et d'envoyer une volumineuse correspondance. Les autorités de la prison lui donnent même la permission d'utiliser les services de son secrétaire personnel, Rudolf Hess, lui aussi détenu pour haute trahison. Hitler en profite pour lui dicter le premier volume de Mein Kampf.

Hitler à sa sortie de la prison de Landsberg (source: wikipedia.org)




Le putsch dans la mythologie nazie.
De l'échec du putsch de la brasserie Hitler tire la leçon que le mouvement nazi ne peut détruire la République par un assaut direct sans le soutien de l'armée et de la police. Il comprend également que le succès dépend de la capacité du parti nazi à devenir le leader indiscuté du mouvement völkisch et de sa capacité à devenir le chef incontesté des nazis. Finalement l'expérience du putsch lui apprend qu'une tentative de renversement violent du régime de Weimar entraînera une réponse militaire des autorités. Il préfère donc profiter des avantages de la démocratie pour la subvertir de l'intérieur en cherchant à prendre le pouvoir par le biais des élections et en usant de la liberté d'expression et de réunion garantie par cette même démocratie.

A la suite du putsch le gouvernement bavarois et celui du Reich interdisent le parti nazi, ses formations et sa presse. Mais les déclarations d'Hitler sur sa volonté de parvenir au pouvoir légalement parviennent à convaincre les autorités de lever cette interdiction en 1925. La marche vers le pouvoir reprend.

Les nazis cultivent la mémoire du putsch de la brasserie qui prend une dimension mythique dans l'histoire du mouvement. Parmi ceux qui marchèrent vers l'Odeonsplatz le 9 novembre se trouve également des hommes qui occuperont des postes clefs au sein du IIIe Reich: Hermann Göring, Heinrich Himmler, Rudolf Hess, Julius Streicher et Wilhelm Frick. Quatre d'entre eux se trouveront en 1945 sur le banc des accusés au procès de Nuremberg.

Après la prise du pouvoir par Hitler en janvier 1933, l'Allemagne célèbre le 9 novembre comme le Jour du Deuil. Chaque année à Munich des commémorations entretiennent le souvenir du putsch et des victimes nazies qui deviennent des martyrs de la cause. Le Blutorden, la médaille qui est décernée aux vétérans du putsch devient alors la plus haute distinction au sein du parti nazi tandis que le drapeau porté lors du putsch et qui fut taché par le sang d'une des victimes, Andreas Bauriedl, devient la Blutfahne, le drapeau du sang, qui sert à consacrer les autres drapeaux du parti nazi lors des cérémonies organisées par le mouvement. En 1935, Hitler fait construire sur la Königsplatz de Munich deux mausolées où sont inhumées les 16 victimes nazies du putsch tandis qu'une plaque est déposée sur la Feldherrnhalle devant laquelle les passants sont obligés de saluer le bras tendu.

Un des deux mausolées sur la Feldherrenhalle (source Bundesarchiv)


Après la chute du IIIe Reich, en juin 1945, la Commission de contrôle alliée en Allemagne fait enlever les corps des mausolées qui sont dynamités le 9 janvier 1947. Depuis 1994, une plaque commémorative sur le trottoir en face de la Feldherrnhalle rappelle également les noms des quatre policiers bavarois qui sont morts en défendant la République contre les nazis.

Hitler a réussi à rassembler dans le Kampfbund les militants nationalistes prêts à en découdre contre la République. Mais le soutien d'une troupe paramilitaire décidée n'a pu parvenir à ébranler un pouvoir en place déterminé à se défendre. En 1917, Lénine a réussi la Révolution d'Octobre avec le soutien d'unités de l'armée et face à un pouvoir quasi-inexistant tandis qu'en 1922, Mussolini a bénéficié de la neutralité de l'armée et du soutien des dirigeants de l'État. Hitler, en novembre 1923, n'a réuni aucun de ces éléments favorables. L'absence de soutien de la police et de l'armée et la capacité de résistance d'un État solide ont conduit son entreprise à la faillite. Mais Hitler saura tirer les leçons de ce désastre.


Bibliographie.
Harold J. Gordon, Hitler and the Beer Hall Putsch, Princeton University Press, 1972.
Joachim Fest, Hitler, jeunesse et conquête du pouvoir, Gallimard, 1974.
Ian Kershaw, Hitler: 1889-1936: tome 1: 1889-1936,Flammarion, 1999.

Didier Chauvet, Hitler et le putsch de la brasserie: Munich, 8/9 novembre 1923, Paris, L'Harmattan 2012.

Interview de Rémy Porte (Joffre, Paris, Perrin, 2014)

Rémy Porte est un officier d'active de l'armée de terre française qui poursuit, depuis 2001, une double spécialisation, en histoire militaire et dans les relations internationales. Il a soutenu sa thèse en 2004 et son habilitation à diriger des recherches en 2009. Il s'intéresse en particulier à la Première Guerre mondiale, et plus largement aux conflits des IIIème et IVème Républiques en France. Depuis décembre 2011, il tient le blog Guerres et conflits. A l'occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, qui voit les publications fleurir, Rémy Porte livre plusieurs ouvrages, dont une biographie du maréchal Joffre (qui a sa page Facebook ici), qui s'est trouvé à la tête des armées françaises de l'entrée en guerre en 1914 à 1916. L'auteur a bien voulu répondre à quelques questions, ce dont je le remercie.




Propos recueillis par Stéphane Mantoux.




1) Vous revenez beaucoup, sans doute à juste titre, sur le parcours de Joffre avant la guerre. Quels sont les éléments que l'historiographie aurait eu tendance à oublier quelque peu ?



Il est vrai que l'historiographie s'est très généralement intéressée au rôle, à la place, aux responsabilités de Joffre à partir de 1911 et surtout de 1914, et que les années antérieures, qui constituent l'essentiel de sa carrière, sont généralement passées sous silence. Pourtant, un homme ne change pas brutalement à 60 ans et elles peuvent donc nous éclairer sur sa personnalité et son style de commandement en particulier. Deux points me semblent particulièrement importants : d'une part le fait qu'il soit officier du génie, régulièrement affecté dans des postes isolés où il doit assumer la totalité des responsabilités, de l'alimentation et de l'hébergement de ses subordonnés à la sécurité du site et aux travaux d'infrastructure, c'est-à-dire qu'il exerce la pleinitude du commandement ; d'autre part son expérience coloniale (Formose, Tonkin, Soudan, Madagascar) au cours de laquelle il participe activement aux missions opérationnelles mais aussi à la pacification et à l'aménagement des territoires conquis. Il a donc l'habitude de traiter des dossiers complexes dans des environnements isolés et souvent avec peu de moyens, avec des subordonnés d'origines très diverses et en liaison avec de multiples autres autorités civiles et militaires. Je pense que cela permet de mieux comprendre ce que sera ensuite son style de commandement, qui repose sur une large confiance accordée à ses subordonnés (parfois trop), sur l'écoute attentive de leurs propositions et ensuite sur une décision prise par lui seul et à laquelle il se tient juqu'à atteindre son objectif. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'envisage qu'une hypothèse et ne peut pas changer d'avis : il est essentiellement un pragmatique qui adapte son action aux conditions certaines et vérifiées de l'environnement.



2) Peut-on dire finalement que Joffre est représentatif du haut-commandement français avant la Première Guerre Mondiale, et plus largement, de l'armée française ?



Comme souvent lorsqu'il s'agit de personnages éminents, il en est à la fois le produit, le reflet et d'une certaine façon s'en distingue. Il est bien, comme ceux de sa génération, un enfant du XIXe siècle, avec les cadres moraux et les références culturelles de cette époque, mais aussi avec cette particularité d'être un scientifique (polytechnicien). Il tire par ailleurs de ses origines familiales rurales une certaine discrétion, une certaine modestie. Enfin, du fait de ses affectations antérieures, il a toujours le souci des impératifs logistiques et de soutien. C'est donc, au total, plutôt un homme de dossiers, un organisateur, un planificateur. En ce sens, il diffère donc de la plupart de ses pairs, qui n'ont souvent qu'une compréhension très mince des impératifs d'une guerre dans laquelle le chemin de fer, mais aussi éventuellement l'automobile et l'avion sont susceptibles de jouer un grand rôle. Il est aussi un républicain modéré mais convaincu. A la différence de nombreux autres officiers généraux, il n'est pas un "militant" actif de la "républicanisation" de l'armée ou de la réaction conservatrice, mais il juge ses subordonnés sur pièces et assure leurs nominations sans considération de leurs choix politiques. C'est ainsi qu'il va faire nommer de Castelnau ou Sarrail, mais aussi qu'il choisi ses officiers d'état-major parmi les majors de l'école de guerre. Il n'est pas le fils spirituel d'un Murat ou d'un Ney, mais un pragmatique qui annonce peut-être les chefs d'état-major généraux de la deuxième moitié du XXe siècle.



3) Vous consacrez un long chapitre à la préparation de la guerre par Joffre, devenu chef d'état-major, entre 1911 et 1914, sans doute un des plus importants de votre biographie. Quel bilan peut-on en dresser ?



On sait bien qu'il ne suffit pas de signer un décret pour qu'une réorganisation devienne réalité. Il faut d'abord souligner que lorsque Joffre est nommé chef d'état-major général à l'été 1911, il est l'un des rares à en avoir une connaissance élargie (métropole et oute-mer, régiments et écoles, état-major et administration centrale) d'une part et que celle-ci n'est pas vraiment opérationnelle d'autre part. Il engage donc un processus d'ensemble qui doit lui permettre, assez méthodiquement, de "remonter la pente". La première question à traiter est celle des effectifs, puis viennent les questions d'organisation et de création de nouvelles unités, les commandes de matériels correspondantes et enfin l'entrainement individuel et collectif. Ce processus est très largement engagé en août 1914, mais il n'est pas encore abouti. Faut-il y voir un échec de Joffre ? Rien n'est moins sûr, car dans le mode normal de fonctionnement de la IIIe République le moindre changement relève dans la plupart des cas de la loi, du processus législatif, et donc de l'existence d'une majorité parlementaire. Tout cela demande donc du temps et (très schématiquement) un dossier initié une année "X" sera officiellement adopté à X + 1 et mis en oeuvre à X + 2. Entre l'été 1911 et l'été 1914, de très nombreuses réformes sont engagées ou mises en oeuvre mais, c'est vrai, tout n'est pas encore finalisé, comme on le constate en particulier dans le domaine des équipements (refonte complète de la tenue de campagne), des armements (artillerie) et des infrastructures d'instruction (camps de manoeuvre). Dans ces différents domaines, le chef d'état-major ne dispose que d'une marge étroite, qui est fonction des priorités ministérielles et des votes de l'assemblée nationale.



4) L'entrée en guerre est marquée par les premiers revers français, notamment à la fin août 1914, et vous montrez que des erreurs ont été commises, notamment sur l'appréciation de l'emploi des réserves allemandes, par Joffre comme par le reste du haut-commandement français. Quel est son rôle ensuite dans les grandes offensives de 1915, que l'on retient souvent comme particulièrement meurtrières ?



Il faut ici se replacer dans le contexte de l'époque. Les grandes offensives particulièrement meurtrières de 1915 ont indiscutablement été décidées sous la responsabilité du commandant en chef, mais il lui faut tenir compte de différents paramètres : d'une part, dix départements du nord et du nord-est sont occupés et l'armée, la population civile comme les responsables politiques n'aspirent qu'à la libération du territoire national ; les nécessités de l'alliance avecla Russie et de la lutte sur deux fronts contre l'Allemagne expliquent également les deuxièmes offensives d'Artois et de Champagne ; enfin il semble à l'époque impossible de laisser les troupes l'arme aux pieds pendant de long mois sur le front au risque de connaître une forte chute du moral. Dès l'hiver 1914-1915 d'ailleurs, les responsables politiques influents se plaignent de ce que Joffre n'en fait pas assez et pas assez vite. Au bilan, on peut bien sûr discuter de l'opportunité d'une date ou du choix d'un secteur d'attaque, mais il parait difficilement conevable que le front ait pu rester inactif une année pleine. Se pose alors la question des moyens mis en oeuvre car l'on sait que l'artillerie lourde est encore déficitaire. Les échecs le plus graves me semblent être ceux du printemps, ils expliquent aussi la décision d'août 1915 de placer les places fortes et régions fortifiées (qui lui échappaient jusque là) sous l'autorité du commandant en chef, afin que leurs importantes ressources puissent servir à l'armée de campagne. Pour les offensives d'automne, la réponse doit être plus mesurée puisque l'on sait que le front allemand n'a tenu que très difficilement et que l'effort sur le front de France a permis de soulager l'allié russe en difficulté. Lorsqu'on analyse l'action de Joffre à partir du début de la guerre de position, il faut bien raisonner au niveau opératif voire stratégique, et non pas au niveau de la division ou du corps d'armée. En fin d'année, les décisions arrêtées lors de la conférence interalliée de Chantilly (coordination et quasi-simultanéité des efforts sur les différents fronts) sont à comprendre dans ce cadre.



5) Votre livre se termine sur la mort du maréchal, suivie d'une conclusion récapitulative. Pouvez-nous nous en dire un peu plus sur l'historiographie du personnage, durant ces 80 années ?



A l'image de ce qui peut être constaté de façon plus large en histoire militaire, le "souvenir" de Joffre a fluctué dans des proportions d'autant plus importantes qu'il a exercé le commandement le plus élevé aux périodes de crise majeure. Durant l'entre-deux-guerres, les biographies sont relativement nombreuses mais généralement hagiographiques. Avant comme après la mort du maréchal au début de l'année 1931, les hommages se multiplient et correspondent d'ailleurs à un réel attachement populaire dont témoigne la foule immense qui assiste à ses obsèques. Mais dans le même temps, dans des ouvrages plus ponctuels (sur les limogeages, sur les batailles d'août 1914, sur Verdun, etc.) il est régulièrement mis en cause, avec d'ailleurs des accusations parfois contradictoires d'un livre à l'autre. Après la Seconde guerre mondiale, les publications sont beaucoup moins nombreuses et l'on assiste à une inversion : quelques rares biographies toujours hagiographiques et parution à foison d'ouvrages très critiques. Puis le nombre de productions diminue très sensiblement pour retrouver un certain regain après les années 2000, mais sans que les critiques portées contre Joffre ne soient sérieusement étudiées et alors que les études portant sur les officiers généraux étaient elativement déconsidérées. Aujourd'hui, un siècle après les événements, il me semble qu'il est temps d'avoir un regard serein sur cette époque, en n'oubliant pas qu'à des postes bien sûr totalement différents, les uns et les autres sont engagés dans la même guerre et que l'histoire "par le haut" et l'histoire "par le bas" ne sont pas exclusives mais complémentaires. En fait, ce que j'ai voulu rédiger, ce n'est pas seulement une biographie du maréchal Joffre. Il s'agit de recontextualiser sa carrière, de remettre dans leur environnement du temps les choix effectués et de prendre EN compte les contraintes qui s'exercent sur le processus de prise de décision. Il n'y a pas de "deus ex-machina" qui, du jour au lendemain, puisse tout changer ou faire immédiatement les meilleurs choix dans une institution aussi importante numériquement et aussi sensible politiquement que l'institution militaire. Joffre s'est trompé, a parfois commis des erreurs, mais le bilan de son temps de commandement à la tête des armées françaises se révèle à l'analyse plutôt positif. Il était sans doute le meilleur choix possible comme chef d'état-major général en 1911 et il a su assumer ses responsabilités en temps de guerre, jusqu'à accepter sans sourciller les conditions peu honorables de son limogeage en décembre 1916.

L'armée de résistance du Seigneur

La Lord Resistance Army (LRA, l’armée de résistance du Seigneur) figure en bonne place parmi les groupes armés qui sont intrinsèquement liés, dans l’imaginaire collectif, aux crises humanitaires frappant le continent africain. Pourtant, si tout le monde a entendu parler de la sanguinaire LRA, il ne semble pas inutile de revenir, même brièvement, sur son histoire, dans la mesure où elle représente sans doute un bon exemple de groupe auxquelles pourrait se trouver confrontées des forces occidentales déployées sur le continent. Cet article met donc l’accent sur l’histoire de ce mouvement en tant que force militaire et ne s’étend que peu sur les causes et les conséquences humanitaires, économiques et politiques de son existence. In fine, l’étude des modes opératoires de la LRA semble révéler que ce type d’organisation peut constituer un adversaire bien plus redoutable que ne le laisserait supposer une représentation communément admise les assimilant à de simples bandes de pillards sanguinaires associant cruauté , magie et absence de buts définis. 

Adrien Fontanellaz 
  

Née dans la guerre


L'origine de la LRA remonte à la seconde moitié des années 80, alors que l'Ouganda était plongé dans une violente guerre civile opposant les gouvernements de Milton Obote, puis brièvement, de Tito Okello, à la National Resistance Army(NRA) de Yoweri Museveni, fondée en 1981. Ce conflit s'acheva en janvier 1986 lorsque les troupes de Museveni prirent Kampala, la capitale du pays. La même année, Alice Lauma, une femme sans enfants issue de l'ethnie acholi, la même que celle du président déposé, annonça avoir été possédée par l'esprit d'un officier italien polyglotte dans les mois précédents. Celui-ci, nommé Lakwena (les mots de Dieu), lui aurait ordonné de fonder un mouvement voué à renverser le nouveau pouvoir. 
 

De cette vision naquit le Holy Spirit Movementet son bras armé, les Holy Spirit Mobile Forces. L'organisation de ce dernier était particulière dans la mesure où il était divisé en trois compagnies chapeautées chacune par un esprit assurant sa protection et la guidant au combat. Les membres du mouvement étaient soumis à une série de règles destinées à garantir leur sécurité. Ils devaient ainsi, entre autres, combattre debout, s'abstenir de toute consommation d'alcool ou de tabac et ne pas exécuter de prisonniers. Avant un combat, ils étaient soumis à des rites de purification devant les rendre invulnérables aux tirs ennemis. Durant la bataille, les hommes équipés d'armes à feu devaient tirer au jugé, les esprits se chargeant de guider leurs balles ou encore de transformer en grenades les pierres qu'ils lançaient. Après une série de succès initiaux, imputables sans doute partiellement au fait que certains de leurs adversaires devaient croire à leur invulnérabilité, Alice et ses troupes marchèrent sur Kampala puis furent massacrées par des éléments aguerris de la NRA. La prophétesse s'enfuit alors au Kenya après avoir indiqué que les esprits l'avaient abandonnée alors que son propre père, Sverino Lukoya, tenta vainement de reconstituer le mouvement, notamment en faisant enlever de jeunes enfants.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Alice Lauma (via http://avatarpage.net/sectaf.html)
 

Un autre membre de la famille allait néanmoins rencontrer beaucoup plus de succès. Il s'agissait de Joseph Kony, cousin ou neveu d'Alice Lauma. Après une brève période de scolarité, il avait suivi une formation de guérisseur traditionnel puis s'était engagé dans le Holy Spirit Movement où il avait joué un rôle d'animateur et de propagandiste. Après la défaite face à la NRA, il rallia des survivants, déclara qu'il avait hérité des esprits qui avaient déserté la prophétesse partie en exil puis fonda une entité entièrement nouvelle ; l'armée de résistance du Seigneur. Cependant, ayant appris de la débâcle subie par sa prédécesseur, Jospeh Kony ne plaça pas toute sa confiance dans les forces surnaturelles et s'efforça au contraire d'apporter un entraînement plus conventionnel à ses hommes. Il fut immensément aidé en cela par le fait que des soldats de l’ancienne armée gouvernementale, chassée par Museveni et composée d'un grand nombre d'Acholi, originaires du Nord du pays, se rallièrent à lui à la fin de l'année 1987. Ces hommes, à la tête desquels se trouvait le Brigadier Odong Latek amenèrent avec eux un savoir-faire tactique dont la LRA était à l'origine dépourvue. L'année suivante, confronté à des difficultés de recrutement dans un contexte de lassitude générale face à la guerre, Joseph Kony s'inspira du père de d’Alice Lauma en commençant à faire enrôler de force des enfants nordistes pour accroître les effectifs de sa petite armée. Le recours à des enfants n’était pas non plus une invention du leader de la LRA car plusieurs factions armées, à commencer par la NRA, avaient déjà fait usage d'enfants-soldats au cours de la guerre. 
 

Si les populations du Nord de l'Ouganda n'étaient sans doute pas forcément enthousiastes à l'idée de participer à la prolongation d'une guerre vieille de plusieurs années et durant laquelle elles avaient déjà payés un lourd tribut, beaucoup d'individus parmi elles ne pouvaient également qu'entretenir une certaine méfiance face au gouvernement de Museveni. Celui -ci avait en effet renversé un président acholi alors que les principaux viviers de recrutement de son armée, la NRA, se situaient dans d'autres régions du pays. De plus, à l'époque de la colonisation britannique, cette partie de l'Ouganda avait été bénéficiaire d'un développement économique bien moindre que le Sud, même si les Anglais avaient privilégié les populations du Nord pour recruter les soldats dont ils avaient besoin. Ainsi, la région ne comptait, au début des années 90, pratiquement pas de routes bitumées. La NRA commit ensuite, après son arrivée au pouvoir, l’erreur de laisser ses hommes commettre des exactions contre les populations locales, facilitant d’autant l’implantation du mouvement de Kony. Par ailleurs, l’existence d’autres groupes opposés au nouveau pouvoir de Kampala permirent à la LRA d’échapper à des attaques gouvernementales soutenues alors qu’il était en train de développer son armée.


La première offensive majeur visant spécifiquement la LRA, dénommée opération North n’intervint ainsi qu’en 1990. Le général David Tinyefuza, en charge des opérations, fit du Nord du pays une véritable zone interdite où il initia une vague de répression, faisant notamment fouetter en public des politiciens locaux. Si la LRA fut peut-être affaiblie, les dirigeants de la National Resistance Armyconclurent trop rapidement qu’ils avaient remporté la victoire et réduisirent le volume des effectifs engagés dans la région, laissant à une milice locale crée pour l’occasion, la Arrow Boys Brigade, le soin d’achever l’ennemi. L’armement de ces miliciens, comme l’indique le nom de leur unité, était constitué initialement d’arcs et de flèches. Cette diminution de l’effort de Kampala fut probablement aussi la résultante des pressions du Fonds Monétaire International qui ne cessait de préconiser une réduction du format des forces armées. De fait, celles-ci passèrent de 100'000 à 60'000 hommes entre 1992 et 1994. Ces chiffres étaient au demeurant supérieurs à la réalité dans la mesure où certains officiers tendaient à enfler la taille des effectifs sous leurs ordres afin d’en tirer un bénéfice économique. 
 

L’alliance avec Khartoum
 

Malgré ses insuffisances, la NRA parvint sans aucun doute à avoir un impact significatif sur la LRA, dans la mesure où les premiers rapports faisant état de la présence d’éléments de cette dernière dans la province soudanaise de l’Equateur Oriental, frontalière du Nord de l’Ouganda, remontent à 1991. Quelques années plus tard, alors que la pression de l’armée gouvernementale augmentait à nouveau et que la LRA répliquait par une escalade de la violence, la donne géopolitique régionale allait permettre à Joseph Kony de considérablement augmenter les capacités militaires de son mouvement jusque-là dépourvu d’appuis extérieurs.


En effet, au Soudan, l'arrivée au pouvoir du duumvirat constitué par Hassan al-Tourabi et Omar el-Béchir à la fin des années 80 et l'orientation islamiste du nouveau régime ne tardèrent pas à lui attirer l'inimité de Washington. La diplomatie américaine s'efforça alors de contenir ce qu'elle percevait comme une menace régionale en tissant une alliance entre plusieurs pays entourant le Soudan et qui avaient pour point commun d'être dirigés par des hommes arrivés au pouvoir à l'issue d'une guerre civile, soit l'Erythrée, l'Ethiopie et l'Ouganda. Un volet essentiel de cette politique consistait à exploiter le talon d'Achilles du pouvoir de Khartoum en soutenant le SPLA (Sudan People's Liberation Army), un mouvement sécessionniste luttant pour obtenir l'indépendance du Sud-Soudan. Une partie de cette aide transita par l'Ouganda de Museveni et les autorités soudanaises réagirent en soutenant à leur tour Joseph Kony. 

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Joseph Kony et ses commandants (via theafricapaper.com)
 



Cette alliance avec Khartoum, qui débuta vers le milieu des années 90, bénéficia immensément à la LRA. Celle-ci put implanter des bases arrière dans la province de l'Equateur Oriental. Le gouvernement soudanais livra de grandes quantités d'armes légères et d'armes collectives incluant, outre la classique combinaison d'AKM, de RPK, PKM et RPG-7, des mitrailleuses lourdes de 12.7 mm, des mortiers de 82mm, des canons sans recul SPG-9 et B10 et des missiles anti-aériens portables SAM-7. L'armée soudanaise dépêcha aussi des instructeurs qui entraînèrent les combattants de Joseph Kony aux tactiques de contre-embuscade et de combat en jungle. En outre, le mouvement qui dans les premières années ne pouvait coordonner ses unités qu'à l'aide de messagers commença à faire usage de Walkie-Talkie dès 1995, avant que des spécialistes soudanais n'apprennent en 1999 à deux cent membres de la LRA l'usage de radios et ne les initient au codage. Enfin, des avions de transport de la Soudanese Air Forceviolèrent régulièrement l'espace aérien ougandais afin de soutenir les opérations de la NRA dans le Nord du pays. Cette aide ne vint cependant pas sans un prix. En effet, durant la guerre civile soudanaise, la province de l’Equateur Oriental, loin de constituer un paisible sanctuaire, était une zone de guerre où s’affrontaient plusieurs mouvements armés. Joseph Kony dût ainsi régulièrement dépêcher une partie de ses troupes pour soutenir l'armée soudanaise dans ses opérations contre le SPLA. Les officiers soudanais utilisaient la LRA comme première vague d’assaut suivie par leurs propres soldats souvent appuyés par des armes lourdes. Les combattants ougandais se voyaient aussi régulièrement confier la mission de nettoyer les tranchées ennemies. Lors de ses opérations au Soudan, le LRA ne manqua pas d’essuyer des revers, dont le principal fut la capture de la base du carrefour d’Aru par le SPLA en 1997. Il ne s’agissait en effet rien de moins que du quartier-général de Joseph Kony, qui servait aussi de camp d’entraînement et de garnison pour l’équivalent de plusieurs bataillons. Le quartier-général de la LRA fut ensuite partiellement relocalisé dans la ville de Juba. 
 

Le soutien de Khartoum permit à l'armée de résistance du Seigneur de se structurer, jusqu'à un certain point, comme une armée régulière. A son zénith, le mouvement a pu compter jusqu'à 10'000 individus dont 2'à 4'000 combattants. Il était organisé en un haut-commandement, appelé Control Altar, et des brigades Gilva, Sinia, Stockreeet Trinkleauxquels s'ajoutait une force prétorienne, la Central Brigade, divisée en deux éléments, la High Protection Unitet la Home Guard, chargées d'assurer la sécurité de Joseph Kony et de sa suite. Par ailleurs, cette Central Brigade, composée de combattants réputés fidèles servait aussi de vivier parmi lequel étaient sélectionnés les futurs cadres de l’organisation. La chaîne de commandement de la LRA reflétait aussi celle d’une armée régulière, les grades s’échelonnant de Sergeant à Major General, le grade que s’attribua Joseph Kony. Si ceux-ci avaient ne correspondaient pas, en terme d’effectifs commandés, réellement à leurs équivalents dans une armée régulière, il n’en reste pas moins qu’ils étaient strictement respectés et s’accompagnaient pour leurs détenteurs de privilèges incluant une meilleure nourriture, le droit de se marier et pour certain officiers de haut rang, la possession d’une escorte personnelle, perçue comme un symbole de prestige. Dans tous les cas, Joseph Kony seul gardait la haute main sur les promotions ou au contraire des rétrogradations au sein de la hiérarchie de la LRA. Dans certains cas, ces dernières se limitèrent à des mesures symboliques comme la suppression de la garde personnelle alors que dans d’autres, des commandants furent purement et simplement tués. Cependant, les exécutions parmi le cercle dirigeant du mouvement furent relativement rares, plusieurs années séparant la mort de Otti Lagony en 1999, première victime de haut rang connue, et celle de Vincent Otti en 2007. La « militarisation » de l’armée de résistance du Seigneur alla de pair avec une évolution du discours avec lequel Joseph Kony légitimait sa domination. Il tendit en effet à accentuer progressivement son statut de chef militaire tout en diminuant l’étendue de ses pouvoirs paranormaux. La LRA continua d’utiliser le kidnapping comme moyen de recrutement privilégié. Ainsi, en 1998, environ 10'000 enfants avaient été enlevés et emmenés au Soudan au cours des deux années précédentes, alors qu’en 2001, un total de 30'839 personnes auraient été enlevées depuis la création de la LRA, dont un tiers d’enfants. 
 

Parmi ceux-ci les garçons considérés comme aptes à devenir des combattants rejoignaient une unité d’entraînement où leur curricalum vitaeétait soigneusement consigné au cours d’un interrogatoire avant de subir un examen médical. Les recrues étaient ensuite soumises à un rite d’initiation incluant des passages à tabac avant de recevoir un uniforme et des bottes de caoutchouc puis de débuter leur entraînement militaire. Ce dernier était relativement classique et incluait des parades quotidiennes ainsi que diverses formes de drill et était parfois prodigué par des officiers soudanais. La nécessité de prendre soin de leurs armes en les nettoyant et en les huilant régulièrement était aussi soigneusement inculquée aux recrues. Contrairement à d’autres milices africaines, l’ensemble des combattants était soumis à un ensemble de règles d’inspiration religieuse ou militaire. Les infractions étaient punies de manière impitoyable, la consommation de marijuana pouvant par exemple conduire à la peine capitale. 
 

Alors qu’au Soudan, les forces de la LRA menaient des opérations relativement conventionnelles contre le SPLA, leur modus operandidans le Nord de l’Ouganda s’apparentait beaucoup plus à celui d’une guérilla faite de raids de harcèlement et d’embuscades. Ces dernières étaient souvent établies de manière classique, en C ou en L et incluaient des plans de tirs préparés à l’avance. Une tactique utilisée à plusieurs reprises consistait à envoyer une dizaine de combattants harceler une position de l’Uganda People’s Defence Force (UPDF, le nouveau nom de la NRA depuis 1995) avant de retraiter avec pour instruction d’attirer d’éventuels poursuivants vers une embuscade soigneusement préparée à l’avance par un autre détachement. Les combattants infiltrés en Ouganda utilisaient aussi des ruses pour rendre plus difficile leur pistage par des traqueurs, marchaient silencieusement et en formation espacée afin de pouvoir détecter les hélicoptères ennemis au bruit le plus tôt possible et se dissimuler à temps. De plus, en cas de poursuite, les membres d’un groupe pouvaient aussi se disperser avant de se retrouver à un point de rendez-vous pré-arrangé. Enfin, lorsqu’ils s’adonnaient à la mission essentielle qu’était l’enlèvement de nouvelles recrues, les hommes de Kony procédaient systématiquement à l’encerclement du village visé afin de dénier à ses habitants toute voie de fuite. Les attaques étaient soigneusement préparées et l’objectif faisait systématiquement l’objet d’une reconnaissance préalable. L’importance du renseignement était explicitée par le fait que chaque unité disposait de son propre Intelligence Officer. Le type d’actions menées dans le Nord de l’Ouganda impliqua nécessairement que malgré le caractère éminemment totalitaire de l’organisation, les commandants en charge disposaient d’une très grande autonomie. 
 

Les opérations de la LRA et les réactions de l’UPDF qu’elles engendraient eurent de très lourdes conséquences sur les populations locales. Outre le fait que les hommes de Kony utilisaient des tactiques conçues pour semer la terreur, comme en coupant les lèvres et les oreilles de ceux qu’ils soupçonnaient de collaborer avec l’ennemi, l’armée ougandaise implémenta à partir de 1997 une politique visant à regrouper les populations sous son contrôle afin de les soustraire à l’emprise de la LRA. Cette année-là, 300'000 personnes se déplacèrent dans des camps pour Internally Displaced People(IDP). Un peu plus de 10 ans plus tard, le nombre de réfugiés internes atteignit deux millions, dont la moitié environ étaient des Acholis. Les camps, dont l’infrastructure était déficiente, n’offraient d’ailleurs pas une protection absolue contre la LRA qui les prit régulièrement pour cible. L’effort de guerre s’avéra par ailleurs coûteux pour le gouvernement, qui doubla le budget de la défense en 1998, le faisant passer de 150 à 350 millions de dollars. 
 

Opération Iron Fist 
 

En 1999, une première offensive de l’UPDF, coordonnée avec des troupes éthiopiennes, érythréennes et le SPLA, eut lieu en territoire soudanais afin d’attaquer les camps de la LRA. Plusieurs furent détruits, mais l’opération s’acheva prématurément à cause de l’éclatement de la guerre Erythrée-Ethiopie qui brisa la coalition. Pour la LRA, le répit allait s’avérer de courte durée car les relations entre les régimes de Khartoum et Kampala se réchauffèrent à partir de 2000 et, en avril de l’année suivante, l’UPDF obtint un droit de poursuite en territoire soudanais. 
 

En février 2002, les forces ougandaises lancèrent une offensive majeure appelée Iron Fist. Celle-ci incluait la participation de deux brigades fortes d’une dizaine de milliers de soldats soutenus par des tanks, de l’artillerie et des hélicoptères de combat Mi-24. L’opération correspondit à la phase la plus violente du conflit opposant le gouvernement de Kampala à la LRA. En effet, si l’UPDF indiqua avoir capturé quatre camps ennemis dès la fin du mois de mars, les pertes subies tant par les deux adversaires que la population civile auraient été extrêmement lourdes. L’armée de Joseph Kony répliqua en lançant une nouvelle série de raids de terreur dans le Nord de l’Ouganda malgré la présence de 30'000 hommes de l’armée ougandaise. Après deux mois et demi de combat après avoir perdu d’importants stocks d’armes et cinq bases, les troupes de la LRA se dispersèrent mais parvinrent à maintenir leur présence dans le Sud du Soudan. L’opération se conclut ainsi par un demi-échec pour l’UPDF, l’officier en charge de l’offensive, le Major General James Kazini ayant déclaré dans une conférence de presse début mai 2002 qu’il démissionnerait si le commandant de la LRA était toujours vivant au 31 décembre. En revanche, l’armée de résistance du Seigneur avait été saignée à blanc durant les combats, son effectif tombant à moins d’un millier de combattants. Par ailleurs, le rapprochement entre Kampala et Khartoum eut pour effet d’interrompre progressivement le flux d’armes et d’équipements dont bénéficiait le mouvement entre 2002 et 2005. En effet, après que les accords de janvier 2005 aient été conclus avec le SPLA, un proxy comme la LRA perdit de son intérêt aux yeux de Khartoum. Pourtant, cette dernière parvint à rester active car son chef avait « thésaurisé » une partie des armes livrées durant les années fastes, qui furent dissimulées dans des caches situées dans les zones frontalières avec l'Ouganda et dans le Nord de ce pays. Celles-ci, le plus souvent emballées et enterrées, étaient régulièrement exhumées pour être entretenues avant d'être à nouveau cachées. 
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Enfant-soldat de la LRA photographié au Soudan (via dailyexpress.co.uk)
 

In fine, le conflit semblant sans issue, la LRA et Kampala finirent, grâce à la médiation sud-soudanaise, par entamer des négociations en juillet 2006 dans la ville de Juba. L'année précédente, des éléments du mouvement pénétrèrent en République Démocratique du Congo (RDC) et s'implantèrent dans le parc national de Garamba, dans le Nord-Est du pays. Ce détachement précurseur reconnut le terrain local, s'adjoignant les services d'un garde-forestier qu'ils capturèrent à cet effet. Cette familiarité avec le secteur lui permit ensuite, en janvier 2006, de tendre une embuscade meurtrière à des casques bleus guatémaltèques au cours de laquelle huit de ces derniers perdirent la vie. Les gros de la LRA, avec Joseph Kony parmi eux, suivirent et s'installèrent dans six camps. La structure de l'armée de libération du Seigneur se simplifia avec la disparition du Control Altar dont les fonctions furent reprises par la High Protection Unit. Témoignage de l'affaiblissement du mouvement, ses brigades ne comptaient plus qu'environ 150 combattants. Des champs furent mis en culture autour des camps afin d'assurer la subsistance de leurs habitants. Le regroupement de la LRA dans les forêts de Garamba fut aussi la résultante d'une série d'opérations lancées avec succès par l'UPDF dans le Nord de l'Ouganda. Généralement bien renseignés par leurs services de renseignements épaulés par une aide américaine, les soldats de Kampala y frappèrent plusieurs bases durant l'année 2006 au moyen de raids lancés par des Mig-21Bis immédiatement suivis par l'héliportage de commandos. 
 

Pendant ce temps, les négociations à Juba s'enlisèrent, Joseph Kony ayant rompu le contact, peut-être par la peur de voir son assise sur la LRA menacée par les liens se créant entre certains de ses cadres avec le monde extérieur ou encore à cause de l'émission d'un mandat d'arrêt de la cour pénale internationale à son encontre. Quoi qu'il en soit, l'échec des pourparlers marqua le début d'une nouvelle opération de l'UPDF visant à décapiter la LRA et mettre fin au conflit. 
 

Opération Lightning Thunder


Soigneusement préparée par les services de renseignements, qui avaient identifiés le camp dans lequel se trouvait Kony, l’opération Lightning Thunderprévoyait une frappe aérienne par les jets ougandais suivie immédiatement par un assaut de commandos héliportés. Enfin, une importante force terrestre incluant 4'200 hommes soutenus par des blindés avait été rassemblée dans le Nord-Ouest de l’Ouganda et devait avancer rapidement dans la zone afin d’achever la destruction de l’ennemi. Enfin, si l’UPDF était clairement le fer de lance de cette opération, celle-ci fit l’objet d’une coopération internationale, des troupes congolaises et sud-soudanaises ayant été déployées pour la soutenir. 
 

Cependant, une météo défavorable lorsque l’attaque fut lancée, le 14 décembre 2008, eut pour effet de compromettre cette planification soigneusement établie. En effet, les MiG-21Bis ne furent pas en mesure de mener leur bombardement dont l’un des objectifs était d’affaiblir la capacité de réaction des défenseurs du camp. De ce fait, lors de leur arrivée, les hélicoptères furent la cible de violents tirs d’armes automatiques et ne purent pas débarquer les commandos directement sur l’objectif. Enfin, les troupes au sol ougandaises mirent deux jours pour rallier les camps, ce qui laissa aux combattants de la LRA le temps de se disperser. A la fin de l’opération le 15 mars 2009, l’UPDF annonça avoir capturé 5 cadres de la LRA et libéré 300 captifs. L’armée ougandaise indiqua avoir perdu douze soldats tués dans les combats et compté 150 cadavres de combattants ennemis. Cependant, la presse ougandaise fit ensuite état de rumeurs indiquant que l’UPDF avait subi des pertes beaucoup plus élevées au cours de l’opération. Dans tous les cas, les représailles de l’armée de résistance du Seigneur ne se firent pas attendre ; dans les trois mois suivant le début de Lightning Thunder, une vague d’exactions causa la mort d’un millier de civils et entraîna le déplacement de 200'000 personnes dans la région. In fine, Joseph Kony et le noyau dur du mouvement étaient parvenus à s’extirper de la nasse, même si il fut durablement affaibli et continua à être la cible d’opérations de traque lancées par l’UPDF en 2009 et en 2010. 
 

Sous la pression de l’UPDF, Joseph Kony aurait attribué à ses commandants des zones d’opérations spécifiques et la LRA se dispersa ainsi en petits groupes présents en RDC, au Soudan et en République Centrafricaine. Après Lightning Thunder, le mouvement n’aurait compté plus que 400 hommes soit 250 ougandais et 150 autres recrutés parmi les populations congolaises, sud-soudanaises ou centrafricaines. Les combattants auraient été divisés en deux catégories distinctes. La première regroupait les soldats les plus expérimentés, chargés des missions offensives, alors que la seconde était composée de soldats considérés comme moins valeureux et qui se voyaient confier des missions plus faciles, comme la garde des camps ou des captifs. Les membres appartenant à ce second groupe ne pouvaient d’ailleurs pas accéder à un grade supérieur à second lieutenant. Par ailleurs, le mouvement tentait à l’évidence de conserver précieusement son noyau de combattants expérimentés. Ainsi, les officiers étaient toujours installés au centre d’un camp, entourés par les hommes les plus aguerris, le cercle extérieur, le plus exposé, correspondant à la place réservée aux « bleus ». La coordination entre les différents groupes dispersés sur des étendues immenses ne put cependant que s’affaiblir. En effet, en mai 2009, Joseph Kony ordonna de restreindre au maximum l’usage des téléphones satellitaires et des radios pour limiter les risques de triangulation par les services d’écoute ennemis. Même ainsi, les opérateurs ont pour instruction de s’éloigner d’au moins 15 kilomètres de leur camp avant d’émettre. In fine, le mouvement dut recourir à des messagers comme durant ses premières années d’existence. 

