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Interview de Vincent Bernard (Robert E. Lee, Perrin, 2014)

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Vincent Bernard est journaliste ; il a suivi un cursus en histoire à l'université. Il tient le blog Le Cliophage. Il est spécialiste en particulier de l'histoire militaire contemporaine et de l'histoire américaine. Bien connu des lecteurs de magazine des éditions Caraktère, où il écrit le plus, il intervient également dans d'autres magazines comme 2ème Guerre Mondiale. Il a déjà publié plusieurs ouvrages, mais aucun du format de sa récente biographie de Robert E. Lee, le chef célèbre de l'armée sudiste de Virginie du Nord pendant la guerre de Sécession. Comme il s'agit de la première biographie de Lee en français, il nous a semblé intéressant de poser quelques questions à l'auteur, après lecture dudit ouvrage.



Stéphane Mantoux.

 



  1. En lisant la biographie, on a l'impression que les premières années, la jeunesse de Lee ont eu un impact considérable sur ce qu'est finalement devenu le personnage, est-ce le cas ?

Comme tout le monde j'imagine, les années de jeunesse impriment leur marque plus ou moins profonde, mais en effet c'est tout particulièrement vrai pour Lee. Ses vingt premières années sont assurément difficiles, tout au moins relativement à son milieu d'origine. Il est le fils d'un héros de l'indépendance, d'un gouverneur de Virginie, cadet d'une des plus grandes « dynasties » virginiennes et partant, du pays ; il passe ses premières années dans le luxe des plantations mais voit tout s'écrouler en quelques années sur fond de dettes, de scandales et d'exils (son père puis son demi-frère), ainsi que de maladie de sa mère dont il doit s'occuper. Chaque membre de la fratrie réagira différemment à ces circonstances, souvent par l'éloignement plus ou moins volontaire, mais pour Robert, c'est là assurément une école de stoïcisme, de modestie, voire de fatalisme, bien que, comme le souligneront ses aides de camp, cette attitude soit le fruit d'une foi profonde et d'un extraordinaire self-control, Lee étant décrit comme homme « d'humeur et de fortes passion ». Très tôt, son obsession semble être de restaurer la dignité de son nom par une exemplarité constante, de n'être en aucun cas un poids pour sa mère à qui, selon ses propres mots, il « doit tout ».

  1. On a parfois l'impression, également, que Robert E. Lee ne se satisfait pas de sa carrière militaire, comme s'il avait espéré, finalement, autre chose. Cela est-il exact et cela a-t-il pu influencer le personnage ?

Oui, il y a une ambiguïté tout à fait évidente dans le rapport de Lee avec sa carrière militaire. Son entrée à West Point ne semble pas le fruit d'un enthousiasme personnel débordant, mais bien plutôt de la nécessité et des circonstances. Mais il est difficile de faire la part des choses, nous n'avons notamment à ma connaissance aucun écrit de sa main avant son entrée à West Point et très peu avant le début de sa carrière. Lee exprime cependant par la suite à de très nombreuses reprises sa frustration d'une carrière lente et terne et ses aspirations à une vie de gentleman-farmer aux aspirations modestes en Virginie ; bien plus tard, essentiellement après la défaite de 1865 il exprimera des regrets directs et très nets d'avoir embrassé la carrière des armes. Ce qui ne l'empêche pas de rester exemplaire dans son travail et d'être « formaté » par son éducation militaire : Il est un officier professionnel accompli, se revendique tel et s'il méprise parfois ouvertement l'institution militaire, c'est sous l'angle des coteries politiques qui la pressent et la manipulent, pas pour elle-même. Mais il est bien difficile de percer ses pensées profondes qui comme chez tout un chacun, suivent évidemment des lignes sinueuses et paradoxales.

  1. Lee, bien que Virginien, s'était montré jusqu'à la guerre de Sécession assez peu impliqué dans les querelles intestines du pays, autour de la différence Nord/Sud ou bien de l'esclavage des Noirs. Comment expliquer le choix dramatique en faveur de la Confédération en 1861 ?

Douglas Freeman et bien d'autres avant et après lui ont conclu que c'était là un choix naturel de sa part, que tout, son origine sociale, son éducation, la vénération familiale pour George Washington – paradoxalement – allait dans le sens d'une défense de la Virginie drapée dans son passé de phare de la « vieille Amérique ». C'est un peu simpliste et hâtif mais pas infondé. Assurément Lee est un Virginien Américain plus qu'un Américain de Virginie. Son choix n'est pas celui d'un Connétable de Bourbon ou d'un Condé ruminant une rancœur personnelle, ni un choix « Gaullien » du seul contre tous ; c'est celui de la grande majorité des Sudistes (le Sud « légal », blanc, bien sûr) et il se fait d'ailleurs en trois temps distincts respectant toutes les apparences de la légalité : la démission (parfaitement autorisée et même fréquente) de l'armée fédérale par refus de « marcher » contre le Sud d'abord ; l'acceptation des sollicitations de la législature élue de Virginie ensuite ; l'entrée dans la Confédération lorsque Richmond le vote enfin. Lee suit pas à pas les choix politiques de son état, ni le mouvement sécessionniste ou la Confédération en tant que telle. Enfin, il ne faut pas oublier que si un certain nombre de personnalités des Border States déchirés entre les deux « sections » restent fidèles au drapeau national (Scott, Thomas...), ils sont minoritaires et le paient souvent cher, dans le cas de Thomas par exemple, par une rupture familiale complète. 
 
En définitive, ce sont plutôt les « dissidents » des deux camps, ceux qui n'ont pas rejoint ou ont rompu avec leur « section » qui sont à regarder comme des minorités voire des exceptions. Le cas du New-yorkais de Samuel Cooper, n°1 de la hiérarchie militaire confédéré mais très lié à Jeff Davis et marié à une Virginienne est un exemple inverse. Certes, ces « dissidences » représentent parfois des « minorités » très significatives, parfois des régions entières comme en Virginie occidentale, dans les comtés de l'Est du Tennessee ou en miroir sécessionniste, dans l'Est du Maryland et même jusqu'à New-York. L'esclavage joue ici un rôle majeur non comme enjeu « moral », mais comme ligne de fracture entre deux organisations économiques et sociales de plus en plus distinctes.

Pour autant, ce choix de Lee se fait sur fond de « larmes de sang » comme l'écrira sa femme, et de « deuil familial » comme ajoutera sa fille aînée. On ne peut l'appréhender qu'en gardant à l'esprit que la question de la nature même de la fédération américaine n'est pas résolue à cette époque. Le droit mais aussi l'identité des états face à l'Union fédérale est une question centrale, outre l'esclavage bien sûr, que la Guerre de Sécession va véritablement trancher.

  1. Les premières campagnes de Lee ne sont guère brillantes : comme vous l'expliquez dans la biographie, il ne se révèle vraiment qu'avec la seconde bataille de Manassas, à l'été 1862. A-t-il été le général confédéré le plus brillant du conflit, voire des deux camps confondus ?

La question ne peut qu'être ouverte et les arguments confrontés, mais je le crois, en effet. Lee se révèle le plus complet dans toutes les configurations, offensives ou défensives, presque toujours en nette infériorité. On lui dénie souvent les qualités d'un stratège mais c'est aussi oublier qu'il n'est pas, tout au moins avant l'hiver 1865, le général en chef ; il est le numéro 3 de la hiérarchie militaire confédérée et même moins en comptant l'autorité du ministère de la guerre et celle de Jefferson Davis. Lee est au mieux un chef-d'état major officieux en 1861-62 puis commandant de la principale armée sudiste pendant trois ans. A ce poste, ses talents proprement napoléoniens pour rassembler ses forces au bon endroit et au bon moment avec une exceptionnelle rapidité et pour anticiper les intentions de ses adversaires sont vraiment remarquables et rarement pris en défaut. Grant présente indéniablement de très grandes qualités de chef, à commencer par une obstination et une confiance rarement égalées, tant à l'ouest qu'à l'est ; il est aussi d'une certaine façon plus « moderne » que Lee, plus clairvoyant ou plus cynique, c'est selon, la où le « Renard Gris » paraît obsédé par la seule Virginie et la guerre à l'Est, en quelque sorte de « Capitale à Capitale ». Mais les talents de Lee doivent aussi être remis dans la perspective d'un déficit de moyens à nuancer mais chronique, et d'une situation où l'assaillant peut surgir de tous côtés, y compris par voie de mer ou fluviale. En imaginant les situations et les moyens inversés en 1864, on peine à croire que lors du grand « duel » de la « Campagne terrestre », Grant aurait pu avoir le dessus sur Lee. Mais ceci n'est évidemment que conjectures. 
 
Les échecs de Lee en 1861 et le démarrage difficile de 1862 ont sans doute trait à une approche initialement trop académique de la guerre. Ses plans en Virginie occidentale et dans une certaine mesure dans la Péninsule sont excellents... sur le papier ; pour des officiers d'état-major et des troupes aguerries, qui n'existent ni l'un ni l'autre. Mais une fois l'outil en main et plus expérimenté, l'armée de Virginie du Nord sera une force d'autant plus redoutable que Lee est épaulé par quelques lieutenants d'exception dans leur propre rôle (Longstreet, Jackson, Stuart Hood, les deux Hill ou Early). Il y a là aussi un trait unique de Lee : c'est sa personnalité, son exemplarité et sa diplomatie (trop de diplomatie pour certains) qui forgent sa légende auprès de ses troupes, qui le portent au nues. La singulière stabilité de son commandement est un autre facteur essentiel quand la seule armée du Potomac connaît dans le même temps quatre chefs successifs, sans même compter Grant. Au Nord, seul McClellan, un remarquable organisateur avait peut-être atteint un pareil niveau de confiance de la troupe, mais s'il avait superbement forgé l'outil, il n'osait pas s'en servir, ou tout au moins pas « à fond ». Lee ose, sait organiser dans les limites drastiques qui lui sont imposées, temporiser ou se montrer particulièrement agressif selon les circonstances.

  1. Une dernière question, qui peut aussi renvoyer à la mémoire et l'historiographie du personnage : pourquoi avoir choisi Lee et non Grant ?

Autrement dit, pourquoi le « méchant » et non le « gentil » ? Pourquoi la part belle au vaincu plutôt qu'au vainqueur, biais que l'on retrouve parfois pour l'historiographie de la Seconde guerre mondiale ?

En réalité ma « rencontre » avec Lee est singulière et circonstancielle et il n'y a pas eu de choix en tant que tel de ma part. Je m’intéresse depuis plus de vingt ans à la guerre de Sécession et suis un jour « tombé » un peu par hasard sur une partie de la correspondance privée des Lee conservée et numérisée par l'université Washington & Lee de Lexington. Mesurant ne pas savoir grand-chose de Lee au delà de quelques images et quelques gros traits essentiellement associé aux grandes batailles de la guerre, j'ai passé de nombreuses heures plongé dans ces sources privées, bien avant même les sources militaires ou ses principales biographies américaines.

En pénétrant « par la fenêtre » dans cette famille de la haute société virginienne, je me suis pris d'intérêt et même, assumons le, d'une certaine « affection » pour elle, ses aspirations, ses doutes, ses joies et peines, ses contradictions, sa vision du monde, ses rapports complexes et très ambigus à la religion et à l'esclavage, et ce dans le contexte de l'Amérique du milieu du XIXe siècle que l'on réduit souvent à quelques images simplistes, si ce n'est purement manichéennes. Bien au delà du militaire et du général Confédéré, R.E. Lee est un personnage fascinant, présentant une personnalité non « sans tâche » comme on le présente parfois, mais assurément hors norme et justement bien plus riche et complexe qu'on ne l'imagine.

J'ai donc poursuivi mes recherches dans de nombreuses directions dans l'idée d'entreprendre une véritable biographie, et ce d'autant que le vide était (quasi) total dans l'historiographie en langue française, et à l'inverse les ressources et débats très nombreux aux États-Unis. Après avoir proposé le sujet à plusieurs éditeurs, d'abord en vain, mon ami Yannis Kadari, co-directeur de la collection « maîtres de guerre » chez Perrin m'a proposé de me mettre en relation avec Nicolas Gras-Payen qui s'est montré intéressé et a bien voulu me faire confiance. J'en profite pour les en remercier chaleureusement tous deux ici. 
 
Quant à Grant, entre autres, je n'ai pas dit qu'il ne m'intéressait pas !

Violence et fascisme: le squadrisme

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En novembre 1918, l'Italie sort de la guerre dans le camp des vainqueurs mais c'est un pays en crise. Son système politique archaïque est incapable d'intégrer les masses populaires qui ont pourtant payé le plus lourd tribut lors des combats. Rapidement le pays doit faire face à une agitation sociale sans précédent entrée dans l'Histoire sous le nom de biennio rosso. Dans les rues les officiers sont pourchassés, dans les campagnes les paysans occupent les terres des grands propriétaires terriens, dans les villes les ouvriers organisent de vastes grèves qui parfois donnent lieu à des affrontements avec les forces de l'ordre. Au début de 1920 se développe un mouvement d'occupation des usines qui sontdéfendues par des milices ouvrières armées. L'État est impuissant à rétablir l'ordre, la bourgeoisie a peur tandis que les dirigeants socialistes et syndicalistes refusent de sortir de la légalité.

C'est dans ce climat de tension et de crise que se développe un phénomène politique nouveau, le squadrisme. Formé en majorité par des anciens combattants qui réinvestissent dans la vie civile les pratiques violentes apprises à la guerre, ce mouvement va sortir Mussolini et ses Faisceaux du ghetto politique où ils se trouvent à la fin 1919. Le squadrisme n'est pas en effet une simple émanation du fascisme mais plutôt l'aile militaire d'un mouvement dont l'aile politique est formée par les Faisceaux de combats. Phénomène autonome, le squadrisme est un exemple de la « brutalisation » de la vie politique italienne après 1918 en utilisant des méthodes militaires au service d'objectifs politiques. Initiateur d'une guerre civile larvée, il préfigure sur bien des points, les mouvements paramilitaires, fourriers du totalitarisme, qui vont voir le jour en Europe à l'instar des Sectionsd'Assaut d'Hitler.

David FRANCOIS




La naissance du phénomène squadriste.
La démobilisation qui suit la fin de la Première Guerre mondiale voit l'apparition d'une nouvelle couche sociale, les anciens combattants. Ils sont nombreux dans cette catégorie à ne pas retrouver du travail lors de leur retour à la vie civile et sans perspectives d'avenir. Parmi eux se trouvent de nombreux volontaires aux idées nationalistes et irrédentistes, partisans de l'entrée en guerre de l'Italie en 1915 pour laquelle ils sont allés se battre mais incapables de retrouver leur place dans la société.

Ils s'organisent dans des structures plus ou moins spontanées pour affirmer leurs conceptions de l'Italie et surtout pour combattre les socialistes qui, en raison de leur neutralisme pendant le conflit, sont accusés de défaitisme. Ces groupes de vétérans sont rejoints par des futuristes et des nationalistes pour former des équipes qui luttent dans la rue contre des socialistes dont le nombre et l'influence ne cessent de croître. Au cours des grèves massives qui caractérisent le biennio rosso sont apparu dans les grandes villes italiennes des groupes de volontaires afin de remplacer les grévistes et veiller à la bonne marche de services publics telsque les transports publics ou le nettoyage des rues. Ces volontaires, pour la plupart issu des classesmoyennes, ce sont souvent des étudiants ou d'anciens officiers, sont motivés par des idées nationalistes et antisocialiste. Ces groupes sont les précurseurs des squadre urbaines qui entre 1919 et l'été 1920 attaquent les manifestations et les locaux socialistes.

Parmi les différentes associations, groupesou squadre qui se forment dans le pays se se distinguent les Arditi, des soldats d'élite que l'État a démobilisé sans leur accorder une reconnaissance particulière pour leurs actions et qui sont nombreux à se retrouver sans emploi. C'est pour essayer de fédérer ces différents groupes que se réunis le 21 mars 1919 à Milan , à l'appel de Mussolini, différents représentants de ces associations qui partagent l'envie de perpétuer l'inspiration de l'interventionnisme révolutionnaire1. Se retrouvent donc des Arditi, des nationalistes, des vétérans en mal d'insertion dans la société et des syndicalistes révolutionnaires. A ce noyau s'ajoute vite les intellectuels du mouvement futuriste qui prône le nationalisme, l'antiparlementarisme, l'antisocialisme, et un culte de la violence et de la guerre. Le Faisceau milanais de combat voit le jour.

Le 23 mars se tient dans une salle de la piazza San Sepolcro à Milan la réunion de fondation des Faisceaux italiens de combat qui se dote d'un programme de gauche: instauration de la République, abolition des titres de noblesse et du service militaire, suppression de la spéculation boursière, journée de 8h, participation des ouvriers à la gestion des usines, la remise des terres aux paysans.

Fort de ce programme mêlant nationalisme et radicalisme révolutionnaire des faisceaux sont fondés dans les grandes villes italiennes. Les débuts du mouvement sont difficiles puisqu'en octobre 1919 il n'existe que 56 faisceaux et seulement 108, réunissant 130 000 adhérents en juillet 1920. Surtout lors des élections de novembre 1919, la liste que conduit Mussolini à Milan connaît un revers cinglant moins de 5 000 voix contre 170 000 aux socialistes.

C'est ce petit groupe marginal, rassemblant des anciens combattants et des jeunes agitateurs, que rejoignent la majorité des squadre d'azioni (équipes d'action) qui se sont formés de manière indépendante dans toute l'Italie. Leur noyau originel est composé d'environ 200 hommes tous des syndicalistes révolutionnaires et des arditi qui forment la garde personnelle de Mussolini. En 1919, la faiblesse des faisceaux est telle qu'ils n'existent généralement qu'à travers l'action des squadre. Le mouvement prend d'ailleurs une certaine ampleur en Vénétie Julienne, province attribué à l'Italie et où l'exaltation nationaliste est forte. Ailleurs dans le nord de l'Italie l'expansion des squadre est plus limitée. Mais le squadrisme n'est pas lié encore étroitement au fascisme puisqu'à l'automne 1919 les revendications irrédentistes en Istrie et en Dalmatie attirent de nombreux squadristes qui suivent les légionnaires de D'Annunzio lors de son occupations de la ville de Fiume, une initiative à laquelle est opposée Mussolini.

Les premières squadre dans la rue.



Le squadrisme urbain.
Les premiers actions des squadristes fascistes ont lieu à Milan en 1919 mais également à Mantoue, Brescia et Padoue. A Milan, la première action d'envergure des squadristes est l'incendie du siège du journal socialiste l'Avanti au moment de la grève générale déclenchée par le Parti socialiste italien (PSI). Cet épisode entre dans la légende fasciste sous le nom de la « bataille de la via dei mercanti ». En novembre deux squadristes lancent une bombe dans un cortège socialiste faisant 9 blessés. En décembre, quand à Rome s'ouvre la session du nouveau parlement, des squadristes pourchassent dans les rues les députés socialistes qui ont refusé d'assister à la séance en présence du roi ou qui ont crié à son arrivée « Vive la république socialiste ».

Les actions de ces squadre qui s'en prennent physiquement aux personnes et aux bâtiments sont, selon la propagande fasciste, destinées à empêcher l'extension à l'Italie de la révolution bolchevique. Elle justifie donc cette violence comme une réponse à la violence et à l'agitation politique et sociale mise en œuvre par les socialistes et les anarchistes lors du biennio rosso. Malgré les violences perpétrées les actions des squadre urbaines rencontrent l'approbation de la classe moyenne ainsi que des milieux politiques modérés aux conservateurs. Ces groupes voient là un moyen de réduire l'influence des syndicats et des partis ouvriers et de faire pression sur le gouvernement pour l'amener à prendre parti pour les propriétaires terriens et les patrons lors des conflits du travail et d'abandonner ainsi l'attitude de neutralité propre au libéralisme giolitien.
Mais ces squadre urbaine ne sont pas foncièrement conservatrices. Elles se retrouvent dans le programme radical de San Sepolcro, cette tentative de renouveler la politiques et l'économie. En outre la présence de futuristes ou d'ancien syndicalistes révolutionnaires donnent à ces formations un caractère subversif et d'opposition aux valeurs et à la culture bourgeoise traditionnelle. Mais le projet mussolinien de créer une formation centrée sur les valeurs des anciens combattants progressistes ou révolutionnaires échoue rapidement. Le faisceau de Milan où se développe le programme de San Sepulcro est plus à gauche que les autres faisceaux et surtout ce programme pour être mis en œuvre doit recevoir le soutien des ouvriers et des paysans qui continuent à suivre le Parti socialiste et la Confédération général du travail, le puissant syndicat italien dominé par les socialistes.

Le fossé entre le fascisme et la monde ouvrier devient vite insurmontable, surtout après le saccage du siège de l'Avanti, par les squadristes le 15 avril 1919. L'échec du projet original de Mussolini devient évident avec les résultats désastreux des élections générales du 16 novembre 1919. Les faisceaux qui voulaient unifier la gauche interventionniste se heurtent alors à l'hostilité des républicains et des syndicalistes révolutionnaires qui lui reprochent son caractère réactionnaire et ses méthodes brutales.

Si l'action des squadre urbaine en 1919 et au début de 1920 peut être interprétée comme une réponse à l'agitation « bolchevique » du biennio rosso, elle apparaît vite comme une violence offensive et aveugle dirigée contre toutes les organisations ouvrières y compris celles qui sont républicaines ou catholiques. Ce caractère de réaction blanche est souligné par la fait que les actions des squadre se déroulent avec l'appui des milieux économiques et industriels mais également des autorités militaires, policières et de la justice. Si le mouvement commence à recevoir des soutiens il reste toujours marginal et sans assises populaires. Ce n'est qu'à partir de la seconde moitié de 1920 que le fascisme va gagner en influence mais il sera déjà clairement orienté à droite.


Le squadrisme agraire.
A la suite du 2e congrès du Komintern en juillet 1920, le Parti communiste italien voit le jour à Livourne. Cette naissance mais aussi le mouvement d'occupation des usines qui prend fin à l'automne provoque un sentiment d'insécurité au sein des classes moyennes italiennes et de défiance à l'encontre des institutions démocratiques jugées incapables de garantir la paix sociale. La bourgeoisie veut désormais éviter le retour du spectre rouge et cherche à s'en protéger en soutenant des groupes démagogiques qui attireront une clientèle populaire mais assez déterminés pour briser les organisations de gauche. Mussolini comprend que la vague antisocialiste qui touche le pays lui offre une opportunité de sortir son mouvement de son isolement. Il commence à recevoir des subsides du patronat tandis que l'échec de D'Annunzio à Fiume lui permet de récupérer des squadristes qui avaient rallié le poète. C'est d'ailleurs en Vénétie-julienne que le squadrisme fait montre de son efficacité. Le 14 juillet 1920, les squadristes de Trieste, à l'annonce du meurtre de soldats italiens à Split, mettent à sac les locaux des organisations slovènes. Les attaques se multiplient ensuite dans la régions contre les socialistes et les Slaves. En octobre à Trieste, le siège du journal socialiste Il Lavoratoreest incendié tandis que dans les semaines qui suivent les bourses du travail en Istrie sont détruites.