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Soldats de l'UPDF à l'entraînement (via wikicommons)
 

Conclusion 
 

De nos jours, réduite à quelques centaines de combattants dispersés en petits groupes sur une zone immense, la Lord Resistance Armyreprésente sans doute plus une nuisance résiduelle qu’une réelle menace et n’est plus qu’une lointaine réminiscence de ce qu’elle fut au moment de son zénith durant la seconde moitié des années 90. Néanmoins, tant qu’elle conservera un noyau de combattants expérimentés suffisamment grand, son chef pourra entretenir l’espoir de la faire renaître de ses cendres pour reprendre le combat dans le Nord de l’Ouganda. Cependant, il est difficile d’imaginer qu’une telle remontée en puissance puisse se faire sans deux éléments historiquement indispensables, à quelques exceptions près, à toute guérilla ; des sanctuaires et un soutien logistique. 
 

Outre les interrogations qu’elle laisse sur le futur de ce mouvement et de son leader, l’histoire de la LRA permet d’illustrer que ce type d’organisation ne doit pas être sous-estimé par des forces armées risquant de s’y trouver confrontées. En effet, la longue litanie d’atrocités commise par les nervis de Joseph Kony, qui visèrent avant tout des cibles civiles, ne doit pas masquer le fait qu’ils s’avérèrent aussi être de redoutables combattants. Ainsi, si le crédo politico-religieux du mouvement paraît étrange, il n’en reste pas moins qu’il contribua à créer un réel esprit de corps renforcé par l’application d’une stricte discipline. Le dédain manifesté par les combattants de Joseph Kony à l’égard des militaires congolais, qu’ils ne considéraient pas comme des soldats du fait de leur consommation d’alcool et de marijuana est à cet égard significatif, comme l’est le fait que le mouvement soit parvenu, sans aide extérieure, à survivre à l’opération Lightning Thunder et à intégrer des membres issus d’autres régions que son bassin de recrutement acholi originel. Par ailleurs, si certaines pratiques comme la nécessité d’accéder à un grade spécifique pour se marier semblent bien éloignées des pratiques de toute armée contemporaine, elles ne sont pas pour autant inédites ou inconnues. Ainsi, dans ce cas précis, cette méthode de motivation des hommes conditionnant leur accès au mariage à leur valeur militaire renvoie-t-elle aux Zoulous, dont les guerriers ne pouvaient prendre femme qu’après avoir lavé leur iklwa(sagaie à manche courte et à large lame) dans le sang d’un ennemi. De même, si le fait que dans certaines unités de la LRA, les commandants encouragèrent l’émulation entre leurs combattants expérimentés par une compétition portant sur le nombre d’ennemis tués peut sembler simplement barbare, son principe ne diffère pourtant guère de celui de la rivalité entre « as » soigneusement orchestrée durant les deux guerres mondiales. 
 

Bibliographie 
 

Ronald R. Atkinson, From Uganda to the Congo and Beyond : Pursuing the Lord’s Resistance Army,, Décembre 2009, International Peace Institute. 
 

Philippe Lancaster, Guillaume Lacaille, Ledio Cakay, Diagnostic Study of the Lord’s Resistance Army, June 2011, The International Bank for Reconstruction and Development / World Bank. 
 

Mareike Schomerus, The Lord Resistance Army in Soudan : An History and Overview, Small Arms Survey HSBA Working Paper 8



Ledio Cakaj, The Lord’s Resistance Army of Today, Enough, Novembre 2010


Robert L. Feldman, Why Uganda has Failed to Defeat the LRAin Defense & Security Analysis Vol. 24, No. 1, Routledge, Mars 2008 
 

Why has Kony survived UPDF Fire for 22 years? , consulté le 20 octobre 2013 sur http://www.independent.co.ug/news/news-analysis/587-why-has-kony-survived-updf-fire-for-22-years


Tom Cooper et Peter Weinert, avec Fabian Hinz et Mark Lepko, African MiGs Vol. 2 -Madagascar to Zimbabwe - MiGs and Sukhois in Service in Sub-Saharan Africa, Harpia Publishing, L.L.C, 2011. 
 

Colette Braeckmann, l’enjeu congolais, l’Afrique centrale après Mobutu, Fayard, 1999. 
 

C.J Chivers, The Gun, Simon & Schuster, 2010

La guerre allemande: Sadowa, la bataille pour l'Allemagne.

La bataille de Königgrätz, plus connu en France sous le nom de Sadowa, est l'une des batailles les plus décisives pour l'histoire de l'Europe au 19e siècle. Si sur le plan militaire elle fut une démonstration de la puissance de l'armée prussienne, elle préfigure certains changements fondamentaux dans l'art de la guerre liés au progrès technique. Comme les batailles du passé elle se déroule sur un espace restreint où s'affrontent néanmoins plus de 450 000 hommes. Dans ce périmètre, l'artillerie autrichienne parvient à maintenir une cadence de tir jamais vue auparavant, prélude au tir de barrage de masse de la Grande Guerre. La cavalerie, reine des batailles jusqu'alors, joue encore une rôle non négligeable notamment la cavalerie autrichienne qui parvient à enrayer l'avance victorieuse de l'infanterie prussienne mais les jours de ces régiments sont comptés face à la rapidité de tir des fusils prussiens.

David FRANCOIS



Une guerre voulue par Bismarck.
Bataille majeure donc, Sadowa est le résultat d'années de manœuvres politiques. Au milieu du 19e siècle, la Prusse, considérée jusqu'alors comme la puissance faible de l'Allemagne, entame un développement irrésistible. Cette renaissance est en grande partie l'œuvre d'un homme, Otto von Bismarck, le Chancelier de fer. Bismarck souhaite asseoir l'hégémonie de la Prusse sur l'ensemble de l'Allemagne et réaliser son unification autour de Berlin. Pour atteindre ce résultat il va employer toute son habileté. Son premier objectif quand il arrive au pouvoir en 1862 est donc la création d'un État allemand dirigé par la Prusse et excluant l'autre puissance germanique, l'Autriche. Cette solution au problème de l'unité allemande qui agite l'ensemble de l'espace germanique depuis 1815 est justifiée par le refus autrichien de se séparer des vastes territoires non-allemands que dirigent les Habsbourg. Pour arriver à ses fins, Bismarck utilise toutes les ressources de son génie politique mais il sait que l'unification allemande se jouera en dernier ressort sur les champs de bataille.

Bismarck sait que son adversaire est un géant aux pieds d'argile. La défaite autrichienne en Italie en 1859 laisse à penser que ce ce que le petit Piémont, allié à la France, a réalisé pour unifier l'Italie peut être fait pour créer une confédération allemande sous le contrôle de la Prusse. Sa politique repose également sur un vigoureux programme militaire. Pour cela il sait qu'il peut compter sur le talent d'Helmut von Moltke le chef de l'état-major prussien.

Bismarck inaugure alors une série de manœuvres diplomatiques qui vont conduire inéluctablement à la guerre avec l'Autriche. En 1864, la Prusse et l'Autriche se sont alliés pour faire la guerre au Danemark. L'enjeu du conflit ce sont les territoires disputés des duchés de Schleswig et de Holstein. Le conflit se termine rapidement par la victoire des puissances germaniques mais ces dernières se déchirent aussitôt concernant le sort desduchés danois. Finalement l'Autriche obtient le Schleswig et la Prusse le Holsteïn. Cette brouille entre les deux pays est plus ou moins orchestrée par Bismarck qui cherche ainsi un prétexte pour un futur conflit. Mais il se rend vite compte que la Prusse n'est pas encore prête pour une guerre contre l'Autriche et en 1865 il accepte de discuter avec les Autrichiens lors de la conférence de Gastein, essentiellement pour gagner du temps. Il lui faut surtout convaincre Moltke de commencer les préparatifs pour une guerre contre l'Autriche.

Le général n'est en effet guère favorable à une guerre tout comme Guillaume 1er, le roi de Prusse. Bismarck tente de lever leurs appréhensions en concluant une alliance avec l'Italie. Cette dernière dont l'unification s'est réalisée en grande partie contre l'Autriche, revendique encore des territoires sous contrôle autrichien, notamment la Vénétie, et accepte donc de s'allier avec la Prusse pour y parvenir. 

Mais il reste pour Bismarck à régler le problème français. La France, la puissance alors dominante en Europe, est prête à intervenir dans n'importe quel conflit en Europe si elle estime qu'il met en cause son hégémonie. Pour amadouer les Français, Bismarck rencontre donc Napoléon III. Il sait que l'échec de l'intervention française au Mexique à ébranl'empereur des Français. Il lui fait donc de vagues promesses sur de possibles compensations et réussit ainsi à l'amadouer. Il parvient également, par des moyens diplomatiques, à neutraliser la Russie. L'Autriche se retrouve alors isolée en Europe et la Prusse peut entamer les hostilités en position de force. Ce sont pourtant les Autrichiens qui vont mettre le feu aux poudres.

Le 1er juin 1866, l'Autriche propose lors de la réunion de la Confédération germanique, qu'elle contrôle depuis sa création en 1815, de placer les deux duchés danois sous administration confédérale. Pour Bismarck c'est là une occasion de rompre avec l'Autriche. Les Prussiens répondent alors que les Autrichiens brisent l'accord conclu à Gastein et revendiquent pour eux seuls la souveraineté sur les deux duchés. Pour appuyer cette prétention et rendre la rupture irréversible, le 7 juin, 12 000 soldats commandés par Edwin von Manteuffel pénètrent dans le Schleswig et chassent sans difficulté les garnisons autrichiennes. Face à ce coup de force l'Autriche demande à la Confédération de déclarer la guerre à la Prusse. C'est à une faible majorité, neuf voix contre six, que, le 14 juin, la guerre est votée.



Les forces en présence.
Malgré les réformes entreprises après le désastre de la campagne italienne de 1859, le conflit de 1866 va démontrer le décalage entre la puissance théorique de l'armée autrichienne et une réalité qui se traduit par la difficulté de mobiliser suffisamment d'hommes bien entraînés pour une guerre sur deux fronts ainsi que les méthodes archaïques de commandement et de tactiquedes Autrichiens. Théoriquement, l'armée autrichienne, qui repose sur la conscription, peut compter sur 10 corps d'armée de 83 000 soldats chacun. Mais les régiments italiens sont rapidement éloignés des champs de bataille à partir de l'entrée en guerre de l'Italie, afin d'éviter les désertions. L'Autriche ne disposant pas de milices locales, comme la Landwehr prussienne, pour garder les forteresses ou servir à l'arrière du front, ce sont des troupes régulières qui sont détournées du combat pour réaliser ces taches. De nombreuses professions sont également exemptes du service militaire. Au total, l'Autriche ne dispose que de 320 000 combattants mais elle n'aligne face à la Prusse que 240 000 hommes puisque 80 000 doivent faire face aux Italiens. Sur les 10 corps d'armée, 3 se trouvent donc sur le front italien pour former l'armée du Sud. L'armée du Nord, qui fait face aux Prussiens est placée sous le commandement du populaire feld-maréchal Ludwig von Benedek. Elle comprend les 1ere, 2e, 3e, 4e, 6e, 8e et 10e corps d'armée ainsi que les 1ere et 2e divisions de cavalerie légère, les 1ere, 2e et 3e divisions de cavalerie de réserve et la réserve d'artillerie. Benedek peut également compter sur le corps d'armée saxon avec ses 1ere et 2e divisions d'infanterie et sa division de cavalerie. L'armée du Nord comprend ainsi 90 000 hommes auxquels s'ajoutent les 25 000 de l'armée saxonne.

Soldats de l'armée autrichienne (source: wikipedia.org)

Sur le plan de l'organisation, les armées autrichiennes ne sont pas découpées en division, à l'exception de la cavalerie, mais en corps d'armée. Un corps d'armée autrichien se compose de 4 brigades d'infanterie et d'un régiment de cavalerie légère. Chaque brigade comporte deux régiments et unbataillon de Jäger (chasseurs). Ces brigades manœuvrent au niveau des bataillons en denses colonnes de 1 000 soldats qui sont lancées à l'attaque, baïonnettes au canon, selon les méthodes déjà employées à l'époque napoléonienne. L'armée autrichienne dispose néanmoins d'une artillerie moderne et de bonne qualité. 

La Prusse entre en guerre avec 9 corps d'armée, chacun comprenant deux divisions d'infanterie et une réserve d'artillerie. Chaque division a 4 régiments d'infanterie, 4 batteries d'artillerie et 4 escadrons de cavalerie ce qui fait au total 15 000 hommes, 600 chevaux et 24 canons. Les fantassins sont dotés de fusils Dreyse qui peuvent tirer de 5 à 8 coups à la minute et se rechargent par la culasse, ce qui représente un net avantage puisque les soldats n'ont plus besoin de se relever pour charger leur arme et sont donc des cibles moins faciles à atteindre. La cavalerie et l'artillerie sont les points faibles de cette armée. Cette dernière, délaissée, n'a pas reçu de fonds suffisants. Elle dispose en petite quantité de canon en acier se chargeant par la culasse, mais ces pièces chauffent vite et doivent donc cesser de tirer pour refroidir après seulement quelques coups. La cavalerie quant à elle n'est utilisée que pour des taches subalternes devant les lignes ou pour des reconnaissances. Au début des hostilités la Prusse possède donc une armée de 350 000 hommes dont 250 000 partent se battre contre les Autrichiens. 

Soldats de l'armée prussienne (source: wikipedia.org)

Si la mobilisation rapide de l'armée autrichienne a surpris les Prussiens, Moltke est capable de rattraper ce retard. Pour cela il utilise habilement le réseau ferré prussien pour masser ses troupes sur un arc de cercle allant de la Silésie à la Saxe. Il dispose alors de 3 armées pour marcher contre l'Autriche. La 1ere armée comprend les 2e, 3e et 4e corps d'armée tandis que la 2e armée regroupe les 1er, 5e et 6e corps d'armée ainsi que la Garde. Chaque corps comprend deux divisions et une réserve d'artillerie. Seule l'armée de l'Elbe ne correspond pas à ce schéma puisqu'elle compte 3 divisions, 3 brigades de cavalerie et une réserve d'artillerie. Cette armée commandée par le général Karl von Bittenfel, avec 45 000 hommes, se trouve autour de Halle et Zeitz sur la frontière saxonne, la 1ere armée, avec 94 000 soldats, du prince Frédéric-Charles à Torgau et Kottbus et les 120 000 hommes de la 2e armée du Konprinz Frédéric-Guillaume, qui comprend le corps de la Garde, se trouve à Landshut et Reichenbach en Silésie. 

 La campagne de 1866 (source: wikipedia.org)



Premiers combats.
Ne voulant pas apparaître, aux yeux de l'Europe, comme les agresseurs, les Autrichiens adoptent un plan essentiellement défensif, en partie élaboré par le chef du bureau typographique, le général Gideon von Krismanic, un spécialiste de la défense de la Bohême. Ce plan repose la constitution d'une position défensive centrée sur la ville fortifiée d'Olmutz en Moravie qui doit théoriquement protéger Vienne. Cette posture défensive initiale empêche néanmoins toute velléité de profiter de l'avantage gagné par la rapidité de la mobilisation pour prendre l'initiative. Les Autrichiens laissent donc l'initiative aux Prussiens. 

Le 15 juin, les troupes prussiennes du général Vogel von Falckstein balayentl'armée du Hanovre et isolent la Bavière mettant ainsi hors combat deux alliés de l'Autriche. Le 16, l'armée de l'Elbe entre en Saxe, autre pays allié à l'Autriche. Le Konprinz de Saxe, Albrecht, retire son armée derrière l'Iser pour établir la liaison avec le 1er corps d'armée autrichien du général Eduard Clam-Gallas. Benedek place alors le commandement de ce corps d'armée sous la direction d'Albrecht et lui ordonne de tenir ses positions devant la ville de Gitschin. Il concentre alors ses forces à Josefstadt pour ensuite venir en aide à Albrecht. Moltke ordonne aux1ere et 2eme armée de marcher sur Gitschin. Il court alors le risque qu'une des armées avance plus rapidement que l'autre permettant à Benedek de détruire les troupes prussiennes les unes après les autres. Mais le 29 juin, Albrecht ne voyant arriver aucun renfort autrichien, est obligé d'engager le combat contre les troupes de Frédéric-Charles pour parvenir à se retirer, ce qu'il réussit à faire mais en subissant de lourdes pertes.

Benedek est alors persuadé que la 2e armée prussienne se trouve bien plus au nord qu'en réalité et qu'elle ne constitue donc pas une menace. Après les batailles de frontière à Nachod, Trautenau et Eypel la chance de tomber sur l'armée du Konprinz Frédéric-Guillaume au débouché d'un col de montagne se réduisent de plus en plus. Il aurait fallu pour cela faire marcher en avant le 4e et le 7e corps et envoyer quelques brigades fermer les défilés ce qui aurait permis de retarder la marche de la 2e armée prussienne et d'attaquer l'armée de Frédéric-Charles avec des forces supérieures en nombre. A Trautenau, le 10e corps du général Ludwig von Gablenz a ainsi repoussé le 1er corps prussien, mais isolé, il ne peut répéter à nouveau ce succès et il est battu à Prausnitz par le corps de la Garde prussienne. Benedek se rend compte qu'il a ainsi perdu une opportunité de vaincre la Prusse mais il croit encore dans ses possibilités de remporter une bataille défensive sur les hauteurs entre la Bistritz et l'Elbe.

Deux jours avant la rencontre décisive, l'archiduc Guillaume d'Autriche, inspecteur général de l'artillerie, reconnaît le champ de bataille et place ses canons de manière à ce qu'ils disposent d'un champ de tir dégagé tout en indiquant également les meilleurs emplacements pour son excellent canon rayé. L'artillerie autrichienne se concentre alors sur les hauteurs de Lipa et Chlum où les batteries sont placés en gradins pour couvrir les approches de Sadowa et de la vallée de la Bistritz. Les forces autrichiennes sont divisées en 4 groupes. Au centre, entre Chlum et Lipa, le front est tenu par les 3e et 10e corps qui rassemblent 44 000 homes et 134 canons. Des unités sont placées en avant prés du pont de Sadowa afin d'en interdire l'usage. Sur la gauche les Saxons et le 8e corps, soit 40 000 soldats et 140 canons, tiennent les hauteurs entre Techlowitz et Problus, avec là aussi des avants postes pour interdire le franchissement de la Bistritz. L'aile droite est la plus faible avec les 55 000 hommes et 176 canons des 2e et 4e corps entre Chlum et Nedelist. Les flancs autrichiens sont chacun tenuspar une division de cavalerie tandis qu'à l'arrière, entre Rosberitz et Wsestar, les 1er et 7 corps avec la cavalerie lourde et des unités l'artillerie forment une réserve de 47 000 fantassins, 11 000 cavaliers et 320 canons. La position autrichienne, un demi-cercle avec les deux flancs reposant sur l'Elbe, bien que solidement organisée, est extrêmement vulnérable à une manœuvre d'enveloppement par l'ennemi d'autant que l'axe de retraite autrichien, la route Sadowa-Königgrätz est aussi susceptible d'être facilement coupé.

 Prélude à Sadowa, le combat de Langensalza le 27 juin (source: wikipedia.org)

Le principal problème que rencontre alors Moltke est de savoir si la 2e armée du Konprinz arrivera à temps pour participer à la bataille. Ce dernier reçoit l'ordre d'avancer le plus vite possible pour attaquer le flanc droit ennemi mais ses avants gardes, le 6e corps et la division de la Garde sont encore loin du champ de bataille. L'armée de l'Elbe et la 1ere armée vont donc devoir affronter seul pendant 4 ou 5 heures le gros des troupes autrichiennes.

Le 1er juillet, les Prussiens ont perdu de vue l'armée autrichienne. Benedek a en effet demandé à ses troupes de traverser l'Elbe et de prendre position sur les hauteurs prés des villes de Königgrätz et de Sadowa. Au matin du 2 juillet, les éclaireurs prussiens retrouvent enfin la trace des Autrichiens. Moltke voit immédiatement l'opportunité de pouvoir encercler l'adversaire. Il ordonne donc au prince Frédéric-Charles de marcher en avant. Mais quand une patrouille de reconnaissance essuie un feu nourri de la part des Autrichiens, il se rend compte que l'heure de l'épreuve de force est arrivée. Il met alors rapidement un plan au point. La 1ere armée en liaison avec celle de l'Elbe doit attaquer les positions autrichiennes sur la rivière Bistritz le 3 juillet. La 2e armée doit accélérer sa marche pour soutenir le gros de l'armée et écraser les Autrichiens. Le plan est risqué puisque son succès repose sur l'arrivée à temps de la 2e armée sinon les Prussiens risquent d'être écrasés par des Autrichiens supérieurs en nombre.



Les débuts de la bataille.
Au matin du 3 juillet, les unités prussiennes marchent en direction de la Bistritz. L'objectif des hommes de Frédéric-Charles est de déborder les avant-postes autrichiens pour s'établir solidement sur la rive droite de la rivière et pousser l'assaut au cœur des positions ennemies. Surtout la 1ere armée doit tenir jusqu'à ce que la 2e armée arrive et fonde sur le flanc droit autrichien. Moltke ordonne donc à la 8e division d'avancer sur Sadowa tandis que les 3e et 4e divisions, tout en restant alignés sur la 8e division, avancent au sud vers Unter-Dohalitz et Mokrowous. Les 5e et 6e divisions doivent suivre la 8e tandis que la cavalerie maintient le contact avec l'armée de l'Elbe. Sur la gauche la 7e division du général Eduard von Fransecky qui ne dispose que d'un corps de cavalerie pour rester en contact avec le reste de la 1ere armée avance sur Benatek. Moltke octroie à von Fransecky un pouvoir de décision important pour mener sa division qui a pour tache essentielle et difficile de contenir l'ensemble de l'aile droite autrichienne sur ses positions en attendant l'arrivée de l'armée du Konrprinz.

A l'aile droite prussienne, l'armée de l'Elbe atteint Alt Nechanitz vers 8 heures et menace le corps d'armée saxon sur l'aile gauche autrichienne, obligeant Benedek a ordonner le repli sur de nouvelles positions autour de Probus. Quand ces troupes atteignent de nouvelles positions, les soldats de l'aile gauche ouvrent le feu sur les Prussiens qui avancent, puis l'artillerie prend également pour cible les soldats prussiens. Bittenfeld se montre prudent et ne souhaite pas que ces hommes traversent larivière, craignant qu'ils ne se retrouvent isolés si les Autrichiens venaient à lancer une offensive contre le centre de l'armée prussienne. Vers 10h, les 7 bataillons de l'avant-garde du général von Schöler se retrouvent donc sans appui face à une attaque d'une brigade saxonne. L'armée de l'Elbe n'avance plus.

Au centre la 8e division prend Sadowa à 8h30 tandis que sur la droite la 4e attaque Unter-Dohalitz et que la 3e avance sur Mokrowous. Comme les Saxons, les Autrichiens se replient en bon ordre sur les hauteurs. Une fois les hommes installés, l'ensemble de l'infanterie et de l'artillerie ouvre le feu sur l'ennemi. Ce feu est dévastateur, la précision de l'artillerie et des fusils autrichiens décime les rangs prussiens dont l'avance est stoppée. La 3e division prussienne se retrouve sous le feu des canons ennemis placés entre Langenhof et Lipa. Les hommes sont alors contraints d'utiliser les arbres de la foret de Hola ou les ruines de Ober-Dohalitz pour se protéger. Certaines unités lancent des attaques désespérées contre la crête hérissée de canons autrichiens. Des bataillons entiers son anéantis par la puissance et la précision du feu autrichien. Devant ce spectacle le roi Guillaume 1er veut alors se rendre auprès de ses soldats pour les soutenir et c'est avec difficulté que son entourage le retient. Mais pendant ce temps les 8e et 4e divisions subissent une hécatombe.

 Les Prussiens à l'attaque (source: wikipedia.org)



Le carnage dans la foret de Sweipwald: le feu tue.
A l'autre extrémité du champ de bataille, la 7e division de von Fransecky atteint vers 8h la ville de Benatek. Les 2e et 4e corps autrichiens ont abandonné les hauteurs de Horenowes et ont déplacé leurs avant-gardes de 90 degrés vers l'ouest le long d'une ligne allant de Chlum à Maslowed, ne laissant que 5 bataillons et une division de cavalerie légère pour protéger les approches nord de l'armée. Les troupes de Fransecky continuent à avancer sur Maslowed. Soudain, elles se retrouvent sous un feu nourri venant du bois de Sweipwald. L'avant-garde prussienne commandée par le colonel von Zychlinski cesseson avancée et attend d'être rejointe par les 26e et 66e régiments. La décision est prise d'attaquer Sweipwald et de la nettoyer des unités autrichiennes qui s'y trouvent d'autant que la position leur permet d'attaquer sans risque les forces prussiennes dans le secteur. A 08h30, Zychlinski jette ses quelque 5 000 hommes contre le Sweipwald, obligeant les Autrichiens à se retirer sur les hauteurs boisées. 

L'apparition des Prussiens dansle bois de Sweipwald surprend le4e corps autrichien du général Tassilo Festitic qui envoie des troupes au coup par coup pour les en chasser. Mais dans la foret l'avantage des Autrichiens, la solidité de leur rang, devient théorique tandis que les fusils à aiguilles prussiens sont dévastateurs à courte portée. A 9h30, trois brigades complètes sont décimées sans avoir obtenu de résultats. Festitic est lui-même blessé et doit quitter le champ de bataille laissant son commandement au général Anton von Mollinary. Ce dernier plutôt que de former une ligne défensive à Maslowed est encore plus déterminé à expulser les Prussiens du bois. Il fait alors appel au 2e corps du général Carl von Thun Hohenstein pour jeter les soldats dans un bois jonché de cadavres.

À 10 heures, la brigade autrichienne du général Emerich Fleischhacker charge à la baïonnette, tambour battant et drapeaux déployés. Toutes les réserves de la 7e division prussienne sont utilisées pour contenir ces attaques suicidaires. Fransecky reçoit de l'aide de la 8e division sur sa droite sous la forme de 2 régiments frais qui arrivent juste à temps pour refouler une fois de plus les Autrichiens à la lisière du bois.

Soldats autrichiens (source: wikipedia.org)



Le tournant: l'arrivée de la 2e armée prussienne.
A 11h à Sweipwald, von Mollinary prépare un nouvel assaut contre la 7e division en utilisant la brigade commandée par Carl von Pockh. Les Prussiens qui font désormais face au tiers de l'armée autrichienne sont épuisés et commencent à se replier dans les bois. A ce moment la bataille prend un tour décisif. Si von Pockh parvient à réussir une nouvelle charge, la 7e division sera en déroute et l'armée du Nord sera en mesure de tourner l'ensemble du flanc gauche prussien. Mais quand les 2 000 hommes de Pockh se lancent à l'attaque ils sont abattu parun feu terrible venant de la direction de Wrchownitz. En quelques minutes, le commandant de brigade est mort et plus de 2 000 de ses hommes sont tués ou blessés. L'avant-garde de la 2e armée prussienne arrive sur le champ de bataille. La 1e division de la Garde avance à marche forcée depuis Dobrawitz et descend désormais les collines en face de Wrchownitz pour prendre de flanc les Autrichiens à Sweipwald. Elle est suivie par la 2e division de la Garde près de Zizelowes tandis qu'au sud-est se trouve le 6e corps du général von Mutius qui marche vers Racitz, la 11e division sur la rive droite de la rivière Trotina et la 12e division sur la rive gauche. Cet ensemble est suivi par le 5e corps qui est malgré tout encore à une certaine distance.

Avec l'arrivée de l'ensemble de la 2e armée prussienne, Benedek réalise l'étendue des dégâts, résultants de la décision de Mollinary et Thun de déplacer leur corps. Pendant les combats de la Sweipwald, le commandement autrichien s'est préoccupé de contre-attaquer contre l'ensemble de la 1ere armée prussienne, mais il n'a pas donné l'ordre au 6e corps de Ramming de combler l'écart qui se creusait sur le flanc droit. Tout ce que Benedek peut faire désormais, c'est de se défendre et d'essayer de sauver son armée. Il ordonne alors aux 2e et 4e corps de reprendre leurs positions initiales entre Chlum et Nedelist. Cela s'avère non seulement difficile, en raison des pertes subies à Swiepwald, mais aussi fatal au moral des troupes qui pensaient avoir remporté la victoire. La retraite tourne vite à la débâcle. Thun lui-même renonce au combat et prend la fuite avec deux brigades en direction des ponts sur l'Elbe.

 L'arrivée de la 2e armée prussienne (source: Wikipedia.org)



La tentative d'enveloppement prussien.
A 13h la 2e armée lance une attaque contre l'ensemble de l'aile droite autrichienne brisant sans difficulté ce qu'il reste du 2e et 4e corps et au sud-est les défenses sur la rivière Trotina. Benedek essaye de tenir, modifiant ses positions et faisant déplacer l'artillerie afin de les soutenir. Le général Friedrich von Hiller-Gartringen, commandant de la 1ere division de la Garde se rend compte que la nouvelle ligne de défense ennemie s'appuie sur les hauteurs de la ville de Chulm où se trouve concentrée une grande partie de l'artillerie autrichienne. Il lance alors ses troupes sur la ville qu'il prend rapidement provoquant la panique dans les batteries d'artillerie adverses. Avec la prise de Chulm, les lignes autrichiennes deviennent intenables, le centre de l'armée n'existe plus et le reste de la troupe est en difficulté. Mais Benedek refuse de changer ses plans.

Sur l'aile gauche prussienne, l'armée de l'Elbe peut enfin avancer face aux Saxons. À 15 heures les 14e et 15e divisions prussiennes capturent Problus et Nieder Prim. Le prince de Saxe, voyant ses positions sur le point de s'effondrer lance une forte contre-attaque pour gagner du temps et permettre ainsi la retraite de l'armée. Le corps d'armée saxon se reforme une dernière fois pour se lancer contre les lignes prussiennes. Une fois de plus l' armée de l'Elbe est stoppée. Bittenfeld préfère alors consolider sa position dans Problus laissant ainsi s'échapper la possibilité d'un double enveloppement de l'armée autrichienne.

Le flanc droit autrichien est alors sur le point de s'effondrer. Maslowed et les hauteurs au nord sont prises par les Prussiens. Le long de la partie inférieure du fleuve Trotina, les cinq bataillons de la brigade Henriquez sont repoussés tandis que les canons autrichiens sont retirés sur une ligne entre Langenhof et Wsestar. La brigade autrichienne du général Carl von Appiano qui se trouve à Chlum est vite emportée par l'attaque prussienne qui s'empare du village. Une brigade de cavalerie, commandée par le capitaine August von der Groeben, essaye d'enrayer la progression ennemie. Mais le feu prussien est si violent quand l'espace de cinq minutes le capitaine et 53 de ses hommes sont tués. A 15 heures Benedek donne l'ordre de retraite générale.

                                   Les Prussiens chargent à la baïonnette (source: wikipedia.org)

La retraite autrichienne.
Mais Mollinary et le commandant du 6e corps, Ramming, décident de passer outre. À 15h15, Ramming prend sur lui d'envoyer en avant deux brigades fraîches pour reprendre Rosberitz et Chlum. Dans le même temps, l'artillerie autrichienne qui s'est reformée à Langenhof redouble l'intensité des tirs pour couvrir ces attaques. Dans une lutte acharnée, la 1ere division de la Garde prussienne est contrainte de quitter Rosberitz pour se replier sur Chlum, poursuivi par les bataillons de la brigade autrichienne du général Ferdinand von Dreuwehr-Rosenzweig. Elle bouscule également la 2e division de la Garde. Il faut l'arrivée de la 11e division pour briser l'attaque autrichienne. La brigade de Rozenweig doit reculer vers Rosberitz. Les 1er et 6e corps autrichiens font encore un effort pour contenir les masses prussiennes, et c'est seulement après avoir subi de lourdes pertes qu'ils sont contraints de faire retraite. 

Seul le feu de l'artillerie autrichienne parvient a retarder les Prussiens victorieux qui avancent toujours pour couper la route de Sadowa à Königgrätz. La bataille est gagnée par les Prussiens mais Moltke ordonne une poursuite car il veut tourner l'armée du Nord pour la détruire complètement. Benedek joue alors sa dernière carte. Il a gardé tout au long de la bataille à l'arrière, à Königgrätz, sa cavalerie de réserve. A 15h, quand il ordonne la retraite il décide de faire appel à elle. Sous le commandement du général Carl Condenove et du prince de Holstein, la cavalerie autrichienne se lance à l'attaque à l'ouest pour briser l'avance des poursuivants prussiens de la 1ére armée du Konprinz. Pendant une demi-heure les cavaliers autrichiens combattent, mettant en déroute la cavalerie prussienne et repoussant l'infanterie ennemie. Cette attaque, combinée aux dégâts causés par les canons autrichiens contraignent Moltke à annuler la poursuite. La cavalerie autrichienne se retire après avoir facilité la retraite autrichienne en direction de l'Elbe. Les derniers combatscessent vers 21h. 

 Un soldat autrichien en 1866 (source: wikipedia.org)

Les pertes subies par les Autrichiens et les Saxons s'élèvent à 1 372 officiers et 43 500 hommes tués, blessés ou disparus, dont près de 20 000 ont été faits prisonniers. Les pertes prussiennes sont beaucoup plus faibles: 360 officiers , 8 812 hommes tués, blessés ou disparus, plus de la moitié d'entre eux venant de la 1ere armée. La disproportion entre le nombre de blessés de chaque camp s'explique par le fait que les Autrichiens n'ont pas signé la Convention de Genève. En conséquence, leur personnel sanitaire est considéré comme des combattants qui doivent faire retraite avec le reste de l'armée autrichienne, laissant beaucoup d'hommes qui auraient pu être soignés sur le terrain sans soins.




Peu de temps après la bataille un armistice est signé entre les adversaires puis la paix à Nikolsburg et Prague en août. Malgré les victoires autrichiennes à Custozza et Lissa l'Italie annexe la Vénétie. Bismarck utilise sa victoire contre l'Autriche pour poursuivre ses objectifs. La Confédération germanique est dissoute tandis que la Prusse annexe le Schleswig-Holstein, le Hanovre, le Kurhessen, Nassau et Francfort sur le Main. Surtout Bismarck met sur pied la Confédération de l'Allemagne du Nord, premier jalon pour une unification allemande sans l'Autriche. Moins de cinq ans plus tard, l'armée de Moltke écrase les Français et Bismarck fonde l'Empire allemand. Le destin du monde germanique est plus généralement de l'Europe entière fut scellé à Sadowa.

Sur le plan militaire la bataille de Sadowa voit l'utilisation de technologiesmodernes comme le chemin de fer pour le transport et la concentration des troupes ou le télégraphe. Surtout le progrès technique donne à la puissance de feu une place centrale dans la bataille. Les ravages causés par les fusils prussiens et les canons autrichiens rendent obsolètes les charges d'infanterie à la baïonnette ou celle de cavalerie qui dominaient dans les batailles napoléoniennes. Sadowa consacre surtout une stratégie militaire prussienne qui repose sur la reprise du modèle fournie par la bataille de Cannes: une attaque au centre et l'encerclement des ailes de l'ennemie, une stratégie qui fera merveille contre les Français en 1870-1871 et permettra ainsi d'asseoir la domination allemande sur l'Europe jusqu'en 1914.


Bibliographie:
-Gordon Craig, The Battle of Königgrätz, Prussia's Victory over Austria, University of Pennsylvania, 2003.
-Quintin Barry, Road to Königgrätz: Helmut von Moltke and the Austro-Prussian War, Helion and Company, 2010.
-H.M. Hozier, The Seven's Weeks War: The Austro-Prussian Conflict of 1866, Leonaur, 2012.
-Geoffrey Wawro, The Austro-Prussian War: Austria's War with Prussia and Italy in 1866, Cambridge University Press,1997.

L'armée impériale russe pendant la Grande Guerre (1914-1917)

Le front de l'est est un des grands oubliés1de l'histoire militaire, et en particulier française. Je ne parle pas du conflit germano-soviétique, de 1941 à 1945, mais bien du front de l'est de la Première Guerre mondiale, où se font face Allemands et Austro-Hongrois d'un côté, et Russes de l'autre, pour l'essentiel. Alors que la commémoration du centenaire voit fleurir les ouvrages et articles en français consacrés au front de l'ouest, vu et disséqué sous tous les angles ou presque, ceux qui parlent du front de l'est sont rarissimes, voire inexistants. Dans l'opinion commune, l'armée impériale russe reste un « rouleau compresseur » mis en échec dès le mois d'août 1914 à Tannenberg, ravagé par l'alcoolisme, la désobéissance et la désertion, et qui s'effondre comme un château de cartes en 1917. Cette vision datée se base souvent sur la lecture d'ouvrages dépassés qui font encore autorité aujourd'hui. Or, l'armée impériale russe, pendant la Première Guerre mondiale, est loin d'être ce colosse aux pieds d'argile que l'on se plaît et complait à peindre encore et toujours. En réalité, les problèmes qu'elle rencontre sont loin de lui être exclusifs par rapport aux autres pays. Les buts de guerre et les objectifs stratégiques ne font pas l'objet de dissensions. L'armée a reçu les moyens nécessaires, et la Russie a été capable de mettre en marche son économie de guerre. La structure stratégique et opérative est appropriée et la structure opérative-tactique de l'armée russe correspond à la doctrine d'avant-guerre. Ces avantages sont éclipsés en 1914-1915 par plusieurs facteurs. Si ceux-ci sont résolus en 1917, la Russie n'a pas réussi à surmonter en revanche le problème des effectifs. C'est parce que ces problèmes se combinent avec l'opposition politique et les contraintes économiques sur la population qu'a lieu la révolution de février 1917, alors que paradoxalement l'armée russe a fait preuve d'une grande faculté d'adaptation à partir de 19152. Partons à la découverte d'une armée dissoute dans la tourmente des révolutions de 1917, qui n'avait pas été vaincue militairement jusqu'à cet événement déterminant, mais qui, par le discours des bolcheviks qui lui ont succédé, parfois des récits des émigrés « blancs » pourtant issus de cette même armée tsariste, et d'une historiographie occidentale qui peine parfois à sortir de son « pré carré », reste encore largement dans l'ombre.

Stéphane Mantoux.




Une armée « oubliée »


L'histoire de la participation de la Russie pendant la Première Guerre mondiale est souvent considérée comme une litanie de troubles, de corruption et de défaites militaires. Globalement, on la résume à la défaite de la 2ème armée de Samsonov à Tannenberg3, à la « Grande Retraite » de 1915 et à l'effondrement du régime tsariste en février 1917. Même les historiens militaires allemands, qui ont pourtant réévalué l'armée impériale du Kaiser comme une force semi-moderne avec ses propres limites, continuent souvent de penser que l'armée impériale russe s'assimile à une « parodie d'armée »4. En réalité, la Russie a été en proie aux mêmes carences que les autres belligérants : elle a parié sur une guerre courte, elle a sous-estimé la dépense de munitions et d'obus, elle a consacré beaucoup de ressources à une cavalerie qui ne servira jamais pour des batailles mobiles d'exploitation. La pénurie d'obus en 1915 se retrouve aussi à l'ouest, alors que les Etats en guerre s'empressent de mobiliser toutes leurs ressources pour y pallier. L'incompétence des officiers supérieurs n'est pas le seul fait de l'armée russe5.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un extrait de L'Illustration, en novembre 1914 : une charge de cavaliers russes sur les lignes austro-hongroises, dans les Carpathes, alors que l'armée impériale s'apprête à entrer en Hongrie.


Ce tableau daté ignore aussi les succès remportés par l'armée impériale jusqu'en février 1917 et les progrès de l'économie de guerre jusqu'à la même date. Le désastre de Tannenberg6est compensé par des succès très nets contre les Austro-Hongrois en Galicie7. Il est vrai qu'à l'été 1915, l'armée russe semble au bord de l'écroulement. Elle est pourtant capable, un an plus tard, de monter son offensive la plus victorieuse de la guerre. Celle-ci montre par la même occasion que certains officiers russes, influencés par les théoriciens d'avant-guerre comme Neznamov, sont en avance sur leurs collègues européens en matière de guerre mobile pour dépasser la guerre des tranchées au niveau tactique et opératif. Les difficultés principales de la Russie en guerre demeurent l'acheminement des vivres, des troupes et du matériel par chemin de fer, l'inflation à l'arrière et la crise d'effectifs. En février 1917, l'armée impériale russe est pourtant bien plus efficace qu'elle ne l'était en août 1914.

David R. Jones, grand spécialiste du sujet, divise le parcours de l'armée russe en quatre phases successives. De juillet 1914 à avril 1915, l'armée du temps de paix se mobilise, subit un revers en Prusse-Orientale mais bat les Austro-Hongrois en Galicie et tient devant Varsovie8, tout en menaçant d'envahir la Hongrie et en repoussant les Turcs dans le Caucase. D'avril à août 1915, l'armée russe subit les coups du renfort allemand qui attaque en Galicie et souffre du manque d'obus, d'un commandement inepte et de tactiques dépassées. Nicolas II prend la tête des armées, réorganise la mobilisation de l'économie de guerre en faisant des concessions à l'opposition politique ; l'armée russe stabilise le front en Europe et remporte d'autres succès dans le Caucase. D'août 1915 à février-mars 1917, la situation s'améliore : l'armée russe est capable de relancer des offensives dès décembre 1915 et surtout, elle monte l'offensive Broussilov en juin 1916, qui, si elle ne débouche pas sur une victoire stratégique et se conclut par le désastre roumain9, montre que l'armée impériale a amélioré ses capacités. Mais les problèmes logistiques demeurent et notamment la Russie n'arrive pas à alimenter correctement en nourriture et en pétrole ses grands centres industriels. Le mécontentement, amplifié par les rumeurs, gonflé par l'inflation, entraîne des grèves et des manifestations. En pénurie d'effectifs, l'armée russe mobilise des réservistes âgés qui ne sont pas très indiqués pour affronter les civils en colère. L'opposition politique s'attaque au régime et jette le discrédit sur celui-ci au front et à l'arrière.