Un camion transportant des squadristes dans la campagne italienne


Mais la percée du fascisme sur la scène nationale se joue dans la vallée du Pô, dans les campagnes, avec le développement du squadrisme agraire. Dans cette région depuis le début du siècle un double tendance touche le monde agricole. En 1901 à Bologne est créé la Federterra liée au PSI et qui fédère rapidement la plupart des ligues paysannes dont le but est de monopoliser le marché du travail agricole en organisant les métayers sur un mode ouvrier et en aucune manière en cherchant à faire des métayers des petits propriétaires. Dans le même temps de nombreux petits propriétaires augmentent considérablement la surface des terres qu'ils possèdent après avoir acheté celles des grands propriétaires fonciers. A partir de 1919 les conflits s'aggravent entre les deux catégories: les métayers soutenus par les ligues socialistes occupent des terres et imposent leurs conditions aux propriétaires. Ceux qui refusent de se plier sont victimes de destructions de récoltes, de boycott et de violence pour les forcer de se plier aux décisions des ligues. La Federterra organisent aussi des tribunaux qui édictent des mesures d'isolement contre les propriétaires récalcitrants comme l'interdiction de vendre leurs produits ou d'acheter à la coopérative. Ces dernières possédant une forme de monopole, les victimes de se boycott se retrouvent vite ruinés. La puissance des socialistes s’accroît jusqu'en 1920. Dans l'Emilie-Romagne ils contrôlent l'ensemble des administrations provinciales et municipales. Les syndicats socialistes imposent leur monopole de la gestion de la main d’œuvre tandis que les coopératives socialistes imposent le prix des denrées. Les socialistes gèrent également les taxes municipales sur la propriété et les entreprises et ont le pouvoir de louer à qui ils veulent les terrains communaux. Face à cette puissance socialiste, les grands propriétaires terriens reçoivent l'appui des petits propriétaires qui se sentent opprimés.

A partir de l'automne 1920, les propriétaires commencent à financer des squadre pour attaquer les militants et les sièges du PSI ou des syndicats. Ces squadre rurales ont des liens avec celles des villes notamment dans la vallée du Pô puisque certaines ont pour origine des squadre urbaines de Bologne ou de Ferrare. Surtout elles partagent les même objectifs et attaquent les mêmes victimes. Néanmoins les squadre rurale sont plus nettement réactionnaires avec comme objectif de défendre dans les campagnes les intérêts des propriétaires.

Les grands propriétaires fonciers de la vallée du Pô utilisent les squadre, en leur fournissant de l'argent et des armes afin de démanteler les organisations ouvrières et paysannes. Ils frappent les municipalités de gauche, les syndicats socialistes, les coopératives et les mutuelles. Au cours de leur exactions il bénéficie bien souvent de la complicité des autorités locales. Il ne s'agit plus alors de se défendre contre une menace révolutionnaire mais de revenir sur les conquêtes obtenues par les syndicats et les socialistes réformistes les années précédentes.

Si le squadrisme agraire ne représente pas tous le fascisme, cette aile militaire du mouvement assure à Mussolini des soutiens financiers et une visibilité accrue sur la scène nationale. L'expansion rapide du phénomène squadriste représente un potentiel politique crucial pour les dirigeants fascistes. A la fin de 1920, le secrétaire des Faisceaux de combat, Ugo Pasella, annonce donc que l'objectif principal du fascisme est de renforcer son appareil paramilitaire, priorité stratégique absolue. En 1921 le fascisme dispose de bastions importants, notamment dans la vallée du Pô autours de Bologne et Ferrare d'où il rayonne sur les centres secondaires environnant.

En retour le squadrisme agraire revitalise le squadrisme urbain. En novembre, à Bologne, le jour de l'installation de la municipalité socialiste, les squadristes dirigés par Dino Grandi passent à l'attaque faisant 9 morts et plus de 100 blessés. Un mois après des incidents similaires touchent Ravenne sous la direction d'Italo Balbo. Ce mouvement s'étend ensuite rapidement. A Florence les industriels et les propriétaires financent les squadre d'Amerigo Dumini qui ravagent l'hotel de ville le 22 octobre 1920.

Le premier semestre 1921 les squadristes ont détruits 726 bâtiments: 17 journaux et imprimeries, 59 maisons du peuple, 119 bourses du travail, 107 coopératives, 83 ligues paysannes, 8 mutuelles, 141 sections socialistes ou communistes, 100 cercles de la culture, 10 bibliothèques publiques ou théâtres, 28 syndicats, 53 centres de loisirs populaires, une université populaire. En 1921 et 1922 les squadristes ont tué environ 3 000 personnes et entre 500 et 600 en 1921.

Ces expéditions punitives comme les nomment les fascistes sont justifiées par la menace de révolution qui pèse sur l'Italie. Mais à partir du début 1921, le mouvement révolutionnaire a cessé d'être un danger pour l'ordre social. Les violences qu'il peut alors commettre sont en grande partie une réponse à la violence fasciste. Cette violence rouge n'est plus alors qu'un mouvement de défense pour les liberté ouvrière et les droits syndicaux menacés. Il existe donc un fort contraste entre la réalité du squadrisme qui est devenu que le bras armé d'un mouvement politique, le fascisme, et celui de la bourgeoisie et des propriétaires terriens contre les ouvriers et les paysans et le mythe qu'il cultive et où ils se présentent comme l'expression authentique des exigences populaires et révolutionnaires. Si une partie des squadre rurales, notamment celles dirigées par Dino Grandi, Italo Balbo ou Edmondo Rossoni, cherchent à détruire les infrastructures socialistes pour les remplacer par un syndicalisme fasciste, il devient vite évident que ces syndicats ne servent que les intérêts des employeurs.

Des squadristes lors de la Marche sur Rome.


Surtout si un climat d'intimidation a pu se développer durant le biennio rosso, contribuant ou justifiant pour une partie de l'opinion la réaction squadriste, il faut distinguer la violence socialiste de la violence fasciste. La première est rarement organisée, c'est une violence spontanée qui fait rarement des morts. Hormis le cas de ceux qui boycottent les grèves, la violence est considérée comme superflue car les socialistes sont persuadés d'avoir avec eux le nombre et le sens de l'Histoire. Pour les squadristes la violence est un but en soi.


L'organisation et les tactiques des squadre.
C'est le goût de l'aventure et surtout une certaine fascination pour la violence qui motivent les violences squadristes. Un certain nombre des volontaires des squadre sont des anciens combattants nostalgiques de la guerre mais qui trouvent également dans le squadrisme un moyen de se réinsérer socialement en réinvestissant contre un ennemi intérieur le savoir-faire acquis pendant la guerre contre l'ennemi extérieur. Pour les plus jeunes, abreuvés durant leur adolescence par le récit des exploits héroïques de leurs aînés sur le front, le squadrisme est l'occasion de partager un peu de cette gloire. La sensation d'appartenir à une élite partageant des valeurs communes neuves comme le goût du sacrifice, le courage, le culte de la force est également un facteur d'attraction.

La haine du socialisme, étendu au communisme, les deux associés dans la figure du bolchevisme destructeur est une motivation forte pour rejoindre le squadrisme notamment au sein des classes moyennes. Étudiants, fils de la bourgeoisie agraires garnissent les rangs des squadre autant que les anciens combattants mais aussi des chômeurs dans un pays en proie à la crise économique. D'autant que pour certains le squadrisme devient une occupation à temps plein comme dans la province de Pavie où les subsides versés par les industriels et les commerçants permettent de donner 35 à 40 livres par jour aux squadristes. Il ne faut pas non plus oublier que si les squadristes comptent dans leurs rangs des idéalistes ou des intellectuels comme Dino Grandi ou Giuseppe Bottai, ils cohabitent aussi avec des hommes au passé douteux et des repris de justice.

Les squadristes en action.


Les squadristes se retrouvent généralement autour d'un chef local, connu sous le nom de ras, choisis en raison de son charisme et qui la plupart du temps un ancien combattant décoré. Parfois, notamment à la campagne, c'est un propriétaires terrien qui finance le squadrisme qui se retrouve à la tête des équipes. Les squadre se réunissent le plus souvent dans des cafés dont ils font leurs quartiers généraux et leur base de départ. C'est là également qu'ils exposent les trophées ramenés de leurs expéditions, notamment des drapeaux rouges.

Communistes et socialistes se réunissent également dans des cafés. De nombreuses bagarres ont donc lieu près de ces lieux de sociabilités politiques de l'Italie du début des années 1920. Dans chaque camp le temps passé au café permet de créer un esprit de corps, une camaraderie entre les habitués. Les cafés sont aussi les lieux où sont entreposés des armes, à la fois pour défendre l'endroit en cas d'attaque mais aussi pour les expéditions.

Rapidement, pour renforcer l'esprit de corps, les squadre se dotent la plupart d'un fanion noir qui porte un nom ou une devise et qui est confié à un porte-étendard lors des manifestations. Il semble que c'est dans la région de Ferrare que pour la première fois les squadristes se dotent de chemises noires et de fez, copiant ainsi l'uniforme des Arditi, tenue qui est rapidement adoptée par le reste des squadre dans le pays. Le squadrime développe également un culte des martyrs autour desquels se déploie un rituel précis avec le cris de « Présent » repris trois fois après le nom de ceux qui sont tombés. Les obsèques des squadristes sont aussi l'occasion de démonstrations de force réunissant les équipes des villes proches tandis que les fascistes cherchent à y associer les anciens combattants mais aussi les militaires.

La pratique des expéditions punitives qui fait la réputation du squadrisme est empruntée aux tactiques militaires, notamment à la Strafexpedition autrichienne sur le front des Alpes en mai-juin 1916. La tactique est simple: différentes équipes fusionnent pour fondre sur un seul objectif. L'action est menée en utilisant des moyens spectaculaires afin d'effrayer l'adversaire, de dissuader ses partisans les plus tièdes mais aussi de susciter de la sympathie dans la grande foule de ceux qui ne veulent, à priori, pas prendre partie. Pour ces expéditions les squadristes s'arment de couteaux et parfois d'armes à feu voire de grenades à main. Mais l'arme par excellence des squadriste est le gourdin, le fameux manganello, symbole des expéditions.

La squadra approche sa cible à bord de camions, souvent fournis par l'armée, en chantant des hymnes et en exhibant leurs armes et leurs manganello. Puis elle passe à l'attaque, dévastant systématiquement les sièges des organisations adverses, bourses du travail, coopératives, syndicats, ligues agraires, brisant les meubles, brûlant sur la place publique les papiers et le matériel de propagande, les militants adverses sont pourchassés, battus, forcés à boire de l'huile de ricin, parfois simplement assassinés. Lors des affrontements les squadristes utilisent généralement des bâtons mais durant les périodes où les conflits sont plus tendus ils n'hésitent pas à utiliser des armes à feu, voire des armes de guerre. Parfois ces affrontements sont le fait des adversaires des squadristes, notamment les communistes qui dans certains endroits font preuve d'agressivité et se mettent à la tête des ouvriers notamment quand les fascistes cherchent à démanteler les organisations ouvrières ou à perturber le déroulement des élections.

Les locaux du journal socialiste l'Avanti après une expédition des squadristes.


Dans les campagnes les escouades de squadristes arrivent en camion et trouvent des guides parmi les propriétaires fonciers locaux qui désignent la maison des militants paysans. La maison est alors entourée par des hommes en armes qui demandent au paysan de sortir sous la menace de brûler sa maison. Une fois sortie le paysan est battu et généralement abandonné nu au milieu de la campagne. S'il lui prend l'idée de vouloir se défendre il risque bien souvent d'être grièvement blessé ou même assassiné.

La violence squadriste répond à de nombreux impératifs: d'abord la lutte contre les organisations ouvrières et paysannes à l'instigation des propriétaires fonciers mais aussi parfois en réaction aux événements du biennio rosso. Il s'agit aussi pour les fascistes de s'emparer du pouvoir administratif au niveau local, d'intimider l'adversaire, de faire de la propagande. Il ne faut pas non plus négliger les effets psychologiques et sociologiques de la guerre qui a exacerbé les conflits sociaux. La faiblesse de l'appareil répressif de l'État italien est également en cause.

L'expérience des tranchées, les liens de camaraderie, la structure hiérarchisée, la supériorité numérique et la possession d'armes leurs donnent facilement l'avantage sur leurs adversaires. La grande force des squadristes provient du fait qu'ils bénéficient généralement de la complicité d'une grande partie de l'appareil d'État, notamment au niveau local. Dans les zones où ils sont les plus forts ils sont favorisés par les fonctionnaires, la police, la justice et même l'armée qui parfois leurs fournit des équipement et des armes. La plupart des policiers et des militaires ont tendance en effet à considérer comme naturel leur alliance avec le fascisme contre l'ennemi commun bolchevik. La facilité avec laquelle les squadristes opère n'est donc pas seulement le résultat de la faiblesse de l'État mais de la sympathie et de la complicité dont ils bénéficient parmi les forces chargées de faire respecter l'ordre et la loi. Une statistique de la police indique qu'entre le 1er janvier et le 8 mai 1921, 1073 incidents violents entre socialistes et fascistes ont eu lieu. Mais si 1 421 socialistes ont été arrêtés en liaisons avec ces incidents ce ne fut le cas que de 396 squadristes.