Une armée bien soutenue


L'armée, historiquement, a eu beaucoup d'influence sur la formation de l'Etat, du gouvernement et de la société russes. Le service militaire n'a jamais été populaire mais il est accepté et c'est aussi une voie d'ascension sociale. L'arriération supposée de la Russie a en fait entraîné des réformes pour s'adapter à l'adversaire -celles de Pierre Ier le Grand partent de l'armée pour s'étendre au reste du pays. Cela signifie aussi que nombre de militaires sont des réformateurs ou des innovateurs, et que la plupart servent également dans l'administration. A la fin de la décennie 1840, des 10 des 13 ministres de Nicolas Ier sont des anciens de l'armée ou de la marine. Le tsar a un rapport particulier avec ces anciens officiers devenus serviteurs de l'Etat et avec son armée, pilier du régime. Même avec l'instauration de la première Douma, en 1906, Nicolas II se considère encore comme le chef des armées -il en prendra la tête en août 1915. L'élite présente à la Douma, revigorée par un sentiment antigermanique et nationaliste, panslaviste pour certains, met l'armée et la flotte au premier rang des priorités. Cette élite soutient l'armée et même pendant la guerre, empêchera des négociations séparées avec l'Allemagne ; mais elle ne constitue, jusqu'aux soviets de 1917, qu'une part infime de la population10.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le tsar Nicolas II de Russie.


Malgré tout, les ressources pour le développement de l'armée et de la flotte sont limitées et entravées par l'inefficacité bureaucratique, la corruption, des rivalités armée-marine, et par des conflits à l'intérieur du ministère de la Guerre, entre les différentes branches. Le corps des officiers supérieurs est très hétérogène, mais se divise moins, comme on l'a souvent dit, entre des patriciens conservateurs et des réformateurs issus de plus humbles origines sociales. Un Broussilov ne rentre pas dans ce schéma, étant noble et n'ayant jamais suivi les cours de l'académie d'état-major, et se montrant pourtant l'un des plus innovants11.

Les octobristes de la troisième Douma cherchent à restaurer leur influence en créant une commission militaire chargée d'examiner les propositions budgétaires. Excédé, Nicolas II supprime, en 1908, le conseil d'Etat à la Défense du grand duc Nicolas et nomme Soukhomlinov d'abord chef de l'état-major général, puis ministre de la Guerre en 1909. Ce dernier assure son autorité en concentrant tous les pouvoirs et en réduisant à une coquille vide l'état-major général, dont le titulaire change quatre fois entre 1909 et 1914... si l'autorité de ces chefs d'état-major est fragilisée, ceux qui les dénigrent comme des incompétents oublient aussi que ces personnages sont surtout faits pour des tâches de temps de paix, et que certains joueront un rôle important à l'arrière pendant la guerre – comme Yanoushkevich12, un spécialiste du ravitaillement dont les idées sont incorporées dans le manuel de campagne de 1914. Cependant, il est vrai que l'autoritarisme et les manières de Soukhomlinov le coupent de la Douma, qui aura tendance à davantage discuter avec la marine.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Vladimir Soukhomlinov est chef d'état-major de l'armée russe en 1908-1909 et surtout ministre de la Guerre jusqu'en 1915. Il joue un rôle important dans les dernières réformes et décisions importantes prises par l'armée russe avant la guerre.


A la déclaration de guerre, si l'élite se réjouit, à quelques exceptions près, les divisions reviennent dès le début 1915, quand Nicolas souhaite prendre la tête des troupes -ce qui se réalise en août. L'opposition politique, que le tsar a souhaité neutraliser par ce geste, répand alors une propagande hostile au régime jusqu'en février 1917, et en particulier à destination des officiers subalternes, à l'arrière et au front. Gouchkov, un de ses leaders, va même jusqu'à écrire au chef d'état-major Alekseev pour essayer de le gagner à sa cause. L'opposition n'a cependant jamais réussi à rallier l'armée pour un coup d'Etat ; mais elle a contribué à la mauvaise image de l'armée et surtout des officiers, et a accru les divisions et le mécontentement qui éclateront au grand jour en 1917.

Si le revenu national russe augmente de 80% entre 1900 et 1913, un tiers du budget de l'Etat est absorbé par l'armée et par la flotte entre 1909 et 1913. Le ministre des Finances Kokovtsov parle lui de 43% pour 1909-1910. De 1913 à 1914, les Allemands estiment les dépenses russes supérieures aux leurs, ce qui n'est pas sans les inquiéter quant à l'état des forces après que les chantiers russes aient été bouclés. Ces dépenses se font aussi au détriment de celles consacrées à l'éducation et à la santé, qui en retour influencent le potentiel militaire. La « société » russe est pourtant capable de faire tourner les industries d'armement d'Etat, les grandes entreprises privées et les plus petites, sans parler du renfort étranger, pour fournir à l'armée ce dont elle a besoin. La Russie finance son effort de guerre en augmentant les impôts directs et indirects, en empruntant, surtout au Royaume-Uni, mais essentiellement par l'émission de papier-monnaie -qui en retour entraîne l'inflation, et à long terme fragilise l'économie et la société jusqu'en 1917, mais pas l'armée13.


La pénurie de matériels : le prétexte à un jugement expéditif


L'une des questions qui fait le plus débat, dès la guerre elle-même, et qui est souvent reprise par la suite, jusqu'à devenir, il faut bien le dire, un véritable poncif, est celle de la pénurie d'obus d'artillerie et de fusils. Elle n'est pas forcément due, comme on le croit trop souvent, à des problèmes de fonds ou à l'incapacité de l'artillerie d'envisager correctement la consommation des pièces dans une guerre moderne. En réalité, la Russie a hésité à développer de vastes arsenaux d'Etat spécialisés en temps de paix et à solliciter l'industrie privée pour essayer de produire à des coûts compétitifs. Pourtant, l'aviation russe14, en 1914, est la deuxième du monde, et 4 compagnies nationales arrivent à fournir 80% des besoins mensuels entre 1915 et 1916. En revanche, la Russie est en retard dans la fabrication des moteurs d'avion, ce qui soulève la question de l'aide inter-alliée. L'aviation constitue l'exception ; dans aucun autre secteur l'Etat ne sollicite une petite industrie en plein décollage. Il se trouve aussi que l'industrie privée d'armement n'est pas un gage d'efficacité supplémentaire en Russie. La solution consiste donc à développer les arsenaux d'Etat, comme cela sera fait en 1916 : le département de l'Artillerie a lui seul crée 37 usines supplémentaires. L'artillerie, avant la guerre, compense cette faiblesse en stockant les canons et les obus. En partant d'une base de 1 000 obus par canon (ce qui est inférieur aux moyennes allemande et française, elles-même insuffisantes), l'armée russe a 7 millions d'obus stockés en 1914. La pénurie d'obus de 1915 s'explique par d'autres raisons. La première est que les artilleurs eux-mêmes, alliés au grand duc Nicolas, contraignent Soukhomlinov à réarmer en artillerie et à moderniser les vieilles forteresses de Pologne, ce qui détourne des fonds pour le rééquipement en artillerie de campagne de l'armée. En outre, les Allemands, par la prise relativement facile en 1915 des forteresses de Kovno et de Novogeorgievsk, capturent 3 000 canons et 2 millions d'obus. La pénurie d'obus, réelle, est donc amplifiée par des décisions d'avant-guerre, les problèmes tactiques et l'incapacité de la Stavkaà gérer les stocks disponibles15.



Pour les fusils, le ministère de la Guerre estime, avant le conflit, qu'il a besoin de 4,2 millions de Mosin Nagant M1891 et de 348 000 Berdankas. Le tout complété par une production annuelle de 700 000 fusils par les arsenaux d'Etat au déclenchement de la guerre. Au 2 août 1914, l'armée russe dispose de plus de 4,6 millions de fusils en réalité. Mais la mobilisation initiale en requiert 5 millions, et 5,5 millions de plus pour les vagues suivantes, sans parler de 7 200 000 pour compenser les pertes et autres motifs d'élimination. Un peloton de mitrailleuses de 8 pièces est attaché à chaque régiment d'infanterie, ce qui fait au total 4 990 mitrailleuses et 500 par an produites une fois la guerre déclenchée. Mais seulement 4 157 sont disponibles en 1914 et l'armée a sous-estimé les pertes mensuelles de ce matériel. Dès 1915, les arsenaux sortent 350 mitrailleuses par mois et un millier en 1916. L'armée russe aligne 7 650 pièces de campagne et 7 903 pièces lourdes en 1914, un peu moins que les totaux prévus avant-guerre. En réalité, une grande partie des pièces lourdes est immobilisée dans les forteresses, et une division d'infanterie russe a deux fois moins de canons qu'une division allemande. Il ne reste que 164 pièces lourdes à disposition de l'armée... Pour les munitions, l'état-major estime, après la guerre russo-japonaise, en 1906, qu'il faut produire 1 000 balles par fusil et 300 bandes de cartouches (75 000) par mitrailleuse, soit plus de 3,3 milliards en tout. L'état-major descend à 2,8 milliards, et en 1914, il n'y a que 2,446 milliards de cartouches en stock. C'est le cas le plus flagrant d'impréparation quant au matériel. En réalité, les pénuries n'ont rien à voir avec une arriération industrielle ou un manque d'argent, mais renvoient à des choix et des estimations d'avant-guerre faites sur le pari d'une guerre courte.

En réalité, en juin 1914, à la veille de la guerre, l'armée russe se lance dans un « grand programme » qui doit amener des changements spectaculaires d'ici à 1917, ce qui ne laisse pas d'inquiéter von Moltke, le chef d'état-major allemand. La pénurie de munitions, et en particulier d'obus, se fait jour dès les batailles de Prusse-Orientale, en août 1914. Le ravitaillement de l'armée dépend du ministère de la Guerre, en particulier de l'administration principale de l'état-major général, dirigé par Beliaev après le départ de Yanoushkevich. Mais ce département, où l'artillerie est dominante, est coupé de la réalité du terrain ; en outre les artilleurs ont un dédain pour l'infanterie et le ministre de la Guerre, et croient que les fantassins exagèrent les besoins en obus. Ce sont pourtant les mêmes qui ont poussé pour le renforcement des forteresses en canons et en munitions, cachant même certains emplacements à la Stavka de peur que celle-ci y puise allègrement. La Russie développe donc l'achat à l'étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons, mais se heurte à des rivalités internes ; en 1915, elle produit 11,2 millions d'obus et n'en importe qu'1,4 millions. En novembre 1916, seuls 7,1 millions des 40,5 millions d'obus commandés ont atteint la Russie. Le problème est le même pour les commandes de fusils américains : sur 3,6 millions commandés en tout, à peine 400 000 sont arrivés en février-mars 1917. La Russie ne produit que 860 000 fusils en 1915 là où il en faudrait 200 000 par mois16.

Une arme comme l'aviation illustre les choix faits avant la guerre17. Comme on l'a dit, en 1914, l'aviation russe est la deuxième du monde : 244 avions répartis en 39 escadrilles, 12 dirigeables, plus de 300 pilotes formés. Le « grand programme » de juin 1914 prévoit la formation de 28 escadrilles supplémentaires et la création de deux nouvelles écoles d'aviation. Des pilotes russes connaissent une gloire internationale comme Efimov et Nesterov. En réalité, la flotte d'appareils russes est hétérogène et âgée, et l'industrie civile ne progresse pas suffisamment pour servir de tremplin à l'aviation militaire. L'état-major général de l'armée russe confisque le commandement de l'aviation et confond son utilisation stratégique et tactique18.

Pourtant, dès septembre 1911, lors de manoeuvres dans le district militaire de Varsovie, des pilotes russes conduisent l'interception d'un dirigeable. En 1913, le lieutenant Poplavko monte une mitrailleuse Maxim dans le nez du cockpit d'un Farman XV, tandis que Nesterov travaille les manoeuvres horizontales et verticales. Nesterov lui-même périt dès septembre 1914 en éperonnant en vol un Albatros B II biplace austro-hongrois, avec son Morane Saulnier type G. Nesterov, dont l'escadrille était basée à Dubno, avait essayé de pallier l'absence d'armement en montant un couteau sur la partie arrière du fuselage en août, puis une corde lestée pour détruire, depuis le haut, l'hélice d'un appareil adverse (!)19. Au début de 1915, un autre pilote, Kozakov, remplit une ancre de marine de poudre, l'attache au bout d'une corde, et cherche à la jeter sur un Albatros allemand, le 18 mars, au-dessus de la rive droite de la Vistule. Il en vient finalement à l'éperonnage, parvient à détruire l'appareil ennemi et à se poser tant bien que mal.

Les Russes ne disposent d'une aviation de chasse, à raison d'une escadrille par armée, qu'à la fin 1916. Comme les Allemands transfèrent des unités de chasse, en particulier du secteur de Verdun, après les succès de l'offensive Broussilov à l'est, les Russes, qui ne peuvent rivaliser en nombre d'appareils, concentrent leurs chasseurs sur les endroits critiques. Le 1er groupe d'aviation de chasse, à trois escadrilles de pilotes expérimentés, est formé en août 1916 : il doit éliminer les chasseurs ennemis, escorter les appareils de reconnaissance et éventuellement mener des reconnaissances indépendantes sur les arrières adverses. Le 1er groupe est engagé au-dessus du Lutsk, sur le Front du Sud-Ouest, dans la seconde moitié d'août 1916. A la fin de l'année, il n'y a cependant que 12 escadrilles de chasse pour tout le front, ce qui est infime. Les chasseurs sont dispersés pour protéger les appareils d'observation. 3 autres escadrilles seulement sont formées en 1917, ainsi que deux autres groupes de chasse, un pour le front du sud-ouest et un pour celui du nord-ouest. Dès le début 1917, plusieurs pilotes russes publient des textes pour partager leur expérience et définir les caractéristiques d'un meilleur chasseur et diffuser l'apprentissage de techniques de combat modernes, sans parler de réflexions sur l'organisation de la chasse. La Russie commence à travailler sur des mitrailleuses à tir synchronisé à travers l'hélice à partir de la fin 1915, mais seuls deux douzaines d'appareils équipés de ce système sont opérationnels en avril 191720.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un Morane-Saulnier type I en service dans la chasse russe, probablement en 1916 ou 1917.


En mai 1915, des tentatives sont faites pour essayer de créer une structure coordonnant l'effort de guerre, mais les rivalités bureaucratiques, de personnes et entre Etat et industrie privée retardent sa création jusqu'au mois d'août. Le Conseil Spécial pour la Défense devient l'organisation principale et concentre les moyens dans les grosses firmes déjà existantes. En 1917, la production d'obus a explosé à +2 000%, celle de l'artillerie s'est accrue de 1 000% et celle des fusils de 1 100%. Pendant la guerre, la Russie sort 20 000 canons de campagne alors que seulement 5 625 sont reçus de l'extérieur. En septembre 1916, elle fabrique 2,9 millions d'obus par mois, et 1,482 milliards de cartouches pendant l'année. L'armée russe passe de 10 000 téléphones de campagne à 50 000 en 1916. Les cinq usines automobiles principales livrent, en 1916, 6 800 véhicules, 1 700 motos. L'usine d'Etat de Toula passe de 60 mitrailleuses produites par mois avant la guerre à 1 200 en octobre 1916. Malheureusement, cet effort impressionnant se fait au détriment de la production de consommation et entraîne un mécontentement certain à l'arrière21.


Le « rouleau compresseur » russe : une illusion


Le mythe du « rouleau compresseur » russe a la vie dure. Le manque d'effectifs est pourtant le problème le plus criant fin 1916, auquel les autorités vont réussir à répondre, encore une fois, tant bien que mal. Le problème, là encore, remonte à l'avant-guerre et aux réformes sur la conscription de 1874. Après le désastre de la guerre de Crimée, l'armée russe commence à se remodeler pour faire face aux exigences de la guerre moderne. La loi de conscription de 1874, avancée par le ministre de la Guerre Milioutine et les réformateurs militaires qui l'entourent, se calque sur le modèle prussien et cherche à traduire le concept de « nation en armes »22. Après 1905, au moins 20% des hommes adultes en âge de servir sont passés par les forces armées et sont retournés dans la vie civile. Mais l'ambition de Milioutine est un échec : l'éducation prévue pour les recrues, qui n'est en réalité traduite dans les faits qu'après 1905, et pas complètement, n'entraîne pas l'apparition d'un « sens civique ». Le métier de soldat est peu attractif et par ailleurs, les classes éduquées sont pour beaucoup exemptées, ce qui préserve la fracture entre l'élite étroite et la masse des paysans et artisans non éduqués. A la déclaration de guerre, si l'élite manifeste sa ferveur patriotique avec enthousiasme23, de nombreux observateurs notent que les paysans, eux, sont très résignés. Une bonne partie des soldats est illettrée, mais cela n'a pas empêche les soldats d'être sensibles à la propagande de l'opposition ou, plus tard, à celle des bolcheviks... en réalité, depuis le XVIIIème siècle, le soldat russe a fréquemment impressionné ses adversaires, même dans la défaite. « Les défaites font apparaître l'armée russe comme bien inférieure à ce qu'elle est en réalité ; prise dans son ensemble, c'est en réalité une bonne armée », affirme un observateur britannique à l'issue de la guerre russo-japonaise24.

Chaque année, l'armée russe absorbe donc environ 20% des hommes en âge de servir, et encore, en sélectionnant. En 1874, cela donne 150 000 recrues ; 320 000 en 1900 ; et 450 000 en 1906. L'armée russe n'a en réalité pas les moyens d'intégrer plus de recrues. Elle cherche à maintenir 800 000 cadres et conscrits permanents renforcés de 550 000 réservistes. Ce nombre réduit s'explique par le manque de moyens de transport, l'étendue du pays et la difficulté à mobiliser les réserves. En 1874, le soldat russe, mobilisé à 21 ans, sert donc 5 ans, passe 9 ans dans la réserve active et, avant 1906, reste dans la milice territoriale jusqu'à l'âge de 38 ans. La milice territoriale se divise entre ceux qui combleront les trous une fois la réserve épuisée et ceux qui assurent les tâches de l'arrière. De 1874 à 1909, le temps de service actif diminue au profit de la réserve ; les forces armées comptent alors plus de 1,348 millions d'hommes sous les armes. En 1912, une dernière réforme cherche à supprimer les différences entre élite et masses paysannes. Le chef de la section mobilisation de Soukhomlinov, Loukomskii, fait redéployer des unités de la frontière vers l'intérieur, dans les zones peuplées ; au lieu de compléter leurs effectifs à la frontière en attendant les réserves, ces unités seront acheminées directement au front à effectif plein. C'est ce facteur qui explique la rapidité de la mobilisation russe en août 1914, mais également que les militaires plaident alors devant Nicolas II pour une mobilisation totale, non partielle, ce qui accélère l'enchaînement qui conduit au conflit. Au 1er janvier 1914, la Russie dispose de 1,423 millions d'hommes sous les armes ; elle forme seulement 25% des hommes adultes en âge de servir, bien moins que la France ou l'Allemagne. Avec les réservistes et les territoriaux, ce sont 6,553 millions d'hommes qui sont mobilisés à la fin de 191425.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Image célèbre montrant Nicolas II présentant une icône aux troupes.


En réalité, jusqu'en 1917, et en dépit de problèmes de sources sur les chiffres exacts, la Russie ne mobilise que 14 à 15 millions de soldats26sur une population d'environ 170-180 millions d'habitants : on est loin du « rouleau compresseur » rêvé par les alliés occidentaux. Et ce d'autant plus que la Russie hésite à mobiliser ses réserves, comme on le voit à la fin 1916. Les pertes ont été énormes, particulièrement au début de la guerre, avec 300 à 400 000 hommes perdus chaque mois. La Russie perd en tout, jusqu'en 1917, probablement 7 à 7,5 millions d'hommes, dont 2,4 millions de prisonniers et 1,6 à 1,8 millions de tués. Les pertes sont de 4 millions jusqu'à décembre 1915. Les militaires piochent alors dans la réserve et la milice entraînée pour combler les pertes, mais les deux catégories ne fournissent pas plus de 3 millions d'hommes en deux ans et demi. C'est pourquoi la Russie doit se résoudre à mobiliser la territoriale, avec 900 000 hommes dès septembre 1915. Mais cette levée provoque des troubles, et l'extension de la conscription entraîne une révolte sérieuse en Asie Centrale en 191627. Les derniers miliciens entraînés levés en octobre 1917, cantonnés dans les garnisons à l'arrière, jouent un rôle important dans l'insurrection à Petrograd.

Le nombre de personnels compétents peut paraître réduit au regard des standards occidentaux. Pourtant, la Russie a eu une élite d'inventeurs pionniers de l'aviation28et l'industrie entraîne l'apparition d'une classe ouvrière avec des connaissances techniques. Mais l'armée russe manque de sous-officiers et d'officiers. En avril 1914, le déficit est de plus de 3 300 dans cette dernière catégorie. Le pire, ce sont les sous-officiers : deux par compagnie en moyenne en 1903, le taux le plus faible des futures nations en guerre. C'est le principal échec de la réforme de Milioutine. Malgré des efforts faits en ce sens pendant le conflit, pour entraîner et former les meilleurs soldats à l'arrière, l'armée russe reste encore, en 1916, en pénurie de sous-officiers. Pour les officiers, la situation est à peine meilleure. Aux 40 590 réguliers s'ajoutent plus de 20 740 réservistes. 3 000 soldats sont promus en urgence, ce qui augmente encore la pression sur les sous-officiers ; combinée avec d'autres actions, la mesure permet de porter à 70 000 le corps des officiers en 1914. Mais les pertes se montent déjà à 60 000 en juillet 1915. Le chiffre des officiers en ligne tombe à 15 777 en septembre, ce qui pénalise aussi l'entraînement à l'arrière. Un sursaut en 1916 porte le nombre des officiers à 80 000, et 133 000 en mai 1917, alors que 107 000 officiers ont été perdus depuis 1914. Ce renouveau vient de la formation élargie donnée par les écoles militaires et d'autres nées pendant le conflit : 34 écoles en 1916, qui fournissent quelques 40 000 officiers. Conséquence : le fort taux de renouvellement du corps  ; en 1917, seuls 10% des réguliers de 1914 sont encore présents, surtout en état-major. La majorité des officiers est donc issue directement de la guerre. A la fin de l'année 1916, 70% des officiers subalternes sont d'origine paysanne et seulement 10% sont passés par les écoles militaires29. La structure de l'ancienne armée impériale a pour bonne partie disparu en 1915. Ce renouveau spectaculaire a un coût : le moral bas à l'arrière et au front, que l'on retrouve ailleurs, à la fin de 1916, est aggravé en Russie par les difficultés politiques.


Une stratégie claire


Si politiquement, la Russie est divisée pendant la Première Guerre mondiale, les buts de guerre stratégiques, eux, font consensus. La Russie doit rester une grande puissance, à travers l'action de ses forces militaires. Après 1870, Moscou pense se rapprocher de l'Allemagne, mais l'attitude de plus en plus hostile de celle-ci la pousse vers la France à partir de 1894, et vers la Grande-Bretagne après 1908. La Russie s'intéresse surtout aux Balkans et à la Turquie : il s'agit d'empêcher Allemagne et Autriche-Hongrie de trop grignoter la « sphère slave » et d'accéder à la Méditerranée via les détroits, en faisant exploser l'empire ottoman. C'est pourquoi la Russie a plusieurs préoccupations stratégiques : soutenir l'allié français, conserver les Balkans, protéger le Caucase. Ces considérations influencent la planification stratégique d'avant-guerre30.

La montée de l'Allemagne comme puissance dominante en Europe menace la frontière ouest de l'empire russe. Les réformes de Milioutine à partir de 1873-1874 visent à contrer l'influence allemande et à envisager une guerre contre une coalition germano-austro-hongroise31. L'Autriche-Hongrie remplace progressivement l'empire ottoman, dans les Balkans, comme adversaire entrant en collision avec les intérêts stratégiques russes. L'alliance avec la France place alors la Russie dans un dilemme stratégique. Celle-ci souhaite en effet frapper l'Autriche-Hongrie, l'adversaire le plus faible, en premier, au sud-ouest. Mais, pour soulager la France de l'assaut allemand, il faut envisager une offensive au nord, contre l'Allemagne, ennemi le plus fort. Problème : le déploiement initial se fait dans le saillant polonais, menacé d'être cisaillé par les Allemands depuis la Prusse-Orientale et par les Autrichiens en Galicie. Pour empêcher cette manoeuvre, les Russes construisent une série de forteresses en Pologne dans les années 1880-1890 afin de déployer leurs troupes en sécurité. A partir de 1902, l'armée russe prévoit un front nord et un front sud-ouest pour lancer une double offensive simultanée. Après la guerre russo-japonaise, la Russie revient à une posture défensive dans le saillant polonais pour achever sa concentration. Mais en 1909, il est devenu évident que la France sera visée en premier par les Allemands ; en outre, les emprunts français ont permis de développer les chemins de fer pour accélérer la concentration32. C'est pourquoi en 1912, Soukhomlinov prévoit finalement, à travers le plan 19, une offensive contre les Allemands avec la majorité des forces, en déployant les troupes en avant.

La Russie promet aux Français d'engager 800 000 hommes en quinze jours. Mais le plan 19 est modifié : le gros des forces, finalement, attaquera les Autrichiens tandis que des forces plus réduites se lanceront contre les Allemands. Une réserve est maintenue près de la capitale, Saint-Pétersbourg. Le plan, en soi n'est pas mauvais. La faillite principale est le maintien des forteresses polonaises, qui ne posent vraiment problème qu'à partir de 1915. L'échec en Prusse-Orientale est surtout dû à un commandement défaillant et à une mauvaise coordination entre les deux armées russes ; en Galicie, l'armée impériale remporte des succès impressionnants face aux Austro-Hongrois33. La planification d'avant-guerre n'est donc pas en cause. Les Russes ne peuvent de toute façon pas convaincre les Français de se mettre en défensive le temps qu'ils aient complètement achevé leur mobilisation -car ils partagent, comme les Français, un certain dogme de l'offensive34, inspiré des leçons de la guerre de 1870-1871 ; les nations européennes envisagent des guerres courtes, où les armées doivent remporter rapidement des victoires décisives. Les Russes ont également tenu compte des exigences d'une guerre de coalition par la suite : en mars 1916, ils lancent une attaque (infructueuse) sur le lac Naroch pour soulager les Français à Verdun ; l'offensive Broussilov en juin est destinée, au départ, à soulager le front italien pressé par les Austro-Hongrois. Ils coopèrent avec les Anglais contre les Turcs, participent à l'armée de Salonique et envoient même une brigade en France.

Les réformes, depuis 1874, ont en revanche échoué à fournir à la Russie des structures institutionnelles pour avoir une direction stratégique de la guerre et des directives opérationnelles pour l'administration, surtout après la guerre russo-japonaise. Le tsar assume le commandement des armées, soutenu par le chef de l'état-major général à la Stavka, tandis que le ministère de la Guerre fait la courroie avec le monde politique et s'occupe de l'arrière. En réalité, cette construction simple est bafouée dès le début de la guerre par Nicolas II qui nomme le grand duc Nicolas commandant suprême, ce qui complexifie la chaîne et entraîne des querelles de personnes, vu le caractère du personnage. Aucune des institutions ne collabore avec les autres et le commandement stratégique atteint son nadir avec la Grande Retraite de 1915, avant que Nicolas II ne rétablisse la situation en prenant la tête des armées. Le nouveau chef d'état-major, Alekseev, stabilise le front, et l'armée russe est capable de se reprendre et de lancer des offensives en 1916. La Stavka se montre capable d'intégrer ses plans stratégiques à une coordination interalliée à Chantilly, en décembre 1915. A la fin de 1916, l'armée russe est désormais correctement équipée, avec une base industrielle reconstruite et hors de portée de l'ennemi, qui tourne à plein régime. Elle dispose de nombreux dépôts de ravitaillement et d'hôpitaux de campagne satisfaisants. Le problème le plus important reste le manque de voies ferrées, en particulier nord-sud, qui empêche de jouer des lignes intérieures et de transférer des réserves, comme cela se produit pendant l'offensive Broussilov en 1916. La compétence stratégique de l'armée russe, réelle, est gâchée par la séparation front-arrière en 1914, le « règne » désastreux du grand duc Nicolas, avant de s'exprimer plus franchement après la reprise en main effectuée par le tsar.


Une avance en termes opératifs... trop précoce ?


Au niveau opératif, la création des fronts, entre les armées et la Stavka, est le témoignage des évolutions de la réflexion doctrinale russe depuis la guerre russo-japonaise, en particulier. Les fronts ont la tâche d'organiser leur propre ravitaillement et de surveiller leur arrière. L'autonomie très grande que le commandant de front peut laisser à ses chefs d'armées explique en partie l'échec de la 2ème armée russe de Samsonov à Tannenberg35, qui dispose en outre de peu de moyens de communications ou de reconnaissance modernes. Les Russes tablent toujours sur une guerre courte, menée par des colonnes mobiles appliquant la combinaison des armes : c'est entre autres la traduction des idées de penseurs comme Neznamov, qui envisage déjà une succession d'opérations, aux buts bien définis, au niveau du corps d'armée et de l'armée. Cette théorie est limitée par les conflits entre branches de l'armée (l'artillerie méprise l'infanterie, comme on l'a dit) et par la vitesse encore réduite des unités -même la cavalerie, qui progresse plus rapidement, manque désormais de puissance de feu pour surmonter tous les obstacles imposés par une guerre moderne. En réalité, les théories de Neznamov devront attendre la diffusion massive du moteur pour commencer à connaître un début d'application36.

Les Russes ont eu beaucoup de mal à se défaire des principes tactiques d'un Dragomirov, qui insistait sur la primauté de l'élan et de la volonté sur le feu ennemi. L'armée russe n'analyse pas ses propres performances récentes, comme la guerre contre la Turquie en 1877-1878. Elle reste attachée à l'enseignement de Jomini, qui définit la stratégie comme une chose simple, séparée du politique, et qui insiste sur les manoeuvres offensives ; elle néglige Clausewitz qui lui articule stratégie militaire et politique et reste persuadé de la supériorité de la défense. Les officiers qui partent se battre contre les Japonais en 1904-1905 sont influencés par l'enseignement de Leyer, qui officie à l'académie de l'état-major général et qui voue une admiration sans borne à Napoléon. Leyer cependant pousse certains officiers, comme Mikhnevich, à s'interroger sur des concepts comme celui d'opération, dont celui-ci fournit une définition en 1891. L'année suivante, le banquier polonais Bloch publie un ouvrage qui influence la pensée militaire russe : il envisage déjà une guerre d'usure où le front et l'arrière ne sont pour ainsi dire plus séparés, et propose une stratégie correspondante d'usure pour l'emporter. A partir de ce livre, certains officiers russes pensent alors que la clé pour gagner la prochaine guerre sera la résistance de l'infrastructure socio-économique et la capacité de l'Etat à supporter ladite usure. Mikhnevich, bien qu'encore lié à la vision de Leyer, plaide aussi pour une histoire militaire embrassée comme une science37.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Mikhaïl Dragomirov a laissé son empreinte sur la tactique de l'armée russe, encore appliquée en 1914.


La guerre russo-japonaise ruine l'enseignement de Leyer. En plus de la découverte de la létalité des armes modernes, due aux progrès technologiques, les manoeuvres ne correspondent plus à la bataille d'encerclement comme à Sedan en 1870 ou à celles de la guerre russo-turque, mais à des fronts très étendus et en profondeur. Les combats de rencontre sont les plus fréquents. Les Russes découvrent les enseigements d'un Clausewitz ou d'un Moltke l'Ancien : mais pour contrer la puissance de feu et remporter les combats de rencontre, ils misent sur l'offensive. Le colonel Gerua, en 1907, tente de relier les concepts tactiques de Dragomirov à la stratégie de Leyer : partant du mot allemand operativ, il forge le terme d'operatika. Mais c'est le lieutenant-colonel Neznamov, qui enseigne à l'académie de l'état-major général, influencé par les écrits allemands, qui réalise le pont entre stratégie, opératif en cours de définition et tactique. Un de ses étudiants, Chapochnikov, future figure importante de l'Armée Rouge sous Staline, se souviendra de cet enseignement. Les étudiants s'en détournent cependant lorsqu'ils voient que ces idées viennent d'un Allemand, von Schlichtling, traduit pour la première fois en russe en 1909. Neznamov est catalogué comme « occidentalisant ». Mikhnevich, dans sa Stratégie publiée en 1911, envisage désormais une guerre d'usure, pour laquelle il considère que la Russie a des atouts en raison de son « arriération », dans la lignée des slavophiles ; il prend aussi en compte les avancées technologiques comme la poudre sans fumée.

Neznamov, qui comme Mikhnevich étudie la préparation de la prochaine guerre, pense que celle-ci ne peut-être remportée que par un plan judicieux combinant des opérations. Plaidant pour la mobilisation de la société et du politique dans l'effort de guerre, Neznamov, à l'encontre de Mikhnevich, est aussi pour une concentration des plus rapides, au lieu d'échanger l'espace contre le temps dans la profondeur stratégique. Influencé par ses analyses de la guerre russo-japonaise et la lecture des penseurs allemands, il pense que les opérations successives doivent être menées par des groupes d'armées. Les Russes passent ainsi de l'enveloppement, cher à la pensée militaire allemande, à la notion de rupture du front, grâce à la combinaison des armes, suivie d'une exploitation dans la profondeur et d'une désorganisation systémique -concepts que les Allemands, eux aussi, ont abordé. Le colonel Svietchine, en 1913, envisage une guerre d'usure, dans le cadre d'un conflit de coalition où le centre de gravité stratégique se déplace selon lui vers l'est, et la Russie. Il ne croit pas que la décision puisse être emportée rapidement et plaide pour un équilibre entre offensive et défensive. Il sera, avec d'autres, l'un des passeurs de la réflexion tsariste d'avant-guerre au sein de l'Armée Rouge38.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Svietchine, un des théoriciens de l'art opératif de l'Armée Rouge, a déjà contribué à la réflexion autour de la doctrine militaire de l'armée tsariste avant de rejoindre les bolcheviks comme "spécialiste".


Un problème tient au commandement russe, qui semble défaillant en 1914-1915. Entre 1906 et 1909, des efforts ont pourtant été faits pour améliorer la formation des officiers supérieurs, avec plus ou moins de succès39. La qualité des officiers subalternes est également variable et change selon les armes, aussi. En réalité, beaucoup d'officiers sont affectés à des tâches d'administration et non de commandement, ce qui explique certaines lacunes. Les manoeuvres avaient la réputation d'être plus des parades que de réels exercices opérationnels. Elles ne prennent pas en compte la reconnaissance, les fortifications de campagne et la puissance accrue du feu de l'artillerie. Un exercice militaire dans le district de Kiev en avril 1914 montre encore l'incompétence de nombreux officiers. Et pourtant, les officiers, même passés par l'administration, qui tentent d'appliquer la doctrine de Neznamov et d'autres, confrontés à la réalité du champ de bataille, arrivent à remporter des engagements de rencontre comme à Gumbinnen40, en Prusse-Orientale (avant Tannenberg), ou en Galicie contre les Autrichiens41. En réalité, cette vue très négative des manoeuvres d'avant-guerre est corrigée par d'autres sources : un observateur britannique note ainsi les qualités de l'armée russe lors d'un exercice dans le district de Saint-Pétersbourg, en 1908.

De fait, comme toujours, la réalité est plus compliquée que le tableau très sombre qu'on a souvent dressé du commandement russe. A côté d'officiers ineptes, il y en a aussi de très prometteurs, que révèle le conflit -Broussilov, Kaledin, etc. Le choix de Rennenkampf et de Samsonov comme commandants d'armées en Prusse-Orientale n'est pas une erreur, d'autant qu'ils ont tous les deux l'expérience de la guerre russo-japonaise, soit davantage que les Allemands (von Prittwitz notamment). Si les généraux russes du front nord sont effectivement assez dépassés par les nouvelles exigences d'une guerre moderne sur les plans stratégique et opératif, il n'en va pas de même sur le front sud-ouest où les officiers russes écrasent les Austro-Hongrois42et repoussent les Turcs dans le Caucase.

La grande offensive allemande d'avril 1915, baptisée offensive Garlice-Tarnow du nom des deux localités où elle a lieu, s'attaque à deux corps russes de la 3ème armée, sur un front étroit, face à des formations en sous-effectifs, de seconde ligne et mal retranchées, sans réserves. En outre le commandement tactique est mauvais et la Stavka est incapable d'envoyer des réserves ou des obus, ce qui suffit à entraîner la déroute. Par ailleurs, les Allemands bénéficient d'une meilleure infrastructure ferroviaire pour déplacer leurs propres réserves. Cependant, cela n'empêche pas les Allemands de subir de lourdes pertes, particulièrement pour les régiments présents à l'est depuis une longue période (renouvellement complet de l'effectif pour certains entre août 1914 et août 1915). Le succès allemand s'explique par l'excellence du commandement -et notamment le duo formé par von Mackensen, commandant de la 11. Armee, et son chef d'état-major, von Seeckt- et par l'emploi de la combinaison des armes. L'aviation de reconnaissance, dans un ciel nettoyé de la présence adverse, guide le tir de l'artillerie et renseigne sur les mouvements ennemis, sur les positions de l'adversaire, compensant des lacunes dans d'autres secteurs du renseignement allemand. L'artillerie lourde est employée avec précision grâce à l'utilisation de l'aviation, pour des préparations courtes ; l'artillerie de campagne est utilisée au plus près pour détruire les points forts ennemis, chose impensable à l'ouest. Des communications excellentes assurent une grande souplesse au commandement (téléphone, aviation, et pour la première fois de manière intensive, radio). Von Mackensen abandonne la cavalerie pour l'exploitation : l'artillerie lourde perce, l'infanterie exploite. Les objectifs opératifs sont bien définis et chaque percée est suivie d'une pause opérative avant d'attaquer l'objectif suivant, ce qui tranche quelque peu avec un Ludendorff, qui déclare en 1918 : « Nous creusons un trou dans leur ligne. Pour le reste, on voit ensuite. On a toujours fait comme ça en Russie. ». Von Mackensen a réussi à maintenir la surprise au niveau opératif, alors que celle-ci était perdue au niveau tactique43.

Après la Grande Retraite, les Russes essaient de s'adapter au niveau opératif. Tirant les leçons de la guerre à l'ouest, ils pensent que seule la concentration de l'infanterie et de l'artillerie sur un front étroit peut permettre de percer, avant l'exploitation par la cavalerie. Mais la concentration préalable prive l'assaillant de l'effet de surprise, et permet aux défenseurs de déplacer ses réserves, comme les Russes s'en rendent compte lors de leurs échecs à Strypa (décembre 1915) et au lac Naroch (mars 1916). L'artillerie, malgré une forte concentration, n'a pas détruit la première ligne adverse. Broussilov, sur le front sud-ouest, développe d'autres idées. Il choisit de frapper en plusieurs points du front simultanément, en réduisant la préparation d'artillerie au minimum pour garantir la surprise. Quand il devient commandant de front, il applique ses choix à plus grande échelle, de façon à empêcher les Allemands de jouer de leurs lignes intérieures et de se servir de l'atout principal des Russes, la supériorité numérique. Broussilov parvient à décrocher d'Alekseev de lancer une offensive sur son front sud-ouest alors que celui-ci a prévu d'attaquer au nord-ouest et au centre. Il enjoint à chacune de ses armées (4) d'attaquer sur le secteur le plus prometteur, pour désorganiser l'adversaire en cas de succès avec 4 percées simultanées -bien qu'il place le plus d'espoir dans celle du nord, autour de Lutsk44. Par des mesures actives et passives, il prépare son offensive dans le plus grand secret, avec des moyens qui préfigurent largement la maskirovka soviétique. Dès le début de l'offensive Broussilov, le 4 juin, les succès sont spectaculaires, notamment, aussi, parce que les Russes font face à une armée austro-hongroise démoralisée et étirée. Malheureusement l'offensive n'atteint pas ses objectifs opératifs et stratégiques, car Alekseev ne renforce pas Broussilov à temps avec les réserves affectées aux autres fronts, les Allemands jouent des lignes intérieures comme de coutume, et en outre Broussilov revient ensuite à des tactiques plus classiques. Surtout, il n'a pas d'élément mobile pour exploiter la percée dans la profondeur, comme il s'est privé de cavalerie pour obtenir la surprise. On voit encore qu'avant l'arrivée du moteur, la doctrine russe, aussi novatrice qu'elle soit, vient trop tôt. Les pertes russes de l'été 1916 sont lourdes (2 millions d'hommes) et posent le problème criant des effectifs45. En trois mois, l'offensive Broussilov a pourtant permis une avance spectaculaire de 125 km vers l'ouest dans la partie sud du front ; elle a pris 400 000 prisonniers et infligé 1,5 millions de pertes à l'ennemi. L'armée austro-hongroise, décimée, a perdu la Galicie et la Bukovine, démoralisée, elle est au bord de la rupture ; pour sauver le front, les Allemands doivent en prendre les commandes, comme l'illustre la campagne en Roumanie46. Les Austro-Hongrois ont perdu, à l'est, 1,1 millions d'hommes en 1914, 2 millions en 191547 . Le chef d'état-major de l'armée austro-hongroise, Conrad von Hötzendorf, lance trois offensives dans les Carpathes, entre janvier et mars 1915, contre des Russes supérieurs en nombre, en plein blizzard, avec des soldats mal armés -certains n'ont pas de fusils, mais des bâtons !-, mal entraînés et démoralisés : les pertes se montent à 800 000 hommes48. L'offensive Broussilov détruit les deux tiers du noyau de l'armée austro-hongroise en 1916. L'armée russe a en fait pulvérisé les forces de Vienne et a condamné pour celle-ci toute chance de victoire militaire, faisant des Allemands l'acteur quasi unique et incontournable du front à partir de ce moment.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Aleksei Broussilov a sans doute été le meilleur général russe de l'armée tsariste pendant la Grande Guerre, ou en tout cas le plus innovant.


Les méthodes de Broussilov se diffusent progressivement dans le reste de l'armée russe, et certains exemples sont même étudiés à l'académie de l'état-major en avril 1917. Les officiers russes ont donc montré, sur le plan opératif, une certaine capacité d'adaptation, même si pour beaucoup le réflexe « conservateur » est malheureusement resté.


Des tactiques qui évoluent


Sur le plan tactique, la différence est encore floue avec l'opératif : l'armée russe se prépare à une guerre mobile de combinaison des armes49. Mais la rivalité entre les armes, des méthodes d'entraînements différentes, la variété du corps des officiers subalternes mettent à mal la théorie. L'artillerie rechigne à travailler avec l'infanterie ; en outre les Russes n'ont pas encore compris l'avantage terrible que donne la puissance de feu à des troupes bien retranchées. La vertu de la baïonnette, certes répétée dans l'instruction, ne doit pas masquer le fait que Neznamov lui-même avait dit que le feu décidait de la bataille, la baïonnette marquant le point culminant de l'attaque. C'est pourquoi entre 1908 et 1914, l'accent est mis sur l'entraînement au tir, l'emplacement pour le tir, et les manoeuvres au combat. Les artilleurs russes ont une excellente réputation. Ces facteurs expliquent sans doute les succès contre les Austro-Hongrois en Galicie et même la victoire dans le combat de rencontre de Gumbinnen. Les Russes par contre ne tirent pas les leçons des enseignements du début de la guerre, jusqu'en 1915. Ils se heurtent ensuite à des Allemands vétérans du front de l'ouest qui amènent avec eux un savoir nouveau50. A l'est, les caractéristiques du front expliquent que l'essentiel des forces soit concentré en première ligne, avec relativement peu de réserves. 


 

Les Russes ne s'adaptent au nouveau schéma qu'à l'automne 1915, en traduisant des manuels français et allemands. Les premières tentatives, sur le fronts centre et nord-ouest, se soldent par des échecs, pour les raisons déjà expliquées au niveau opératif. Broussilov, lui, commence par procéder à des observations et des reconnaissances sur tout le front adverse, pour laisser celui-ci dans le doute quant à la direction de l'attaque51. En réalité, il y a plusieurs secteurs d'assaut, dévolus à des troupes d'assaut spécialement instruites, disposées dans des abris souterrains. La coopération artilleurs-fantassins est renforcée, avec échanges d'officiers, les artilleurs servant d'observateurs en première ligne. Ils dirigent le feu au plus près avec l'observation aérienne. L'artillerie tire de courtes préparations et fait des pauses, de façon à désorienter l'adversaire et à le faire renoncer à sortir des abris pour gagner les tranchées. Toute la ligne est bombardée pour empêcher l'ennemi de trouver le point d'attaque principal. Des sapes sont creusées jusqu'à 50 m des premières lignes ennemies pour réduire le temps de parcours des fantassins ; les réserves attendent à l'abri, sous terre, près de la première ligne. Des maquettes des positions austro-hongroises sont réalisées pour répéter l'assaut et familiariser les troupes avec le terrain52. Après un minimum de préparation, les fantassins emportent les premières lignes adverses et poursuivent, laissant les points forts restants aux vagues suivantes. C'est en fait une préfiguration des tactiques que les Allemands emploieront à partir de l'année suivante – avec le même échec opératif et stratégique que Broussilov, au final. Certains auteurs, comme Norman Stone, pensent que l'armée russe n'a tenu jusqu'en 1917 qu'en raison d'une discipline brutale instaurée par les officiers supérieurs et subalternes. En réalité, les faits montrent que l'armée russe garde une cohésion très forte, malgré les problèmes structurels déjà évoqués, jusqu'à après la révolution de février 191753.


Conclusion : une armée de moins en moins « oubliée » ?


La Russie a été le seul belligérant de la Première Guerre mondiale à faire face à une révolution politique et sociale au beau milieu du conflit. L'entrée en guerre a pourtant ressemblé, à Saint-Pétersbourg, à celles des autres nations. Les lourdes pertes et les pénuries de matériel se retrouvent sur le front de l'ouest. L'impasse sur le champ de bataille conduit à la mobilisation de l'économie de guerre. En revanche, les syndicats de travailleurs, de peu de poids avant la guerre, n'ont pu se manifester en Russie avant la révolution de 1917, où, de fait, ceux-ci prennent la direction. La mobilisation de l'économie de guerre se fait au détriment des besoins de consommation. La Russie favorise, plus que les autres nations, une production dans ses arsenaux publics et bride le secteur privé. Elle finance son effort de guerre, plus que les autres également, par des moyens extérieurs au budget. L'aide alliée n'a pas soulagé la Russie de ses problèmes de consommation. Il faut noter que la pénurie alimentaire et la perte sèche dans la production pour les besoins de consommation apparaissent seulement en 1916, lorsque l'économie de guerre tourne à plein régime54. Paradoxalement, la Russie, qui dispose d'un vaste secteur agricole, voit ses villes en particulier souffrir de pénurie, car l'agriculture n'est pas complètement commercialisée, et pendant la guerre, la nourriture disponible est partagée moins équitablement entre la population. Le régime tsariste a échoué, comme on l'a dit, à construire un « sens civique » parmi les soldats, qui se retournent contre lui en 1917. Une des caractéristiques majeures de la Russie en guerre tient aussi aux déplacements très importants de populations (réfugiés, prisonniers de guerre, etc)55.

Comme le disait déjà Winston Churchill dans le titre d'un de ses ouvrages, le front de l'est de la Première Guerre mondiale est longtemps restée « une guerre inconnue »(1931). Les Allemands y ont pourtant consacré un quart à un cinquième de leurs forces jusqu'en 1917, en plus de 2 millions de soldats austro-hongrois. Hindenbourg, Ludendorff, von Mackensen, von Seeckt ont tous établi leur réputation sur le front de l'est. C'est ici que les obus à gaz ont été employés pour la première fois (à Bolimov, dans l'est de la Pologne56), que les Allemands ont développé la technique du « barrage roulant ». 750 000 Allemands sont mort à l'est, ainsi que plusieurs millions d'Austro-Hongrois et plus de 2 millions de Russes, dont 250 000 rien qu'en 1914. Il a pourtant fallu attendre 1975 pour voir un ouvrage grand public (celui de N. Stone), en anglais, consacré au front de l'est, et le renouveau historiographie ne date seulement que de la décennie 1990. Les ouvrages de Hew Strachan et Holger Herwig ont replacé le front de l'est dans une perspective plus large. Mais les études de détail sur les campagnes du front de l'est restent fort peu nombreuses, y compris du côté allemand57, même si l'on constate un regain d'intérêt pour les opérations menées par l'Allemagne58entre 1915 et 191759. L'armée impériale russe a été l'une des grandes oubliées de ce renouveau, ou plutôt, les travaux très instructifs des spécialistes qui s'y sont intéressés (D.R. Jones notamment) n'ont pas encore reçu toute la publicité qu'ils mériteraient. Cela explique largement qu'en France, l'ouvrage de Norman Stone, maintenant dépassé, reste encore fréquemment une référence -d'autant qu'il est constamment réédité en anglais60.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Des soldats russes équipés de Winchester mod. 1895.


Les Russes avaient appelé la guerre, eux, « Seconde Guerre Patriotique » en 1914, en référence à celle menée contre Napoléon en 1812, avant que le terme ne s'efface dès l'année suivante pour celui de « Grande guerre européenne ». Certains historiens russes, aujourd'hui, considèrent encore que le front de l'est n'a pas été le front principal de la Première Guerre mondiale et qu'il est donc moins digne d'intérêt. Après la prise du pouvoir par les bolcheviks, en 1917, l'histoire de la Russie pendant la Première Guerre mondiale a souvent été réécrite en fonction de contingences politiques -pas oubliée, donc, mais instrumentalisée. Objet de controverses féroces entre bolcheviks et Blancs émigrés en Europe ou ailleurs, le front de l'est est ensuite éclipsé par la Grande Guerre Patriotique qui devient constitutive de ce qu'est l'URSS après 1945. Les historiens russes ne s'y penchent vraiment, à nouveau, qu'après la fin de l'URSS, à peu près au moment où le renouveau historiographique s'effectue aussi en Occident (entre 1988 et 1994)61.

Dès la guerre elle-même, des intellectuels ou des officiers prennent la plume pour justifier la guerre entreprise par la Russie. La faute est évidemment rejetée sur les Allemands, comme en France. Certains y voient une chance, pour le pays, d'évoluer vers le mieux. Mais dès 1917, le ton des publications est devenu très pessimiste, annonçant le discours bolchevik qui fera de cette guerre un conflit « impérialiste ». La guerre civile, la lutte entre Russes rouges et blancs, empêchent la mémoire des combattants ou des acteurs de véritablement s'exprimer. Un historien marxiste se détache ensuite concernant les travaux écrits sur la guerre : Mikhaïl Nikolaevič Pokrovskij, avec son recueil La guerre impérialiste (1928). Les travaux soviétiques réinterprétent souvent les événements en fonction de la révolution d'Octobre et du contexte international. Après une phase où l'URSS appuie sur le pacifisme, le ton change dans la décennie 1930 pour préparer les esprits à la guerre future. Svietchine, bien connu pour être un des pères de l'art opératif soviétique, participe à l'effort en publiant sur les leçons à tirer du front de l'est pendant la Grande Guerre. Pour éviter l'échec tsariste, ces ouvrages préconisent une mobilisation idéologique de la population et la militarisation de la société. L'URSS se distingue également par la publication abondante de sources relatives au conflit. Quant aux Blancs vaincus, émigrés notamment à Paris, leurs travaux sont souvent des plaidoyers pro-domo : la révolution n'est qu'un accident de l'histoire, mais les Blancs ne prennent pas pour autant la défense du tsar, que l'armée n'a pas soutenu en février 1917. Dans la vie intellectuelle des exilés, le front de l'est intéresse peu, en réalité. Les Français restent par contrecoup peu au fait du sujet, en dépit des travaux de Golovin, qui enseigne à l'Ecole militaire française, et de Danilov, qui a été intendant en chef de l'armée impériale. Ces historiens blancs écrivent sur le modèle d'une histoire de plus en plus datée, privilégiant le récit et les grands hommes sur les groupes sociaux ou les forces politiques. Par un discours les posant en victimes héroïques du communisme, les Blancs réécrivent l'histoire pour se forger une identité.

Après 1945 et jusqu'en 1991, le front de l'est de la Première Guerre mondiale est presque totalement éclipsé par la guerre civile et la Grande Guerre Patriotique. Les seules publications concernent la mémoire de guerre ou des récits d'histoire militaire -les mémoires du maréchal Malinovsky, publiées deux ans après sa mort en 1969, font sensation quand il évoque sa participation au corps expéditionnaire russe en France et sa contribution à la guerre civile... du côté des Blancs. Les historiens soviétiques n'arrivent pas à fournir une interprétation différente avec de nouvelles problématiques ou une vision plus globale. Quelques travaux, comme la somme dirigée par I. Rostounov, tranchent pourtant sur un ensemble bien terne et vont alimenter les premiers ouvrages occidentaux novateurs sur le sujet -comme celui d'Allen K. Wildman, qui reste une référence. Après 1991, des pionniers, à l'ouest, se jettent dans l'analyse revisitée du front de l'est, au milieu d'une masse de travaux sur le front occidental -Hubertus F. Jahn, Peter Gatrell, Vejas Liulevicius, Peter Holquist, Alon Rachamimov, Eric Lohr. Les historiens russes bénéficient ensuite à la fois d'un climat favorable (goût prononcé pour l'histoire impériale et militaire) et défavorable (nostalgie d'un régime disparu, clichés populaires confortés par des publications sans appareil critique). Pour le 80ème anniversaire du conflit, en 1994, les colloques à Moscou montrent un faible intérêt pour la Russie dans la guerre et une participation réduite d'historiens étrangers, avec des thèmes encore une fois limités. Un regain d'intérêt survient en 1998, avant de retomber jusqu'à cette année. Un complexe mémoriel de la Grande Guerre doit en effet être achevé à Tsarskoïe Selo, ancienne résidence des tsars. Depuis le XXIème siècle en effet, un certain nombre de travaux russes commencent à analyser le conflit sous des angles inédits. Leur qualité est variable en raison des problèmes inhérents au monde universitaire. Mais le centenaire a accéléré l'évolution et, pour A. Sumpf, l'affirmation de Churchill est déjà moins vraie62. Le pouvoir politique russe s'est approprié le conflit, de même que la communauté des historiens et une partie de l'opinion publique. Reste à espérer, comme le dit A. Sumpf, que cela ne soit pas une mode, pour permettre enfin une étude en profondeur.


Bibliographie :


Ouvrages :


Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.

Nik CORNISH et Andreï KARACHTCHOUK, The Russian Army 1914-1918, Men-at-Arms 364, Osprey, 2001.

Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010.

Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008.

Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005.

Simon JONES et Richard HOOK, World War I Gas Warfare Tactics and Equipment, Elite 150, Osprey, 2007.

Victor KULIKOV, Russian Aces of World War 1, Aircraft of the Aces111, Osprey, 2013.

Gennady PETROV, Imperial Russian Air Force 1898-1917, Unicorn Press, 2013.

Col. Carl W. REDDEL, Transformation in Russian and Soviet Military History. Proceedings of the Twelfth Military History Symposium United States Air Force Academy 1-3 October 1986, United States Air Force Academy, Office of Air Force History, USAF, Washington, 1990.

David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004.

Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.

Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915,University Press of Kansas, 2010.

Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012.


Articles :


Cloé Drieu, « L’impact de la Première Guerre mondiale en Asie centrale : des révoltes de 1916 aux enjeux politiques et scientifiques de leur historiographie », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr].

Peter GATRELL et Mark HARRISON, « The Russian and Soviet Economies in two world wars : a comparative view », Economic History Review, XLIV, 3 (1993), p.425-452.

David R. JONES, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.259-329.

Bruce W. MENNING, « The Imperial Russian Legacy of Operational Art, 1878–1914 », in Michael D. KRAUSE et R. Cody PHILIPS (dir.), Historical Perspectives of the Operational Art, Center of Military History United States Army, Washington, D.C., 2005, p.189-212.

Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I,Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.

Alexandre Sumpf, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr].



1A tel point qu'un ouvrage réédité en 2009 -cf les remarques sur l'historiographie du sujet en conclusion-, écrit à la fin des années 1920 en URSS, s'intitule La Grande Guerre oubliée.
2David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.314.
3Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
4David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.314.
5David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.249-252.
6Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
7Pour un aperçu synthétique du front de l'est, cf Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I, Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.
8Les Allemands déplacent 4 corps d'armée par chemin de fer de Prusse à Poznan, lance une attaque sur les arrières russes en direction de Varsovie le 28 septembre 1914. Les Russes échangent cette fois-ci l'espace contre du temps, contre-attaquent, encerclent un corps allemand qui parvient à se dégager. Le front se stabilise autour de Varsovie, dont la région est dévastée par les deux camps, qui incendient 9 000 villages et font 200 000 sans-abris. Cf Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I, Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.
9Voir Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.
10David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.252-261.
11Sur les tentatives de réforme du contenu à l'académie de l'état-major général, cf John W. STEINBERG, « The Challenge of Reforming Imperial Russian General Staff Education, 1905-1909 », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.232-252.
12Jean Lopez a des mots particulièrement durs quand il parle de Yanoushkevich : « une des pires nullités de l'histoire militaire ». Et ce alors même qu'il mentionne dans sa bibliographie l'article de D.R. Stone, qui fait preuve de beaucoup plus de nuance... cf Jean LOPEZ et Lasha OTKHMEZURI, Joukov. L'homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013, p.41.
13Sur l'histoire socio-économique de la Russie en guerre, on lira avec intérêt : Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005.
14L'aviation russe, qui naît une décennie avant 1914, n'est pas considérée comme une arme d'élite au déclenchement du conflit, elle est peuplée d'officiers subalternes ; sur ce sujet, cf Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012, p.1-9.
15David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.261-272.
16David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.261-272.
17Une histoire illustrée de l'aviation tsariste entre 1898 et 1917, parue récemment : Gennady PETROV, Imperial Russian Air Force 1898-1917, Unicorn Press, 2013.
18Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012, p.207-219.,
19Victor KULIKOV, Russian Aces of World War 1, Aircraft of the Aces 111, Osprey, 2013, p.6-13.
20Victor KULIKOV, Russian Aces of World War 1, Aircraft of the Aces 111, Osprey, 2013, p.13-14.
21Sur la mobilisation de l'économie de guerre russe, cf « Mobilising industry : Russia's war economy at ull stretch », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.108-131.
22Sur l'effort entrepris par l'armée russe à partir des réformes de 1873/4 jusqu'en 1914, voir David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004.
23Sur le rapport de l'élite et de la « société éduquée » à la guerre, cf « Educated society and the Russian elite », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.38-61.
24David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.272-285.
25Sur la mobilisation de la Russie et de l'armée russe, cf aussi Walter M. Pintner, « Mobilization for War and Russian Society », in Col. Carl W. REDDEL, Transformation in Russian and Soviet Military History.Proceedings of the Twelfth Military History Symposium United States Air Force Academy 1-3 October 1986, United States Air Force Academy, Office of Air Force History, USAF, Washington, 1990, p.39-51.
26Les chiffres font débat. Peter Gatrell évoque 18,6 millions d'hommes mobilisés jusqu'en 1917. « The Front Line : 1914-1916 », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.17-37. Mais dans un autre article écrit en collaboration, plus ancien, il accepte le chiffre de 15,8 millions : Peter GATRELL et Mark HARRISON, « The Russian and Soviet Economies in two world wars : a comparative view », Economic History Review, XLIV, 3 (1993), p.425-452.
27Sur la révolte en Asie Centrale, cf « Economic Nationalism and the Mobilisation of Ethnicity », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.188-192. Lire aussi : Cloé Drieu, « L’impact de la Première Guerre mondiale en Asie centrale : des révoltes de 1916 aux enjeux politiques et scientifiques de leur historiographie », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr]
28Sur ce sujet, cf Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012.
29Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008, p.161.
30David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.285-296.
31David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004.
32Sur la modernisation du système ferroviaire russe, cf Jacob W. KIPP, « Strategic Railroads and the Dilemmas of Modernization », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.82-106.
33« The Front Line : 1914-1916 », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.17-37.
34Sur cette question, cf Bruce W. MENNING, « The Offensive Revisited : Russian Preparation for Future War, 1906-1914 », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.215-231.
35Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
36David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.296-309.
37Bruce W. MENNING, « The Imperial Russian Legacy of Operational Art, 1878–1914 », in Michael D. KRAUSE et R. Cody PHILIPS (dir.), Historical Perspectives of the Operational Art, Center of Military History United States Army, Washington, D.C., 2005, p.189-212.
38Sur ce sujet, cf Jacob W. KIPP, « The Origins of Soviet Operational Art, 1917–1936 », in Michael D. KRAUSE et R. Cody PHILIPS (dir.), Historical Perspectives of the Operational Art, Center of Military History United States Army, Washington, D.C., 2005, p.213-246.
39Sur les tentatives de réforme du contenu à l'académie de l'état-major général, cf John W. STEINBERG, « The Challenge of Reforming Imperial Russian General Staff Education, 1905-1909 », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.232-252.
40Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
41Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
42Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
43Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010, p.138-143.
44Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I, Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.
45Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008, p.160.
46Voir Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.
47Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
48Cf Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
49Sur l'organisation et l'équipement de l'armée russe, cf Nik CORNISH et Andreï KARACHTCHOUK, The Russian Army 1914-1918, Men-at-Arms 364, Osprey, 2001.
50Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010.
51T. Dowling affirme que Broussilov s'est inspiré des tactiques mises en oeuvre par les Français pendant l'offensive en Champagne de septembre 1915 ; des instructeurs envoyés auprès de l'armée russe auraient servi pour le « passage de témoin ». D.R. Jones souligne cependant que Broussilov combine l'emploi de cette expérience avec d'autres idées qui lui sont propres.
52Nik CORNISH et Andreï KARACHTCHOUK, The Russian Army 1914-1918, Men-at-Arms 364, Osprey, 2001, p.38. Voir aussi Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008.
53David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.309-314.
54Peter GATRELL et Mark HARRISON, « The Russian and Soviet Economies in two world wars : a comparative view », Economic History Review, XLIV, 3 (1993), p.425-452.
55Cf « Conclusion : Russia's First World War in comparative perspective », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.264-276.
56Le 31 janvier 1915, les Allemands tirent des obus de 150 mm à gaz lacrymogène, conçus par le chimiste Hans Tappen, lors d'une offensive à Bolimov, en Pologne, entre Lodz et Varsovie. Le vent rabat le gaz vers les lignes allemandes mais, en raison du temps très froid, le liquide ne se vaporise pas. Les Allemans doivent perfectionner leur matériel. Cf Simon JONES et Richard HOOK, World War I Gas Warfare Tactics and Equipment, Elite 150, Osprey, 2007, p.3.
57Un des ouvrages précurseurs, à la fois dense et complexe : Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
58L'ouvrage plus récent, par un auteur intéressé par la thématique, très descriptif et peut-être pas assez analytique dans ses conclusions : Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.
59Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010, p.1-2.
60Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008, p.xi-xiv.
61Alexandre Sumpf, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr].
62Alexandre Sumpf, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr]

Interview de Martin Matter : Le faux scandale de la P-26


Martin Matter est jounaliste et historien et a travaillé pour différents médias suisses-allemands. Il a notamment été rédacteur, chef de rubrique et membre de la direction de la rédaction de la Basler Zeitung. Il a publié en 2012 P-26: Die Geheimarmee, die keine war dédié à la P-26 aux éditions hier + jetzt en 2012 et a accepté de répondre à nos questions à l'occasion de la sortie d'une traduction de son ouvrage,par Jean-Jacques Langendorf, sous le titre deLe faux scandale de la P-26publiée par les éditions Slatkine en 2013.

Propos recueillis par Adrien Fontanellaz



En premier lieu, pourriez-vous revenir sur les différentes tentatives de mise en place d’organisations de résistance en Suisse?

La première était l'"Action de Résistance Nationale" pendant la Deuxième Guerre mondiale, fondée en septembre 1940 par des personnalités éminentes Suisses de tous les bords, suite au discours du conseiller fédéral Pilet-Golaz ayant semé de graves doutes concernant la volonté du gouvernement de résister au danger nazi. Pour ces gens-là la résistance n'était pas seulement une profession de foi, mais une "agitation active" de chacun à sa place, dans son milieu, sa commune etc., afin de renforcer la volonté de résistance dans la population. L'ARN devait compter environ 600 membres vers la fin de la guerre; leurs noms sont restés secrets, en dehors des membres fondateurs.

Après la guerre commença une nouvelle ère: il s'agissait maintenant de préparer matériellement la résistance en cas d'occupation du pays. A partir de 1948 environ on assista à de modestes tentatives. Après l'écrasement du soulèvement hongrois en1956 et suite à un postulat accepté par le parlement et le gouvernement suisses en 1957, visant l'organisation de la résistance populaire, les militaires commencèrent à bouger. Ainsi, au sein de l'armée, fut créé un "service special", un service secret de renseignements qui, en cas d'occupation du pays, aurait dû se procurer des informations sur la situation interne et les transmettre aux instances dirigeantes qui subsisteraient encore. Pour le moment, on en resta là.

Dans les années 70, les choses avancèrent. D'un côté le conseil fédéral commença, pour la première fois, à parler officiellement d'organiser la résistance en cas d'occupation. De l'autre coté, les responsables de l'armée agissaient: En 1972, la conception du "service spécial" existant était chargé de la mission suivante: 

- il procure des informations concernant l'ennemi

- il conforte la résistance morale et passive de la population

- il mène des actions limitées de sabotage et organise des attentats.

Voilà qui était devenu plus concret, en théorie. Cette organisation totalement secrète, appelée L'Ancien Testament dans les milieux des services secrets, comptait finalement peut-être quelques centaines de membres, mais la formation restait bien modeste. Cet état de choses ne changeait pas encore vraiment à l'étape suivante, appelée Le Nouveau Testament: un certain colonel Albert Bachmann était chargé de développer et le service spécial et un service extraordinaire de renseignements. Bachmann et ses quelques collaborateurs faisaient un important travail conceptionnel, en vue de mettre à disposition de l'état major 2'000 personnes bien formés, avec des dépôts de matériel et de munitions distribués dans le pays entier.
 
Mais très peu de ces choses furent realisées. En 1979, Bachmann fut déstitué après un scandale inédit en Suisse qu'il avait causé en chargeant un amateur d'espionner les manoeuvres de l'armée autrichienne. L'homme fut tout de suite repéré par les services de l'armée autrichienne, et en Suisse une population consternée apprit pour la première fois l'existence de deux services ultra-secrets de résistance et de renseignements sous le commandament du Colonel Bachmann. Une commission parlementaire d'enquête fut chargé de faire la lumière sur l'affaire.

Quelles sont les circonstances qui ont donné naissance à la P-26?

Peu avant l'éclatement de l'affaire Bachmann, les superieurs militaires de celui-ci avaient décidé que ces deux services ultra-secrets devaient être séparés et avoir deux chefs différents et nouveaux. Le fait que Bachmann dirigeait les deux services causait beaucoup de problèmes, Bachmann étant un bosseur imaginatif, mais de charactère difficile et égomane. Le colonel EM Efrem Cattelan fut contacté comme nouveau chef d'une organisation renouvelée appelé projet 26 ou P-26. C'était Bachmann qui avait reçu l'ordre de contacter Cattelan en secret. Cattelan alias Rico signait et commençait son job en automne 1979. En même temps une autre personnalité était engagée comme chef du service de renseignements ultra-secret, appelé dorénavant projet 27 ou P-27. Ayant à peine commencé son nouveau job, Rico se retrouvait plus ou moins seul dans sa tâche, puisque l'affaire Bachmann éclatait. Bachmann aurait dû introduire Rico dans tous les secrets de sa fonction. Il dût donc se débrouiller sans lui, en lisant, en étudiant, en suivant des formations ciblées.

En quoi la P-26 quoi se différenciait-elle des précédentes tentatives?

Surtout en qualité. Les organisations précédentes comportaient l'essentiel des idées de la P-26, mais sans atteindre un stade concret et opérationnel. Rico parlait de "villages de Potemkine" ou "d'oeuf fécondé et rien de plus" ce qu'il avait trouvé de pré-existant. Surtout l"Ancien Testament" souffrait de pas mal d'amateurisme. Seulement la P-26 sous Rico a réussi à atteindre un niveau professionnel, une organisation intelligente et une structure opérationnelle. L'organisation consistait en 80 cellules de base, appelées "régions", distribuées sur l'ensemble du territoire. Les régions étaient totalement indépendantes les unes des autres et n'avaient aucun contact entre elles. Elles étaient dirigées et coordonnées par l'état major de conduite de l'organisation, comparable à un état major de régiment.

Comment était organisé le recrutement des membres de la P-26 et à quel entraînement étaient-ils soumis?

Rico et ses subordonnés directs, les chefs des régions, cherchaient "le citoyen moyen convenable, n'attirant pas l'attention". On ne recrutait que sur l'ordre de l'état major de conduite, selon les besoins. Chaque supérieur choisissait et recrutait ses collaborateurs sur le territoire de sa région. Les étapes du recrutement étaient éxactement définies. C'est seulement après l'examen de tous les tests et les documents - expertise graphologique, tests d'aptitudes, examen de la sécurité etc - que les spécialistes de l'état major de conduite prenaient leur décision, Rico ayant toujours le dernier mot. Seul ce groupe de gens connaissait la vraie identité du candidat.
 
Pour la P-26, le grand défi était de former à une activité clandestine de résistance des gens menant une vie de famille et professionnelle normale, sans que leur entourage se doute de quoi que ce soit. Chaque membre suivait plusieurs cours de formation. Les instructions de base - comportement clandestin, boîte à lettres mortes etc.- se déroulaient dans le Schweizerhof, une installation souterraine imposante près de Gstaad; plus tard les exercices de ce genre se déroulaient dans des villes ou villages. Les cours suivants étaient différents selon le rôle du membre: radio, propagande, transports, sabotage. Chaque membre devait suivre environ 4 à 6 cours de formation d'une durée de 2 à 3 jours, étalés sur plusieurs années. Les membres s'exerçaient également au tir de pistolet à l'intérieur du Schweizerhof. L'autre installation souterraine de la P-26, le Hagerbach près de Sargans, était réservée l'instruction des génistes, qui devaient être capables de réaliser des actes de sabotage ciblés comme la destruction d'un émetteur radio de l'occupant.

La P-26 a-t-elle coopéré avec d’autres Etats ?

Avec des états: non. Avec d'autres organisations "stay behind" des pays de l'Otan - non plus. Par contre, il y avait (déjà avant l'époque de la P-26) une collaboration avec les services secrets de la Grande Bretagne. Après leur formation en Suisse, les membres de l'état major de conduite de P-26 qui étaient responsables de l'instruction des membres, suivaient des exercices en Angleterre dans un environnement totalement différent et dans des conditions plus difficiles. Ainsi les instructeurs de la P-26, pour la plupart des instructeurs professionnels de l'armée en service temporaire et secret pour la P-26, avaient au moins une longueur d'avance sur leurs élèves.
 
Pourriez-vous revenir sur la manière dont cette organisation était dirigée et dans quelle mesure elle était soumise au pouvoir politique?

Sur le plan opérationnel, l'organisation était dirigée et coordonnée par l'état major de conduite, dont le chef était Rico. Son supérieur militaire était le chef de l'état major général de l'armée. L'état major de conduite occupait une vielle maison discrète près de Burgdorf. Les liaisons entre l'état major et les chefs des régions se faisait par officiers de liaisons. Chaque membre de l'état major était responsable de plusieurs régions. Pour les membres, il existait un numéro de téléphone secret pour des urgences. Le spécialiste radio de chaque région, lui, devait assurer régulièrement le bon fonctionnement de la liaison radio avec l'état major, qui aurait été le moyen principal de communication et de commandement en cas d'occupation.

L'absence d'un vrai contrôle politique a fait ravage après le démantèlement de la P-26, organisation "en soi" qui, formellement, ne faisait partie ni de l'armée ni de l'administration fédérale. Le conseil fédéral en a été informé globalement en 1979 par le chef de l'état major général de l'époque, mais n'a fait qu'en prendre acte. Les chefs du Département militaire fédéral des annés suivantes étaient partiellement au courant, les uns plus que les autres, mais le conseil fédéral en tant que tel ne semble plus avoir ètè informé plus tard. Par contre, le chef de l'état major général a formé un groupe de parlementaires comme observateurs ou interlocuteurs, secrètement bien-entendu. Bilan: la P-26 ultra-secrète n'était pas soumise à un vrai contrôle politique formel, mais elle n'était pas non plus totalement incontrôlée.

Comment l’existence de la P-26 a-t-elle été révélée? Pourriez-vous également nous décrire les circonstances qui furent à l’origine de sa dissolution?
 
A la suite de l'affaire Kopp - la démission forcée de la première femme dans le gouvernement de la Suisse en 1988 - une commission d'enquête parlementaire révéla l'existence de 900'000 fiches de personnes et d'organisations au sein du Département de Justice et Police. Ces fiches étaient destinées à des "élements potentiellement subversifs", ce qui voulait dire, en temps de guerre froide, de tendance gauchiste, voir pro-communiste. Ces fiches furent ressenties comme un choc et provoquèrent un bruit politique énorme en Suisse. Seulement un an plus tard, une deuxième commission d'enquête parlementaire révéla l'existence de la P-26 et la P-27, l'une aussi secrète que l'autre. Cette découverte fut un nouveau choc public et un sujet explosif pour la plupart des politiques et des médias.

Cette révélation tombait au moment même oû le mur de Berlin s'écroulait et où l'ennemi héréditaire, l'Union soviétique, commençait à chavirer. La guerre froide était finie, on n'en voulait plus. La découverte de cette organisation de résistance fut perçue non seulement comme un instrument d'une époque disparue dans "la poubelle de l'histoire", mais surtout comme un groupement potentiellement dangereux pour l'ordre publique: La P-26, comme disaient beaucoup de gens ahuris, ne devait pas seulement organiser la résistance contre un éventuel occupant, mais visait également l'ennemi intérieur. Il s'agissait d'un malentendu grotesque. La P-26, qui aurait été l'ultime moyen mis à la disposition du conseil fédéral pour tenter d'user la puissance de l'occupant et pour rétablir l'ordre libéral et démocratique, a ainsi été stigmatisée à tort comme une organisation illégale, subversive et dangereuse.

Le siège de Port-Arthur, guerre de siège et guerre moderne à l'aube du 20e siècle

La guerre qui opposa le Japon à la Russie en 1904-1905 est un conflit largementméconnu en France, éclipsé en grande partie par les événements révolutionnaires qui ébranlèrent la monarchie des Romanov qui suivirent le désastre militaire russe et qui apparaissent comme les préludes de la Révolution de 1917. Ce conflit ne fut pas seulement une démonstration de la faiblesse de la Russie tsariste mais aussi le révélateur de l'émergence d'une nouvelle puissance, le Japon. A ce titre il modifia les stéréotypes occidentaux concernant les Asiatiques qui démontrèrent qu'ils pouvaient rivaliser, par le biais de la technologie moderne et de l'expansion impérialistes avec les puissances européennes.

David FRANCOIS



Russie contre Japon, le choc de deux impérialismes.
Le développement de l'impérialisme japonais prend sa source dans le renversement du Shogunat en 1868 et la restauration du pouvoir de l'Empereur. Avant cet événement le Japon avait longtemps poursuivi une politique d'isolement, s'interdisant tout contact avec l'Occident. Cette posture fut sérieusement ébranlée quand le président américain Fillmore, après avoir essayé de négocier un traité d'amitié avec le Japon en 1853, envoya une escadre de 7 navires qui obligea les Japonais, sous la pression des armes, à signer un accord d'ouvertures commerciales. Rapidement les autres nations, la France, la Russie, la Grande-Bretagne, la Prusse s'engouffrèrent dans cette brèche et demandèrent à bénéficier des mêmes avantages commerciaux que ceux obtenus par les États-Unis. A la suite de ces événements, qui démontrent l'infériorité japonaise, le pouvoir impérial est restauré et l'Empereur Meiji lance un programme de modernisation de l'ensemble du pays notamment l'armée.

En 1894-1895 avec une marine formée par les Britanniques et une armée modernisée sur le modèle allemand, le Japon mène une courte mais victorieuse guerre contre la Chine, s'assurant ainsi le contrôle de la Corée et dus sud de la Mandchourie, une région stratégique qui est à la fois un tremplin pour envahir l'archipel nippon mais égalent une tête de pont pour les ambitions japonaises sur le continent. Mais ces acquisitions sur la Chine, notamment la péninsule du Liaotung, incluant la ville de Port-Arthur, lui sont vite retirées sous la pression de la France, de l'Allemagne et de la Russie pour retourner dans le giron chinois. Peu après, en 1897, la Russie propose à la Chine, qui ne parvient pas à payer au Japon les indemnités de guerre de se porter garants des emprunts qu'elle fait en échange de concessions en Mandchourie. Le but de cette manœuvre pour la Russie, qui cherche à disposer d'un port libre de glace pour sa flotte dans le Pacifique donnant, est de permettre la construction d'une ligne de chemin de fer prolongeant le Transsibérien à travers la Mandchourie pour atteindre Vladivostok plus rapidement mais également d'une autre ligne traversant la péninsule du Liaotung pour rejoindre le port de Dalny et la base navale de Port-Arthur. La Russie est particulièrement confiante dans la réussite de son projet qui peut lui permettre d'avoir le contrôle économique de la Mandchourie. Surtout il lui semble qu'aucune puissance ne souhaite l'empêcher alors de posséder un port dans une mer chaude.

Le soulèvement des Boxers en 1900 a vu la constitution d'une force internationale, incluant des contingents russes et japonais, pour venir au secours des légations étrangères assiégées à Pékin. La Russie en profite pour envoyer 100 000 hommes en Mandchourie et occuper les trois provinces qui forment la région. Mais les Japonais ont pu, à cette occasion, appréhender les difficultés des Russes à déployer et approvisionner leur armée en Extrême-Orient. En 1902 les Britanniques se retrouvent isolés sur la scène internationale à la suite de la condamnation par les autres puissances européennes de la guerre qu'ils ont mené contre les Boers en Afrique du Sud. Ils acceptent donc volontiers la proposition japonaise d'une alliance défensive qui stipule que la Grande-Bretagne entrera en guerre avec les pays qui se joindront à la Russie contre le Japon. Afin d'assurer la sécurité nippone, le président américain Theodore Roosevelt prévient fermement la France et l'Allemagne que les États-Unis soutiendront le Japon si ce pays avait des démêlés avec eux.

La Russie, se sentant ainsi de plus en plus isoléefaces aux Japonais, décide de faire marche arrière et accepte de retirer graduellement ses troupes de Mandchourie. Mais dès 1903 les Russes reviennent sur leur parole maintenant des forces sous le prétexte de garder la nouvelle ligne de chemin de fer et pour protéger les activités de la Compagnie forestière russe d'Extrême-Orient qui profite des lucratives concessions de bois le long de la frontière avec la Corée et la Chine. Pour les Japonais il devient alors clair que les Russes ne veulent pas quitter la Mandchourie et que la question de l'hégémonie sur cette région ne peut être résolue que par une intervention armée. En juin 1903, l'Empereur du Japon donne son accord pour une guerre avec la Russie. Le 1er février, le général Iwao Oyama demande au Mikado la permission d'entrer en guerre, ce que ce dernier accepte le 5.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Port-Arthur en 1905


La Mandchourie ne semble, à priori, pas adaptée pour une guerre moderne. Elle est accidentée et montagneuse et les routes ne sont rien d'autre le plus souvent que des chemins de terre. La campagne se transforme aussi en une mer de boue durant la saison des pluies de juillet à septembre. Outre ces difficultés naturelles, les Russes doivent également composer avec l'éloignement de leur base de départ puisque les combats vont avoir lieu à plus de 8 000 kilomètres de Moscou. Le Transsibérien est alors l'unique voie de transport dont ils disposent, une voie qui ne comportent d'ailleurs que peu d'installations de déchargement ou de voies d'évitement. D'ailleurs la ligne n'est pas totalement terminée puisque la boucle qui doit contourner le lac Baïkal est encore en construction et que le tunnel sous la montagne du Grand Kingan n'est pas terminée. Cela provoque inévitablement une rupture de charge et il faut donc de quatre à six semaines pour faire le voyage de Moscou à Harbin. A cela s'ajoute l'inefficacité de la logistique de l'armée russe.

La guerre va se jouer également en mer dont le contrôle est déterminant. Les Japonais doivent en effet absolument obtenir la suprématie navale pour pouvoir débarquer en toute sécurité leurs troupes en Corée. La marine russe est certes numériquement supérieure à celle du Japon mais elle est dispersée entre la mer Baltique, la mer Noire et l'océan Pacifique. Sa concentration est rendue difficile par la distance géographique qui sépare les trois escadres et prend donc un temps considérable tandis que la flotte japonaise est prête pour une action immédiate proche de ses bases. Le Japon ne disposant pas sur le plan naval de réserves, ni même de chantier de construction pour ses navires de guerre, est conscient qu'il lui faut éliminer la flotte russe de Port Arthur avant que la flotte de la Baltique ne vienne la renforcer. Les militaires japonais comprennent que pour atteindre cet objectif une attaque terrestre sur la ville est nécessaire pour neutraliser les batteries et les forts qui protègent la flotte adverse. Mais surtout la conquête de Port-Arthur est un enjeu symbolique de taille qui dépasse de loin les seules considérations militaires.