A contrario quand la police reçoit l'ordre de réprimer les agissements squadristes elle y parvient comme le montre les incidents de Sarzana. Dans cette petite ville de Toscane, la population s'est organisée en groupe de défense et oblige les carabiniers à tirer sur 500 squadristes de Florence et Carrare venue pour une expédition punitive. Ces derniers doivent s'enfuir perdant 18 morts et une trentaine de blessés.

Les squadristes doivent bientôt compter avec la mise sur pied d'organisations antifascistes armées dont la plus puissante est celle des Arditi del Popolo, créé en juin 1921 qui regroupe 55 000 combattants à l'été 1921. L'affrontement le plus spectaculaire a lieu à Parme en aout 1922. Les fascistes mobilisent près de 50 000 squadristes pour attaquer la ville que les Arditi del Popolo défendent avec l'aide de la population. L'armée se refuse à intervenir et la ville devient le théâtre de 4 jours de combats de rue. Mais les squadristes doivent battre en retraite laissant derrière eux 40 morts et 150 blessés. Cette défaite démontre que les succès squadristes sont avant tout le résultat de la désorganisation de leurs adversaires et de la complicité des autorités locales. Elle fait douter Mussolini sur la capacité de son mouvement à prendre le pouvoir uniquement par le biais de la force.

Néanmoins, à l'été 1921, l'organisation socialiste dans les campagne est démantelée. Le gouvernement a profité des troubles pour dissoudre les municipalités socialistes dans une centaine de villes comme Bologne, Modene ou Ferrare. A l'exception de certaines villes du nord comme Milan, Gênes ou Turin où les socialistes demeurent puissants, les organisations ouvrières sont exsangues. La contre-révolution a vaincu faisant des centaines de morts et des dizaines de blessés.


Une aile militaire encombrante mais incontournable.
La croissance du squadrisme en 1921 dépasse rapidement le simple cadre de la défense des classes moyennes et des propriétaires fonciers et pose de nouveau problème. D'abord l'accroissement numérique des squadre, combinée à la conquête territoriale de provinces entières, leur donne la possibilité d'atteindre leurs objectifs politiques propres sans passer de compromis avec les classes dirigeantes ou l'État, objectifs qui peuvent entrer en conflit avec les intérêts économiques de la bourgeoisie et des propriétaires. D'ailleurs, une fois les coopératives et unions socialistes vaincues, certaines squadre trouvent un nouvel ennemi dans les grands propriétaires terriens qui profitent de la situation pour faire monter le loyer de la terre. Déjà à la fin de 1920 des squadristes ont essayé de caractériser leur mouvement comme une organisation cherchant à reconstruire moralement et matériellement l'Italie contre le bolchevisme mais également contre la bourgeoisie égoïste et des représentants libéraux.

Des squadristes exhibant leur arme favorite: la manganello.


Ce squadrisme « révolutionnaire », qui trouve son inspiration dans le programme de San Sepolcro devient une épine dans le pied de Mussolini. Ce dernier a peu à voir avec les succès des squadristes qui sont dus la plupart du temps aux initiatives des dirigeants locaux, les ras. Il cherche bien entendu à l'exploiter au maximum, notamment lors des élections de 1921, en lançant les squadristes dans une campagne de terreur contre les candidats adverses. Mais il la redoute également surtout à partir du moment où il cherche à accéder au pouvoir par la voie parlementaire, abandonnant la voie violente qu'incarne le squadrisme.

Mussolini se rend compte qu'il est coupé du squadrisme qui est avant tout un phénomène de bandes locales. Les squadristes sont plus dévoués à leur ras qu'à lui et ces derniers tirent de cela une force qui leur permet de remettre en question la direction de Mussolini. En juin 1921 cette puissance du squadrisme s'exprime pleinement et influence la politique de la direction fasciste. Lorsque Mussolini parvient à un accord avec les socialistes pour faire cesser les violences respectives et se donner ainsi une allure respectable d'homme d'État, le soulèvement des squadristes l'oblige à reculer. Dino Grandi organise de Bologne la rébellion et dénonce la trahison de Mussolini. Surtout les squadristes ne respectent pas la trêve conclue. En septembre, à Ravenne, les squadristes sèment la terreur frappant les étrangers et des prêtres qui ne se découvrent pas devant les fanions noirs.

Pour dompter le squadrisme, Mussolini décide de la canaliser au sein d'un parti encadré et discipliné. Mussolini fait adopté un programme conservateur ce qui provoque la fureur des squadristes qui sont également à l'idée d'une centralisation et d'une normalisation du mouvement. Mais les chefs du squadrisme se rendent compte que face à la montée de la riposte populaire et au raidissement de l'armée devant les agissements squadristes, notamment à Rome, la stratégie de la force est risquée. Ils acceptent donc la création du Parti national fasciste en novembre 1921 qui se dote d'une aile militaire, la Milice, commandée par Italo Balbo et De Vecchi mais également par deux généraux en activité.

Mussolini et ses lieutenants en uniforme squadriste lors de la Marche sur Rome.


Mais le squadrisme reste encore nécessaire pour démontrer la faiblesse de l’État libéral. Le 1er mai 1922 fait une dizaine de morts dans le pays. A la fin mai à Bologne, Balbo fait envahir la ville par des milliers de squadristes et l'occupent pendant 5 jours tandis qu'en juillet à Crémone les hommes de Farinacci prennent d'assaut le préfecture. Quand la gauche lance une grève générale le 31 juillet, les squadre entrent en action utilisant la violence pour forcer les ouvriers à reprendre le travail. La grève tourne au fiasco et les squadristes en profitent pour s'emparer des villes jusque là réfractaires: Milan, Turin, Gene, Padoue, Modéne où les municipalités sont démises et les locaux des organisations ouvrières saccagés. La voie est libre pour prendre le pouvoir.

La Marche sur Rome est un énorme coup de bluff orchestré par Mussolini pour obtenir enfin le pouvoir. Mais ce coup repose sur la mobilisation des squadristes. Le 27 octobre 1922 ces derniers se réunissent devant les préfectures, les commissariats et les gares pour s'en emparer. Les militaires négocient mais parfois ils résistent comme à Vérone, Ancone et Bologne. Pendant deux jours les deux camps se font face. Pendant ce temps 26 000 squadristes mal armés convergent sur Rome ou se trouve 28 000 militaires. Il ne fait aucun doute que si les autorités avaient voulu balayer les fascistes, elles l'auraient emporter sans difficulté. Mais le roi refuse l'affrontement. Le 29 Mussolini devient le chef du gouvernement.

Après la Marche sur Rome, le compromis passé entre le fascisme et les classes dirigeantes se fait au détriment de la composante révolutionnaire du fascisme et les squadre sont réduits au rôle de simple instrument de l'Etat. L'aile intransigeante menée par Farinacci est battu et quand le régime est consolidé Farinacci est évincé de son poste de secrétaire du Parti national fasciste





en octobre 1925. Avec la normalisation de la situation, les squadre sont peu à peu absorbés dans l'institutionnelle Milice des volontaires pour la sécurité nationale où leurs membres sont soit marginalisés, absorbés par le pouvoir, ou neutralisés. Les violences des squadristes continuent malgré tout jusqu'en 1924 pour réduire ce qu'il reste d'opposition dans le pays que ce soit des socialistes, des libéraux ou des catholiques. Elle atteint son apogée avec le meurtre du député socialiste Matteotti par des squadristes dirigés par Amerigo Dumini qui ébranle le jeune pouvoir fasciste mais lui donne également l'occasion d'établir les lois fascistissimes qui transforme définitivement l'Italie en dictature.


Le phénomène squadriste a longtemps été présenté comme une réponse à la vague révolutionnaire du biennio rosso. Mais en 1919-1920, les émeutes, les troubles et les grèves sont des phénomènes largement répandus en Europe et si l'Italie a semblé au bord de la révolution, l'élasticité des institutions et la force du courant réformiste au sein du mouvement ouvrier auraient pu permettre une sortie de crise comparable à celle des autres pays. Surtout le squadrisme ne se développe vraiment qu'à partir de la fin de 1920 quand il n'existe plus de danger de révolution communiste. Il ne peut donc être vue comme une simple riposte au bolchevisme.

Si la violence squadriste prend les allures de représailles contre une domination du PSI dans les zones où il est fortement implanté et se transforme ainsi en instrument réactionnaire, cette analyse réductrice, qui sera celle adoptée durant les années 1920 par l'Internationale communiste, ne rend pas compte de l'originalité de ce phénomène. Le squadrisme est aussi une révolte contre l'ordre ancien, les élites et les classes dirigeantes qui s'incarnent dans l'État libéral et qui touchent, sous différentes formes, une partie de l'Europe au sortir de la Première Guerre mondiale.

Rampe d'accès vers le pouvoir pour Mussolini, le squadrisme devient vite encombrant quand sonne l'heure du compromis avec les classes dirigeantes traditionnelles. Ce n'est dans un bain de sang, comme le fera Hitler avec les SA en 1934, que le Duce se débarrasse de cette aile paramilitaire radicale mais en l'intégrant dans les structures de l'État fasciste. Quand le compromis passé par Mussolini entre le fascisme et les forces conservatrices éclate en juillet 1943, les intransigeants ras se retrouve tous dans la République sociale italienne. L'esprit squadriste se réveille en effet à Salo et démontre que son pouvoir de destruction et son culte de la violence son restés intacts.

Bibliographie:
Pierre Milza, Serge Berstein, Le fascisme italien, 1919-1945, Seuil, 1980.
Angelo Tasca, Naissance du fascisme, Gallimard, 1970.
Robert Paxton, Le fascisme en action, Seuil, 2004.
Mimmo Franzinelli, Squadristi, Mondadori,2003.


1 Quand la Première Guerre mondiale éclate en Europe à l'été 1914 la grande majorité des Italiens s'oppose à la participation de leur pays au conflit. Mais une minorité bruyante se montre favorable à une interventions. Parmi ces groupes se trouve des nationalistes mais aussi des garibaldiens républicains qui veulent que le pays rejoigne le camp des défenseurs de la démocratie. Une minorité de syndicalistes révolutionnaires et de socialistes en rupture de ban comme Mussolini incarnent un interventionnisme révolutionnaire qui voit dans la guerre le point de départ d'une révolution mondiale.

Ichi-Go sakusen

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La guerre entre la Chine et le Japon de 1937 à 1945 est restée dans l’ombre de la Seconde guerre mondiale, principalement pour des raisons d’accès aux sources. Les publications sur ce conflit restent en effet rares en anglais et ce sans parler du français où elles sont pratiquement inexistantes. C’est pour cette raison que, malgré sa dimension relativement anecdotique si on la met en regard avec les immenses pertes subies par les Chinois, sans doute supérieures à celles supportées par l’URSS à la même époque, la détestation légendaire opposant le général Stilwell à Tchang Kaï-chek reste l’un des épisodes les plus connus et relatés de cette guerre. Pourtant, l’entrée en guerre du Japon contre les puissances occidentales constitua presque, à certains égards, une extension de la guerre sino-japonaise. Ce théâtre des opérations, devenu secondaire après le 7 décembre 1941, continua à immobiliser une partie importante des ressources militaires du Japon, alors qu’à partir de la fin de l’année 1942, celui-ci entrait dans une spirale infernale où les défaites se succédèrent sur d’autres fronts. L’opération Ichi-Go, lancée en 1944, constitue un témoignage marquant de cet état de fait. En effet, cette campagne mobilisa non seulement des centaines de milliers de soldats durant plusieurs mois mais elle fut aussi la plus vaste opération lancée par l’armée impériale japonaise au cours de toute son existence.
 