Les Japonais sont également conscients que si la suprématie sur mer est un facteur clé pour la victoire, la Russie ne renoncera pas à son emprise sur la Mandchourie tant qu'elle n'aura pas été battue également sur terre. Mais le commandement japonais surestime ses forces en pensant que Port-Arthur pourra être prise aussi rapidement aux Russes qu'elle fut prise aux Chinois en 1894.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Soldats japonais durant la guerre de 1904-1905



Le déséquilibre des forces en présence.
La Russie dispose alors d'une armée de plus de 4 millions de soldats contre 800 000 au Japon. Cependant quand la guerre éclate, elle ne dispose en Mandchourie que de 130 000 hommes et 200 canons tandis que l'armée japonaise peut faire débarquer en Corée 283 000 soldats et près de 900 canons. Surtout le Japon peut déployer son armée plus rapidement en raison de sa proximité avec le théâtre d'opération et être ainsi prêt bien avant que n'arrivent des renforts russes. La Russie doit également conserver ses meilleurs régiments, la Garde et les grenadiers, à l'intérieur du pays pour faire face à d'éventuelles révoltes notamment de la part des Polonais à l'ouest. L'agitation dans les grandes villes industrielles, alimentée par la propagande révolutionnaire, immobilise aussi une partie de l'armée russe pour des taches de maintien de l'ordre. Le problème de la fiabilité des troupes se pose également dans une armée encore régie par un système de castes où les brutalités et le mépris de l'encadrement entraînent en retour de la part des soldats l'hostilité et l'absence de respect de l'autorité des officiers. Pour aggraver ce tableau, les réservistes russes ne sont pas fusionnés dans l'armée régulière mais forment des unités distinctes sans grande valeur militaire.

L'armée japonaise, bien qu'inférieure en nombre et incapable pour des raisons financières de soutenir une guerre longue, peut s'appuyer sur une troupe animée par une ferveur patriotique voire nationaliste. Les Japonais sont passés dans des écoles primaires où le respect et la discipline sont des valeurs cardinales. Ils y reçoivent un enseignement pour qui le service dans l'armée est présenté comme un devoir héroïque dans la tradition des Samouraïs. En terme de moral, les troupes japonaises sont ainsi supérieures à leurs adversaires dans leur détermination à gagner la guerre et à effacer les humiliations passées du Japon.


Togo maîtrise la mer.
Sans déclaration de guerre officielle, le 5 février 1904, une flotte commandée par le vice-amiral Heihachiro Togo, forte de 10 destroyers se préparent à passer à l'attaque. Elle prend la mer le lendemain quittant le port de Sesebo en compagnie de la 1ere et de la 2e flotte japonaise pour mettre le cap sur Port-Arthur. Le 8 février, les 10 destroyers de Togo surprennent deux navires russes patrouillant à l'extérieur du port qui rentrent alors à leur base rendre compte. Peu avant minuit, le 8 février, un essaim de torpilleurs japonais profite alors de la nuit pour s'approcher de la flotte russe et frapper les navires ennemis qui n'ont pas le temps de déployer leurs filets anti-torpilles. La pagaillese propage rapidement parmi la flotte russe, deux cuirassés et un croiseur sont touchés et endommagé en quelques secondes, laissant le reste de la flotte dans une telle confusion qu'elle ne réussit même pas à riposter. Le lendemain, la flotte russe sort du port pour riposter mais après quarante minutes de combat indécis elle regagne sa base. La suprématie navale de la Russie ébranlée, la flotte de Togo organise le blocus de Port-Arhur.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
L'artillerie russe à Port-Arthur


Le 9 février, la 12e division d'infanterie du général Temetoko Kuroki débarque à Chempulo, l'actuel Inchon en Corée. Après avec organiser une solide tête de pont, la 22e division et la Garde débarquent à leur tour. Les trois unités se regroupent alors pour former la 1ere armée japonaise sous les ordres de Kuroki. Rapidement, Pyongyang et Anju sont prises mais le dégel du printemps retarde l'avancée des troupes vers le nord. Le 1er mai, lors de la bataille de la Yalou les troupes russes du général Zasulitch sont repoussées. Même si les pertes sont peu élevées de chaque coté ce premier succès montre aux autres puissances la force de l'armée japonaise. Elle oblige aussi le commandant des forces russes en Mandchourie, le général Alexeï Kouropatkine, à se mettre sur la défensive ce qui l'empêche de s'opposer au débarquement de la 2e armée japonaise du général Yasukata Oku, le 5 mai, dans la péninsule du Liaotung, coupant ainsi les communications entre Kouroptakine et Port-Arthur. Ce débarquement prend les Russes par surprise et les troupes d'Oku avancent rapidement scellant le sort de la péninsule lors de la bataille de Nanshan du 24 au 26 mai où, malgré l'habile défense du colonel Tretyakov, les défenseurs russes, pourtant supérieurs en nombre, sont obligés d'abandonner leurs positions. La première partie du plan japonais est un succès: Port-Arthur est alors isolé et cela sans que le Japon ne rencontre une forte opposition ce qui permet de continuer à croire qu'une attaque rapide permettra une reddition immédiate du port.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Combat naval entre les flottes russes et japonaises


Après la victoire de Nanshan, les Japonais occupent le port de Dalny où les installations portuaires sont intactes permettant le débarquement de la 11e division qui, réunis à la 1ere division forme la 3e armée japonaise commandée par le général Maresuke Nogi. Cette armée reçoit l'ordre de progresser dans la péninsule en direction de Port-Arthur. Alors que Nogi avance sur la ville, le général Oku doit déplacer ses troupes pour faire face à la progression des unités de secours du général Stackelberg qui est finalement battu à Te-Li Ssu le 15 juin. Pendant ce temps Nogi reçoit la 9e division en renfort ce qui lui permet de disposer de 80 000 à 90 000 hommes pour attaquer Port-Arthur.

Le général russe en charge de la défense de la ville est l'incompétent baron Stössel qui refuse de remettre son commandement au plus entreprenant général Smirnov. Il n'a non plus rien prévu en prévision d'un siège laissant partir par mer des tonnes de nourriture qui auraient pu nourrir les habitants et les troupes ne laissant sur les quais que des caisses d'emballage contenant des milliers de bouteilles de vodka. Alors que la ville commence à être investie il n'hésite pas à rédiger une ordonnance déclarant qu'il n'y aurait pas de retraite, montrant ainsi qu'il n'a aucune conscience de la situation réelle de la ville. Néanmoins les forces russes disponibles pour défendre Port-Arthur ne sont pas négligeables. Avec les équipages de la flotte, Stössel peut ainsi compter sur prés de 50 000 hommes et 500 canons. Il peut aussi, si les circonstances l'obligent, faire désarmer les navires à quai et transférer leurs canons, au total 284, à terre pour renforcer la défense. Au total, avec les civils, Port-Arthur abrite au début du siège une population de 87 000 personnes.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
La défense de Port-Arthur


Le système défensif de la ville semble également puissant. Il a été dessiné par le héros de la guerre de Crimée le général Todleben mais de nombreux forts et redoutes ne sont pas encore terminés tandis que le matériel pour la fabrication du béton ainsi que le fil de fer barbelé sont rares. Le périmètre défensif extérieur se compose d'une ligne de collines fortifiées dont les plus importantes sont celles de Hsiao-ku-Chan et de Ta-ku-Chan près de la rivière Ta-ho à l'est et de Namako Yama, Akasaka Yama, la colline 174, la colline 203 et la Fausse colline à l'ouest. En arrière de cette ligne se trouve une première enceinte, d'origine chinoise, qui entoure la vieille ville au sud jusqu'à la rivière Lun-ho au nord-ouest. Les Russes, sous la direction des généraux Smirnov et Kondratienko, ont prolongé cette enceinte à l'ouest et au sud pour rejoindre les approches du port et de la ville nouvelle. Ces lignes de défense sont également renforcées par des forts et des tranchées de raccordement. A 4 km en arrière se trouve une dernière ligne de retranchements autour de la vieille ville. Si l'ennemi atteint cette ultime position la situation du port deviendra intenable.


L'assaut frontal contre Port-Arthur.
Le général Nogi toujours confiant dans sa capacité à prendre Port-Arthur sans difficulté commence, le 7 août, à faire bombarder les fortifications de Ta-ku-Chan et Hsiao-ku-Chan. Les tirs durent de 4h30 le matin à 19h30 avant que infanterie ne passe à l'attaque. Mais la forte pluie, l'obscurité et la fumée dense ralentissent les troupes japonaises qui ne parviennent qu'à gravir la moitié des pentes des deux collines. Nogi fait recommencer, avec plus d'efficacité, le bombardement le lendemain obligeant les unités russes à se retirer. Mais il reste cependant un noyau dur dedéfenseurs qui s'accroche avec vaillance à leurs positions jusqu'à ce qu'elles soient enfin prises par les Japonais. Ta-ku-Chan tombe à 20h00 et Hsiao-ku-Chan le lendemain 9 aout.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un assaut japonais


Quand le tsar apprend la chute des deux collines il ordonne à l'amiral Vitgeft, qui a remplacé l'amiral Makarov, de prendre la mer pour rejoindre Vladivostok. La flotte quitte le port à 8h30 le matin du 10 août avec six cuirassés, trois croiseurs et huit destroyers laissant à Port-Arthur le croiseur Bayan endommagé par une mine. Mais les destroyers japonais repèrent la flotte russe à 11h30 et à 12h10 commence la bataille de la mer Jaune. Togo, avec 4 cuirassés, 11 croiseurs et un ensemble de 46 autres navires comprenant des destroyers et des torpilleurs, ne veut pas engager l'ennemi de trop prés pour ne pas affaiblir sa flotte avant l'arrivée de l'escadre russe de la Baltique. Il préfère donc garder ses cuirassés et croiseurs lourds en réserve et n'engage que ses destroyers et torpilleurs. S'apercevant que l'amiral russe cherche à éviter l'affrontement et attend de pouvoir s'échapper en profitant de la nuit, Togo ordonne à ses navires de se rapprocher de la flotte russe. A 16h15 le combat s'engage et après une heure et demie d'un affrontement confus et d'un bombardement incessant, le navire de l'amiral Vitgeft, le Tsarevitch, est touché par un obus de 12 pouces tuant l'amiral. En l'absence de son commandant la confusion s'installe au sein de la flotte russe. Le second amiral, le Prince Ukhtomski à bord du Peresvyet, décide de faire demi-tour vers Port-Arthur mais le Tsarevitch, gravement endommagé, et trois autres destroyers prennent la fuite en direction du port allemand de Kiao-chou où ils sont internés tandis que trois autres croiseurs et un destroyer atteignent Shanghaï et Saïgon où ils sont également internés. Un autre croiseur, le Novik, atteint les eaux territoriales russes mais il tombe sur deux croiseurs japonais au large de Sakhaline. Après un court combat l'équipage préfère saborder le navire.

La victoire de la mer Jaune pousse le général Nogi à attaquer Port-Arthur avant l'arrivée de la flotte russe de la Baltique et empêcher que cette dernière n'utilise la base pour couper les communications maritimes entre le Japon et le continent. Il pense alors qu'il est en mesure de prendre la ville en lançant un assaut contre les fortifications. C'est là la première tentative d'une attaque de forteresses avec des mitrailleuses et de l'artillerie à tir rapide, une tentative risquée face à un ennemi déterminé à résister.

Après avoir demandé aux Russes de se rendre, ce qu'ils refusent, l'attaque japonaise démarre à l'aube du 19 août contre la colline 174 et le long de la ligne reliant le fort de Sung-shu et la batterie de Chi Kuan. La colline 174 est tenue par deux régiments de Sibérie orientale et deux compagnies de marins sous le commandement du colonel Tretyakov. Le combat, qui se déroule de nuit, est acharné. Tout comme à Nanshan, Tretyakov, bien que ses premières lignes de tranchées soient prises, s'accroche avec détermination à la colline 174. Le jour suivant, le 20 août, il demande des renforts mais aucune unité ne vient à son aide. Avec plus de la moitié de ses hommes tués ou blessés et des Japonais qui continuent d'attaquer, une partie de ses soldats se débandent et il ne parvient à en reprendre le contrôle qu'aprés avoir abandonné la colline. Le combat a néanmoins été coûteux puisque les Japonais ont perdu 1 800 tués ou blessés et les Russes environ un millier.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Corps à corps lors du siège de Port-Arthur


Les autres attaques contre les forts et redoutes russes, menée par les 9e et 11e divisions, ont également provoqué de lourdes pertes chez les Japonais. Quand Nogi décide finalement de mettre fin à sa tentative de prendre de front le port, le 24 août, il n'a conquis que la colline 174 et les forts chinois de Pan-lung-est et Pan-lung-ouest pour un coût de 16 000 hommes. Toutes les autres positions sontrestées aux mains des Russes. Les combats sont si violents que les survivants d'un régiment japonais refusent de repartir à l'assaut. Un autre régiment parti à l'assaut avec 1 800 soldats ne compte plus que 200 hommes après 4 jours de combats. Nogi décide alors de se contenter d'un siège en règle.

Alors que les Japonais s'installent devant Port-Arthur, les principales armées des deux protagonistes s'affrontent à la bataille de Liaoyang le 25 août. Le combat où s'affrontent les troupes du maréchal Oyama et celles du général Kouropatkine dure 9 jours. Les Japonais perdent prés de 18 000 hommes et les Russes environ 20 000 mais cette nouvelle victoire japonaise oblige Kouroptkine à battre en retraite afin de ne pas être coupé de Moukden l'éloignant encore un peu plus de Port-Arthur.


Le siège de Port-Arthur.
Face à la ville assiégée, Nogi ordonne la construction de tranchées mais il fait également creuser des tunnels sous les murs des forteresses russes afin de faire exploser des mines. Des renforts en artillerie et prés de 16 000 soldats venant du Japon lui permettent aussi de compenser les pertes subies lors des premiers assauts. Il reçoit surtout la nouvelle de l'arrivée prochaine, en provenance du Japon, de six obusiers Krupp de 11 pouces. 

Au même moment, Stössel passe son temps à écrire à Nicolas II des lettres pour se plaindre de la marine alors que le manque de nourriture commence à se traduire par des épidémies de scorbut et de dysenterie. Alors que Stössel semble ignorer le désastre qui se profile, Nogi fait accélérer les travaux de siège. Son plan est dorénavant de s'emparer des redoutes du Temple et de la station d'eau à l'est ainsi que de la colline 203 et de Namako Yama à l'ouest. Il semble qu'à ce moment aucun des deux adversaires ne s'aperçoivent de l'importance vitale de la colline 203 qui domine la rade et dont la prise par les Japonais leur permettrait de bombarder directement la flotte russe dans le port. Mais le général Kodama, en visite auprès de Nogi, se rend vite compte de l'importance de la colline faisant prendre conscience à Nogi qu'elle est la clé de voûte de l'ensemble de la défense russe.

A la mi-septembre, les Japonais arrêtent de creuser leurs tranchées à moins de 70 m de la redoute de la station d'eau qu'ils attaquent et prennent le 19. Ils s'emparent également de la redoute du Temple tandis que de puissantes attaques sont lancées contre Namako Yama et la colline 203. La première est prise le 19, mais les épaisses colonnes d'assaillants envoyés sur la colline 203 sont repoussées et font retraite après avoir subi de lourdes pertes. Les Russes commencent alors à renforcer les défenses de la colline tandis que Nogi entame un bombardement d'artillerie prolongé sur la ville et le port. Il tente une nouvelle attaque contre la colline 203 à la fin octobre qui, si elle avait été prise, aurait été offerte en présent pour l'anniversaire de l'Empereur le 3 novembre. Il perd dans ce nouvel assaut raté prés de 5 000 hommes.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Défenseurs russes de Port-Arthur


Alors que les défenseurs et les habitants de Port-Arthur souffrent de la faim et des bombardements, Kouropatkine reçoit en renfort deux corps d'armée avec l'ordre de passer à l'offensive pour soulager la ville et éviter que sa prise ne libère les troupes de Nogi pour rejoindre les autres armées japonaises en Mandchourie. Le combat s'engage à Sha-ho et dure du 7 au 17 octobre. C'est encore un fiasco pour l'armée russe, notamment en raison des ordres contradictoires du commandement et du manque de communication. Les Russes perdent 11 000 tués et 30 000 blessés contre seulement 4 000 morts et 16 000 blessés chez les Japonais. Kouropatkine parvient néanmoins à faire croire au tsar qu'il a remporté un succès mais Port-Arthur semble définitivement condamné puisque les deux principales armées ennemies s'installent dans leur quartier d'hiver. 

A Port-Arthur, Nogi a reçu, à la mi-novembre, par la voie ferrée les 18 obusiers Krupp attendus. Il a dû, avant de les installer, les faire transporter par des équipes de 800 soldats le long d'une route étroite de 13 km. Ces obusiers, ainsi que les 450 autres canons et mortiers japonais entrent en action et pilonnent les positions russes de manière coordonnées puisque les Japonais ont centralisé leur artillerie en installant un quartier général relié par téléphone avec l'ensemble des batteries se trouvant le long du front. Les obusiers Krupp sont particulièrement redoutables, tirant des obus de 227 kilos à plus de 9 km. Huit obus Krupp tombent ainsi sur les forts de Erh-Lung-Chan et Chi-Kuan-Shan le 1er octobre causant des dégâts importants. Durant le siège ils ne tirent pas moins de 35 000 obus. En outre 1,4 million de projectiles de différents calibres s'abattent également sur la ville et le port.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les obusiers japonais contre Port-Arthur


N'ayant aucune possibilité de se rendre compte des effets de ce bombardement sur la flotte russe et conscients de l'arrivée prochaine de l'escadre de la Baltique, les Japonais comprennent la nécessité de détruire les navires encore présents. La prise de la colline 203 devient un objectif essentiel. Pour atteindre cet objectif, Nogi reçoit en renfort la 7e division du général Oseko. Une fois de plus les défenseurs russes retranchés au sommet de la colline sont commandés par le colonel Tretyakov. Ce dernier dispose de 5 compagnies d'infanterie avec des détachements de mitrailleuses, d'hommes du génie, de quelques marins et d'une batterie d'artillerie. La colline, bien qu'ayant souffert des attaques précédentes, reste encore redoutable. Outre la pente abrupte, elle est protégée par une redoute massive entourée de barbelés épais.


La prise sanglante de la colline 203.
Après les coûteuses attaques d'octobre où des milliers d'hommes ont été perdu, Nogi, qui se trouve sous la menace d'être relevé de son commandement, subi les pressions de son supérieur, le général Kodama, qui veut enfin une victoire. Nogi n'a donc plus d'autres choix que de partir à l'assaut de la colline 203. Après avoir creusé pendant des semaines des tunnels, les sapeurs japonais doivent dorénavant se battre pour neutraliser les défenses souterraines de la colline tandis que des unités vont mener des attaques de diversion en attaquant la muraille chinoise.

Le jour où la flotte russe de la Baltique pénètre dans l'Océan Indien, le 26 novembre, commence l'attaque de la colline. Le bombardement des positions ennemies dure jusqu'à 17h le 27 novembre. Puis, quand le feu des canons cesse, des masses de soldats japonais sortent de leurs tranchées sur les cotés de la Akasaka Yama et de la colline 203. L'attaque est déclenchée de nuit pour permettre aux soldats d'avancer jusqu'à la ligne russe de barbelés. Là les troupes restent en position tout au long de la journée suivante tandis que l'artillerie, dont 4 des obusiers Krupp, reprend ses efforts pour réduire en ruine les défenses russes. Les soldats japonais de la 1ere division et des unités venant d'autres divisions partent alors à l'attaque. Les combats sont acharnés. Les troupes nippones parviennent à entrer dans les deux forts mais elles ensont chassées avec des pertes énormes. Les Russes font pleuvoir des grenades sur la masse des soldats ennemis tandis que les mitrailleuses bien placées fauchent des centaines de soldats qui essayent d'avancer, les obligeant à renoncer à prendre la colline. Dans les combats, un bataillon japonais entier disparaît. De nouveaux assauts sont lancés le 30 novembre et cela jusqu'au 4 décembre. La colline ainsi que celle voisine d'Akasaka Yama changent plusieurs fois de mains. Mais les Russes tiennent. Enfin le 5 décembre, à 10h30, après un terrible bombardement, la colline est prise. Les Japonais ne trouvent dans ses ruines qu'une poignée de défenseurs hébétés alors que Tretyakov a été gravement blessé. Plus de 11 000 Japonais sont morts et prés de 10 000 sont blessés pour prendre cette position vitale où les Russes ont perdu 6 000 soldats. Mais ce prix élevé est justifié pour Nogi qui peut désormais bombarder la flotte russe mouillant dans le port.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les cadavres japonais après un assaut


Les lourds obusiers japonais installés sur la colline 203 détruisent alors méthodiquement les derniers navires russes en état, permettant ainsi à la flotte de l'amiral Togo de repartir pour le Japon afin de se préparer à affronter la flotte russe de la Baltique.

Dans Port-Arthur, Stössel, lors d'un conseil de guerre, apprend que la ville ne pourra pas tenir au delà de la mi-janvier 1905. Ne tenant pas compte des avis contraires il décide de tenir jusqu'à la dernière extrémité. Mais le 29 décembre lors d'un autre conseil de guerre il est convaincu que la reddition est la seule solution alors que les Japonais se sont déjà emparés de 4 forts de la muraille chinoise et se préparent à lancer l'assaut final sur la dernière ligne de défense russe.

Le 1er janvier 1905, Stössel envoie un message à Nogi pour lui demander les termes de la capitulation. Nogi accepte et la reddition est signée le 2 janvier. La garnison est amenée en captivité tandis que les civils sont libres de partir où ils veulent. Les officiers reçoivent également le choix soit de partager le sort des soldats, soit de donner leur parole de ne plus prendre part à la guerre. Au total, 878 officiers, 23 500 soldats, 9 000 marins mais aussi 14 000 malades et blessés sont faits prisonniers par les Japonais.

Désormais que Port-Arthur est perdu Kouropatkine n'a plus pour tache que de sauver la Mandchourie. Pour cela il dispose de 3 armées totalisant 310 000 hommes. Face à lui se retrouve l'ensemble des forces japonaises, y compris la 3e armée de Nogi, ce qui représente prés de 300 000 soldats. Le 23 février 1905 s'engage la bataille de Moukden sur un front de 65 kilomètres. Chaque camp s'est installé dans des tranchées tandis que des centaines de pièces d'artillerie pilonnent le champ de bataille. Le combat dure jusqu'au 10 mars quand une poussée japonaise permet finalement de couper la ligne de chemin de fer en direction de Moukden. Face aux risques d'encerclement, Kouropatkine ordonne la retraite pour protéger la voie ferrée qui le relie à Harbin. Moukden reste, par les effectifs engagés, la plus grande bataille de la guerre où les Japonais perdent plus de 15 000 tués et prés de 60 000 blessés tandis que les Russes ont 40 000 tués ou capturés et 48 000 blessés.

Le dernier acte de la guerre a lieu en mer quand la flotte de Togo attaque la flotte russe de la Baltique qui estentrée en mer de Chine le 9 mai. Cette dernière est détruite à la bataille de Tsushima. Finalement les deux adversaires s'assoient à la table des négociations grâce à l'entremise du président américain Roosevelt. La Russie est en proie à la révolution depuis le dimanche sanglant du 9 janvier 1905 quand les soldats ont tiré sur la foule devant le Palais d'Hiver à Saint-Petersbourg. Le Kaiser, craignant que la révolution en Russie ne s'étende à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie a poussé son cousin Nicolas dans la voix de la paix. Le Japon quant à lui n'a pas les moyens de continuer la lutte. Néanmoins, alors que les négociations débutent, il envahit l’île de Sakhaline le 7 juillet. La paix est conclu par le traité de Portsmouth le 29 août 1905. Les droits du Japon sur la Corée sont reconnus, la Russie doit évacuer la Mandchourie, céder Port-Arthur, Dalny, le chemin de fer du sud de la Mandchourie et la moitié sud de l'ile de Sakhaline.


Pour les Japonais la victoire sur les Russes est le symbole de la puissance nouvelle du Japon modernisé. Les anniversaires des victoires remportées en 1904-1905 sont désormais célébrés chaque année jusqu'en 1945. Une statue du général Nogi, l'homme qui a pris deux fois Port-Arthur, en 1894 et en 1905, et qui s'est donné rituellement la mort en 1912, après le décès de l'Empereur Meiji, est érigée à Tokyo en 1923. Sur la scène internationale, le Japon se hisse définitivement au rang de grande puissance. Mais cette victoire a aussi un grand retentissement en Asie en démontrant qu'il est possible de vaincre une nation « blanche ». Le Japon devient alors un modèle pour les mouvements nationalistes. 

Image may be NSFW.
Clik here to view.
La reddition de la garnison.


 Sur le plan militaire, la guerre sur terre entre le Japon et la Russie a vu pour la première fois s'affronter de grandes armées équipées d'armes modernes dont des canons à tir rapide et des mitrailleuses. Cette puissance de feu nouvelle a démontré tout au long du conflit la nécessité de s'en protéger par la construction de tranchées, la nécessité également de maintenir les soldats à couvert, dispersés et camouflés pour minimiser les pertes. Pourtant les observateurs militaires étrangers semblent ignorer cela et préfèrent exalter l'esprit d'offensive des Japonais. Ils estiment en effet que c'est la stratégie essentiellement défensive des Russes a causé leur perte. Pourtant face à Port-Arthur, où la défense russe a été généralement mal organisée, les Japonais sont restés longtemps bloqués subissant des pertes plus élevée que celle des Russes. Mais cette expérience de Port-Arthur, qui se résume à une hécatombe de soldats pour des gains mineurs face à des défenseurs bien armés, retranchés et déterminés est le plus souvent perçue comme une exception. Pour les États-Majors des grandes puissances, la guerre de mouvement en Mandchourie du nord est la règle de la guerre moderne. Les combats de l'été et de l'automne 1914 feront voler en éclats cette certitude. Seul le Japon, qui ne connut pas la guerre de tranchées de la Première Guerre mondiale, resta convaincu que la supériorité de son esprit offensif pouvait lui permettre de l'emporter contre un adversaire plus puissant. Il mit en pratique ce credo à partir de décembre 1941.


Bibliographie:
Geoffrey Jukes, The Russo-Japanese War, 1904-1905, Osprey Publishing, 2002.
Peggy Warner, The Tide at Sunrise: A History of the Russo-Japanese War, 1904-1905, Routledge, 2004.
Richard Connaughton, Rising Sun and Tumbling Bear: Russia's War with Japan, Cassell, 2007.

Interview de Vincent Bernard (Robert E. Lee, Perrin, 2014)

Vincent Bernard est journaliste ; il a suivi un cursus en histoire à l'université. Il tient le blog Le Cliophage. Il est spécialiste en particulier de l'histoire militaire contemporaine et de l'histoire américaine. Bien connu des lecteurs de magazine des éditions Caraktère, où il écrit le plus, il intervient également dans d'autres magazines comme 2ème Guerre Mondiale. Il a déjà publié plusieurs ouvrages, mais aucun du format de sa récente biographie de Robert E. Lee, le chef célèbre de l'armée sudiste de Virginie du Nord pendant la guerre de Sécession. Comme il s'agit de la première biographie de Lee en français, il nous a semblé intéressant de poser quelques questions à l'auteur, après lecture dudit ouvrage.



Stéphane Mantoux.

 



  1. En lisant la biographie, on a l'impression que les premières années, la jeunesse de Lee ont eu un impact considérable sur ce qu'est finalement devenu le personnage, est-ce le cas ?

Comme tout le monde j'imagine, les années de jeunesse impriment leur marque plus ou moins profonde, mais en effet c'est tout particulièrement vrai pour Lee. Ses vingt premières années sont assurément difficiles, tout au moins relativement à son milieu d'origine. Il est le fils d'un héros de l'indépendance, d'un gouverneur de Virginie, cadet d'une des plus grandes « dynasties » virginiennes et partant, du pays ; il passe ses premières années dans le luxe des plantations mais voit tout s'écrouler en quelques années sur fond de dettes, de scandales et d'exils (son père puis son demi-frère), ainsi que de maladie de sa mère dont il doit s'occuper. Chaque membre de la fratrie réagira différemment à ces circonstances, souvent par l'éloignement plus ou moins volontaire, mais pour Robert, c'est là assurément une école de stoïcisme, de modestie, voire de fatalisme, bien que, comme le souligneront ses aides de camp, cette attitude soit le fruit d'une foi profonde et d'un extraordinaire self-control, Lee étant décrit comme homme « d'humeur et de fortes passion ». Très tôt, son obsession semble être de restaurer la dignité de son nom par une exemplarité constante, de n'être en aucun cas un poids pour sa mère à qui, selon ses propres mots, il « doit tout ».

  1. On a parfois l'impression, également, que Robert E. Lee ne se satisfait pas de sa carrière militaire, comme s'il avait espéré, finalement, autre chose. Cela est-il exact et cela a-t-il pu influencer le personnage ?

Oui, il y a une ambiguïté tout à fait évidente dans le rapport de Lee avec sa carrière militaire. Son entrée à West Point ne semble pas le fruit d'un enthousiasme personnel débordant, mais bien plutôt de la nécessité et des circonstances. Mais il est difficile de faire la part des choses, nous n'avons notamment à ma connaissance aucun écrit de sa main avant son entrée à West Point et très peu avant le début de sa carrière. Lee exprime cependant par la suite à de très nombreuses reprises sa frustration d'une carrière lente et terne et ses aspirations à une vie de gentleman-farmer aux aspirations modestes en Virginie ; bien plus tard, essentiellement après la défaite de 1865 il exprimera des regrets directs et très nets d'avoir embrassé la carrière des armes. Ce qui ne l'empêche pas de rester exemplaire dans son travail et d'être « formaté » par son éducation militaire : Il est un officier professionnel accompli, se revendique tel et s'il méprise parfois ouvertement l'institution militaire, c'est sous l'angle des coteries politiques qui la pressent et la manipulent, pas pour elle-même. Mais il est bien difficile de percer ses pensées profondes qui comme chez tout un chacun, suivent évidemment des lignes sinueuses et paradoxales.

  1. Lee, bien que Virginien, s'était montré jusqu'à la guerre de Sécession assez peu impliqué dans les querelles intestines du pays, autour de la différence Nord/Sud ou bien de l'esclavage des Noirs. Comment expliquer le choix dramatique en faveur de la Confédération en 1861 ?

Douglas Freeman et bien d'autres avant et après lui ont conclu que c'était là un choix naturel de sa part, que tout, son origine sociale, son éducation, la vénération familiale pour George Washington – paradoxalement – allait dans le sens d'une défense de la Virginie drapée dans son passé de phare de la « vieille Amérique ». C'est un peu simpliste et hâtif mais pas infondé. Assurément Lee est un Virginien Américain plus qu'un Américain de Virginie. Son choix n'est pas celui d'un Connétable de Bourbon ou d'un Condé ruminant une rancœur personnelle, ni un choix « Gaullien » du seul contre tous ; c'est celui de la grande majorité des Sudistes (le Sud « légal », blanc, bien sûr) et il se fait d'ailleurs en trois temps distincts respectant toutes les apparences de la légalité : la démission (parfaitement autorisée et même fréquente) de l'armée fédérale par refus de « marcher » contre le Sud d'abord ; l'acceptation des sollicitations de la législature élue de Virginie ensuite ; l'entrée dans la Confédération lorsque Richmond le vote enfin. Lee suit pas à pas les choix politiques de son état, ni le mouvement sécessionniste ou la Confédération en tant que telle. Enfin, il ne faut pas oublier que si un certain nombre de personnalités des Border States déchirés entre les deux « sections » restent fidèles au drapeau national (Scott, Thomas...), ils sont minoritaires et le paient souvent cher, dans le cas de Thomas par exemple, par une rupture familiale complète. 
 
En définitive, ce sont plutôt les « dissidents » des deux camps, ceux qui n'ont pas rejoint ou ont rompu avec leur « section » qui sont à regarder comme des minorités voire des exceptions. Le cas du New-yorkais de Samuel Cooper, n°1 de la hiérarchie militaire confédéré mais très lié à Jeff Davis et marié à une Virginienne est un exemple inverse. Certes, ces « dissidences » représentent parfois des « minorités » très significatives, parfois des régions entières comme en Virginie occidentale, dans les comtés de l'Est du Tennessee ou en miroir sécessionniste, dans l'Est du Maryland et même jusqu'à New-York. L'esclavage joue ici un rôle majeur non comme enjeu « moral », mais comme ligne de fracture entre deux organisations économiques et sociales de plus en plus distinctes.

Pour autant, ce choix de Lee se fait sur fond de « larmes de sang » comme l'écrira sa femme, et de « deuil familial » comme ajoutera sa fille aînée. On ne peut l'appréhender qu'en gardant à l'esprit que la question de la nature même de la fédération américaine n'est pas résolue à cette époque. Le droit mais aussi l'identité des états face à l'Union fédérale est une question centrale, outre l'esclavage bien sûr, que la Guerre de Sécession va véritablement trancher.

  1. Les premières campagnes de Lee ne sont guère brillantes : comme vous l'expliquez dans la biographie, il ne se révèle vraiment qu'avec la seconde bataille de Manassas, à l'été 1862. A-t-il été le général confédéré le plus brillant du conflit, voire des deux camps confondus ?

La question ne peut qu'être ouverte et les arguments confrontés, mais je le crois, en effet. Lee se révèle le plus complet dans toutes les configurations, offensives ou défensives, presque toujours en nette infériorité. On lui dénie souvent les qualités d'un stratège mais c'est aussi oublier qu'il n'est pas, tout au moins avant l'hiver 1865, le général en chef ; il est le numéro 3 de la hiérarchie militaire confédérée et même moins en comptant l'autorité du ministère de la guerre et celle de Jefferson Davis. Lee est au mieux un chef-d'état major officieux en 1861-62 puis commandant de la principale armée sudiste pendant trois ans. A ce poste, ses talents proprement napoléoniens pour rassembler ses forces au bon endroit et au bon moment avec une exceptionnelle rapidité et pour anticiper les intentions de ses adversaires sont vraiment remarquables et rarement pris en défaut. Grant présente indéniablement de très grandes qualités de chef, à commencer par une obstination et une confiance rarement égalées, tant à l'ouest qu'à l'est ; il est aussi d'une certaine façon plus « moderne » que Lee, plus clairvoyant ou plus cynique, c'est selon, la où le « Renard Gris » paraît obsédé par la seule Virginie et la guerre à l'Est, en quelque sorte de « Capitale à Capitale ». Mais les talents de Lee doivent aussi être remis dans la perspective d'un déficit de moyens à nuancer mais chronique, et d'une situation où l'assaillant peut surgir de tous côtés, y compris par voie de mer ou fluviale. En imaginant les situations et les moyens inversés en 1864, on peine à croire que lors du grand « duel » de la « Campagne terrestre », Grant aurait pu avoir le dessus sur Lee. Mais ceci n'est évidemment que conjectures. 
 
Les échecs de Lee en 1861 et le démarrage difficile de 1862 ont sans doute trait à une approche initialement trop académique de la guerre. Ses plans en Virginie occidentale et dans une certaine mesure dans la Péninsule sont excellents... sur le papier ; pour des officiers d'état-major et des troupes aguerries, qui n'existent ni l'un ni l'autre. Mais une fois l'outil en main et plus expérimenté, l'armée de Virginie du Nord sera une force d'autant plus redoutable que Lee est épaulé par quelques lieutenants d'exception dans leur propre rôle (Longstreet, Jackson, Stuart Hood, les deux Hill ou Early). Il y a là aussi un trait unique de Lee : c'est sa personnalité, son exemplarité et sa diplomatie (trop de diplomatie pour certains) qui forgent sa légende auprès de ses troupes, qui le portent au nues. La singulière stabilité de son commandement est un autre facteur essentiel quand la seule armée du Potomac connaît dans le même temps quatre chefs successifs, sans même compter Grant. Au Nord, seul McClellan, un remarquable organisateur avait peut-être atteint un pareil niveau de confiance de la troupe, mais s'il avait superbement forgé l'outil, il n'osait pas s'en servir, ou tout au moins pas « à fond ». Lee ose, sait organiser dans les limites drastiques qui lui sont imposées, temporiser ou se montrer particulièrement agressif selon les circonstances.

  1. Une dernière question, qui peut aussi renvoyer à la mémoire et l'historiographie du personnage : pourquoi avoir choisi Lee et non Grant ?

Autrement dit, pourquoi le « méchant » et non le « gentil » ? Pourquoi la part belle au vaincu plutôt qu'au vainqueur, biais que l'on retrouve parfois pour l'historiographie de la Seconde guerre mondiale ?

En réalité ma « rencontre » avec Lee est singulière et circonstancielle et il n'y a pas eu de choix en tant que tel de ma part. Je m’intéresse depuis plus de vingt ans à la guerre de Sécession et suis un jour « tombé » un peu par hasard sur une partie de la correspondance privée des Lee conservée et numérisée par l'université Washington & Lee de Lexington. Mesurant ne pas savoir grand-chose de Lee au delà de quelques images et quelques gros traits essentiellement associé aux grandes batailles de la guerre, j'ai passé de nombreuses heures plongé dans ces sources privées, bien avant même les sources militaires ou ses principales biographies américaines.

En pénétrant « par la fenêtre » dans cette famille de la haute société virginienne, je me suis pris d'intérêt et même, assumons le, d'une certaine « affection » pour elle, ses aspirations, ses doutes, ses joies et peines, ses contradictions, sa vision du monde, ses rapports complexes et très ambigus à la religion et à l'esclavage, et ce dans le contexte de l'Amérique du milieu du XIXe siècle que l'on réduit souvent à quelques images simplistes, si ce n'est purement manichéennes. Bien au delà du militaire et du général Confédéré, R.E. Lee est un personnage fascinant, présentant une personnalité non « sans tâche » comme on le présente parfois, mais assurément hors norme et justement bien plus riche et complexe qu'on ne l'imagine.

J'ai donc poursuivi mes recherches dans de nombreuses directions dans l'idée d'entreprendre une véritable biographie, et ce d'autant que le vide était (quasi) total dans l'historiographie en langue française, et à l'inverse les ressources et débats très nombreux aux États-Unis. Après avoir proposé le sujet à plusieurs éditeurs, d'abord en vain, mon ami Yannis Kadari, co-directeur de la collection « maîtres de guerre » chez Perrin m'a proposé de me mettre en relation avec Nicolas Gras-Payen qui s'est montré intéressé et a bien voulu me faire confiance. J'en profite pour les en remercier chaleureusement tous deux ici. 
 
Quant à Grant, entre autres, je n'ai pas dit qu'il ne m'intéressait pas !

Violence et fascisme: le squadrisme

En novembre 1918, l'Italie sort de la guerre dans le camp des vainqueurs mais c'est un pays en crise. Son système politique archaïque est incapable d'intégrer les masses populaires qui ont pourtant payé le plus lourd tribut lors des combats. Rapidement le pays doit faire face à une agitation sociale sans précédent entrée dans l'Histoire sous le nom de biennio rosso. Dans les rues les officiers sont pourchassés, dans les campagnes les paysans occupent les terres des grands propriétaires terriens, dans les villes les ouvriers organisent de vastes grèves qui parfois donnent lieu à des affrontements avec les forces de l'ordre. Au début de 1920 se développe un mouvement d'occupation des usines qui sontdéfendues par des milices ouvrières armées. L'État est impuissant à rétablir l'ordre, la bourgeoisie a peur tandis que les dirigeants socialistes et syndicalistes refusent de sortir de la légalité.

C'est dans ce climat de tension et de crise que se développe un phénomène politique nouveau, le squadrisme. Formé en majorité par des anciens combattants qui réinvestissent dans la vie civile les pratiques violentes apprises à la guerre, ce mouvement va sortir Mussolini et ses Faisceaux du ghetto politique où ils se trouvent à la fin 1919. Le squadrisme n'est pas en effet une simple émanation du fascisme mais plutôt l'aile militaire d'un mouvement dont l'aile politique est formée par les Faisceaux de combats. Phénomène autonome, le squadrisme est un exemple de la « brutalisation » de la vie politique italienne après 1918 en utilisant des méthodes militaires au service d'objectifs politiques. Initiateur d'une guerre civile larvée, il préfigure sur bien des points, les mouvements paramilitaires, fourriers du totalitarisme, qui vont voir le jour en Europe à l'instar des Sectionsd'Assaut d'Hitler.

David FRANCOIS



La naissance du phénomène squadriste.
La démobilisation qui suit la fin de la Première Guerre mondiale voit l'apparition d'une nouvelle couche sociale, les anciens combattants. Ils sont nombreux dans cette catégorie à ne pas retrouver du travail lors de leur retour à la vie civile et sans perspectives d'avenir. Parmi eux se trouvent de nombreux volontaires aux idées nationalistes et irrédentistes, partisans de l'entrée en guerre de l'Italie en 1915 pour laquelle ils sont allés se battre mais incapables de retrouver leur place dans la société.

Ils s'organisent dans des structures plus ou moins spontanées pour affirmer leurs conceptions de l'Italie et surtout pour combattre les socialistes qui, en raison de leur neutralisme pendant le conflit, sont accusés de défaitisme. Ces groupes de vétérans sont rejoints par des futuristes et des nationalistes pour former des équipes qui luttent dans la rue contre des socialistes dont le nombre et l'influence ne cessent de croître. Au cours des grèves massives qui caractérisent le biennio rosso sont apparu dans les grandes villes italiennes des groupes de volontaires afin de remplacer les grévistes et veiller à la bonne marche de services publics telsque les transports publics ou le nettoyage des rues. Ces volontaires, pour la plupart issu des classesmoyennes, ce sont souvent des étudiants ou d'anciens officiers, sont motivés par des idées nationalistes et antisocialiste. Ces groupes sont les précurseurs des squadre urbaines qui entre 1919 et l'été 1920 attaquent les manifestations et les locaux socialistes.