Adrien Fontanellaz

 
Le lancement par le Japon d’une opération aussi gigantesque et aussi tardive en Chine constitua, à plus d’un titre, un changement de paradigme. En effet, à partir du début de l’année 1941, incapable de trouver une solution militaire directe au conflit dans lequel elle s’était fourvoyée, l’armée impériale japonaise renonça à lancer de nouvelles offensives conçues comme décisives, que ce soit en visant à s’emparer de la capitale du Guomindang (KMT) du moment ou encore en cherchant à annihiler ses principales armées, et commença à diminuer, faiblement, le nombre de troupes dans le pays. Pour les Japonais, la fin de ce qu’ils nommaient l’ « Incident de Chine » serait le fruit de l’étouffement progressif du régime nationaliste une fois que l’ensemble de ses communications avec l’extérieur serait coupé. En attendant, les soldats nippons stationnés dans le pays et contrôlés par l’armée expéditionnaire de Chine, dont le quartier-général était à Canton, et l’armée de la zone du Nord de la Chine, dont le quartier-général était à Pékin, devaient accroître l’emprise japonaise sur les régions déjà conquises et contenir le KMT. Ainsi, de 1941 à 1944, une série d’offensives limitées furent lancées contre des concentrations de troupes nationalistes, suivies le plus souvent par un retrait des unités japonaises sur leurs positions de départ faute de disposer des effectifs et des ressources logistiques permettant de contrôler de nouveaux territoires.

Ainsi, durant les mois de mai et juin 1941, lors de l'opération Nakahara menée dans les zones montagneuses situées entre le fleuve jaune et le Grand Canal, six divisions et deux brigades indépendantes de l'armée impériale parvinrent à encercler 26 divisions chinoises, faisant 35'000 prisonniers et revendiquant avoir tué 42'000 hommes, et ce au prix de 3'000 tués et blessés. Autre exemple de ce mode opératoire, entre février et mars 1943, la 11e armée japonaise lança une offensive contre la 4e armée communiste et le 24e groupe d'armée du KMT le long de la frontière entre le Hebei et le Shanxi. Elle repoussa avec succès les troupes nationalistes au Sud du fleuve jaune au prix de quelques centaines de pertes tout annonçant avoir tué ou capturé plus de 30'000 ennemis. Enfin, en novembre 1943 la 11e armée lança pour la deuxième fois une offensive visant à s'emparer de la ville de Changde dans la province du Hunan. Six divisions japonaises rassemblées le long du Yang Tsé passèrent à l'attaque le 2 novembre et progressant en plusieurs colonnes, parvinrent, à la suite de violents affrontements contre les 10e, 27e et 29e groupes d'armées nationalistes, à proximité de la ville le 20. Les troupes nippones furent ensuite engagées dans de très durs combats contre la 57e division chinoise chargée de défendre la ville et qui se battit littéralement jusque au dernier homme. Au moment de la chute de Changde le 28 novembre, cette division ne comptait plus que 500 survivants sur 8'000 quelques jours plus tôt et avait perdu 95 % de ses officiers. Ce sacrifice devait cependant permettre de porter un coup fatal au Japonais. Alors que trois divisions nippones étaient immobilisées par le siège, les Chinois étaient parvenus à redéployer plusieurs grandes unités et tentèrent de les prendre en tenaille. La ville de Changde fut reprise le 9 décembre, mais les troupes nippones se replièrent avec succès sur leurs positions de départ, après avoir perdu près de 3'000 morts et infligé aux Chinois entre 10'000 et 30'000 tués et pris 15'000 prisonniers. Il serait cependant erroné de conclure de ces opérations que l'armée japonaise, malgré le meilleur entraînement et la puissance de feu supérieure de ses troupes, était confrontée à un adversaire qu'elle pouvait se permettre de sous-estimer. Ainsi, en janvier 1942, deux divisions japonaises manquèrent de peu d'être anéanties à Changsha après avoir été encerclées par le 10e groupe d'armée chinois.
Mitrailleurs japonais en action durant la bataille de Changsha (via http://imperialjapanesearmy.tumblr.com)
Du côté chinois, un certain attentisme prévalait également. Les Communistes ne disposaient alors pas de la puissance militaire qui leur aurait permis de contester la domination japonaise sur le champs de bataille ainsi que l'avait démontré l'offensive des Cents Régiments dans le Nord du pays en août 1940, où après une série de succès initiaux, ils finirent par devoir céder face à la puissance de feu des troupes japonaises et qui fut suivie par une longue série d'opérations antiguérillas sanguinaires menées par l’armée de la zone du Nord de la Chine, entrées dans la postérité sous le nom des « Trois tout » pour « tout tuer, tout brûler et tout piller ». De plus, les Communistes autant que les Nationalistes savaient que, tôt ou tard le Japon serait vaincu par les Alliés et sa chute ne ferait que fermer une parenthèse dans la lutte acharnée qu'ils se menaient depuis la fin des années 20 et que celle-ci reprendrait nécessairement. Il s’agissait là d’un élément qui ne pouvait que peser lourdement sur les stratégies développées par ces deux acteurs.

Par ailleurs, le fait que le KMT s’abstint de lancer de grandes offensives résultait de plusieurs autres facteurs cohérents même si cette politique fut l'objet d'acerbes critiques américaines. D'une part, après avoir vu ses meilleurs unités écrasées une première fois durant la bataille de Shanghai, puis vaincues à plusieurs autres reprises par la suite, Tchang Kaï-chekavait opté pour une stratégie d'usure, évitant soigneusement tout engagement décisif et cherchant à internationaliser le conflit. Les Japonais lui avaient à cet égard donné raison en s'attaquant aux Etats-Unis et au Commonwealth en décembre 1941. Si, ce faisant, ceux-ci s'étaient condamnés à terme à une inévitable défaite dans le cas où, de limitée, la guerre contre les Anglo-saxons devenait totale, ils avaient également, en s'emparant de Hong-Kong puis de la Birmanie, coupés totalement le KMT de toute voie de communication avec l'extérieur. Par la suite, les Alliés mirent en place un pont aérien reliant l'Inde à la Chine nationaliste mais, jusqu'en 1944, son débit resta limité. Ainsi, entre deux et douze gallons d'essence devaient être consommés pour en amener un seul à destination. De plus, la majeure partie, jusqu'à 70 % durant certaines périodes, des approvisionnements livrés étaient consacrés aux forces aériennes américaines présentes en Chine. De ce fait, en mai 1944, seules 10'000 tonnes d'armes et de munitions avaient été livréesaux troupes du KMT. Et cette disette ne pouvait que très partiellement être compensée par l’industrie locale, qui ne produisait essentiellement que des armes individuelles et leurs munitions.

Un autre facteur majeur de cette relative passivité tenait aux faiblesses d'ordre politique héritées de l'histoire de l'armée nationaliste. Celle-ci comprenait plus ou moins 300 divisions dont trois formaient une armée. Trois de ces dernières constituaient à leur tour un groupe d’armée, le plus souvent rattachéà une des douze zones de guerre mises en place par le KMT. En outre, une trentaine de divisions dépendaient directement du KMT. Hors, certains des commandants de zones étaient d'anciens seigneurs de guerre ralliés à Tchang Kaï-chekdurant les années 20 et qui gardaient une grande autonomie, considérant leurs troupes comme le pilier central sur lequel reposait leur capital politique. A l'évidence, ceci ne les prédisposait guère à en partager le contrôle ou à les voir décimées dans des combats contre les Japonais. De son côté, le généralissime raisonnait de la même manière en préservant autant que possible ses trente divisions, qui, bien que mieux équipées et mieux entraînées que le reste de l'armée, furent relativement peu engagées contre l'ennemi japonais car elles constituaient un contrepoids essentiel face aux forces régionales et leur anéantissement aurait compromis l'équilibre même du pouvoir nationaliste. Dans ce système, et à tous les échelons, chacun s'efforçait de nommer des subordonnés dont le principal critère était la loyauté et tendait à ménager ses troupes. Même au sein des divisions, la loyauté des hommes s'adressait avant tout à leur commandant. Ainsi, même si l’autorité du généralissime lui-même était incontestée et que ses ordres directs à des chefs d’unités étaient exécutés lorsqu’il court-circuitait des échelons de commandement, il n’était pas rare que des instructions transmises de manière conforme à la pyramide hiérarchique ne soient pas suivis d’effets. Par ailleurs, le contexte économique catastrophique résultant du peu de ressources du régime qui avait dû abandonner à l'ennemi les zones les plus riches du pays associé à une corruption endémique avait pour effet de rendre la vie de bien des soldats misérables, certains étant littéralement menacés de famine. De plus, pratiquement aucun unité n'approchait, même de loin, ses dotations théoriques en hommes et en matériel. In fine, l'armée nationaliste ne constituait guère un outil adapté au lancement de grandes offensives contre un adversaire aussi dangereux que l'armée impériale japonaise.


Pourtant, en 1943, l’Etat-major impérial japonais changea radicalement d’orientation pour plusieurs raisons. A partir du début de l’année, la flotte marchande nipponne commença à être ravagée par l’arme sous-marine américaine qui était arrivée à maturité après avoir surmonté ses lacunes matérielles et doctrinales du début de la guerre et se trouva ainsi en mesure de pouvoir exploiter au mieux les renseignements obtenus grâce au décryptage des codes navals japonais. Ainsi, au début de la guerre, le tonnage global de la marine marchande de l’Empire du Soleil Levant était de six millions de tonnes. A la fin de l’année 1943, et malgré les nouvelles constructions, celui-ci était de 5 millions. Cette hémorragie alla en s’accentuant dans la mesure où, une année plus tard, il était tombé à trois millions. Ce contexte ne pouvait rendre que séduisant la création d’une liaison terrestre continue entre le Sud-Est asiatique et la Corée et ce d’autant plus que seuls la partie des côtes chinoises encore tenues par les Nationalistes empêchait la réalisation d’un tel projet. Par ailleurs, s’il ne permit de couvrir qu’une partie infime des besoins de l’armée du KMT, le pont aérien entre l’Inde et la Chine autorisa une montée en puissance significative des forces aériennes américaines déployées en territoire nationaliste. Alors qu’en 1942, le légendaire American Volunteer Group devint la China Air Task Forcerattachée la 10th Air Force, cette dernière fut rebaptisée, en mars 1943, 14th Air Force, dirigée par le Major-général Chennault, un ardent défenseur du tout-aérien. A la fin de l’année, cette force fut encore renforcée par l’activation d’un Chinese-American Composite Wing fort de deux groupes de chasse et d’un de bombardement moyen. La 14th Air Forcecommença à s’attaquer au trafic maritime ennemi à partir du mois de juillet 1943 avant de bombarder directement l’île de Formose, alors territoire japonais, en novembre de la même année. Ces opérations, déjà préoccupantes, ne faisaient que souligner la menace que ferait peser la nouvelle génération de bombardiers à très long rayon d’action américains dans la mesure où ils seraient capables d’attaquer le Japon à partir de bases chinoises.

In fine, à la fin du mois de novembre 1943, l’Etat-major impérial ordonna la planification d’une opération majeure nommée Ichi-Go sakusen(opération numéro un) dont les objectifs majeurs devaient être la capture des aéroports susceptibles de servir de bases de départ aux B-29 tant redoutés, l’établissement d’une liaison terrestre entre le Nord de l'Indochine et les zones de la Chine déjà occupées et enfin, de porter un coup suffisamment puissant aux armées du KMT pour affaiblir celui-ci durablement. De plus, l'armée expéditionnaire du Sud du maréchal Terauchi, en charge du Sud-Est asiatique, devait appuyer les effort de l'armée expéditionnaire de Chine en menant des opérations offensives dans le Nord de la Birmanie afin d'y fixer un maximum de troupes nationalistes ainsi que de lancer une avance depuis Langson. Après une série d'études et de Kriegspielmenés par l'Etat-major impérial et le quartier-général de l'armée expéditionnaire de Chine, le plan de l'opération fut approuvé par l'empereur le 24 janvier 1944. Comme souvent, des divergences sur les objectifs prioritaires d'Ichi-Go avaient vu le jour mais, au final, les échelons dirextement en charge des opérations en Chine imposèrent leurs vues. Les armées sur qui allaient reposer l'effort principal furent renforcées à partir du mois de février 1944 à l’aide d’unités détachées d'autres grandes formations comme l'armée du Kwantung. La 11e armée reçut ainsi les 27e et 111e divisions, la 12e armée, les 37e, 62e et 110e divisions ainsi que la 3e division blindée et enfin, la 23e armée se vit attribuer la 22e division. Devant s'étaler sur une surface de 1’500 km2, la campagne devait mobiliser une vingtaine de divisions, 500'000 hommes, 100'000 chevaux, 15''000 véhicules, 1'500 pièces d'artillerie et 800 tanks. En revanche, sur le plan aérien, la 5e Kokugun (armée aérienne) en charge des opérations en Chine était incapable de ravir le contrôle des cieux, avec ses 240 avions, aux aviateurs chinois et américains qui alignèrent 535 chasseurs et 156 bombardiers en novembre 1944.