Parmi les différentes associations, groupesou squadre qui se forment dans le pays se se distinguent les Arditi, des soldats d'élite que l'État a démobilisé sans leur accorder une reconnaissance particulière pour leurs actions et qui sont nombreux à se retrouver sans emploi. C'est pour essayer de fédérer ces différents groupes que se réunis le 21 mars 1919 à Milan , à l'appel de Mussolini, différents représentants de ces associations qui partagent l'envie de perpétuer l'inspiration de l'interventionnisme révolutionnaire1. Se retrouvent donc des Arditi, des nationalistes, des vétérans en mal d'insertion dans la société et des syndicalistes révolutionnaires. A ce noyau s'ajoute vite les intellectuels du mouvement futuriste qui prône le nationalisme, l'antiparlementarisme, l'antisocialisme, et un culte de la violence et de la guerre. Le Faisceau milanais de combat voit le jour.

Le 23 mars se tient dans une salle de la piazza San Sepolcro à Milan la réunion de fondation des Faisceaux italiens de combat qui se dote d'un programme de gauche: instauration de la République, abolition des titres de noblesse et du service militaire, suppression de la spéculation boursière, journée de 8h, participation des ouvriers à la gestion des usines, la remise des terres aux paysans.

Fort de ce programme mêlant nationalisme et radicalisme révolutionnaire des faisceaux sont fondés dans les grandes villes italiennes. Les débuts du mouvement sont difficiles puisqu'en octobre 1919 il n'existe que 56 faisceaux et seulement 108, réunissant 130 000 adhérents en juillet 1920. Surtout lors des élections de novembre 1919, la liste que conduit Mussolini à Milan connaît un revers cinglant moins de 5 000 voix contre 170 000 aux socialistes.

C'est ce petit groupe marginal, rassemblant des anciens combattants et des jeunes agitateurs, que rejoignent la majorité des squadre d'azioni (équipes d'action) qui se sont formés de manière indépendante dans toute l'Italie. Leur noyau originel est composé d'environ 200 hommes tous des syndicalistes révolutionnaires et des arditi qui forment la garde personnelle de Mussolini. En 1919, la faiblesse des faisceaux est telle qu'ils n'existent généralement qu'à travers l'action des squadre. Le mouvement prend d'ailleurs une certaine ampleur en Vénétie Julienne, province attribué à l'Italie et où l'exaltation nationaliste est forte. Ailleurs dans le nord de l'Italie l'expansion des squadre est plus limitée. Mais le squadrisme n'est pas lié encore étroitement au fascisme puisqu'à l'automne 1919 les revendications irrédentistes en Istrie et en Dalmatie attirent de nombreux squadristes qui suivent les légionnaires de D'Annunzio lors de son occupations de la ville de Fiume, une initiative à laquelle est opposée Mussolini.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les premières squadre dans la rue.



Le squadrisme urbain.
Les premiers actions des squadristes fascistes ont lieu à Milan en 1919 mais également à Mantoue, Brescia et Padoue. A Milan, la première action d'envergure des squadristes est l'incendie du siège du journal socialiste l'Avanti au moment de la grève générale déclenchée par le Parti socialiste italien (PSI). Cet épisode entre dans la légende fasciste sous le nom de la « bataille de la via dei mercanti ». En novembre deux squadristes lancent une bombe dans un cortège socialiste faisant 9 blessés. En décembre, quand à Rome s'ouvre la session du nouveau parlement, des squadristes pourchassent dans les rues les députés socialistes qui ont refusé d'assister à la séance en présence du roi ou qui ont crié à son arrivée « Vive la république socialiste ».

Les actions de ces squadre qui s'en prennent physiquement aux personnes et aux bâtiments sont, selon la propagande fasciste, destinées à empêcher l'extension à l'Italie de la révolution bolchevique. Elle justifie donc cette violence comme une réponse à la violence et à l'agitation politique et sociale mise en œuvre par les socialistes et les anarchistes lors du biennio rosso. Malgré les violences perpétrées les actions des squadre urbaines rencontrent l'approbation de la classe moyenne ainsi que des milieux politiques modérés aux conservateurs. Ces groupes voient là un moyen de réduire l'influence des syndicats et des partis ouvriers et de faire pression sur le gouvernement pour l'amener à prendre parti pour les propriétaires terriens et les patrons lors des conflits du travail et d'abandonner ainsi l'attitude de neutralité propre au libéralisme giolitien.
Mais ces squadre urbaine ne sont pas foncièrement conservatrices. Elles se retrouvent dans le programme radical de San Sepolcro, cette tentative de renouveler la politiques et l'économie. En outre la présence de futuristes ou d'ancien syndicalistes révolutionnaires donnent à ces formations un caractère subversif et d'opposition aux valeurs et à la culture bourgeoise traditionnelle. Mais le projet mussolinien de créer une formation centrée sur les valeurs des anciens combattants progressistes ou révolutionnaires échoue rapidement. Le faisceau de Milan où se développe le programme de San Sepulcro est plus à gauche que les autres faisceaux et surtout ce programme pour être mis en œuvre doit recevoir le soutien des ouvriers et des paysans qui continuent à suivre le Parti socialiste et la Confédération général du travail, le puissant syndicat italien dominé par les socialistes.

Le fossé entre le fascisme et la monde ouvrier devient vite insurmontable, surtout après le saccage du siège de l'Avanti, par les squadristes le 15 avril 1919. L'échec du projet original de Mussolini devient évident avec les résultats désastreux des élections générales du 16 novembre 1919. Les faisceaux qui voulaient unifier la gauche interventionniste se heurtent alors à l'hostilité des républicains et des syndicalistes révolutionnaires qui lui reprochent son caractère réactionnaire et ses méthodes brutales.

Si l'action des squadre urbaine en 1919 et au début de 1920 peut être interprétée comme une réponse à l'agitation « bolchevique » du biennio rosso, elle apparaît vite comme une violence offensive et aveugle dirigée contre toutes les organisations ouvrières y compris celles qui sont républicaines ou catholiques. Ce caractère de réaction blanche est souligné par la fait que les actions des squadre se déroulent avec l'appui des milieux économiques et industriels mais également des autorités militaires, policières et de la justice. Si le mouvement commence à recevoir des soutiens il reste toujours marginal et sans assises populaires. Ce n'est qu'à partir de la seconde moitié de 1920 que le fascisme va gagner en influence mais il sera déjà clairement orienté à droite.


Le squadrisme agraire.
A la suite du 2e congrès du Komintern en juillet 1920, le Parti communiste italien voit le jour à Livourne. Cette naissance mais aussi le mouvement d'occupation des usines qui prend fin à l'automne provoque un sentiment d'insécurité au sein des classes moyennes italiennes et de défiance à l'encontre des institutions démocratiques jugées incapables de garantir la paix sociale. La bourgeoisie veut désormais éviter le retour du spectre rouge et cherche à s'en protéger en soutenant des groupes démagogiques qui attireront une clientèle populaire mais assez déterminés pour briser les organisations de gauche. Mussolini comprend que la vague antisocialiste qui touche le pays lui offre une opportunité de sortir son mouvement de son isolement. Il commence à recevoir des subsides du patronat tandis que l'échec de D'Annunzio à Fiume lui permet de récupérer des squadristes qui avaient rallié le poète. C'est d'ailleurs en Vénétie-julienne que le squadrisme fait montre de son efficacité. Le 14 juillet 1920, les squadristes de Trieste, à l'annonce du meurtre de soldats italiens à Split, mettent à sac les locaux des organisations slovènes. Les attaques se multiplient ensuite dans la régions contre les socialistes et les Slaves. En octobre à Trieste, le siège du journal socialiste Il Lavoratoreest incendié tandis que dans les semaines qui suivent les bourses du travail en Istrie sont détruites.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un camion transportant des squadristes dans la campagne italienne


Mais la percée du fascisme sur la scène nationale se joue dans la vallée du Pô, dans les campagnes, avec le développement du squadrisme agraire. Dans cette région depuis le début du siècle un double tendance touche le monde agricole. En 1901 à Bologne est créé la Federterra liée au PSI et qui fédère rapidement la plupart des ligues paysannes dont le but est de monopoliser le marché du travail agricole en organisant les métayers sur un mode ouvrier et en aucune manière en cherchant à faire des métayers des petits propriétaires. Dans le même temps de nombreux petits propriétaires augmentent considérablement la surface des terres qu'ils possèdent après avoir acheté celles des grands propriétaires fonciers. A partir de 1919 les conflits s'aggravent entre les deux catégories: les métayers soutenus par les ligues socialistes occupent des terres et imposent leurs conditions aux propriétaires. Ceux qui refusent de se plier sont victimes de destructions de récoltes, de boycott et de violence pour les forcer de se plier aux décisions des ligues. La Federterra organisent aussi des tribunaux qui édictent des mesures d'isolement contre les propriétaires récalcitrants comme l'interdiction de vendre leurs produits ou d'acheter à la coopérative. Ces dernières possédant une forme de monopole, les victimes de se boycott se retrouvent vite ruinés. La puissance des socialistes s’accroît jusqu'en 1920. Dans l'Emilie-Romagne ils contrôlent l'ensemble des administrations provinciales et municipales. Les syndicats socialistes imposent leur monopole de la gestion de la main d’œuvre tandis que les coopératives socialistes imposent le prix des denrées. Les socialistes gèrent également les taxes municipales sur la propriété et les entreprises et ont le pouvoir de louer à qui ils veulent les terrains communaux. Face à cette puissance socialiste, les grands propriétaires terriens reçoivent l'appui des petits propriétaires qui se sentent opprimés.

A partir de l'automne 1920, les propriétaires commencent à financer des squadre pour attaquer les militants et les sièges du PSI ou des syndicats. Ces squadre rurales ont des liens avec celles des villes notamment dans la vallée du Pô puisque certaines ont pour origine des squadre urbaines de Bologne ou de Ferrare. Surtout elles partagent les même objectifs et attaquent les mêmes victimes. Néanmoins les squadre rurale sont plus nettement réactionnaires avec comme objectif de défendre dans les campagnes les intérêts des propriétaires.

Les grands propriétaires fonciers de la vallée du Pô utilisent les squadre, en leur fournissant de l'argent et des armes afin de démanteler les organisations ouvrières et paysannes. Ils frappent les municipalités de gauche, les syndicats socialistes, les coopératives et les mutuelles. Au cours de leur exactions il bénéficie bien souvent de la complicité des autorités locales. Il ne s'agit plus alors de se défendre contre une menace révolutionnaire mais de revenir sur les conquêtes obtenues par les syndicats et les socialistes réformistes les années précédentes.

Si le squadrisme agraire ne représente pas tous le fascisme, cette aile militaire du mouvement assure à Mussolini des soutiens financiers et une visibilité accrue sur la scène nationale. L'expansion rapide du phénomène squadriste représente un potentiel politique crucial pour les dirigeants fascistes. A la fin de 1920, le secrétaire des Faisceaux de combat, Ugo Pasella, annonce donc que l'objectif principal du fascisme est de renforcer son appareil paramilitaire, priorité stratégique absolue. En 1921 le fascisme dispose de bastions importants, notamment dans la vallée du Pô autours de Bologne et Ferrare d'où il rayonne sur les centres secondaires environnant.

En retour le squadrisme agraire revitalise le squadrisme urbain. En novembre, à Bologne, le jour de l'installation de la municipalité socialiste, les squadristes dirigés par Dino Grandi passent à l'attaque faisant 9 morts et plus de 100 blessés. Un mois après des incidents similaires touchent Ravenne sous la direction d'Italo Balbo. Ce mouvement s'étend ensuite rapidement. A Florence les industriels et les propriétaires financent les squadre d'Amerigo Dumini qui ravagent l'hotel de ville le 22 octobre 1920.

Le premier semestre 1921 les squadristes ont détruits 726 bâtiments: 17 journaux et imprimeries, 59 maisons du peuple, 119 bourses du travail, 107 coopératives, 83 ligues paysannes, 8 mutuelles, 141 sections socialistes ou communistes, 100 cercles de la culture, 10 bibliothèques publiques ou théâtres, 28 syndicats, 53 centres de loisirs populaires, une université populaire. En 1921 et 1922 les squadristes ont tué environ 3 000 personnes et entre 500 et 600 en 1921.

Ces expéditions punitives comme les nomment les fascistes sont justifiées par la menace de révolution qui pèse sur l'Italie. Mais à partir du début 1921, le mouvement révolutionnaire a cessé d'être un danger pour l'ordre social. Les violences qu'il peut alors commettre sont en grande partie une réponse à la violence fasciste. Cette violence rouge n'est plus alors qu'un mouvement de défense pour les liberté ouvrière et les droits syndicaux menacés. Il existe donc un fort contraste entre la réalité du squadrisme qui est devenu que le bras armé d'un mouvement politique, le fascisme, et celui de la bourgeoisie et des propriétaires terriens contre les ouvriers et les paysans et le mythe qu'il cultive et où ils se présentent comme l'expression authentique des exigences populaires et révolutionnaires. Si une partie des squadre rurales, notamment celles dirigées par Dino Grandi, Italo Balbo ou Edmondo Rossoni, cherchent à détruire les infrastructures socialistes pour les remplacer par un syndicalisme fasciste, il devient vite évident que ces syndicats ne servent que les intérêts des employeurs.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Des squadristes lors de la Marche sur Rome.


Surtout si un climat d'intimidation a pu se développer durant le biennio rosso, contribuant ou justifiant pour une partie de l'opinion la réaction squadriste, il faut distinguer la violence socialiste de la violence fasciste. La première est rarement organisée, c'est une violence spontanée qui fait rarement des morts. Hormis le cas de ceux qui boycottent les grèves, la violence est considérée comme superflue car les socialistes sont persuadés d'avoir avec eux le nombre et le sens de l'Histoire. Pour les squadristes la violence est un but en soi.


L'organisation et les tactiques des squadre.
C'est le goût de l'aventure et surtout une certaine fascination pour la violence qui motivent les violences squadristes. Un certain nombre des volontaires des squadre sont des anciens combattants nostalgiques de la guerre mais qui trouvent également dans le squadrisme un moyen de se réinsérer socialement en réinvestissant contre un ennemi intérieur le savoir-faire acquis pendant la guerre contre l'ennemi extérieur. Pour les plus jeunes, abreuvés durant leur adolescence par le récit des exploits héroïques de leurs aînés sur le front, le squadrisme est l'occasion de partager un peu de cette gloire. La sensation d'appartenir à une élite partageant des valeurs communes neuves comme le goût du sacrifice, le courage, le culte de la force est également un facteur d'attraction.

La haine du socialisme, étendu au communisme, les deux associés dans la figure du bolchevisme destructeur est une motivation forte pour rejoindre le squadrisme notamment au sein des classes moyennes. Étudiants, fils de la bourgeoisie agraires garnissent les rangs des squadre autant que les anciens combattants mais aussi des chômeurs dans un pays en proie à la crise économique. D'autant que pour certains le squadrisme devient une occupation à temps plein comme dans la province de Pavie où les subsides versés par les industriels et les commerçants permettent de donner 35 à 40 livres par jour aux squadristes. Il ne faut pas non plus oublier que si les squadristes comptent dans leurs rangs des idéalistes ou des intellectuels comme Dino Grandi ou Giuseppe Bottai, ils cohabitent aussi avec des hommes au passé douteux et des repris de justice.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les squadristes en action.


Les squadristes se retrouvent généralement autour d'un chef local, connu sous le nom de ras, choisis en raison de son charisme et qui la plupart du temps un ancien combattant décoré. Parfois, notamment à la campagne, c'est un propriétaires terrien qui finance le squadrisme qui se retrouve à la tête des équipes. Les squadre se réunissent le plus souvent dans des cafés dont ils font leurs quartiers généraux et leur base de départ. C'est là également qu'ils exposent les trophées ramenés de leurs expéditions, notamment des drapeaux rouges.

Communistes et socialistes se réunissent également dans des cafés. De nombreuses bagarres ont donc lieu près de ces lieux de sociabilités politiques de l'Italie du début des années 1920. Dans chaque camp le temps passé au café permet de créer un esprit de corps, une camaraderie entre les habitués. Les cafés sont aussi les lieux où sont entreposés des armes, à la fois pour défendre l'endroit en cas d'attaque mais aussi pour les expéditions.

Rapidement, pour renforcer l'esprit de corps, les squadre se dotent la plupart d'un fanion noir qui porte un nom ou une devise et qui est confié à un porte-étendard lors des manifestations. Il semble que c'est dans la région de Ferrare que pour la première fois les squadristes se dotent de chemises noires et de fez, copiant ainsi l'uniforme des Arditi, tenue qui est rapidement adoptée par le reste des squadre dans le pays. Le squadrime développe également un culte des martyrs autour desquels se déploie un rituel précis avec le cris de « Présent » repris trois fois après le nom de ceux qui sont tombés. Les obsèques des squadristes sont aussi l'occasion de démonstrations de force réunissant les équipes des villes proches tandis que les fascistes cherchent à y associer les anciens combattants mais aussi les militaires.

La pratique des expéditions punitives qui fait la réputation du squadrisme est empruntée aux tactiques militaires, notamment à la Strafexpedition autrichienne sur le front des Alpes en mai-juin 1916. La tactique est simple: différentes équipes fusionnent pour fondre sur un seul objectif. L'action est menée en utilisant des moyens spectaculaires afin d'effrayer l'adversaire, de dissuader ses partisans les plus tièdes mais aussi de susciter de la sympathie dans la grande foule de ceux qui ne veulent, à priori, pas prendre partie. Pour ces expéditions les squadristes s'arment de couteaux et parfois d'armes à feu voire de grenades à main. Mais l'arme par excellence des squadriste est le gourdin, le fameux manganello, symbole des expéditions.

La squadra approche sa cible à bord de camions, souvent fournis par l'armée, en chantant des hymnes et en exhibant leurs armes et leurs manganello. Puis elle passe à l'attaque, dévastant systématiquement les sièges des organisations adverses, bourses du travail, coopératives, syndicats, ligues agraires, brisant les meubles, brûlant sur la place publique les papiers et le matériel de propagande, les militants adverses sont pourchassés, battus, forcés à boire de l'huile de ricin, parfois simplement assassinés. Lors des affrontements les squadristes utilisent généralement des bâtons mais durant les périodes où les conflits sont plus tendus ils n'hésitent pas à utiliser des armes à feu, voire des armes de guerre. Parfois ces affrontements sont le fait des adversaires des squadristes, notamment les communistes qui dans certains endroits font preuve d'agressivité et se mettent à la tête des ouvriers notamment quand les fascistes cherchent à démanteler les organisations ouvrières ou à perturber le déroulement des élections.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les locaux du journal socialiste l'Avanti après une expédition des squadristes.


Dans les campagnes les escouades de squadristes arrivent en camion et trouvent des guides parmi les propriétaires fonciers locaux qui désignent la maison des militants paysans. La maison est alors entourée par des hommes en armes qui demandent au paysan de sortir sous la menace de brûler sa maison. Une fois sortie le paysan est battu et généralement abandonné nu au milieu de la campagne. S'il lui prend l'idée de vouloir se défendre il risque bien souvent d'être grièvement blessé ou même assassiné.

La violence squadriste répond à de nombreux impératifs: d'abord la lutte contre les organisations ouvrières et paysannes à l'instigation des propriétaires fonciers mais aussi parfois en réaction aux événements du biennio rosso. Il s'agit aussi pour les fascistes de s'emparer du pouvoir administratif au niveau local, d'intimider l'adversaire, de faire de la propagande. Il ne faut pas non plus négliger les effets psychologiques et sociologiques de la guerre qui a exacerbé les conflits sociaux. La faiblesse de l'appareil répressif de l'État italien est également en cause.

L'expérience des tranchées, les liens de camaraderie, la structure hiérarchisée, la supériorité numérique et la possession d'armes leurs donnent facilement l'avantage sur leurs adversaires. La grande force des squadristes provient du fait qu'ils bénéficient généralement de la complicité d'une grande partie de l'appareil d'État, notamment au niveau local. Dans les zones où ils sont les plus forts ils sont favorisés par les fonctionnaires, la police, la justice et même l'armée qui parfois leurs fournit des équipement et des armes. La plupart des policiers et des militaires ont tendance en effet à considérer comme naturel leur alliance avec le fascisme contre l'ennemi commun bolchevik. La facilité avec laquelle les squadristes opère n'est donc pas seulement le résultat de la faiblesse de l'État mais de la sympathie et de la complicité dont ils bénéficient parmi les forces chargées de faire respecter l'ordre et la loi. Une statistique de la police indique qu'entre le 1er janvier et le 8 mai 1921, 1073 incidents violents entre socialistes et fascistes ont eu lieu. Mais si 1 421 socialistes ont été arrêtés en liaisons avec ces incidents ce ne fut le cas que de 396 squadristes.

A contrario quand la police reçoit l'ordre de réprimer les agissements squadristes elle y parvient comme le montre les incidents de Sarzana. Dans cette petite ville de Toscane, la population s'est organisée en groupe de défense et oblige les carabiniers à tirer sur 500 squadristes de Florence et Carrare venue pour une expédition punitive. Ces derniers doivent s'enfuir perdant 18 morts et une trentaine de blessés.

Les squadristes doivent bientôt compter avec la mise sur pied d'organisations antifascistes armées dont la plus puissante est celle des Arditi del Popolo, créé en juin 1921 qui regroupe 55 000 combattants à l'été 1921. L'affrontement le plus spectaculaire a lieu à Parme en aout 1922. Les fascistes mobilisent près de 50 000 squadristes pour attaquer la ville que les Arditi del Popolo défendent avec l'aide de la population. L'armée se refuse à intervenir et la ville devient le théâtre de 4 jours de combats de rue. Mais les squadristes doivent battre en retraite laissant derrière eux 40 morts et 150 blessés. Cette défaite démontre que les succès squadristes sont avant tout le résultat de la désorganisation de leurs adversaires et de la complicité des autorités locales. Elle fait douter Mussolini sur la capacité de son mouvement à prendre le pouvoir uniquement par le biais de la force.

Néanmoins, à l'été 1921, l'organisation socialiste dans les campagne est démantelée. Le gouvernement a profité des troubles pour dissoudre les municipalités socialistes dans une centaine de villes comme Bologne, Modene ou Ferrare. A l'exception de certaines villes du nord comme Milan, Gênes ou Turin où les socialistes demeurent puissants, les organisations ouvrières sont exsangues. La contre-révolution a vaincu faisant des centaines de morts et des dizaines de blessés.


Une aile militaire encombrante mais incontournable.
La croissance du squadrisme en 1921 dépasse rapidement le simple cadre de la défense des classes moyennes et des propriétaires fonciers et pose de nouveau problème. D'abord l'accroissement numérique des squadre, combinée à la conquête territoriale de provinces entières, leur donne la possibilité d'atteindre leurs objectifs politiques propres sans passer de compromis avec les classes dirigeantes ou l'État, objectifs qui peuvent entrer en conflit avec les intérêts économiques de la bourgeoisie et des propriétaires. D'ailleurs, une fois les coopératives et unions socialistes vaincues, certaines squadre trouvent un nouvel ennemi dans les grands propriétaires terriens qui profitent de la situation pour faire monter le loyer de la terre. Déjà à la fin de 1920 des squadristes ont essayé de caractériser leur mouvement comme une organisation cherchant à reconstruire moralement et matériellement l'Italie contre le bolchevisme mais également contre la bourgeoisie égoïste et des représentants libéraux.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Des squadristes exhibant leur arme favorite: la manganello.


Ce squadrisme « révolutionnaire », qui trouve son inspiration dans le programme de San Sepolcro devient une épine dans le pied de Mussolini. Ce dernier a peu à voir avec les succès des squadristes qui sont dus la plupart du temps aux initiatives des dirigeants locaux, les ras. Il cherche bien entendu à l'exploiter au maximum, notamment lors des élections de 1921, en lançant les squadristes dans une campagne de terreur contre les candidats adverses. Mais il la redoute également surtout à partir du moment où il cherche à accéder au pouvoir par la voie parlementaire, abandonnant la voie violente qu'incarne le squadrisme.

Mussolini se rend compte qu'il est coupé du squadrisme qui est avant tout un phénomène de bandes locales. Les squadristes sont plus dévoués à leur ras qu'à lui et ces derniers tirent de cela une force qui leur permet de remettre en question la direction de Mussolini. En juin 1921 cette puissance du squadrisme s'exprime pleinement et influence la politique de la direction fasciste. Lorsque Mussolini parvient à un accord avec les socialistes pour faire cesser les violences respectives et se donner ainsi une allure respectable d'homme d'État, le soulèvement des squadristes l'oblige à reculer. Dino Grandi organise de Bologne la rébellion et dénonce la trahison de Mussolini. Surtout les squadristes ne respectent pas la trêve conclue. En septembre, à Ravenne, les squadristes sèment la terreur frappant les étrangers et des prêtres qui ne se découvrent pas devant les fanions noirs.

Pour dompter le squadrisme, Mussolini décide de la canaliser au sein d'un parti encadré et discipliné. Mussolini fait adopté un programme conservateur ce qui provoque la fureur des squadristes qui sont également à l'idée d'une centralisation et d'une normalisation du mouvement. Mais les chefs du squadrisme se rendent compte que face à la montée de la riposte populaire et au raidissement de l'armée devant les agissements squadristes, notamment à Rome, la stratégie de la force est risquée. Ils acceptent donc la création du Parti national fasciste en novembre 1921 qui se dote d'une aile militaire, la Milice, commandée par Italo Balbo et De Vecchi mais également par deux généraux en activité.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Mussolini et ses lieutenants en uniforme squadriste lors de la Marche sur Rome.


Mais le squadrisme reste encore nécessaire pour démontrer la faiblesse de l’État libéral. Le 1er mai 1922 fait une dizaine de morts dans le pays. A la fin mai à Bologne, Balbo fait envahir la ville par des milliers de squadristes et l'occupent pendant 5 jours tandis qu'en juillet à Crémone les hommes de Farinacci prennent d'assaut le préfecture. Quand la gauche lance une grève générale le 31 juillet, les squadre entrent en action utilisant la violence pour forcer les ouvriers à reprendre le travail. La grève tourne au fiasco et les squadristes en profitent pour s'emparer des villes jusque là réfractaires: Milan, Turin, Gene, Padoue, Modéne où les municipalités sont démises et les locaux des organisations ouvrières saccagés. La voie est libre pour prendre le pouvoir.

La Marche sur Rome est un énorme coup de bluff orchestré par Mussolini pour obtenir enfin le pouvoir. Mais ce coup repose sur la mobilisation des squadristes. Le 27 octobre 1922 ces derniers se réunissent devant les préfectures, les commissariats et les gares pour s'en emparer. Les militaires négocient mais parfois ils résistent comme à Vérone, Ancone et Bologne. Pendant deux jours les deux camps se font face. Pendant ce temps 26 000 squadristes mal armés convergent sur Rome ou se trouve 28 000 militaires. Il ne fait aucun doute que si les autorités avaient voulu balayer les fascistes, elles l'auraient emporter sans difficulté. Mais le roi refuse l'affrontement. Le 29 Mussolini devient le chef du gouvernement.

Après la Marche sur Rome, le compromis passé entre le fascisme et les classes dirigeantes se fait au détriment de la composante révolutionnaire du fascisme et les squadre sont réduits au rôle de simple instrument de l'Etat. L'aile intransigeante menée par Farinacci est battu et quand le régime est consolidé Farinacci est évincé de son poste de secrétaire du Parti national fasciste


en octobre 1925. Avec la normalisation de la situation, les squadre sont peu à peu absorbés dans l'institutionnelle Milice des volontaires pour la sécurité nationale où leurs membres sont soit marginalisés, absorbés par le pouvoir, ou neutralisés. Les violences des squadristes continuent malgré tout jusqu'en 1924 pour réduire ce qu'il reste d'opposition dans le pays que ce soit des socialistes, des libéraux ou des catholiques. Elle atteint son apogée avec le meurtre du député socialiste Matteotti par des squadristes dirigés par Amerigo Dumini qui ébranle le jeune pouvoir fasciste mais lui donne également l'occasion d'établir les lois fascistissimes qui transforme définitivement l'Italie en dictature.


Le phénomène squadriste a longtemps été présenté comme une réponse à la vague révolutionnaire du biennio rosso. Mais en 1919-1920, les émeutes, les troubles et les grèves sont des phénomènes largement répandus en Europe et si l'Italie a semblé au bord de la révolution, l'élasticité des institutions et la force du courant réformiste au sein du mouvement ouvrier auraient pu permettre une sortie de crise comparable à celle des autres pays. Surtout le squadrisme ne se développe vraiment qu'à partir de la fin de 1920 quand il n'existe plus de danger de révolution communiste. Il ne peut donc être vue comme une simple riposte au bolchevisme.

Si la violence squadriste prend les allures de représailles contre une domination du PSI dans les zones où il est fortement implanté et se transforme ainsi en instrument réactionnaire, cette analyse réductrice, qui sera celle adoptée durant les années 1920 par l'Internationale communiste, ne rend pas compte de l'originalité de ce phénomène. Le squadrisme est aussi une révolte contre l'ordre ancien, les élites et les classes dirigeantes qui s'incarnent dans l'État libéral et qui touchent, sous différentes formes, une partie de l'Europe au sortir de la Première Guerre mondiale.

Rampe d'accès vers le pouvoir pour Mussolini, le squadrisme devient vite encombrant quand sonne l'heure du compromis avec les classes dirigeantes traditionnelles. Ce n'est dans un bain de sang, comme le fera Hitler avec les SA en 1934, que le Duce se débarrasse de cette aile paramilitaire radicale mais en l'intégrant dans les structures de l'État fasciste. Quand le compromis passé par Mussolini entre le fascisme et les forces conservatrices éclate en juillet 1943, les intransigeants ras se retrouve tous dans la République sociale italienne. L'esprit squadriste se réveille en effet à Salo et démontre que son pouvoir de destruction et son culte de la violence son restés intacts.

Bibliographie:
Pierre Milza, Serge Berstein, Le fascisme italien, 1919-1945, Seuil, 1980.
Angelo Tasca, Naissance du fascisme, Gallimard, 1970.
Robert Paxton, Le fascisme en action, Seuil, 2004.
Mimmo Franzinelli, Squadristi, Mondadori,2003.


1 Quand la Première Guerre mondiale éclate en Europe à l'été 1914 la grande majorité des Italiens s'oppose à la participation de leur pays au conflit. Mais une minorité bruyante se montre favorable à une interventions. Parmi ces groupes se trouve des nationalistes mais aussi des garibaldiens républicains qui veulent que le pays rejoigne le camp des défenseurs de la démocratie. Une minorité de syndicalistes révolutionnaires et de socialistes en rupture de ban comme Mussolini incarnent un interventionnisme révolutionnaire qui voit dans la guerre le point de départ d'une révolution mondiale.

Ichi-Go sakusen


La guerre entre la Chine et le Japon de 1937 à 1945 est restée dans l’ombre de la Seconde guerre mondiale, principalement pour des raisons d’accès aux sources. Les publications sur ce conflit restent en effet rares en anglais et ce sans parler du français où elles sont pratiquement inexistantes. C’est pour cette raison que, malgré sa dimension relativement anecdotique si on la met en regard avec les immenses pertes subies par les Chinois, sans doute supérieures à celles supportées par l’URSS à la même époque, la détestation légendaire opposant le général Stilwell à Tchang Kaï-chek reste l’un des épisodes les plus connus et relatés de cette guerre. Pourtant, l’entrée en guerre du Japon contre les puissances occidentales constitua presque, à certains égards, une extension de la guerre sino-japonaise. Ce théâtre des opérations, devenu secondaire après le 7 décembre 1941, continua à immobiliser une partie importante des ressources militaires du Japon, alors qu’à partir de la fin de l’année 1942, celui-ci entrait dans une spirale infernale où les défaites se succédèrent sur d’autres fronts. L’opération Ichi-Go, lancée en 1944, constitue un témoignage marquant de cet état de fait. En effet, cette campagne mobilisa non seulement des centaines de milliers de soldats durant plusieurs mois mais elle fut aussi la plus vaste opération lancée par l’armée impériale japonaise au cours de toute son existence.
 
Adrien Fontanellaz

 
Le lancement par le Japon d’une opération aussi gigantesque et aussi tardive en Chine constitua, à plus d’un titre, un changement de paradigme. En effet, à partir du début de l’année 1941, incapable de trouver une solution militaire directe au conflit dans lequel elle s’était fourvoyée, l’armée impériale japonaise renonça à lancer de nouvelles offensives conçues comme décisives, que ce soit en visant à s’emparer de la capitale du Guomindang (KMT) du moment ou encore en cherchant à annihiler ses principales armées, et commença à diminuer, faiblement, le nombre de troupes dans le pays. Pour les Japonais, la fin de ce qu’ils nommaient l’ « Incident de Chine » serait le fruit de l’étouffement progressif du régime nationaliste une fois que l’ensemble de ses communications avec l’extérieur serait coupé. En attendant, les soldats nippons stationnés dans le pays et contrôlés par l’armée expéditionnaire de Chine, dont le quartier-général était à Canton, et l’armée de la zone du Nord de la Chine, dont le quartier-général était à Pékin, devaient accroître l’emprise japonaise sur les régions déjà conquises et contenir le KMT. Ainsi, de 1941 à 1944, une série d’offensives limitées furent lancées contre des concentrations de troupes nationalistes, suivies le plus souvent par un retrait des unités japonaises sur leurs positions de départ faute de disposer des effectifs et des ressources logistiques permettant de contrôler de nouveaux territoires.

Ainsi, durant les mois de mai et juin 1941, lors de l'opération Nakahara menée dans les zones montagneuses situées entre le fleuve jaune et le Grand Canal, six divisions et deux brigades indépendantes de l'armée impériale parvinrent à encercler 26 divisions chinoises, faisant 35'000 prisonniers et revendiquant avoir tué 42'000 hommes, et ce au prix de 3'000 tués et blessés. Autre exemple de ce mode opératoire, entre février et mars 1943, la 11e armée japonaise lança une offensive contre la 4e armée communiste et le 24e groupe d'armée du KMT le long de la frontière entre le Hebei et le Shanxi. Elle repoussa avec succès les troupes nationalistes au Sud du fleuve jaune au prix de quelques centaines de pertes tout annonçant avoir tué ou capturé plus de 30'000 ennemis. Enfin, en novembre 1943 la 11e armée lança pour la deuxième fois une offensive visant à s'emparer de la ville de Changde dans la province du Hunan. Six divisions japonaises rassemblées le long du Yang Tsé passèrent à l'attaque le 2 novembre et progressant en plusieurs colonnes, parvinrent, à la suite de violents affrontements contre les 10e, 27e et 29e groupes d'armées nationalistes, à proximité de la ville le 20. Les troupes nippones furent ensuite engagées dans de très durs combats contre la 57e division chinoise chargée de défendre la ville et qui se battit littéralement jusque au dernier homme. Au moment de la chute de Changde le 28 novembre, cette division ne comptait plus que 500 survivants sur 8'000 quelques jours plus tôt et avait perdu 95 % de ses officiers. Ce sacrifice devait cependant permettre de porter un coup fatal au Japonais. Alors que trois divisions nippones étaient immobilisées par le siège, les Chinois étaient parvenus à redéployer plusieurs grandes unités et tentèrent de les prendre en tenaille. La ville de Changde fut reprise le 9 décembre, mais les troupes nippones se replièrent avec succès sur leurs positions de départ, après avoir perdu près de 3'000 morts et infligé aux Chinois entre 10'000 et 30'000 tués et pris 15'000 prisonniers. Il serait cependant erroné de conclure de ces opérations que l'armée japonaise, malgré le meilleur entraînement et la puissance de feu supérieure de ses troupes, était confrontée à un adversaire qu'elle pouvait se permettre de sous-estimer. Ainsi, en janvier 1942, deux divisions japonaises manquèrent de peu d'être anéanties à Changsha après avoir été encerclées par le 10e groupe d'armée chinois.
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Mitrailleurs japonais en action durant la bataille de Changsha (via http://imperialjapanesearmy.tumblr.com)
Du côté chinois, un certain attentisme prévalait également. Les Communistes ne disposaient alors pas de la puissance militaire qui leur aurait permis de contester la domination japonaise sur le champs de bataille ainsi que l'avait démontré l'offensive des Cents Régiments dans le Nord du pays en août 1940, où après une série de succès initiaux, ils finirent par devoir céder face à la puissance de feu des troupes japonaises et qui fut suivie par une longue série d'opérations antiguérillas sanguinaires menées par l’armée de la zone du Nord de la Chine, entrées dans la postérité sous le nom des « Trois tout » pour « tout tuer, tout brûler et tout piller ». De plus, les Communistes autant que les Nationalistes savaient que, tôt ou tard le Japon serait vaincu par les Alliés et sa chute ne ferait que fermer une parenthèse dans la lutte acharnée qu'ils se menaient depuis la fin des années 20 et que celle-ci reprendrait nécessairement. Il s’agissait là d’un élément qui ne pouvait que peser lourdement sur les stratégies développées par ces deux acteurs.

Par ailleurs, le fait que le KMT s’abstint de lancer de grandes offensives résultait de plusieurs autres facteurs cohérents même si cette politique fut l'objet d'acerbes critiques américaines. D'une part, après avoir vu ses meilleurs unités écrasées une première fois durant la bataille de Shanghai, puis vaincues à plusieurs autres reprises par la suite, Tchang Kaï-chekavait opté pour une stratégie d'usure, évitant soigneusement tout engagement décisif et cherchant à internationaliser le conflit. Les Japonais lui avaient à cet égard donné raison en s'attaquant aux Etats-Unis et au Commonwealth en décembre 1941. Si, ce faisant, ceux-ci s'étaient condamnés à terme à une inévitable défaite dans le cas où, de limitée, la guerre contre les Anglo-saxons devenait totale, ils avaient également, en s'emparant de Hong-Kong puis de la Birmanie, coupés totalement le KMT de toute voie de communication avec l'extérieur. Par la suite, les Alliés mirent en place un pont aérien reliant l'Inde à la Chine nationaliste mais, jusqu'en 1944, son débit resta limité. Ainsi, entre deux et douze gallons d'essence devaient être consommés pour en amener un seul à destination. De plus, la majeure partie, jusqu'à 70 % durant certaines périodes, des approvisionnements livrés étaient consacrés aux forces aériennes américaines présentes en Chine. De ce fait, en mai 1944, seules 10'000 tonnes d'armes et de munitions avaient été livréesaux troupes du KMT. Et cette disette ne pouvait que très partiellement être compensée par l’industrie locale, qui ne produisait essentiellement que des armes individuelles et leurs munitions.

Un autre facteur majeur de cette relative passivité tenait aux faiblesses d'ordre politique héritées de l'histoire de l'armée nationaliste. Celle-ci comprenait plus ou moins 300 divisions dont trois formaient une armée. Trois de ces dernières constituaient à leur tour un groupe d’armée, le plus souvent rattachéà une des douze zones de guerre mises en place par le KMT. En outre, une trentaine de divisions dépendaient directement du KMT. Hors, certains des commandants de zones étaient d'anciens seigneurs de guerre ralliés à Tchang Kaï-chekdurant les années 20 et qui gardaient une grande autonomie, considérant leurs troupes comme le pilier central sur lequel reposait leur capital politique. A l'évidence, ceci ne les prédisposait guère à en partager le contrôle ou à les voir décimées dans des combats contre les Japonais. De son côté, le généralissime raisonnait de la même manière en préservant autant que possible ses trente divisions, qui, bien que mieux équipées et mieux entraînées que le reste de l'armée, furent relativement peu engagées contre l'ennemi japonais car elles constituaient un contrepoids essentiel face aux forces régionales et leur anéantissement aurait compromis l'équilibre même du pouvoir nationaliste. Dans ce système, et à tous les échelons, chacun s'efforçait de nommer des subordonnés dont le principal critère était la loyauté et tendait à ménager ses troupes. Même au sein des divisions, la loyauté des hommes s'adressait avant tout à leur commandant. Ainsi, même si l’autorité du généralissime lui-même était incontestée et que ses ordres directs à des chefs d’unités étaient exécutés lorsqu’il court-circuitait des échelons de commandement, il n’était pas rare que des instructions transmises de manière conforme à la pyramide hiérarchique ne soient pas suivis d’effets. Par ailleurs, le contexte économique catastrophique résultant du peu de ressources du régime qui avait dû abandonner à l'ennemi les zones les plus riches du pays associé à une corruption endémique avait pour effet de rendre la vie de bien des soldats misérables, certains étant littéralement menacés de famine. De plus, pratiquement aucun unité n'approchait, même de loin, ses dotations théoriques en hommes et en matériel. In fine, l'armée nationaliste ne constituait guère un outil adapté au lancement de grandes offensives contre un adversaire aussi dangereux que l'armée impériale japonaise.