Complexe, l'opération Ichi-Go devait s'échelonner sur plusieurs mois et se divisait en plusieurs phases. La première de celles-ci, l'offensive Keikan, ou Kogo, débuta au milieu du mois d'avril avec pour objectif de dégager l'axe ferroviaire reliant Pékin à Hankou. Les Japonais lancèrent une attaque en tenaille à partir des deux extrémités d'un gigantesque saillant épousant en grande partie les cours du fleuve jaune et du Yang Tsé et correspondant à la 1ère zone de guerre chinoise. La première pince était représentée par une brigade indépendante de la 11e armée alors que la seconde, beaucoup plus puissante, incluait cinq divisions, trois brigades indépendantes et une division blindée appartenant pour la plupart à la 12e armée, dépendant de l’armée de la zone du Nord de la Chine. Kogo s'acheva à la fin du mois de mai par un succès après la capture de la ville de Luoyang le 25 mai 1944 et du tronçon de la voie de chemin de fer convoité et ce en dépit du fait qu'au début de la bataille, les troupes de la 1ère zone de guerre étaient cinq à huit fois plus nombreuses que l'assaillant. L'armée impériale estima par ailleurs avoir tué 37'500 soldats ennemis et ce au prix de 850 morts. La 3e division blindée joua un rôle majeur dans le succès de Kogo, menant une véritable chevauchée blindée au cours de laquelle elle parcourut 1'400 kilomètreset parvint à tomber sur les arrières de l'ennemi à plusieurs reprises. Cependant, la résistance acharnée des Chinois à Luoyang força les Japonais à consacrer d’importantes forces à sa capture et permit à de nombreuses troupes chinoises d'échapper à l'encerclement.

Carte d'Ichi-Go sakusen (via wikimedia)
 

Le premier des trois volets de la seconde partie d'Ichi-Go, nommée Shokei et abrégée Togo, débuta à la fin du mois de mai et donna lieu à des combats beaucoup plus violents et fut baptisé bataille du Hunanpar les Chinois. Il incomba principalement aux dix divisions de la 11e armée. Celle-ci entra dans la province du Hunanen progressant sur trois axes et encercla la ville de Changsha, défendue par la 4e armée nationaliste, le 8 juin. Deux divisions japonaises investirent la ville après dix jours de combats acharnés contre les 10'000 soldats chargés de la défendre. Sous-estimant l'ampleur de l'attaque, le KMT n'avait dépêché qu'une division en renfort à la neuvième zone de guerre commandée par le général Xue Yue et dont dépendait Changsha. Les troupes japonaises poursuivirent ensuite leur progression en direction de Hengyang, qui constituait un objectif vital dans la mesure où cette ville était un important carrefour ferroviaire d’où se rejoignaient les lignes vers Hong-Kong, Pékin et Liuchow. Malgré de féroces attaques contre ses flancs, la 11e armée atteignit la périphérie de cette cité le 23 juin. Hors, la Commission des affaires militaires, l'organe suprême des armées du KMT présidé par Tchang Kaï-chek lui-même, décida de livrer une bataille décisive à cet endroit. La défense de Hengyang elle-même fut confiée à la 10e armée alors que 13 autres armées se concentrèrent sur ses flancs, tandis que l'aviation sino-américaine intervenait en force sur le champ de bataille. Pour réaliser cette concentration, la 9e zone de guerre reçut des renforts en provenance des 3e et 6e zones de guerre. Malgré de violentes attaques, ces unités ne parvinrent pas à desserrer l'étau autour de Hengyang, qui tomba le 8 août après 47 jours de combats acharnés. Les troupes nationalistes lancèrent de vaines contre-attaques jusqu'à la fin du mois d'août avant que le généralissime ne leur ordonne de passer sur la défensive et de protéger la province du Guangxi. La première phase de Togo s'acheva le 7 septembre avec la chute de Lingling. Durant ces trois mois de bataille, le KMT engagea 40 divisions, soit de 350 à 380'000 soldats tandis que la 11e armée japonaise comprenait de 250 à 280'000 hommes. Cette dernière perdit 60'000 soldats et blessés et estima les pertes ennemies à 226'400 hommes tués, blessés, malades ou capturés. Les Chinois reconnurent avoir perdu 90'557 tués et blessés durant la bataille.

Soldats du KMT durant la guerre (via wikimedia)
Dès le début du mois de septembre, l'armée nippone se lança dans les 2ème et 3ème phases de Togo, qui se prolongèrent jusqu'au mois de janvier 1945. La 11e armée poursuivit son avance en suivant la voie ferrée Hengyang-Liuzhou jusqu'à la ville de Liuzhou, au cœur de la province du Guangxi, où elle fit sa jonction avec les deux divisions et les deux brigades de la 23e armée partie de Canton. Enfin, les troupes japonaises s'emparèrent ensuite de la ligne ferroviaire reliant Canton à Hengyang tout en avançant en direction de Nanning, qu'ils capturèrent le 24 décembre 1944 tandis que la 21earmée passait à son tour à l’attaque depuis la frontière indochinoise. Deux mois plus tard, l'ensemble des objectifs d'Ichi-Go étaient atteints avec la mise hors d'état de nuire d'un chapelet d'aérodromes ennemis et la création d'un corridor terrestre ininterrompu entre le Nord de l'Indochine et la Corée.

De prime abord, l’opération Ichi-Go fut donc un succès et pourtant, aucun de ses objectifs stratégiques ne fut réellement atteint. A peine plus d’un mois après le début de la campagne, les Américains se lancèrent à la conquête des îles Mariannes, dont ils s’emparèrent à la suite d’une gigantesque bataille aéronavale et de durs combats sur les îles de Saipan et de Guam. Avec cette conquête, ceux-ci disposèrent de bases mettant les B-29 à portée du Japon, avec pour effet de réduire considérablement l’importance des bases chinoises, dont l’occupation ne pouvait donc plus protéger le Japon de raids aériens dévastateurs. Par ailleurs, l’établissement d’un couloir terrestre continu entre la Corée et l’Indochine ne pouvait pallier que de manière très limitée à la destruction de la marine marchande nippone dans la mesure où, sur de telles distances, le rendement du transport par rail était incomparablement plus faible que celui du transport maritime et ce d’autant plus que le réseau ferroviaire existant était limité et vulnérable aux attaques aériennes. En revanche, ce véritable chant du cygne de l’armée impériale japonaise porta de très rudes coups aux armées du KMT, qui avait relevé le défi en tentant de stopper frontalement la première phase de Togo. In fine, comme souvent en histoire, le véritable vainqueur sur le long terme fut celui qui conserva le mieux ses forces en profitant de l’affaiblissement de ses rivaux. En l’occurrence, les Communistes chinois purent étendre considérablement leur influence dans la mesure où d’une part, les Nationalistes avaient été considérablement affaiblis et que d’autre part, les Japonais avaient dû réduire leur présence militaire dans les zones qu’ils occupaient afin de libérer des troupes pour la campagne. Enfin, aborder, même de manière succincte, les grandes batailles de la guerre sino-japonaise démontre à l’envi à quel point elle fut acharnée, bien loin de la perception longtemps véhiculée de faciles conquêtes japonaises entravées seulement par les opérations de guérilla de l’armée populaire de libération. 

 


Bibliographie 

 

Edward J. Drea, Japan’s Imperial Army, University Press of Kansas, 2009

Mark Peattie, Edward Drea et Hans Van de Ven, The Battle for China, Stanford University Press, 2011

Gordon Rottman et Akira Takizawa, World War II Japanese Tank Tactics, Osprey Publishing, 2008

Thèse de Todd Eric Jahnke, By Air Power Alone : America's strategic Air War in China, 1941-1945, University of North Texas, 2001.

William P. Gruner, US Pacific Submarines Campaign in World War II, martime.org, consulté le 5 février 2014

La bataille de Changde, 1943, mapiledelivre.org, consulté le 4 février 2014

Japanese Monograph no 45, History of Imperial General Headquarters Army section, ibiblio.org, consulté le 5 février 2014


Les derniers feux d’un soleil se couchant sur l’Empire. Le débarquement britannique aux Malouines

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21 mai 1982. 4500 Royal Marineset parachutistes britanniques s'apprêtent à débarquer dans la baie de San Carlos, sur l'île principale des Malouines, au terme d'un périple maritime de près de 13 000 kilomètres. C'est le premier débarquement de vive force pour les troupes de sa Majesté depuis celui de Suez en 1956. En face, les Argentins, trois fois plus nombreux, les attendent de pied ferme, soutenus par une puissante aviation.

 Côtes Malouines en vue !
source : http://nationalinterest.org/blog/jacob-heilbrunn/refighting-the-falklands-war-margaret-thatcher-versus-jeane-7919


En quoi ce débarquement est-il particulier ? Comment les Anglais vont-ils finalement l'emporter ? Quels enseignements peut-on en retirer ?

Jérôme Percheron.


 

Des îles disputées

 

 

Archipel d’îles perdu dans les cinquantièmes hurlants à environ 500 km à l’Est des côtes argentines et 1000 km de l’Antarctique, les îles Malouines (Falklands pour les Anglais) sont un territoire britannique d’outre-mer, dont les deux plus grandes îles, la Malouine Ouest et la Malouine Est, quasiment dépourvues d’arbres et balayées par les vents, regroupent l’essentiel de leur 3000 habitants (un peu moins de 2000 en 1982), dont les deux-tiers situés dans sa capitale, Port Stanley. Ils sont les descendants de colons amenés par les Britanniques au XIXème siècle et vivent principalement de l’élevage extensif du mouton. Le climat va de tempéré-humide, avec un rude hiver d’Avril à Juin, pour les deux grandes îles, à quasi polaire pour la plus méridionale, la Géorgie du Sud, habitée par seulement quelques scientifiques.


Découvertes au XVIe siècle par les Anglais et les Espagnols (la controverse persiste sur la primauté) et revendiquées alternativement par les uns et les autres, elles furent un temps occupées au XVIIIe siècle par des Français originaires de Saint-Malo (d’où le nom de Malouines). Après avoir arraché leur indépendance aux Espagnols en 1816, les Argentins reprennent les revendications de ces derniers sur les îles. Quand les Anglais s’en emparent en 1833, pour des raisons stratégiques vu leur position sur les routes maritimes, ils commencent à les peupler de colons. Depuis, les Argentins ne cessent de contester cette souveraineté, portant le problème devant l’ONU en 1964, mais sans parvenir à le régler.

source : http://www.latinreporters.com/argentinepol19022010.html


L’invasion argentine

 

En 1982, L’Argentine est depuis 5 ans sous la coupe d’une dictature militaire, mise à l’index de la communauté internationale pour sa brutalité assumée, mais soutenue discrètement par les Etats-Unis dans le cadre de la guerre froide. Confronté à une grave crise économique et en but à une défiance de plus en plus grande de la population, le général Galtieri, chef officiel1de la junte au pouvoir, décide de mettre en œuvre le plan d’invasion des Malouines préparé depuis plusieurs années par la marine. Il devrait permettre de redorer son prestige et de ressouder la population autour d’un but commun. Le moment semble idéal, car les Anglais, englués eux aussi dans une crise économique, se sont lancés dans de vastes restrictions budgétaires de leur appareil militaire, concernant notamment leur flotte et leurs moyens de projection, pour se recentrer sur le face à face en Europe avec le bloc soviétique.

Au mois de Mars, une tentative d’occupation temporaire de la Géorgie du Sud, sans effusion de sang, menée par des commandos argentins habillés en civils, permet de tester la résolution des Anglais. Ces derniers font alors étudier par leur état-major un plan de reconquête des Malouines au cas où l’invasion se produirait. Toutefois le premier ministre Margaret Thatcher et son équipe ne croient pas, dans un premier temps, les Argentins capables d’une telle extrémité. En effet le système de renseignement britannique en Argentine (écoutes radio et agents infiltrés) n’a rien détecté d’anormal. Mais le 31 mars des photos satellites fournies par les Américains révèlent des mouvements inquiétants de la flotte argentine, comprenant des navires d’assaut amphibie, qui ne laissent plus de doute sur sa destination2
 
La phase amphibie de l’opération argentine Rosariodébute 1eravril au soir, sans déclaration de guerre. Elle consiste, après des exercices navals à 800 miles au nord de l’archipel destinés à masquer l’approche de la flotte d’invasion, à débarquer, dans les îles principales ainsi qu’en Géorgie du Sud, 9043hommes des troupes d’élite. Les 85 Royal Marines présents sur place4, prévenus la veille, ne peuvent qu’opposer une résistance symbolique, mais résolue. En effet, pour ce qui devait être « une promenade de libération », les pertes sont lourdes pour les Argentins, contraints par des règles d’engagement très strictes afin de ne pas faire de victimes parmi la population : 4 morts et plusieurs blessés, une frégate endommagée, un hélicoptère perdu. Les Anglais de leur côté enregistrent 2 blessés.

Royal Marinesfaits prisonniers le 2 avril (source: http://www.britishempire.co.uk)


La réaction britannique

 

Les photos diffusées par la presse de soldats britanniques faits prisonniers et fouillés à plat ventre (procédure normale) déclenchent une vague d’indignation et un désir de revanche dans l’opinion publique anglaise, sur laquelle le premier ministre est ravi de surfer, étant donné son impopularité à cette époque.

La décision est prise dès le soir du 31 mars de mobiliser une flotte d’intervention, articulée autour des porte-aéronefs HMS5Hermes(qui était promis à la ferraille) et HMS Invincible (entré en service 2 ans auparavant et proposé à l’Australie dans le cadre des restrictions budgétaires). Ils ont une vocation principalement anti-sous-marine, et embarquent, même à eux deux, un nombre réduit d’hélicoptères (22 Sea King) et d’avions à décollage/atterrissage court/vertical (20 Sea Harrier). De plus, leur petite taille ne leur permet pas d’embarquer d’avion-radar d’alerte avancée. Ils seront renforcés par la suite d’une dizaine de Harrier GR3de la Royal Air Force. Les deux seuls Landing Ship Docks (porte-hélicoptères d’assaut amphibie, transportant des péniches de débarquement) HMS Fearless(transformé en navire-école) et HMS Intrepid (retiré du service) sont rappelés en catastrophe et doivent permettre à une brigade de commandos des Royal Marines, renforcée d’unité de parachutistes, de pouvoir débarquer. Ces navires sont escortés par tous les bâtiments nécessaires : frégate anti-sous marines, destroyers anti-aériens, navires ravitailleurs, transports de troupes... le tout représentant environ les 2/3 de la Royal Navy et pratiquement toute la Royal Fleet Auxiliary6. De nombreux bâtiments, qui étaient soit désarmés, soit en refonte, sont remis en condition par des ouvriers des chantiers navals qui venaient de recevoir leur lettre de licenciement, suite aux restrictions budgétaires. 
 
La junte argentine aurait attendu ne serait-ce que quelques mois, les Britanniques n’auraient eu aucun moyen de reconquérir les îles… La flotte, sous le commandement du contre-amiral Woodward, appareille le 5 avril, de manière très médiatique, depuis Portsmouth et Gibraltar, les cales remplies à la hâte par un véritable tour de force logistique7. Elle est précédée par 3 sous-marins nucléaires d’attaque.

« Brittannia rules !» (inscription sur la banderole) : départ du HMS Invincible, 5 Avril 1982 (source: http://www.telegraph.co.uk)

Les stratégies de chaque adversaire

 

Une offensive diplomatique soutenue permet aux Anglais d’isoler l’Argentine et d’obtenir de l’aide de leurs alliés. L’ONU condamne l’invasion argentine. Les Etats-Unis, un temps indécis entre leur plus fidèle allié sur le continent sud-américain et leur plus fidèle allié en Europe, vont finalement faire le choix de ce dernier, considérant que leur priorité est de permettre à la Grande-Bretagne de reprendre rapidement sa place dans le dispositif de l’OTAN face au bloc Soviétique. Ils vont ainsi mettre à disposition leurs installations de l’île d’Ascension (possession britannique louée aux américains, à mi-chemin entre le Royaume-Uni et les Malouines), qui va s’avérer une précieuse base arrière, où la flotte pourra se réorganiser et s’approvisionner avant le trajet final, et d’où la RAF pourra faire décoller des bombardiers stratégiques. Ils vont également leur fournir les renseignements obtenus par leurs satellites espions, donnant en particulier la position des navires argentins, et leur permettre d’acheter des armements divers comme les derniers missiles air-air sidewinderpour équiper les Harrier. La France va également jouer un rôle important, d’une part en stoppant ses ventes d’armes à l’Argentine et aux pays susceptibles de l’aider, en particulier les célèbres missiles antinavires Exocet, et d’autre part en permettant à la flotte britannique de s’entraîner, lors de son passage au large des côtes françaises, en organisant des attaques simulées par des avions du même type que ceux équipant les Argentins (Mirage III et Super-Etendard).


Le périple jusqu’aux Malouines (source: http://web.univ-pau.fr)



Le général Menendez, comandant les troupes argentines sur les îles, est persuadé que le débarquement principal aura lieu près de Port Stanley. En effet, les conditions climatiques et le sol impraticable aux véhicules lourds (85 % est constitué de tourbières, le reste se partage entre marécages et lande), sans oublier l’absence de couvert (pratiquement aucun arbre) rendrait, dans le cas d’un débarquement éloigné de l’objectif, une progression terrestre très difficile et vulnérable aux attaques. Il va donc regrouper l’essentiel de ses moyens autour de Port Stanley. Un pont aérien et maritime va permettre de déployer plus de 13000 hommes sur place, en majorité des conscrits. Des hélicoptères et des avions légers d’appui tactique (Pucara) sont également acheminés, mais les aérodromes des îles sont trop sommaires pour permettre à des avions à réaction d’opérer.


Renforts argentins débarquant à Port Stanley, Avril 1982 (source : http://thebeerbarrel.net)



Les Argentins ne comptent pas laisser approcher la Royal Navy les bras croisés : leur flotte et leur aviation sont puissantes et récemment modernisées. Leur arme la plus sophistiquée est le tandem avion/missile antinavire Super-Etendard/AM 39 Exocet, mais ils ne disposent que de 4 de ces avions et de 5 de ces missiles, car la France en a stoppé les livraisons sur pression anglaise.

Le plan de reconquête britannique (opération Corporate) suit les grands principes des opérations amphibies :
  • Isoler le théâtre d’opération (les îles) : il est en effet indispensable d’entraver l’arrivée des renforts dans la zone de la future tête de pont, comme les alliés l’on fait en 1944 avec la Normandie en détruisant méthodiquement les chemins de fer, ponts, … afin d’ « encager » la région. Pour les Malouines, cela revient, dès que le premier sous-marin nucléaire britannique est sur place, à prononcer le 12 avril une zone d’exclusion de 200 miles autour de l’archipel dans laquelle tout navire non autorisé pourra être attaqué.
  • Obtenir la suprématie maritime et aérienne dans la zone du débarquement : c’est en effet un préalable si on veut que les navires transportant les hommes à débarquer puissent arriver à destination. En 1944, l’imposante flotte alliée n’a pas vraiment eu ce problème, d’autant qu’elle était très proche de ses bases (de l’autre côté de la manche). Dans notre cas, cela s’avèrera beaucoup plus difficile, la distance entre les bases britanniques et le lieu du débarquement étant sans commune mesure. D’autre part, le pouvoir politique au Royaume-Uni a posé une limite à ne pas franchir : pas d’attaque sur le continent, afin de n’a pas entraîner des complications diplomatiques avec les autres états d’Amérique du sud, ainsi qu’avec les Etats-Unis. Il ne sera donc pas possible de neutraliser, du moins officiellement, les bases aériennes situées en Argentine. Le faible nombre de Harrier sera donc fortement sollicité entre les missions de supériorité aérienne et celles de soutien au profit des troupes au sol, d’autant que cet avion n’est pas réellement polyvalent : le Sea Harrier, initialement emporté, est optimisé pour la chasse, d’où l’ajout de Harrier GR3 pour l’attaque au sol.
  • Leurrer l’ennemi quant au lieu réel du débarquement, afin de retarder la réaction ennemie. En 1944, l’opération Fortitude va permettre de tromper jusqu’au dernier moment (et même un peu après) les Allemands sur le lieu exact du débarquement. Aux Malouines, les Anglais ne vont surtout rien faire pour ébranler la certitude argentine d’un débarquement à proximité de Port Stanley.
  • Reconnaître avec précision les côtes et les plages. Les Anglais disposent de relevés très précis effectués par un officier passionné de voile qui a été en service aux Malouines quelques années auparavant8, ce qui va leur permettre de choisir avec soin le lieu du débarquement.
  • Acquérir le plus possible de renseignement sur les forces ennemies : leur position, leurs effectifs … c’est le rôle des SAS (Special Air Service) et SBS (Special Boat Service), unités de forces spéciales crées lors de la deuxième guerre mondiale, qui, dès que la flotte sera suffisamment proche, seront déposés de nuit par hélicoptère sur les îles et, parfaitement camouflés dans la nature, renseigneront sur tout le dispositif argentin.
  • « Ramollir » ou supprimer les défenses ennemies sur les côtes : à la différence des plages normandes, le lieu choisi est faiblement défendu.
  • Acquérir rapidement une tête de pont suffisamment profonde pour être viable : elle doit pouvoir résister aux contre-attaques ennemies et permettre l’arrivée de renforts.
Un Sea Harrierdécollant du HMS Hermes, en utilisant le tremplin (source: http://tech.uk.msn.com)

La rencontre des flottes

L’Armada(marine de guerre) argentine se prépare à rencontrer la flotte adverse et a sorti ses deux fleurons : le croiseur ARA9General Belgrano, ex-croiseur américain datant de la 2ème Guerre Mondiale possédant 15 canons de 152mm, modernisé et équipé de missiles antinavires Exocet, et le porte-avions ARA 25 de Mayo, lui aussi construit lors de la deuxième guerre mondiale (à l’origine pour la Royal Navy…), dont le groupe aéronaval est constitué de chasseurs-bombardiers à réaction Douglas A-4 SkyHawk et d’avions radar Tracker.

Le 2 Mai, le sous-marin nucléaire d’attaque britannique HMS Conqueror, qui pistait le ARA General Belgrano depuis plusieurs jours, reçoit le feu vert du cabinet de guerre pour le neutraliser et lui envoie 2 torpilles, le vieux croiseur étant pourtant légèrement en dehors de la zone d’exclusion. Il coule en moins d’une heure, entrainant la mort de plus de 300 marins. C’est le premier cas d’un navire coulé par un sous-marin depuis la seconde Guerre Mondiale, et le premier cas de l’histoire où cela est dû à un sous-marin nucléaire. Le commandement argentin, se rendant compte de la vulnérabilité de sa flotte de surface, qui manque de moyens de lutte anti-sous-marine, décide de replier rapidement ses autres bâtiments. Il n’y aura donc pas de rencontre entre les porte-avions adverses. Les Anglais viennent de gagner la supériorité maritime. Une menace due aux sous-marins (classiques) argentins demeure, mais la flotte britannique, à la différence de son adversaire, a largement la capacité d’y faire face.