Pourtant, en 1943, l’Etat-major impérial japonais changea radicalement d’orientation pour plusieurs raisons. A partir du début de l’année, la flotte marchande nipponne commença à être ravagée par l’arme sous-marine américaine qui était arrivée à maturité après avoir surmonté ses lacunes matérielles et doctrinales du début de la guerre et se trouva ainsi en mesure de pouvoir exploiter au mieux les renseignements obtenus grâce au décryptage des codes navals japonais. Ainsi, au début de la guerre, le tonnage global de la marine marchande de l’Empire du Soleil Levant était de six millions de tonnes. A la fin de l’année 1943, et malgré les nouvelles constructions, celui-ci était de 5 millions. Cette hémorragie alla en s’accentuant dans la mesure où, une année plus tard, il était tombé à trois millions. Ce contexte ne pouvait rendre que séduisant la création d’une liaison terrestre continue entre le Sud-Est asiatique et la Corée et ce d’autant plus que seuls la partie des côtes chinoises encore tenues par les Nationalistes empêchait la réalisation d’un tel projet. Par ailleurs, s’il ne permit de couvrir qu’une partie infime des besoins de l’armée du KMT, le pont aérien entre l’Inde et la Chine autorisa une montée en puissance significative des forces aériennes américaines déployées en territoire nationaliste. Alors qu’en 1942, le légendaire American Volunteer Group devint la China Air Task Forcerattachée la 10th Air Force, cette dernière fut rebaptisée, en mars 1943, 14th Air Force, dirigée par le Major-général Chennault, un ardent défenseur du tout-aérien. A la fin de l’année, cette force fut encore renforcée par l’activation d’un Chinese-American Composite Wing fort de deux groupes de chasse et d’un de bombardement moyen. La 14th Air Forcecommença à s’attaquer au trafic maritime ennemi à partir du mois de juillet 1943 avant de bombarder directement l’île de Formose, alors territoire japonais, en novembre de la même année. Ces opérations, déjà préoccupantes, ne faisaient que souligner la menace que ferait peser la nouvelle génération de bombardiers à très long rayon d’action américains dans la mesure où ils seraient capables d’attaquer le Japon à partir de bases chinoises.

In fine, à la fin du mois de novembre 1943, l’Etat-major impérial ordonna la planification d’une opération majeure nommée Ichi-Go sakusen(opération numéro un) dont les objectifs majeurs devaient être la capture des aéroports susceptibles de servir de bases de départ aux B-29 tant redoutés, l’établissement d’une liaison terrestre entre le Nord de l'Indochine et les zones de la Chine déjà occupées et enfin, de porter un coup suffisamment puissant aux armées du KMT pour affaiblir celui-ci durablement. De plus, l'armée expéditionnaire du Sud du maréchal Terauchi, en charge du Sud-Est asiatique, devait appuyer les effort de l'armée expéditionnaire de Chine en menant des opérations offensives dans le Nord de la Birmanie afin d'y fixer un maximum de troupes nationalistes ainsi que de lancer une avance depuis Langson. Après une série d'études et de Kriegspielmenés par l'Etat-major impérial et le quartier-général de l'armée expéditionnaire de Chine, le plan de l'opération fut approuvé par l'empereur le 24 janvier 1944. Comme souvent, des divergences sur les objectifs prioritaires d'Ichi-Go avaient vu le jour mais, au final, les échelons dirextement en charge des opérations en Chine imposèrent leurs vues. Les armées sur qui allaient reposer l'effort principal furent renforcées à partir du mois de février 1944 à l’aide d’unités détachées d'autres grandes formations comme l'armée du Kwantung. La 11e armée reçut ainsi les 27e et 111e divisions, la 12e armée, les 37e, 62e et 110e divisions ainsi que la 3e division blindée et enfin, la 23e armée se vit attribuer la 22e division. Devant s'étaler sur une surface de 1’500 km2, la campagne devait mobiliser une vingtaine de divisions, 500'000 hommes, 100'000 chevaux, 15''000 véhicules, 1'500 pièces d'artillerie et 800 tanks. En revanche, sur le plan aérien, la 5e Kokugun (armée aérienne) en charge des opérations en Chine était incapable de ravir le contrôle des cieux, avec ses 240 avions, aux aviateurs chinois et américains qui alignèrent 535 chasseurs et 156 bombardiers en novembre 1944.

Complexe, l'opération Ichi-Go devait s'échelonner sur plusieurs mois et se divisait en plusieurs phases. La première de celles-ci, l'offensive Keikan, ou Kogo, débuta au milieu du mois d'avril avec pour objectif de dégager l'axe ferroviaire reliant Pékin à Hankou. Les Japonais lancèrent une attaque en tenaille à partir des deux extrémités d'un gigantesque saillant épousant en grande partie les cours du fleuve jaune et du Yang Tsé et correspondant à la 1ère zone de guerre chinoise. La première pince était représentée par une brigade indépendante de la 11e armée alors que la seconde, beaucoup plus puissante, incluait cinq divisions, trois brigades indépendantes et une division blindée appartenant pour la plupart à la 12e armée, dépendant de l’armée de la zone du Nord de la Chine. Kogo s'acheva à la fin du mois de mai par un succès après la capture de la ville de Luoyang le 25 mai 1944 et du tronçon de la voie de chemin de fer convoité et ce en dépit du fait qu'au début de la bataille, les troupes de la 1ère zone de guerre étaient cinq à huit fois plus nombreuses que l'assaillant. L'armée impériale estima par ailleurs avoir tué 37'500 soldats ennemis et ce au prix de 850 morts. La 3e division blindée joua un rôle majeur dans le succès de Kogo, menant une véritable chevauchée blindée au cours de laquelle elle parcourut 1'400 kilomètreset parvint à tomber sur les arrières de l'ennemi à plusieurs reprises. Cependant, la résistance acharnée des Chinois à Luoyang força les Japonais à consacrer d’importantes forces à sa capture et permit à de nombreuses troupes chinoises d'échapper à l'encerclement.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Carte d'Ichi-Go sakusen (via wikimedia)
 

Le premier des trois volets de la seconde partie d'Ichi-Go, nommée Shokei et abrégée Togo, débuta à la fin du mois de mai et donna lieu à des combats beaucoup plus violents et fut baptisé bataille du Hunanpar les Chinois. Il incomba principalement aux dix divisions de la 11e armée. Celle-ci entra dans la province du Hunanen progressant sur trois axes et encercla la ville de Changsha, défendue par la 4e armée nationaliste, le 8 juin. Deux divisions japonaises investirent la ville après dix jours de combats acharnés contre les 10'000 soldats chargés de la défendre. Sous-estimant l'ampleur de l'attaque, le KMT n'avait dépêché qu'une division en renfort à la neuvième zone de guerre commandée par le général Xue Yue et dont dépendait Changsha. Les troupes japonaises poursuivirent ensuite leur progression en direction de Hengyang, qui constituait un objectif vital dans la mesure où cette ville était un important carrefour ferroviaire d’où se rejoignaient les lignes vers Hong-Kong, Pékin et Liuchow. Malgré de féroces attaques contre ses flancs, la 11e armée atteignit la périphérie de cette cité le 23 juin. Hors, la Commission des affaires militaires, l'organe suprême des armées du KMT présidé par Tchang Kaï-chek lui-même, décida de livrer une bataille décisive à cet endroit. La défense de Hengyang elle-même fut confiée à la 10e armée alors que 13 autres armées se concentrèrent sur ses flancs, tandis que l'aviation sino-américaine intervenait en force sur le champ de bataille. Pour réaliser cette concentration, la 9e zone de guerre reçut des renforts en provenance des 3e et 6e zones de guerre. Malgré de violentes attaques, ces unités ne parvinrent pas à desserrer l'étau autour de Hengyang, qui tomba le 8 août après 47 jours de combats acharnés. Les troupes nationalistes lancèrent de vaines contre-attaques jusqu'à la fin du mois d'août avant que le généralissime ne leur ordonne de passer sur la défensive et de protéger la province du Guangxi. La première phase de Togo s'acheva le 7 septembre avec la chute de Lingling. Durant ces trois mois de bataille, le KMT engagea 40 divisions, soit de 350 à 380'000 soldats tandis que la 11e armée japonaise comprenait de 250 à 280'000 hommes. Cette dernière perdit 60'000 soldats et blessés et estima les pertes ennemies à 226'400 hommes tués, blessés, malades ou capturés. Les Chinois reconnurent avoir perdu 90'557 tués et blessés durant la bataille.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Soldats du KMT durant la guerre (via wikimedia)
Dès le début du mois de septembre, l'armée nippone se lança dans les 2ème et 3ème phases de Togo, qui se prolongèrent jusqu'au mois de janvier 1945. La 11e armée poursuivit son avance en suivant la voie ferrée Hengyang-Liuzhou jusqu'à la ville de Liuzhou, au cœur de la province du Guangxi, où elle fit sa jonction avec les deux divisions et les deux brigades de la 23e armée partie de Canton. Enfin, les troupes japonaises s'emparèrent ensuite de la ligne ferroviaire reliant Canton à Hengyang tout en avançant en direction de Nanning, qu'ils capturèrent le 24 décembre 1944 tandis que la 21earmée passait à son tour à l’attaque depuis la frontière indochinoise. Deux mois plus tard, l'ensemble des objectifs d'Ichi-Go étaient atteints avec la mise hors d'état de nuire d'un chapelet d'aérodromes ennemis et la création d'un corridor terrestre ininterrompu entre le Nord de l'Indochine et la Corée.

De prime abord, l’opération Ichi-Go fut donc un succès et pourtant, aucun de ses objectifs stratégiques ne fut réellement atteint. A peine plus d’un mois après le début de la campagne, les Américains se lancèrent à la conquête des îles Mariannes, dont ils s’emparèrent à la suite d’une gigantesque bataille aéronavale et de durs combats sur les îles de Saipan et de Guam. Avec cette conquête, ceux-ci disposèrent de bases mettant les B-29 à portée du Japon, avec pour effet de réduire considérablement l’importance des bases chinoises, dont l’occupation ne pouvait donc plus protéger le Japon de raids aériens dévastateurs. Par ailleurs, l’établissement d’un couloir terrestre continu entre la Corée et l’Indochine ne pouvait pallier que de manière très limitée à la destruction de la marine marchande nippone dans la mesure où, sur de telles distances, le rendement du transport par rail était incomparablement plus faible que celui du transport maritime et ce d’autant plus que le réseau ferroviaire existant était limité et vulnérable aux attaques aériennes. En revanche, ce véritable chant du cygne de l’armée impériale japonaise porta de très rudes coups aux armées du KMT, qui avait relevé le défi en tentant de stopper frontalement la première phase de Togo. In fine, comme souvent en histoire, le véritable vainqueur sur le long terme fut celui qui conserva le mieux ses forces en profitant de l’affaiblissement de ses rivaux. En l’occurrence, les Communistes chinois purent étendre considérablement leur influence dans la mesure où d’une part, les Nationalistes avaient été considérablement affaiblis et que d’autre part, les Japonais avaient dû réduire leur présence militaire dans les zones qu’ils occupaient afin de libérer des troupes pour la campagne. Enfin, aborder, même de manière succincte, les grandes batailles de la guerre sino-japonaise démontre à l’envi à quel point elle fut acharnée, bien loin de la perception longtemps véhiculée de faciles conquêtes japonaises entravées seulement par les opérations de guérilla de l’armée populaire de libération. 

 


Bibliographie 

 

Edward J. Drea, Japan’s Imperial Army, University Press of Kansas, 2009

Mark Peattie, Edward Drea et Hans Van de Ven, The Battle for China, Stanford University Press, 2011

Gordon Rottman et Akira Takizawa, World War II Japanese Tank Tactics, Osprey Publishing, 2008

Thèse de Todd Eric Jahnke, By Air Power Alone : America's strategic Air War in China, 1941-1945, University of North Texas, 2001.

William P. Gruner, US Pacific Submarines Campaign in World War II, martime.org, consulté le 5 février 2014

La bataille de Changde, 1943, mapiledelivre.org, consulté le 4 février 2014

Japanese Monograph no 45, History of Imperial General Headquarters Army section, ibiblio.org, consulté le 5 février 2014


Les derniers feux d’un soleil se couchant sur l’Empire. Le débarquement britannique aux Malouines

21 mai 1982. 4500 Royal Marineset parachutistes britanniques s'apprêtent à débarquer dans la baie de San Carlos, sur l'île principale des Malouines, au terme d'un périple maritime de près de 13 000 kilomètres. C'est le premier débarquement de vive force pour les troupes de sa Majesté depuis celui de Suez en 1956. En face, les Argentins, trois fois plus nombreux, les attendent de pied ferme, soutenus par une puissante aviation.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
 Côtes Malouines en vue !
source : http://nationalinterest.org/blog/jacob-heilbrunn/refighting-the-falklands-war-margaret-thatcher-versus-jeane-7919


En quoi ce débarquement est-il particulier ? Comment les Anglais vont-ils finalement l'emporter ? Quels enseignements peut-on en retirer ?

Jérôme Percheron.

 

Des îles disputées

 

 

Archipel d’îles perdu dans les cinquantièmes hurlants à environ 500 km à l’Est des côtes argentines et 1000 km de l’Antarctique, les îles Malouines (Falklands pour les Anglais) sont un territoire britannique d’outre-mer, dont les deux plus grandes îles, la Malouine Ouest et la Malouine Est, quasiment dépourvues d’arbres et balayées par les vents, regroupent l’essentiel de leur 3000 habitants (un peu moins de 2000 en 1982), dont les deux-tiers situés dans sa capitale, Port Stanley. Ils sont les descendants de colons amenés par les Britanniques au XIXème siècle et vivent principalement de l’élevage extensif du mouton. Le climat va de tempéré-humide, avec un rude hiver d’Avril à Juin, pour les deux grandes îles, à quasi polaire pour la plus méridionale, la Géorgie du Sud, habitée par seulement quelques scientifiques.


Découvertes au XVIe siècle par les Anglais et les Espagnols (la controverse persiste sur la primauté) et revendiquées alternativement par les uns et les autres, elles furent un temps occupées au XVIIIe siècle par des Français originaires de Saint-Malo (d’où le nom de Malouines). Après avoir arraché leur indépendance aux Espagnols en 1816, les Argentins reprennent les revendications de ces derniers sur les îles. Quand les Anglais s’en emparent en 1833, pour des raisons stratégiques vu leur position sur les routes maritimes, ils commencent à les peupler de colons. Depuis, les Argentins ne cessent de contester cette souveraineté, portant le problème devant l’ONU en 1964, mais sans parvenir à le régler.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
source : http://www.latinreporters.com/argentinepol19022010.html


L’invasion argentine

 

En 1982, L’Argentine est depuis 5 ans sous la coupe d’une dictature militaire, mise à l’index de la communauté internationale pour sa brutalité assumée, mais soutenue discrètement par les Etats-Unis dans le cadre de la guerre froide. Confronté à une grave crise économique et en but à une défiance de plus en plus grande de la population, le général Galtieri, chef officiel1de la junte au pouvoir, décide de mettre en œuvre le plan d’invasion des Malouines préparé depuis plusieurs années par la marine. Il devrait permettre de redorer son prestige et de ressouder la population autour d’un but commun. Le moment semble idéal, car les Anglais, englués eux aussi dans une crise économique, se sont lancés dans de vastes restrictions budgétaires de leur appareil militaire, concernant notamment leur flotte et leurs moyens de projection, pour se recentrer sur le face à face en Europe avec le bloc soviétique.

Au mois de Mars, une tentative d’occupation temporaire de la Géorgie du Sud, sans effusion de sang, menée par des commandos argentins habillés en civils, permet de tester la résolution des Anglais. Ces derniers font alors étudier par leur état-major un plan de reconquête des Malouines au cas où l’invasion se produirait. Toutefois le premier ministre Margaret Thatcher et son équipe ne croient pas, dans un premier temps, les Argentins capables d’une telle extrémité. En effet le système de renseignement britannique en Argentine (écoutes radio et agents infiltrés) n’a rien détecté d’anormal. Mais le 31 mars des photos satellites fournies par les Américains révèlent des mouvements inquiétants de la flotte argentine, comprenant des navires d’assaut amphibie, qui ne laissent plus de doute sur sa destination2
 
La phase amphibie de l’opération argentine Rosariodébute 1eravril au soir, sans déclaration de guerre. Elle consiste, après des exercices navals à 800 miles au nord de l’archipel destinés à masquer l’approche de la flotte d’invasion, à débarquer, dans les îles principales ainsi qu’en Géorgie du Sud, 9043hommes des troupes d’élite. Les 85 Royal Marines présents sur place4, prévenus la veille, ne peuvent qu’opposer une résistance symbolique, mais résolue. En effet, pour ce qui devait être « une promenade de libération », les pertes sont lourdes pour les Argentins, contraints par des règles d’engagement très strictes afin de ne pas faire de victimes parmi la population : 4 morts et plusieurs blessés, une frégate endommagée, un hélicoptère perdu. Les Anglais de leur côté enregistrent 2 blessés.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Royal Marinesfaits prisonniers le 2 avril (source: http://www.britishempire.co.uk)


La réaction britannique

 

Les photos diffusées par la presse de soldats britanniques faits prisonniers et fouillés à plat ventre (procédure normale) déclenchent une vague d’indignation et un désir de revanche dans l’opinion publique anglaise, sur laquelle le premier ministre est ravi de surfer, étant donné son impopularité à cette époque.

La décision est prise dès le soir du 31 mars de mobiliser une flotte d’intervention, articulée autour des porte-aéronefs HMS5Hermes(qui était promis à la ferraille) et HMS Invincible (entré en service 2 ans auparavant et proposé à l’Australie dans le cadre des restrictions budgétaires). Ils ont une vocation principalement anti-sous-marine, et embarquent, même à eux deux, un nombre réduit d’hélicoptères (22 Sea King) et d’avions à décollage/atterrissage court/vertical (20 Sea Harrier). De plus, leur petite taille ne leur permet pas d’embarquer d’avion-radar d’alerte avancée. Ils seront renforcés par la suite d’une dizaine de Harrier GR3de la Royal Air Force. Les deux seuls Landing Ship Docks (porte-hélicoptères d’assaut amphibie, transportant des péniches de débarquement) HMS Fearless(transformé en navire-école) et HMS Intrepid (retiré du service) sont rappelés en catastrophe et doivent permettre à une brigade de commandos des Royal Marines, renforcée d’unité de parachutistes, de pouvoir débarquer. Ces navires sont escortés par tous les bâtiments nécessaires : frégate anti-sous marines, destroyers anti-aériens, navires ravitailleurs, transports de troupes... le tout représentant environ les 2/3 de la Royal Navy et pratiquement toute la Royal Fleet Auxiliary6. De nombreux bâtiments, qui étaient soit désarmés, soit en refonte, sont remis en condition par des ouvriers des chantiers navals qui venaient de recevoir leur lettre de licenciement, suite aux restrictions budgétaires. 
 
La junte argentine aurait attendu ne serait-ce que quelques mois, les Britanniques n’auraient eu aucun moyen de reconquérir les îles… La flotte, sous le commandement du contre-amiral Woodward, appareille le 5 avril, de manière très médiatique, depuis Portsmouth et Gibraltar, les cales remplies à la hâte par un véritable tour de force logistique7. Elle est précédée par 3 sous-marins nucléaires d’attaque.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
« Brittannia rules !» (inscription sur la banderole) : départ du HMS Invincible, 5 Avril 1982 (source: http://www.telegraph.co.uk)

Les stratégies de chaque adversaire

 

Une offensive diplomatique soutenue permet aux Anglais d’isoler l’Argentine et d’obtenir de l’aide de leurs alliés. L’ONU condamne l’invasion argentine. Les Etats-Unis, un temps indécis entre leur plus fidèle allié sur le continent sud-américain et leur plus fidèle allié en Europe, vont finalement faire le choix de ce dernier, considérant que leur priorité est de permettre à la Grande-Bretagne de reprendre rapidement sa place dans le dispositif de l’OTAN face au bloc Soviétique. Ils vont ainsi mettre à disposition leurs installations de l’île d’Ascension (possession britannique louée aux américains, à mi-chemin entre le Royaume-Uni et les Malouines), qui va s’avérer une précieuse base arrière, où la flotte pourra se réorganiser et s’approvisionner avant le trajet final, et d’où la RAF pourra faire décoller des bombardiers stratégiques. Ils vont également leur fournir les renseignements obtenus par leurs satellites espions, donnant en particulier la position des navires argentins, et leur permettre d’acheter des armements divers comme les derniers missiles air-air sidewinderpour équiper les Harrier. La France va également jouer un rôle important, d’une part en stoppant ses ventes d’armes à l’Argentine et aux pays susceptibles de l’aider, en particulier les célèbres missiles antinavires Exocet, et d’autre part en permettant à la flotte britannique de s’entraîner, lors de son passage au large des côtes françaises, en organisant des attaques simulées par des avions du même type que ceux équipant les Argentins (Mirage III et Super-Etendard).


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le périple jusqu’aux Malouines (source: http://web.univ-pau.fr)



Le général Menendez, comandant les troupes argentines sur les îles, est persuadé que le débarquement principal aura lieu près de Port Stanley. En effet, les conditions climatiques et le sol impraticable aux véhicules lourds (85 % est constitué de tourbières, le reste se partage entre marécages et lande), sans oublier l’absence de couvert (pratiquement aucun arbre) rendrait, dans le cas d’un débarquement éloigné de l’objectif, une progression terrestre très difficile et vulnérable aux attaques. Il va donc regrouper l’essentiel de ses moyens autour de Port Stanley. Un pont aérien et maritime va permettre de déployer plus de 13000 hommes sur place, en majorité des conscrits. Des hélicoptères et des avions légers d’appui tactique (Pucara) sont également acheminés, mais les aérodromes des îles sont trop sommaires pour permettre à des avions à réaction d’opérer.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Renforts argentins débarquant à Port Stanley, Avril 1982 (source : http://thebeerbarrel.net)



Les Argentins ne comptent pas laisser approcher la Royal Navy les bras croisés : leur flotte et leur aviation sont puissantes et récemment modernisées. Leur arme la plus sophistiquée est le tandem avion/missile antinavire Super-Etendard/AM 39 Exocet, mais ils ne disposent que de 4 de ces avions et de 5 de ces missiles, car la France en a stoppé les livraisons sur pression anglaise.

Le plan de reconquête britannique (opération Corporate) suit les grands principes des opérations amphibies :
  • Isoler le théâtre d’opération (les îles) : il est en effet indispensable d’entraver l’arrivée des renforts dans la zone de la future tête de pont, comme les alliés l’on fait en 1944 avec la Normandie en détruisant méthodiquement les chemins de fer, ponts, … afin d’ « encager » la région. Pour les Malouines, cela revient, dès que le premier sous-marin nucléaire britannique est sur place, à prononcer le 12 avril une zone d’exclusion de 200 miles autour de l’archipel dans laquelle tout navire non autorisé pourra être attaqué.
  • Obtenir la suprématie maritime et aérienne dans la zone du débarquement : c’est en effet un préalable si on veut que les navires transportant les hommes à débarquer puissent arriver à destination. En 1944, l’imposante flotte alliée n’a pas vraiment eu ce problème, d’autant qu’elle était très proche de ses bases (de l’autre côté de la manche). Dans notre cas, cela s’avèrera beaucoup plus difficile, la distance entre les bases britanniques et le lieu du débarquement étant sans commune mesure. D’autre part, le pouvoir politique au Royaume-Uni a posé une limite à ne pas franchir : pas d’attaque sur le continent, afin de n’a pas entraîner des complications diplomatiques avec les autres états d’Amérique du sud, ainsi qu’avec les Etats-Unis. Il ne sera donc pas possible de neutraliser, du moins officiellement, les bases aériennes situées en Argentine. Le faible nombre de Harrier sera donc fortement sollicité entre les missions de supériorité aérienne et celles de soutien au profit des troupes au sol, d’autant que cet avion n’est pas réellement polyvalent : le Sea Harrier, initialement emporté, est optimisé pour la chasse, d’où l’ajout de Harrier GR3 pour l’attaque au sol.
  • Leurrer l’ennemi quant au lieu réel du débarquement, afin de retarder la réaction ennemie. En 1944, l’opération Fortitude va permettre de tromper jusqu’au dernier moment (et même un peu après) les Allemands sur le lieu exact du débarquement. Aux Malouines, les Anglais ne vont surtout rien faire pour ébranler la certitude argentine d’un débarquement à proximité de Port Stanley.
  • Reconnaître avec précision les côtes et les plages. Les Anglais disposent de relevés très précis effectués par un officier passionné de voile qui a été en service aux Malouines quelques années auparavant8, ce qui va leur permettre de choisir avec soin le lieu du débarquement.
  • Acquérir le plus possible de renseignement sur les forces ennemies : leur position, leurs effectifs … c’est le rôle des SAS (Special Air Service) et SBS (Special Boat Service), unités de forces spéciales crées lors de la deuxième guerre mondiale, qui, dès que la flotte sera suffisamment proche, seront déposés de nuit par hélicoptère sur les îles et, parfaitement camouflés dans la nature, renseigneront sur tout le dispositif argentin.
  • « Ramollir » ou supprimer les défenses ennemies sur les côtes : à la différence des plages normandes, le lieu choisi est faiblement défendu.
  • Acquérir rapidement une tête de pont suffisamment profonde pour être viable : elle doit pouvoir résister aux contre-attaques ennemies et permettre l’arrivée de renforts.
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Un Sea Harrierdécollant du HMS Hermes, en utilisant le tremplin (source: http://tech.uk.msn.com)

La rencontre des flottes

L’Armada(marine de guerre) argentine se prépare à rencontrer la flotte adverse et a sorti ses deux fleurons : le croiseur ARA9General Belgrano, ex-croiseur américain datant de la 2ème Guerre Mondiale possédant 15 canons de 152mm, modernisé et équipé de missiles antinavires Exocet, et le porte-avions ARA 25 de Mayo, lui aussi construit lors de la deuxième guerre mondiale (à l’origine pour la Royal Navy…), dont le groupe aéronaval est constitué de chasseurs-bombardiers à réaction Douglas A-4 SkyHawk et d’avions radar Tracker.

Le 2 Mai, le sous-marin nucléaire d’attaque britannique HMS Conqueror, qui pistait le ARA General Belgrano depuis plusieurs jours, reçoit le feu vert du cabinet de guerre pour le neutraliser et lui envoie 2 torpilles, le vieux croiseur étant pourtant légèrement en dehors de la zone d’exclusion. Il coule en moins d’une heure, entrainant la mort de plus de 300 marins. C’est le premier cas d’un navire coulé par un sous-marin depuis la seconde Guerre Mondiale, et le premier cas de l’histoire où cela est dû à un sous-marin nucléaire. Le commandement argentin, se rendant compte de la vulnérabilité de sa flotte de surface, qui manque de moyens de lutte anti-sous-marine, décide de replier rapidement ses autres bâtiments. Il n’y aura donc pas de rencontre entre les porte-avions adverses. Les Anglais viennent de gagner la supériorité maritime. Une menace due aux sous-marins (classiques) argentins demeure, mais la flotte britannique, à la différence de son adversaire, a largement la capacité d’y faire face.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le ARA Belgranoen train de couler (source : http://www.rna-10-area.co.uk/belgrano.html)



N’osant plus s’aventurer sur mer, les Argentins ne peuvent ravitailler les îles que par avion, ce qui ne permet plus d’envoyer les moyens lourds qui auraient pu rendre possible le renforcement et l’allongement de la piste de l’aérodrome de Port Stanley. Celle-ci, régulièrement bombardée à partir du 1erMai par les Vulcanopérant depuis l’île d’Ascension, et par les Harrierdès que la flotte est suffisamment proche, ne permet donc pas d’accueillir des gros porteurs, ni des avions à réaction. Ces derniers devront donc partir des bases du continent, soit un trajet de 700 km au minimum. Ceci ne va pas les empêcher de tenter une attaque audacieuse sur la flotte d’invasion en approche. Celle-ci, ne disposant pas d’avions radars d’alerte avancée, compte sur ses destroyers anti-aériens Type-42 classe Sheffieldpour servir de « piquet radar » : en avant de la flotte, ils doivent utiliser leur puissant radar pour détecter toute intrusion ennemie. L’un d’entre eux va être victime, le 4 mai, de l’attaque de deux Super-Etendard, venus du continent et ravitaillés en vol. Leur cible prioritaire est de toucher l’un des deux porte-avions britanniques mais, ne parvenant pas à les localiser, ils vont se rabattre sur la cible d’importance la plus proche, le HMSSheffield. Ils tirent leurs missiles Exocet à une cinquantaine de kilomètres de distance et font immédiatement demi-tour. L’un des deux missiles, mal configuré, s’abîme en mer. Les avions ont bien été détectés par le radar britannique, mais pas le second missile qui continue sa route au ras des vagues. Quand ce dernier, arrivé à quelques km du navire, allume son autodirecteur radar pour passer en mode « autonome », il est détecté, mais trop tard : il lui reste quelques secondes de trajet à 1000 km/h avant l’impact10. Le navire touché à mort est évacué quelques heures plus tard, en proie à un incendie qui va durer plusieurs jours avant qu’il finisse par couler le 10 mai. Le bilan est de 20 morts et 24 blessés.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le HMS Sheffielden feu (source : http://fs.huntingdon.edu)



C’est la première attaque de ce type de l’histoire et c’est un tournant dans l’histoire militaire navale : désormais, les grandes unités de surface, aussi modernes et coûteuses soient elles, peuvent être victimes d’un seul missile tiré d’un avion à distance de sécurité.

La reconquête de la Géorgie du sud

 

A partir du 21 avril, le destroyer HMS Antrim dépose par hélicoptère des commandos de SBSen Géorgie du Sud. Le climat épouvantable entraîne la perte de 2 hélicoptères, heureusement sans victimes. S’apercevant de ces infiltrations, les Argentins dépêchent le sous-marin ARA Sante Fe en renfort mais, en arrivant à destination le 25 avril, il se voit pris en chasse par les hélicoptères de lutte anti-sous marine du destroyer. Ils l’obligent à remonter en surface en utilisant des grenades anti-sous-marines et le mettent hors de combat à l’aide de missiles antinavires AS 12. Il vient s’échouer et son équipage perd un marin. C’est la première fois dans l’histoire militaire qu’un sous-marin est victime d’un hélicoptère. Profitant du désarroi argentin, les quelques dizaines de SAS, SBSet Royal Marinesprésents sur le HMS Antrimsont héliportés sur l’île et, soutenus par les canons du destroyer, obligent rapidement les 121 Argentins, surpris par la rapidité de la manœuvre, à la reddition, sans qu’ils aient pu tirer un coup de feu.


D-Day

Le site pour le débarquement est finalement choisi : les plages de la baie de San Carlos. Bien abritée, relativement isolée et peu défendue, celle-ci est située à l’opposé de Port Stanley sur l’île principale des Malouines. Son caractère encaissé devrait gêner les éventuelles attaques aériennes argentines.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Site du débarquement sur l'île de Malouine Est (source: http://wikitravel.org). En rouge, le trajet final de la flotte d’invasion.



Sa situation géographique va entraîner un long trajet vers la capitale Port Stanley, situé à l’opposé de l’île (environ 80 km à vol d’oiseau). Cette distance doit être compensée par l’utilisation d’hélicoptères de manœuvre pour transporter les troupes par bonds successifs. Le débarquement se déroulera de nuit pour retarder le plus possible sa détection par les Argentins. Les forces à débarquer représentent une brigade de soldats d’élite renforcée: la 3rd Commando Brigade desRoyal Marines, à laquelle sont adjoints les 2ndet 3rd bataillon duParachute Regiment, soit environ 4500 hommes au total. Vu l’ampleur des effectifs argentins sur l’île, qui dépassent les 13000 hommes, une seconde brigade (la 5th Infantry Brigade), regroupant 3500 hommes, a embarqué le 12 mai depuis le Royaume-Uni sur le paquebot RMS11Queen Elisabeth 2, mais ne sera pas sur place avant début Juin.

L’aérodrome de l’île de Peeble, au Nord-Ouest de la baie, équipé d’avions Pucarad’attaque au sol, représente une menace pour l’opération. Il ne peut être neutralisé à distance par les canons de la flotte en raison de la présence de familles d’éleveurs de moutons à proximité. Il fait donc l’objet d’une opération des SAS. Héliportés de nuit, ils détruisent au sol les avions et placent des charges de démolition sur la piste.

Une dernière position argentine, bien équipée en canons sans recul de 106mm et mortiers de 81mm, contrôle l’entrée de la baie, près de Port San Carlos. Elle est prise d’assaut par des SAShéliportés à proximité dans la soirée du 20 mai, au cours duquel 2 hélicoptères Gazellesont perdus. Mais l’officier argentin en charge de la position a le temps de voir de nombreuses silhouettes de navires émerger de la brume et donne l’alerte par radio12.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Barges de débarquement quittant le HMS Fearless(source:http://www.militaryimages.net)



En effet, dans la nuit du 20 au 21 mai, vers 3h00 du matin, la force de débarquement entre silencieusement dans la baie, tous feux éteints. Il s’agit des Landing Ship Docks (LSD) HMS FearLess etHMS Intrepid qui mettent à l’eau leurs péniches de débarquement dans lesquelles s’entassent les Royal Marineset les parachutistes, suivis des 5 Landing Ships Logistics (LSL) de la classe Sir Galahad, chargés du matériel nécessaire à l’établissement de la tête de pont. Le tout est protégé par les frégates anti-aériennes et anti-sous marines de la flotte. Au même moment, à l’opposé de l’île, le destroyer HMS Glamoran fait diversion en bombardant des positions à proximité de Port Stanley.



Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les troupes touchent terre (source: http://mickeywerlen.canalblog.com)



Au matin du 21 mai, la première vague de 2500 hommes est à terre, sans réaction de la part des Argentins, attendant toujours le débarquement principal à Port Stanley. Les premiers habitants sont libérés. Les Sea Harrier se relaient pour assurer la couverture aérienne, opérant depuis les 2 porte-avions restés à 150 nautiques au large par sécurité, hors de portée d’une attaque à l’Exocet. Il est en effet impensable de risquer la perte de l’un d’entre eux, car cela diviserait par deux le parc aérien disponible et ne permettrait plus d’assurer la permanence du rideau anti-sous-marin dressé par les rotations d’hélicoptères Sea King. De ce fait, les avions, à la limite de leur rayon d’action, ne peuvent rester ni très nombreux (2 patrouilles de 2 appareils en permanence) ni très longtemps (30 minutes) au dessus de la tête de pont, ce qui est inquiétant vu que la supériorité aérienne n’est pas acquise. La première tâche des hommes débarqués est donc de mettre en batterie les systèmes de missiles anti-aériens Rapier, afin de compléter la protection contre une attaque aérienne. Des canons de 105mm sont héliportés, et quelques chars légers Scorpionet Scimitarsont déposés par les LSL, afin de fournir un appui rapproché aux fantassins, bien qu’on ne sache pas vraiment si le sol de tourbe et de marécages supportera leur poids. En revanche, quelques chenillettes articulées Volvo Bv 202, spécialement conçues pour les sols peu porteurs ou neigeux, ont été prévues pour la logistique13. Trois Pucaraen provenance de l’aérodrome de Goose Green, situé au sud de la position, tentent d’attaquer la tête de pont. L’un d’entre eux est abattu par un missile sol-air Stinger, les autres rebroussent chemin.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les habitants de Port San Carlos sont les premiers civils à voir les soldats anglais (source: http://article.wn.com)


Les Argentins contre-attaquent !

 

Les Argentins, dont le gros des forces est toujours massé autour de Port Stanley, ne disposent pas de moyens terrestres suffisants à proximité pour attaquer massivement la tête de pont britannique. Ils décident alors d’interrompre le débarquement en cours en s’en prenant à la flotte d’invasion dans la baie de San Carlos. Entre le 21 et le 25 mai, des raids incessants menés par les A-4 SkyHawks de l’Armada, les Dagger14et les Mirage IIIde la FAA15vont se succéder.

Image may be NSFW.
Clik here to view.
Daggerattaquant la flotte britannique à très basse altitude dans la baie de San Carlos (source: http://www.roguegunner.com)


Partis du continent, ils arrivent au ras des vagues pour échapper aux missiles anti-aériens, la verrière encroûtée de sel. La baie très encaissée ne leur laisse que quelques instants pour identifier et cibler leurs objectifs, puis larguer leurs bombes. Quasiment tous les navires présents sont touchés à des degrés divers. Heureusement pour les Britanniques, la plupart des bombes, lancées à trop basse altitude, n’ont pas le temps de s’armer avant l’impact et, soit traversent les navires de part en part, soit s’y logent sans exploser. Malgré tout, plusieurs d’entre eux vont succomber. La frégate Type-21 HMS Ardent, touchée à de multiples reprises le 21 mai, fini par couler le 22. Une autre frégate de la même classe, le HMS Antelope, reçoit plusieurs bombes qui n’explosent pas. Malheureusement, le 23 mai, alors que les artificiers tentent de les désamorcer, l’une d’entre elles se déclenche, entraînant un incendie qui fini par atteindre une soute à munitions ou sont entreposés des missiles anti-aériens. L’explosion qui s’en suit désintègre le navire qui coule aussitôt. Le 24, les Argentins passent à deux doigts de leur objectif en surprenant au matin 3 navires de débarquement (LSL) : les RFA Sir Galahad, Sir Lancelotet Sir Bedivere. Ceux-ci, criblés d’obus, resteront hors service plusieurs jours, portant un coup de frein au renforcement de la tête de pont, qui ne peut désormais être ravitaillée que de nuit. Le 25, le destroyer Type-42 HMS Coventry(classe Sheffield) succombe à son tour aux bombes des SkyHawksde l’aéronavale argentine. Ces derniers ont pu s’entraîner longuement à attaquer ce type de navire, les Argentins en ayant acheté à l’Angleterre quelques années auparavant.



Image may be NSFW.
Clik here to view.
Une des photos les plus célèbres du conflit : Le HMS Antelopeexplosant le 23 mai (source : http://transformersuk.blogspot.fr)


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Le HMS Coventryvient de recevoir une première bombe (source: http://www.dailymail.co.uk)


Le même jour, un navire vital pour la suite des opérations doit délivrer sa cargaison. Il s’agit du RFA Atlantic Conveyor, un porte-conteneurs hâtivement converti en navire auxiliaire16. Il apporte des tentes pour 4500 hommes, une usine de production d’eau potable, des Harrieren renfort, les éléments d’un aérodrome de campagne pour ces derniers, et, surtout, des hélicoptères de manœuvre Chinookpour les troupes au sol. Pour l’occasion, le groupe de porte-avions se rapproche des îles pour l’escorter. L’occasion est trop belle pour les Argentins, qui veulent marquer le coup en ce jour de fête nationale. Ils décident d’attaquer le porte-avions Hermesavec deux Super-Etendardmunis d’Exocet. Cette fois, ces derniers sont bien détectés par les Anglais et tous les navires lancent des leurres, détournant les missiles du porte-avions. Tous sauf…le porte-conteneurs qui n’en possède pas. Un des 2 missiles s’abîme en mer, mais l’autre, dont l’autodirecteur cherche une nouvelle cible, l’accroche. L’impact met le feu à sa cargaison. Seuls les Harrier ont pu rejoindre le HMS Hermes par leurs propres moyens, tout le reste gît au fond de l’océan.


Cet épisode de quelques jours, surnommé « Allée des bombes » par les Anglais, entraîne de lourdes pertes des deux côtés. Des dizaines de marins anglais y laissent la vie, alors que l’aviation argentine va littéralement s’immoler dans sa tentative désespérée de stopper le débarquement : près de la moitié de la soixantaine d’avions envoyés va être abattue, principalement par les Sidewinderdes Harrieret dans une moindre mesure par les missiles Sea Dart et Sea Wolf de la flotte. Les missiles anti-aériens Rapieret BlowPipe17déployés au sol n’ont pas particulièrement brillés par leur efficacité. Les avions rescapés, criblés d’impacts, sont tellement endommagés que bien peu pourront être remis en état rapidement, si bien que les raids vont s’atténuer, faute de combattants.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Une batterie de missiles Rapier fait feu sur des avions attaquant les navires dans la baie de San Carlos (vue d'artiste, source: http://www.naval-history.net)

Sortir de la tête de pont – la bataille de Goose Green


La perte de du RFA Atlantic Conveyor, avec les hélicoptèresdestinées aux troupes terrestresqu’il transportait,a de graves conséquences sur le plan prévu. En effet, les hélicoptères restant étant majoritairement utilisés par la Royal Navy pour la lutte anti-sous-marine, l’approvisionnement de la tête de pont et les missions des forces spéciales, il n’en reste que quelques-uns à disposition des troupes terrestres. Leur commandant, le général de brigade Thomson, ne peut espérer en obtenir plus au détriment de la marine, étant donné que son supérieur direct pour cette opération est au quartier général à Londres, peu au fait pour régler ce niveau de détail, et que celui qui assure en pratique la coordination globale sur place n’est autre que… le contre-amiral Woodward qui dirige la flotte d’invasion. Ses troupes vont donc devoir faire la majeure partie du trajet à pied jusqu’à Port Stanley. La progression sera ainsi beaucoup plus lente et plus vulnérable aux attaques, d’autant que l’hiver austral approche à grands pas : il gèle déjà la nuit et la météo prévoit les premières neiges dans les jours qui viennent. La position argentine de Goose Green, comprenant un aérodrome et de l’artillerie, qui devait être initialement contournée, ne peut donc être laissée sur le flanc sud de l’axe principal, d’autant qu’une forte pression politique s’exerce pour obtenir un premier succès terrestre significatif.


Le 26 mai, l’essentiel de la 3rdCommando Brigadeprend la route de Port Stanley, tandis que le 2ndBataillon du Parachute Regiment, sous les ordres du commandant Keeble, prend de nuit la route de Goose Green, distante de 30 km environ. A pieds, sans blindé de soutien, avec seulement 2 mortiers de 81mm, démontés et portés à dos d’homme, s’ajoutant aux 50kg minimum d’équipement individuel, les 600 parachutistes arrivent épuisés le lendemain matin sur leurs lignes de départ… pour entendre à la radio la BBC annonçant leur arrivée prochaine à Goose Green ! L’effet de surprise est annulé. Pensant faire face à l’équivalent d’un bataillon de conscrits au moral chancelant à cause du froid et du manque de nourriture, ils arrivent sur des positions défensives bien préparées et tenues par l’effectif d’un régiment (plus de 1000 hommes) bien doté en artillerie, barrant l’isthme de moins de 2 km de large qu’il leur faut franchir pour atteindre l’objectif.


 
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Position de mortier argentine défendant Goose Green. A l'arrière plan : le village et la baie (source : http://fdra.blogspot.fr)


Après un bombardement imprécis des positions argentines effectué par deux Harrier, dont l’un est abattu par des canons anti-aériens, les sapeurs déminent des points de passage dans la soirée du 27. Dans la nuit, l’assaut britannique est lancé sous une pluie glacée par deux compagnies… pour venir se briser devant les tranchées adverses, sous le feu de mitrailleuses bien abritées et le tir coordonné de canons de 105mm. Une compagnie (A Coy sur le plan) est dans une situation critique, bloquée au pied de la colline de Darwin, fermement tenue par les Argentins. Les pertes commencent à augmenter, et il est difficile d’évacuer les blessés sous le feu. Le lieutenant colonel Jones, commandant du bataillon, rejoint alors la compagnie bloquée et, voyant qu’il risque de voir ses effectifs fondre rapidement en restant sur place, prend alors la tête d’un petit détachement qui va prendre d’assaut, à la grenade et au corps à corps, les tranchées argentines en contournant la colline par l’Ouest. Il y laissera la vie. Galvanisés par la perte de leur chef, les autres parachutistes s’infiltrent dans les tranchées et réduisent toute opposition à coups de lance-roquettes de 66mm.


Au matin du 28 mai, les Pucaraargentins s’en prennent à l’échelon logistique du bataillon, abattant un hélicoptère. A l’Est de l’isthme, l’autre compagnie d’assaut (B Coysur le plan) attaque les fortins argentins qui barrent le passage de Boca House à coups de missiles antichar Milan, dont le fort pouvoir de pénétration les fait taire un a un, lui permettant de contourner la principale ligne de défense. Pris en tenaille entre les deux compagnies, le dispositif argentin qui barre l’isthme s’effondre et les soldats commencent à se rendre en masse. Les deux autres compagnies maintenues en réserve prennent alors le relais et poussent immédiatement vers le village et son aérodrome… pour se faire accueillir par le tir tendu de canons anti-aériens de 20 et 35 mm, auxquels se joignent bientôt les canons de 105 et les mortiers parfaitement dissimulés au milieu des habitations. L’aviation argentine intervient alors, mais de manière imprécise, avec deux MB 339attaquant à la roquette, dont l’un est abattu par un missile Blowpipe, et 3 Pucaralâchant du… napalm ! L’un d’entre eux est également abattu.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Les différentes phases de la bataille (source: http://www.britishempire.co.uk)




Les Britanniques cherchent alors à contourner les positions argentines. Au milieu de l’une d’elles, un drapeau blanc apparaît. Un lieutenant et deux sous-officiers anglais s’avancent alors… mais un tir venant des lignes britanniques passe au-dessus d’eux. Les Argentins se ravisent et abattent les trois hommes. Les parachutistes ne vont alors plus chercher à faire de quartier18, et se ruent sur les positions argentines en les noyant sous les roquettes et les grenades au phosphore. 3 Harrier GR3 arrivent alors du HMS Hermes et pulvérisent les canons anti-aériens argentins tout en lâchant des bombes à fragmentation sur l’infanterie. C’en est trop pour les conscrits argentins dont le moral commence à craquer. Mais la nuit tombe et le village tient toujours. Au cours de la journée, plusieurs rotations d’hélicoptère ont amené des renforts argentins, environ 200 hommes19, prélevés sur la position d’importance la plus proche, le Mont Kent. Au matin du 29 mai, après une nuit passé à la belle étoile dans le vent et le gel, la scène est prête pour l’assaut final. La situation est délicate car des civils libérés informent les Anglais que 114 d’entre eux sont retenus dans la salle des fêtes. Devant le risque élevé de pertes civiles et l’épuisement de ses propres troupes, le commandant britannique, qui vient de recevoir 3 canons et 6 mortiers supplémentaires, décide alors de monter une opération d’intoxication afin d’entraîner sans combat la reddition des derniers défenseurs, au moral jugé chancelant. Il envoie alors deux prisonniers argentins porter un ultimatum, en prenant soin de les faire circuler au préalable devant l’ensemble du parc d’artillerie prêt à tirer. L’effet escompté est obtenu et les troupes argentines se rendent à la mi-journée.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Parachutiste anglais dans les combats pour Goose Green. La grande majorité des soldats britanniques, comme leurs adversaires argentins sont équipés des différentes variantes du fusil automatique FN FAL conçu par la firme Belge FN Herstal (source : http://www.chroniclelive.co.uk)




Le bilan de ce combat intense, caractérisé par des affrontements d’infanterie au corps à corps qui ne sont pas sans rappeler ceux de la seconde guerre mondiale, est lourd : 17 morts et 66 blessés côté anglais, 55 tués, 86 blessés et plus de 1000 prisonniers chez les Argentins. La progression vers Port Stanley est maintenant sécurisée et les Britanniques, lors de ce premier engagement terrestre d’envergure, ont pris un indéniable ascendant moral sur leur adversaire. Toutefois, l’âpreté des engagements et les pertes élevées laissent augurer une campagne difficile pour la suite. Il faudra en effet aux Anglais encore 2 semaines de combats acharnés pour obtenir la reddition des Argentins, qui n’ont pas dit leur dernier mot. Mais ceci fera l’objet d’un prochain article.


Analyse et enseignements



Tout d’abord, tentons de répondre à la première question posée dans l’introduction : en quoi ce débarquement est-il particulier ? En premier lieu, ce conflit se déroule entre deux alliés des Etats-Unis, bien que l’un soit une démocratie et l’autre une dictature. Tous les deux sont équipés de matériel occidental, et parfois des mêmes armes (fusils FAL, destroyers classe Sheffieldpar exemple). L’affrontement est symétrique, ce qui est devenu exceptionnel : chaque belligérant va engager des moyens lourds dans un combat de haute intensité. L’opération aéronavale et amphibie montée par les Britanniques est remarquable par la distance qui sépare l’objectif de leurs bases. Aucun soutien n’est à espérer à proximité. Les seuls moyens à disposition pour le débarquement sont ceux que la flotte emmène avec elle depuis les Royaume-Uni et Gibraltar, après escale logistique à Ascension. Le rapport de force pour les troupes terrestres, chose rare pour un débarquement, est défavorable à l’attaquant (de l’ordre de 1 contre 3, il sera ramené à 2 contre 3 avec l’arrivé de la 5th Infantry Brigade début Juin). Il est largement compensé par l’utilisation de troupes professionnelles, par opposition aux conscrits qui constituent près de 75% des effectifs argentins20. Une autre particularité est la faiblesse des moyens aéronavals britanniques : deux petits porte-avions à vocation anti-sous-marine utilisés à contre-emploi en tant que capital-ships, emportant un nombre réduit d’avions dont la qualité première est de pouvoir décoller et atterrir de manière verticale ou courte, ceci au détriment des performances et de l’autonomie. Ils sont à opposer au parc aérien argentin, relativement récent et surtout 4 fois plus nombreux. On peut dire que les Anglais ont pris un risque, calculé certes, mais non négligeable.


Seconde question : comment les Anglais vont-ils l’emporter ? Tout d’abord, voyons pourquoi ils avaient de grandes chances de ne pas y arriver. En effet, au moment de l’invasion argentine, la Grande-Bretagne est prise en flagrant délit de « solde de l’empire » : la grave crise économique qu’elle traverse entraîne des restrictions budgétaires appliquées à son appareil militaire. Elle ne peut plus se permettre à la fois d’entretenir une flotte lui permettant d’intervenir dans le monde entier pour sauvegarder ses intérêts, et de tenir son rang au sein de l’OTAN face au bloc soviétique. Le ministre de la défense, sir John Nott, en accord avec le premier ministre, va trancher en faveur de cette dernière option, et on voit la Royal Navy s’apprêter à se séparer de ses porte-avions et de ses navires de débarquement en faveur de ses moyens sous-marins en particulier. Dans ces conditions, le Royaume-Uni n’aurait pu qu’assister à l’annexion des Malouines par les Argentins les bras croisés. Mais ces derniers ne vont finalement pas choisir le meilleur moment pour attaquer : les moyens aéronavals et amphibies qui allaient être abandonnés dans quelques mois vont être remis en condition in-extremis, et les points forts dus à son choix de l’OTAN vont lui être précieux. En effet, les sous-marins nucléaires d’attaque vont lui permettre de paralyser la flotte ennemie. Leurs moyens anti-sous-marins, taillés pour affronter les Soviétiques, vont permettre aux Anglais de ne jamais être inquiété par les sous-marins argentins. Les outils de communications au standard OTAN, en particulier par satellite, vont permettre au cabinet de guerre à Londres de rester en contact permanent avec la flotte, le corps expéditionnaire, et les forces spéciales infiltrées sur place, sans risque de décryptage. Les temps de réactions pour les grandes décisions en seront donc beaucoup plus courts que pour les Argentins, d’autant plus que le trumviratà la tête de la dictature doit d’abord trouver une position commune avant d’agir. A cela il convient d’ajouter plusieurs autres facteurs clés. Outre une brillante intoxication sur le lieu réel du débarquement, l’utilisation exclusive de troupes d’élite aguerries comme les parachutistes, les SAS, SBSet bien sûr les Royal Marines va s’avérer décisive. Ces derniers sortent d’un entraînement en conditions hivernales dans le Nord de l’Ecosse. Cela ne sera pas de trop pour leur permettre d’endurer les conditions climatiques, matérielles et humaines dantesques qu’ils devront affronter. Ce ne sera pas le cas pour les conscrits argentins. Enfin, le succès anglais n’aurait pas été possible sans l’aide des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la France. En effet, les premiers vont lui fournir les renseignements obtenus par leurs satellites espions (la Grande-Bretagne n’en dispose pas en propre), en particulier la position des unités de la flotte argentine. Mais ils vont aussi lui fournir une des armes clés du succès : la dernière version du missile air-air sidewinder, qui va leur permettre de tenir sous les assauts de l’aviation argentine lors des premiers jours d’existence de la tête de pont dans la baie de San Carlos. La France joue un rôle important en interrompant ses ventes de Super-Etendard d’Exocet à l’Argentine, limitant leur nombre à un niveau qui ne permettra pas d’avoir un impact stratégique sur le conflit.


Les Britanniques ont malgré tout commis des erreurs qui permettent de tirer plusieurs leçons. En premier lieu, quand on veut conserver une ambition stratégique internationale, il convient de garder des moyens de projection importants (porte-avions, navires d’assaut amphibies). Ensuite, il manque clairement un commandant « de théâtre » qui aurait chapeauté à la fois la flotte et les troupes débarquées. Il aurait pu ainsi trancher les demandes concurrentes d’allocations de ressources, en particulier quand celles-ci deviennent rares comme les hélicoptères de manœuvre suite à la perte du RFA Atlantic Conveyor. Pour continuer, on a assisté à une nouvelle forme de guerre aéronavale dans laquelle les navires sont très vulnérables aux assauts aériens, en particulier les « piquets radars », comme les HMS Sheffield et Coventry. Le manque criant d’avions d’alerte avancés et la faible autonomie des intercepteurs (découlant du choix de petits porte-aéronefs de type STOVL21) ne permet pas de créer la bulle de protection nécessaire à une flotte pour se tenir à l’abri des attaques aériennes et des missiles antinavires. Autre leçon : le rôle majeur des sous-marins nucléaires d’attaque. Ces derniers pouvant apparaître comme les nouveaux capital-ships dans une stratégie de déni d’accès à une zone, par leur capacité à rester cachés de longs mois, leurs moyens de détection et leur capacité de destruction. Pour finir, tout cela n’aurait pas été possible sans les informations fournies par les satellites d’observations militaires, gracieusement mises à disposition par les Américains. On peut voir le satellite espion comme un nouveau marqueur d’indépendance nationale en matière militaire.



Bibliographie


Admiral Sandy Woodward, One hundred days, HarperPress, revised edition, London, 2012


Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, thèse de doctorat en histoire, Université de Metz (accessible en pdf à cette adresse : ftp://ftp.scd.univ-metz.fr/pub/Theses/1997/Masse.Henri.LMZ9710.pdf)


Stephen Badsey, Mark Grove, Rob Havers, The Falklands Conflict Twenty Years On: Lessons for the Future (Sandhurst Conference Series), Franck Cas, 2005


Martin Middlobrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989


Julian Thompson, 3rdCommando Brigade in the Falklands, No Picnic, Pen & Sword Military, Barnsley, 2008



1Il s’agit dans les faits plutôt d’un triumvirat regroupant les chefs des 3 armes (air, mer, terre), dans lequel toute décision importante est le résultat d’un compromis entre leurs intérêts
2Stephen Badsey, Mark Grove, Rob Havers, The Falklands Conflict Twenty Years On: Lessons for the Future (Sandhurst Conference Series), Franck Cas, p 67.
3Martin Middlobrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989, p.19
4D’après le site officiel de la Royal Navy : http://www.royalnavy.mod.uk/sitecore/content/home/about-the-royal-navy/organisation/life-in-the-royal-navy/history/battles/the-falklands-conflict-1982/the-time-line
5HMS : Her Majesty’s Ship
6Royal Fleet Auxiliary (RFA) : navires de servitude avec des équipages civils mais dépendant du ministère de la défense.
7Les moyens logistiques, rapidement débordés, sont ceux de la brigade des Royal Marines, et ne sont pas dimensionnés pour gérer tous les renforts lui ont été adjoints (Benoist Bihan, De la mer à la terre, Histoire et Stratégie n°7, pp. 81-82)
8Dereck Oakley, The Falklands military machine, London, Spellmount, 1989,p.120.
9ARA : Armada de la República Argentina
10Jean-Robert Daumas et Sven Ortoli, La leçon d'électronique des Malouines, Science et Vie N° 778, Juillet 1982, p.70
11RMS : Royal Mail Ship
12Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, Thèse de doctorat en histoire, Université de Metz, p. 307
13David Brown, The Royal Navy and the Falkands war, London, Leo Cooper, 1987, p.68
14Version israélienne du Mirage 5
15Fuerza Aérea Argentina : Force Aérienne Argentine
16Avec notamment une plate-forme de décollage pour les Harrier
17Système lance-missile anti-aérien portable à guidage optique, peu performant par rapport au Stinger américain
18Max Arthur, Men of the red beret, Wamor, London, 1990, p.574
19Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, Thèse de doctorat en histoire, Université de Metz, p. 370-373.
20Martin Middlobrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989, p.147
21Short Take Off and Vertical Langing : décollage court et atterissage vertical

Aurore 8, la première bataille de Fao.

La guerre Iran-Irak résulta d'une erreur d'appréciation du raïs de Bagdad, Saddam Hussein, qui en attaquant l’Iran, anticipa une guerre d'ampleur et de durée limitée, destinée à accroître son prestige, obtenir des concessions territoriales et affaiblir le nouveau pouvoir issu de la révolution islamique. Les buts de guerre irakiens consistaient donc principalement à s'emparer de gages territoriaux avant de négocier en position de force. Cependant, cette perception n'était pas partagée par le régime iranien qui annonça que seul le renversement pur et simple du pouvoir baathiste suffirait à mettre fin à la guerre, alors que dans le même temps, celle-ci lui permettait de consolider son emprise, encore fragile, sur le pays. Le confit voulu comme limité devint ainsi une des plus grandes guerres conventionnelles de l’après-guerre. L’offensive irakienne lancée en septembre 1980 s’enlisa au bout de quelques mois au fur et à mesure que les forces armées iraniennes, initialement désorganisées et gravement affaiblies par les purges ayant suivi la révolution islamique, montaient en puissance. Après une première contre-attaque de grande envergure qui échoua au début de 1981, les Iraniens lancèrent une série d’offensives dévastatrices qui leur permirent de récupérer la quasi-totalité des territoires perdus en 1982.  Malgré ces défaites cinglantes, le régime irakien parvint à reconstituer puis accroître considérablement la taille de son armée, qui resta essentiellement sur la défensive à partir de cette année et parvint à repousser tant bien que mal les offensives iraniennes successives lancées dans le Sud, le Centre et le Nord du pays dans le cadre d’un conflit qui s’était transformé en guerre d’usure ; aucun des deux belligérants ne parvenant à infliger une défaite décisive à l’adversaire.

Adrien Fontanellaz

Les forces armées des deux pays évoluèrent de manière différente au fur et à mesure que le conflit durait. Du côté irakien, de nouvelles divisions d’infanterie furent levées en nombre de plus en plus grand afin de tenir le front – les deux pays partageant une frontière commune de 1'458 kilomètres. Entre 1980 et 1985, le nombre de divisions d’infanterie passa ainsi de cinq à trente. Nombre de celles-ci avaient des capacités limitées, et étaient essentiellement aptes à des missions statiques. Celles-ci chapeautaient en effet des unités du Jeish Al Shabi, l’armée populaire, à l’origine une milice du parti baath chargée de missions de sécurités intérieures, réputées pour leur manque d’efficacité. Les divisions d’infanterie étaient normalement composées de trois brigades d’infanterie et disposaient d’un bataillon de chars. L’armée continua par ailleurs à entretenir un noyau de sept divisions blindées et mécanisées de bonne qualité et distribuées au sein de corps d’armée attachés à des zones précises. Leur organigramme était issu d’un mélange de pratiques britanniques et soviétiques. Ainsi, une brigade blindée était centrée autour de trois bataillons de chars et un bataillon mécanisé alors qu’inversement, une brigade mécanisée incluait trois bataillons mécanisés et un bataillon de chars. Une division blindée incluait deux brigades blindées et une brigade mécanisée, cette proportion s’inversant pour les divisions mécanisées. Toutes les divisions irakiennes incluaient en sus une brigade d’artillerie. Enfin, une réserve opérative, la célèbre garde républicaine, fut progressivement constituée à partir d’une formation de la taille d’une brigade, essentiellement chargée de la garde des palais présidentiels, à laquelle furent agglomérés d’autres unités particulièrement réputées de l’armée régulière, à l’image de la 10ebrigade blindée indépendante qui s’était illustrée durant la bataille de Susangerd au début de 1981. En avril 1984, celle-ci comprenait une brigade mixte, chargée de la mission originelle de la garde, deux brigades blindées, une brigade d’infanterie et une brigade de commandos, chapeautées par un état-major divisionnaire. L’accès à des financements octroyés par les monarchies pétrolières du Golfe Persique ainsi qu’à plusieurs sources de matériels de guerre moderne comme la France et l’Union soviétique permirent à l’Irak de considérablement accroître la puissance de feu de son armée. Dans un contexte où la posture irakienne était, sur le plan terrestre, essentiellement défensive depuis 1982, les généraux irakiens tendaient à utiliser de façon très méthodique cette puissance de feu pour user l’adversaire tout en limitant leurs pertes, établissant des systèmes défensifs de plus en plus massifs et sophistiqués. Dans le même temps, l’efficacité globale de l’armée s’améliora considérablement, notamment par la mise en place d’une politique systématique de retour d’expérience ou encore par celle d’un réseau logistique performant permettent de déplacer rapidement des divisions entières d’un secteur à un autre du front. Enfin, conscient que des défaites militaires successives pourraient mettre en péril la pérennité de son pouvoir, le dictateur irakien infléchit progressivement sa politique consistant à octroyer des postes de commandement à des officiers choisis en fonction de critères politiques et indépendamment de leurs compétences professionnelles.  Par ailleurs, les Irakiens firent appel, à partir de 1984, à l’usage d’armes chimiques, produites en très grandes quantités par une industrie locale rapidement développée grâce à l’aide prodiguée par des sociétés étrangères, et pour la plupart, occidentales.  

Inversement, l’Iran, isolé sur la scène internationale ne pouvait pas compenser ses pertes avec des matériels de qualité équivalente, et ce tout particulièrement dans le domaine de l’aviation. Du fait de ces contraintes mais aussi parce que leur posture était offensive et qu’elles opéraient dans un contexte politique très particulier,  l’évolution des forces armées iraniennes fut donc différente de celle suivie par l’adversaire.  L’infanterie devint ainsi l’arme première iranienne, les autres branches opérant en soutien de cette dernière. De plus, cette infanterie développa des tactiques qui la rendirent particulièrement redoutable pour les Irakiens. Si au début du conflit, celles-ci étaient peu sophistiquées, et pouvaient aller jusqu’à l’utilisation de simples vagues humaines, elles se complexifièrent par la suite et l’infanterie iranienne finit par se distinguer par son usage systématique de tactiques de feu et mouvement, d’infiltration nocturne - au point de parvenir parfois à attaquer en premier directement l’Etat-Major d’une unité ennemie, par l’usage intensif de reconnaissances systématiques. L’imposante flotte d’hélicoptères de transport héritée du l’armée impériale, forte de 402 AB-205 et Bell 214 et 84 CH-47 en 1980, lui apportait un surcroît de mobilité important, facilitant notamment son ravitaillement. De plus, à partir de 1984, l’accent fut mis sur un meilleur entraînement des cadres alors que la coordination entre armée régulière et pasdarans s’améliora au niveau tactique.


Image may be NSFW.
Clik here to view.
Soldat iranien équipé d'un RPG-7 (via militaryphotos.net)
 
De fait, et tout comme son adversaire, l’Iran possédait plusieurs armées. La première de celles-ci était l’Artesh, héritière de l’armée impériale, et qui comptait au début de la guerre l’équivalent d’une petite dizaine de divisions très bien équipées et structurées selon le modèle américain. Ce puissant instrument militaire fut cependant gravement affaibli par les purges qui suivirent la révolution iranienne, et qui touchèrent tout particulièrement le corps des officiers. A cette armée régulière s’ajouta le corps des gardiens de la révolution islamique qui se développa rapidement durant la guerre et dont le commandement devint totalement séparé de celui de l’armée en 1985. Fort de quelques dizaines de milliers d’hommes au début de la guerre, celui-ci alignait ainsi quatorze divisions à la fin de l’année 1984, dont l’une était blindée. Les pasdarans pouvaient également faire appel, pour des périodes de deux à trois mois,  aux bassidjis, des miliciens souvent très jeunes et sommairement entraînés, qui étaient alors intégrés dans leurs divisions régulières. Paradoxalement, en dépit de sa population trois fois plus importante que celle de l’Irak, les effectifs alignés par l’Iran n’étaient pas très supérieurs à ceux de l’ennemi, dans la mesure où la politique  de recrutement mise en œuvre par Téhéran fut bien moins systématique, l’enrôlement des bassidjis se faisait par exemple sur une base volontaire, que celle de Bagdad, qui dut faire massivement appel à une main d’œuvre expatriée pour remplacer les hommes mobilisés et envoyés sur le front.

Cette asymétrie entre les deux armées poussa les Iraniens, qui gardaient l’initiative, à opérer autant que faire se peut dans des secteurs dont la géographie réduisait les atouts ennemis en entravant le déploiement de ses forces mécanisées. Ainsi, durant l’année 1985, pas moins de trois offensives furent lancées dans les immenses marais de Hoveyzeh situés au Nord de Bassora. Cette dernière ville, la grande métropole du Sud de l’Irak et porte d’accès du pays au Golfe Persique via le Chatt el-Arab située à une trentaine de kilomètres de la frontière iranienne fut un objectif majeur des Iraniens à partir de 1982. En effet, le régime des ayatollahs était convaincu que la prise de cette cité, bien plus accessible que Bagdad, serait fatale au régime baathiste irakien dans la mesure où les populations chiites du Sud du pays ne manqueraient alors pas de se révolter contre Saddam Hussein, dictateur impitoyable issu de la minorité sunnite. Bassora fut ainsi la cible de plusieurs grandes offensives entre 1982 et 1985, mais celles-ci échouèrent face aux puissantes défenses ceinturant la ville et sur un terrain ne favorisant que peu la plus grande qualité de leur infanterie. C’est pourquoi, en 1985, les Iraniens optèrent pour une autre approche, consistant à s’emparer de la péninsule de Fao, à l’extrême Sud de l’Irak, ainsi que du port OumQasr, et couper ce faisant l’accès de l’Irak au Golfe Persique tout en disposant des bases de départ permettant d’attaquer Bassora depuis le Sud en évitant ses principales défenses orientées face à la frontière iranienne. Prendre la péninsule de Fao n’était cependant pas une mince affaire dans la mesure où celle-ci était séparée de l’Iran par le Chatt el-Arab dont la largeur dans ce secteur pouvait atteindre près de 1'000 mètres.

Durant la seconde moitié de 1985, les Iraniens commencèrent à préparer l’attaque contre Fao, baptisée Valfajr 8 (Aurore 8). Deux divisions d’infanterie menèrent ainsi des exercices amphibie  sur les rives de la mer Caspienne, alors que plus de 3'000 pasdarans reçurent un entraînement de nageurs de combats afin d’être en mesure de reconnaître les futurs points de débarquement et d’éliminer les obstacles couvrant ceux-ci. Parallèlement, l’aviation de l’armée de terre et la force aérienne de la république d’Iran (IRIAF)  s’efforcèrent de parfaire leurs procédures d’appui rapproché et améliorer leur coordination, et chacune mit en place un état-major dédié dans le Sud du front afin de contrôler plus efficacement leurs opérations. Au début du mois de janvier 1986, l’IRIAF en particulier mena des exercices de très grande ampleur incluant chasseurs, transports et ravitailleurs et où l’accent fut mis sur l’accroissement du taux de sortie des appareils disponibles alors que dans les dernières semaines de janvier, deux missions de reconnaissance extrêmement périlleuses furent menées par des RF-4E afin de déceler les points faibles du dispositif irakien dans la péninsule. De nombreux matériels de franchissement, incluant des ponts flottants assemblables, des bacs automoteurs et des centaines d’embarcations diverses furent ensuite transportés vers le Sud du front et soigneusement camouflés tandis qu’un réseau de routes, dissimulé au sein des palmeraies de la région, devait permettre de soutenir l’opération. Enfin, environ 250'000 hommes, pour un total de huit divisions, soit six divisions d’infanterie, une division de génie et une d’artillerie se rassemblèrent progressivement dans le secteur. Afin de faire accroire à l’ennemi que leur prochaine grande opération aurait lieu dans le secteur des marais du Hoveyzeh, les Iraniens construisirent des camps et des positions factices afin de tromper les avions de reconnaissance irakiens et les satellites américains, alors que dans le même temps, de faux messages radios étaient échangés afin d’accroître encore la confusion du côté irakien. 

Pour les Irakiens, la péninsule de Fao était un secteur secondaire, et ses défenses étaient dimensionnées pour faire face à des attaques d’ampleur limitées. Elle dépendait du VIIe corps, dont le quartier-général était situé dans la ville de Fao, située à proximité de l’extrémité de la péninsule. Symptôme de l’importance limitée accordée par Bagdad à cette zone, le lieutenant-général Chawket, commandant de ce dernier, était subordonné au VIe corps stationné plus au Nord. Le VIIecorps chapeautait la 26e division d’infanterie, une formation de second rang incluant des soldats de l’armée populaire, qui occupait des positions défensives le long du Chatt el-Arab, établies au sein des vergers qui en couvraient la rive, ainsi que la 15e division d’infanterie, stationnée plus au Nord, à hauteur d’Oum al-Rassas, un îlot sableux au milieu du Chatt el-Arab situé à proximité de Khorramchahr. Enfin, les ports de Fao et Um Qasr étaient protégés par les 441e et 440e brigades d’infanterie de marine respectivement. Malgré les observations rapportées par les unités stationnées dans la région, faisant état de préparatifs en cours face à la péninsule, les services de renseignements irakiens restèrent convaincus que les Iraniens se préparaient à attaquer au Nord de Bassora. Une attaque préemptive fut même lancée entre le 6 et le 14 janvier 1986 durant laquelle les Irakiens réussirent à reprendre une des îles Majnoun, situées au centre des marais du Hoveyzeh alors que dans le même temps, leur aviation menait de nombreuses missions d’interdiction dans ce secteur.

Valfajr 8 débuta dans la nuit du 9 au 10 février 1986, lorsque les Iraniens, favorisés par une météo exécrable marquée par de fortes pluies, franchirent le Chatt el-Arab en plusieurs endroits simultanément. Dans la plupart des cas, des nageurs de combats traversèrent en premier afin de sécuriser les points de débarquements prévus sur la rive irakienne du fleuve avant d’être rejoints, une fois leur mission accomplie, par une seconde vague de pasdarans acheminée au moyen de centaines de canots pneumatiques tandis que l’artillerie iranienne pilonnait les positions ennemies. Alors qu’une attaque de diversion était lancée contre Bassora par une division, d’autres unités établirent plusieurs têtes de pont à hauteur de l’îlot d’Oum al-Rassas, à Siba, face à Abadan, et à une quinzaine de kilomètres de Fao, coupant ce faisant l’axe routier stratégique long de 130 kilomètres longeant le fleuve et relient Bassora à Fao. Dans le même temps, des éléments de la 3ebrigade d’infanterie de marine débarquaient dans la périphérie de la ville portuaire. Le génie iranien s’empressa ensuite d’assembler plusieurs ponts flottants afin de pouvoir acheminer des renforts sur la rive ennemie. Le succès initial de l’opération fut dû en grande partie à l’effet de surprise, et aussi au sang-froid de certaines unités. En effet, des nageurs de combats furent soudains pris sous un feu massif d’armes automatiques provenant des positions irakiennes proches mais s’abstinrent de riposter conformément aux ordres reçus. Ce sang-froid paya dans la mesure où, loin de les avoir détectés, les Irakiens avaient suivi une de leurs procédures standard consistant à ouvrir le feu en direction des lignes ennemies à l’improviste dans un secteur donné durant une quinzaine de minutes. A partir de leur tête de pont située dans le secteur d’Abadan, les Iraniens déployèrent simultanément la 77e division, chargée d’avancer vers Bassora, et la 21e division qui longea le Chatt el-Arab, en réduisant au fur et à mesure les positions irakiennes. La ville de Fao tomba le 11 février et les Iraniens y capturèrent un riche butin, consistant en radars de veille aérienne et de surface et plusieurs batteries de missiles anti-aériens et antinavires. Durant les premiers jours de l’offensive, les Iraniens capturèrent une grande partie de la péninsule, au prix 2'600 soldats tués ou blessés, et infligèrent le double de pertes à l’ennemi. A ce moment, ils avaient déployé l’équivalent d’un corps sur la rive irakienne du Chatt el-Arab, composé très majoritairement d’infanterie.

La réaction irakienne à l’offensive fut relativement confuse dans la mesure où il fallut plusieurs jours pour réaliser où se situait son point d’application principal. Ainsi, la division de la garde républicaine fut initialement déployée au Nord de Bassora car les Irakiens, croyant que les événements de Fao, dont ils avaient une vision confuse du fait de la météo exécrable qui empêchait les vols de reconnaissance, correspondaient à une simple diversion ennemie. Puis, dans un second temps, ils concentrèrent leurs efforts contre Oum al-Rassas, qui fit l’objet d’une contre-attaque menée par la 15e division d’infanterie renforcée par des commandos. Après 36 heures de combats acharnés, l’île d’Oum al-Rassas fut reprise, alors que l’avance de la 77e division iranienne vers Bassora avait été stoppée et qu’un coup de main contre le port d’Oum Qasr, dernière base navale irakienne avec un accès direct sur le Golfe Persique, fut repoussé par la 440ebrigade d’infanterie de marine qui en assurait la protection. Le 12 février, alors qu’une autre contre-attaque hâtivement mise en place fut stoppée net par le pilonnage de l’artillerie iranienne, le raïs de Bagdad autorisait le déploiement d’armes chimiques tandis que la 2e division d’infanterie, la 5e division d’infanterie mécanisée, la 6edivision blindée et plusieurs brigades de commandos rattachées à d’autres corps furent dépêchées afin de renforcer une nouvelle ligne de défense établie en urgence afin d’empêcher les Iraniens de déboucher de la péninsule. Certaines de ces unités contre-attaquèrent le long de la route longeant le Chatt el-Arab, mais, soumis aux tirs dévastateurs de l’artillerie ennemie, subirent de très lourdes pertes dans la large bande de vergers et de palmeraies longeant le fleuve âprement défendue par l’infanterie iranienne. In fine, ces renforts ne furent cependant d’aucune utilité à la 26edivision d’infanterie, isolée plus au Sud et dont les restes furent anéantis dans la nuit du 13 au 14 février. Un bataillon de reconnaissance irakien isolé et retranché à l’extrême pointe de la péninsule parvint cependant à résister jusqu’au 19 février, date de la capture de son commandant. La lenteur de la réaction irakienne permit aux Iraniens de relever leurs troupes avec trois unités fraîches, les 8e, 25e et 31e divisions d’infanterie, et, après avoir échoué dans leurs tentatives d’avances vers Oum Qasr et Bassora, de se retrancher afin de faire face aux inévitables contre-attaques irakiennes.



Image may be NSFW.
Clik here to view.
Evacuation de blessés iraniens par bateau, durant une opération antérieure (Sajed.ir via wikicommons)
 
Une fois passées sur la défensive, l’infériorité matérielle des forces terrestres iraniennes sur la péninsule allait être compensée par plusieurs facteurs. En premier lieu, la bataille devint aéroterrestre avec l’intervention massive des aviations belligérantes sur le champ de bataille dès que la météo devint plus clémente. Si les Irakiens menèrent 400 missions de combat pour la seule journée du 11 février, l’action des redoutables hélicoptères de combat Cobra et des chasseurs-bombardiers F-4 et F-5 iraniens allait compenser au moins partiellement la puissance de feu inférieure des pasdarans et des bassidjis et ce d’autant plus que l’efficacité des avions d’entraînement PC-7 armés de mitrailleuses déployés par les Irakiens pour gêner l’action des hélicoptères ennemis s’avéra médiocre - seul un Bell 214 fut peut-être abattu par les monomoteurs suisses. De plus, durant l’hiver, la péninsule, déjà partiellement couverte de vergers et de palmiers, se transformait en véritable champs de boue, qui n’entravait pas drastiquement les mouvements de l’infanterie, mais rendait les véhicules dépendants des routes. Hors, seuls trois routes surélevées, larges d’une vingtaine de mètres au maximum, pouvaient être suivies par les Irakiens pour progresser en direction de Fao. La première, et la meilleure, suivait le cours du Chatt el-Arab alors que la seconde, asphaltée, traversait le milieu de la péninsule et que le troisième longeait la mer. Les itinéraires que devraient suivre les forces irakiennes, fortement mécanisées et donc nécessairement rivées aux axes routiers, étaient donc faciles à deviner, ce qui facilitait par exemple immensément la tâche des artilleurs iraniens en leur permettant de concentrer leurs feux sur des secteurs de taille réduite. En revanche, la présence de la boue, dans laquelle les hommes pataugeaient jusqu’aux genoux, contribua à réduire l’efficacité des canons, dans la mesure où les obus s’y enfonçaient avant de détonner, ce qui amortissait le choc de l’explosion et, dans le cas Irakien, réduisait la diffusion des gaz de combats qu’ils contenaient.

Une fois certains d’avoir identifié le Schwerpunkt ennemi grâce aux révélations d’un pilote de F-5E iranien récemment capturé, les Irakiens organisèrent une contre-attaque de grande ampleur suivant les trois axes routiers conduisant au port de Fao. Celle-ci débuta le 18 février, après l’arrivée de la division de la garde républicaine. Une première colonne, dirigée par le lieutenant-général Chawket, et incluant la 5e division mécanisée, suivit la route longeant le Chatt el-Arab avant d’être stoppée devant la localité de Siba, sise face à Abadan et où les Iraniens avait érigés un ponton. Les troupes de l’armée régulière parvinrent à s’en emparer après de très violents combats le 23 février, mais ne purent ensuite progresser que de quelques kilomètres, alors que le commandant de la 5e division mécanisée fut tué lorsque une paire de Tiger iraniens bombarda le quartier général divisionnaire. Une seconde colonne, également composées d’unités de l’armées régulière et commandée par le général Jabouri suivit la route longeant l’autre côté de la péninsule. Elle rencontra initialement une résistance moins acharnée durant les premiers jours de l’attaque, mais finit par être stoppée à son tour le 23 février par l’infanterie ennemie soutenue par des missiles anti-char TOW. Enfin, la division de la garde républicaine, composée des 2e et 10ebrigades blindées, de la 3e brigade d’infanterie, d’une unité de garde-frontières ainsi que d’un régiment de reconnaissance, fut chargée d’avancer le long de la route dite stratégique du milieu de la péninsule. Dans l’ensemble, les unités mécanisées irakiennes, malgré la résistance acharnée de l’ennemi et l’état du champ de bataille, réduit en immense bourbier où les fantassins pataugeaient jusqu’aux genoux, parvinrent à progresser d’une vingtaine de kilomètre entre le 18 et le 23 février avant que leur avance soit stoppée par un raidissement de la résistance iranienne. Soucieux de limiter leurs pertes et d’éviter autant que faire se peut de engager leurs soldats dans des combats rapprochés contre des fantassins iraniens réputés comme particulièrement redoutables, les Irakiens firent un usage massif de leur artillerie, dont les canons pouvaient  tirer jusqu’à 600 obus par jour. La consommation de munitions fut telle que l’Irak dut procéder à des achats d’urgence pour recompléter ses stocks d’obus. Le front finit par se stabiliser le 13 mars lorsque Bagdad renonça à reconquérir la péninsule. Les Iraniens restèrent donc maîtres de 400 km 2 son extrémité et conservaient la ville de Fao alors que leurs troupes continuaient à être ravitaillées à l’aide d’un pont lourd et deux autres plus légers placés une dizaine de kilomètres de la ville.




Image may be NSFW.
Clik here to view.
Soldats irakiens (via militaryphotos.net)
Les pertes subies par les belligérants lors de l’opération Valfajr 8 restent aujourd’hui difficiles à établir, même si elles furent extrêmement élevées, et auraient pu atteindre 50'000 hommes pour les Irakiens, et au moins autant pour les Iraniens. La bataille fut aussi acharnée dans les cieux qu’au sol, et la force aérienne irakienne lança ainsi plus de missions durant les premiers mois de 1986 que durant l’ensemble de l’année 1985, perdant une cinquantaine d’avions et une vingtaine d’hélicoptères durant ses opérations sur ce secteur de front.  Ces pertes furent dues en grande partie aux trois batteries de missiles Hawk iraniennes mises en place entre Fao et Abadan. Témoignage de cette efficacité, une seule de ces batteries revendiqua la destruction de trois MiG-23BN et Su-22 en l’espace de 30 minutes le 20 février 1986. De son côté, la force aérienne iranienne, malgré son infériorité numérique et les immenses difficultés qu’elle rencontrait pour maintenir une partie de son parc d’avions opérationnelle parvint à lancer un millier de missions d’appui sur le champ bataille en deux semaines. Si l’opération fut incontestablement un grand succès iranien, et une démonstration de l’efficacité de son appareil militaire à ce stade de la guerre, elle ne déboucha cependant pas sur un résultat décisif. De fait, si les forces terrestres iraniennes démontrèrent leur capacité à surprendre l’ennemi et à percer son front, elles ne disposaient pas des moyens matériels d’exploiter cette rupture, alors que dans les premiers jours suivant l’établissement des têtes de pont, une attaque mécanisée contre Bassora aurait été extrêmement dangereuse pour les Irakiens encore désorganisés. Par ailleurs, une des raisons de l’acharnement dont firent preuve ces derniers pour reprendre la péninsule, contre-attaquant sur un terrain qui leur était pourtant éminemment défavorable, trouvait son origine dans la mentalité souvent décrite comme « bédouine » de Saddam Hussein, qui percevait toute perte de territoire comme une atteinte à son prestige. Significativement, l’opération Ramadan Al-Moubarak, le premier volet de la série d’offensives séquencées lancée en 1988 au moyen d’une réserve opérationnelle soigneusement agrandie et entraînée depuis 1986 et qui acheva de contraindre l’Iran à accepter un cessez-le-feu, visait à reconquérir la péninsule.

Bibliographie
Razoux Pierre, La Guerre Iran-Irak, Première guerre du Golfe 1980-1988, Perrin, 2013.
Ward Steven R, Immortal: A Military History of Iran and Its Armed Forces, Georgetown University Press, 2009.
Woods Kevin M, Murray Williamson, Nathan, Elizabeth A, Sabara Laila, Venegas Ana M, Saddam’s generals, Perspectives of the Iran-Irak War, Institute for Defense Analyses, Alexandria, 2010.
Woods Kevin M, Murray Williamson, Holaday Thomas, Elkhamri Mounir, Saddam’s War, An Iraqi Military Perspective of the Iran-Irak War, National Defense University, Washington, 2009.
Cooper Tom et Bishop Farzad, Iran-Iraq War in the Air 1980-1988, Schiffer Publishing, 2003.
Forum de discussion du Air Combat Information Group. (www.acig.org)
Iraq Armed Forces Forum (http://iraqimilitary.org)
Viewing all 139 articles
Browse latest View live