Le ARA Belgranoen train de couler (source : http://www.rna-10-area.co.uk/belgrano.html)



N’osant plus s’aventurer sur mer, les Argentins ne peuvent ravitailler les îles que par avion, ce qui ne permet plus d’envoyer les moyens lourds qui auraient pu rendre possible le renforcement et l’allongement de la piste de l’aérodrome de Port Stanley. Celle-ci, régulièrement bombardée à partir du 1erMai par les Vulcanopérant depuis l’île d’Ascension, et par les Harrierdès que la flotte est suffisamment proche, ne permet donc pas d’accueillir des gros porteurs, ni des avions à réaction. Ces derniers devront donc partir des bases du continent, soit un trajet de 700 km au minimum. Ceci ne va pas les empêcher de tenter une attaque audacieuse sur la flotte d’invasion en approche. Celle-ci, ne disposant pas d’avions radars d’alerte avancée, compte sur ses destroyers anti-aériens Type-42 classe Sheffieldpour servir de « piquet radar » : en avant de la flotte, ils doivent utiliser leur puissant radar pour détecter toute intrusion ennemie. L’un d’entre eux va être victime, le 4 mai, de l’attaque de deux Super-Etendard, venus du continent et ravitaillés en vol. Leur cible prioritaire est de toucher l’un des deux porte-avions britanniques mais, ne parvenant pas à les localiser, ils vont se rabattre sur la cible d’importance la plus proche, le HMSSheffield. Ils tirent leurs missiles Exocet à une cinquantaine de kilomètres de distance et font immédiatement demi-tour. L’un des deux missiles, mal configuré, s’abîme en mer. Les avions ont bien été détectés par le radar britannique, mais pas le second missile qui continue sa route au ras des vagues. Quand ce dernier, arrivé à quelques km du navire, allume son autodirecteur radar pour passer en mode « autonome », il est détecté, mais trop tard : il lui reste quelques secondes de trajet à 1000 km/h avant l’impact10. Le navire touché à mort est évacué quelques heures plus tard, en proie à un incendie qui va durer plusieurs jours avant qu’il finisse par couler le 10 mai. Le bilan est de 20 morts et 24 blessés.


Le HMS Sheffielden feu (source : http://fs.huntingdon.edu)



C’est la première attaque de ce type de l’histoire et c’est un tournant dans l’histoire militaire navale : désormais, les grandes unités de surface, aussi modernes et coûteuses soient elles, peuvent être victimes d’un seul missile tiré d’un avion à distance de sécurité.

La reconquête de la Géorgie du sud

 

A partir du 21 avril, le destroyer HMS Antrim dépose par hélicoptère des commandos de SBSen Géorgie du Sud. Le climat épouvantable entraîne la perte de 2 hélicoptères, heureusement sans victimes. S’apercevant de ces infiltrations, les Argentins dépêchent le sous-marin ARA Sante Fe en renfort mais, en arrivant à destination le 25 avril, il se voit pris en chasse par les hélicoptères de lutte anti-sous marine du destroyer. Ils l’obligent à remonter en surface en utilisant des grenades anti-sous-marines et le mettent hors de combat à l’aide de missiles antinavires AS 12. Il vient s’échouer et son équipage perd un marin. C’est la première fois dans l’histoire militaire qu’un sous-marin est victime d’un hélicoptère. Profitant du désarroi argentin, les quelques dizaines de SAS, SBSet Royal Marinesprésents sur le HMS Antrimsont héliportés sur l’île et, soutenus par les canons du destroyer, obligent rapidement les 121 Argentins, surpris par la rapidité de la manœuvre, à la reddition, sans qu’ils aient pu tirer un coup de feu.


D-Day

Le site pour le débarquement est finalement choisi : les plages de la baie de San Carlos. Bien abritée, relativement isolée et peu défendue, celle-ci est située à l’opposé de Port Stanley sur l’île principale des Malouines. Son caractère encaissé devrait gêner les éventuelles attaques aériennes argentines.


Site du débarquement sur l'île de Malouine Est (source: http://wikitravel.org). En rouge, le trajet final de la flotte d’invasion.



Sa situation géographique va entraîner un long trajet vers la capitale Port Stanley, situé à l’opposé de l’île (environ 80 km à vol d’oiseau). Cette distance doit être compensée par l’utilisation d’hélicoptères de manœuvre pour transporter les troupes par bonds successifs. Le débarquement se déroulera de nuit pour retarder le plus possible sa détection par les Argentins. Les forces à débarquer représentent une brigade de soldats d’élite renforcée: la 3rd Commando Brigade desRoyal Marines, à laquelle sont adjoints les 2ndet 3rd bataillon duParachute Regiment, soit environ 4500 hommes au total. Vu l’ampleur des effectifs argentins sur l’île, qui dépassent les 13000 hommes, une seconde brigade (la 5th Infantry Brigade), regroupant 3500 hommes, a embarqué le 12 mai depuis le Royaume-Uni sur le paquebot RMS11Queen Elisabeth 2, mais ne sera pas sur place avant début Juin.

L’aérodrome de l’île de Peeble, au Nord-Ouest de la baie, équipé d’avions Pucarad’attaque au sol, représente une menace pour l’opération. Il ne peut être neutralisé à distance par les canons de la flotte en raison de la présence de familles d’éleveurs de moutons à proximité. Il fait donc l’objet d’une opération des SAS. Héliportés de nuit, ils détruisent au sol les avions et placent des charges de démolition sur la piste.

Une dernière position argentine, bien équipée en canons sans recul de 106mm et mortiers de 81mm, contrôle l’entrée de la baie, près de Port San Carlos. Elle est prise d’assaut par des SAShéliportés à proximité dans la soirée du 20 mai, au cours duquel 2 hélicoptères Gazellesont perdus. Mais l’officier argentin en charge de la position a le temps de voir de nombreuses silhouettes de navires émerger de la brume et donne l’alerte par radio12.


Barges de débarquement quittant le HMS Fearless(source:http://www.militaryimages.net)



En effet, dans la nuit du 20 au 21 mai, vers 3h00 du matin, la force de débarquement entre silencieusement dans la baie, tous feux éteints. Il s’agit des Landing Ship Docks (LSD) HMS FearLess etHMS Intrepid qui mettent à l’eau leurs péniches de débarquement dans lesquelles s’entassent les Royal Marineset les parachutistes, suivis des 5 Landing Ships Logistics (LSL) de la classe Sir Galahad, chargés du matériel nécessaire à l’établissement de la tête de pont. Le tout est protégé par les frégates anti-aériennes et anti-sous marines de la flotte. Au même moment, à l’opposé de l’île, le destroyer HMS Glamoran fait diversion en bombardant des positions à proximité de Port Stanley.



Les troupes touchent terre (source: http://mickeywerlen.canalblog.com)



Au matin du 21 mai, la première vague de 2500 hommes est à terre, sans réaction de la part des Argentins, attendant toujours le débarquement principal à Port Stanley. Les premiers habitants sont libérés. Les Sea Harrier se relaient pour assurer la couverture aérienne, opérant depuis les 2 porte-avions restés à 150 nautiques au large par sécurité, hors de portée d’une attaque à l’Exocet. Il est en effet impensable de risquer la perte de l’un d’entre eux, car cela diviserait par deux le parc aérien disponible et ne permettrait plus d’assurer la permanence du rideau anti-sous-marin dressé par les rotations d’hélicoptères Sea King. De ce fait, les avions, à la limite de leur rayon d’action, ne peuvent rester ni très nombreux (2 patrouilles de 2 appareils en permanence) ni très longtemps (30 minutes) au dessus de la tête de pont, ce qui est inquiétant vu que la supériorité aérienne n’est pas acquise. La première tâche des hommes débarqués est donc de mettre en batterie les systèmes de missiles anti-aériens Rapier, afin de compléter la protection contre une attaque aérienne. Des canons de 105mm sont héliportés, et quelques chars légers Scorpionet Scimitarsont déposés par les LSL, afin de fournir un appui rapproché aux fantassins, bien qu’on ne sache pas vraiment si le sol de tourbe et de marécages supportera leur poids. En revanche, quelques chenillettes articulées Volvo Bv 202, spécialement conçues pour les sols peu porteurs ou neigeux, ont été prévues pour la logistique13. Trois Pucaraen provenance de l’aérodrome de Goose Green, situé au sud de la position, tentent d’attaquer la tête de pont. L’un d’entre eux est abattu par un missile sol-air Stinger, les autres rebroussent chemin.


Les habitants de Port San Carlos sont les premiers civils à voir les soldats anglais (source: http://article.wn.com)


Les Argentins contre-attaquent !

 

Les Argentins, dont le gros des forces est toujours massé autour de Port Stanley, ne disposent pas de moyens terrestres suffisants à proximité pour attaquer massivement la tête de pont britannique. Ils décident alors d’interrompre le débarquement en cours en s’en prenant à la flotte d’invasion dans la baie de San Carlos. Entre le 21 et le 25 mai, des raids incessants menés par les A-4 SkyHawks de l’Armada, les Dagger14et les Mirage IIIde la FAA15vont se succéder.

Daggerattaquant la flotte britannique à très basse altitude dans la baie de San Carlos (source: http://www.roguegunner.com)


Partis du continent, ils arrivent au ras des vagues pour échapper aux missiles anti-aériens, la verrière encroûtée de sel. La baie très encaissée ne leur laisse que quelques instants pour identifier et cibler leurs objectifs, puis larguer leurs bombes. Quasiment tous les navires présents sont touchés à des degrés divers. Heureusement pour les Britanniques, la plupart des bombes, lancées à trop basse altitude, n’ont pas le temps de s’armer avant l’impact et, soit traversent les navires de part en part, soit s’y logent sans exploser. Malgré tout, plusieurs d’entre eux vont succomber. La frégate Type-21 HMS Ardent, touchée à de multiples reprises le 21 mai, fini par couler le 22. Une autre frégate de la même classe, le HMS Antelope, reçoit plusieurs bombes qui n’explosent pas. Malheureusement, le 23 mai, alors que les artificiers tentent de les désamorcer, l’une d’entre elles se déclenche, entraînant un incendie qui fini par atteindre une soute à munitions ou sont entreposés des missiles anti-aériens. L’explosion qui s’en suit désintègre le navire qui coule aussitôt. Le 24, les Argentins passent à deux doigts de leur objectif en surprenant au matin 3 navires de débarquement (LSL) : les RFA Sir Galahad, Sir Lancelotet Sir Bedivere. Ceux-ci, criblés d’obus, resteront hors service plusieurs jours, portant un coup de frein au renforcement de la tête de pont, qui ne peut désormais être ravitaillée que de nuit. Le 25, le destroyer Type-42 HMS Coventry(classe Sheffield) succombe à son tour aux bombes des SkyHawksde l’aéronavale argentine. Ces derniers ont pu s’entraîner longuement à attaquer ce type de navire, les Argentins en ayant acheté à l’Angleterre quelques années auparavant.



Une des photos les plus célèbres du conflit : Le HMS Antelopeexplosant le 23 mai (source : http://transformersuk.blogspot.fr)


Le HMS Coventryvient de recevoir une première bombe (source: http://www.dailymail.co.uk)


Le même jour, un navire vital pour la suite des opérations doit délivrer sa cargaison. Il s’agit du RFA Atlantic Conveyor, un porte-conteneurs hâtivement converti en navire auxiliaire16. Il apporte des tentes pour 4500 hommes, une usine de production d’eau potable, des Harrieren renfort, les éléments d’un aérodrome de campagne pour ces derniers, et, surtout, des hélicoptères de manœuvre Chinookpour les troupes au sol. Pour l’occasion, le groupe de porte-avions se rapproche des îles pour l’escorter. L’occasion est trop belle pour les Argentins, qui veulent marquer le coup en ce jour de fête nationale. Ils décident d’attaquer le porte-avions Hermesavec deux Super-Etendardmunis d’Exocet. Cette fois, ces derniers sont bien détectés par les Anglais et tous les navires lancent des leurres, détournant les missiles du porte-avions. Tous sauf…le porte-conteneurs qui n’en possède pas. Un des 2 missiles s’abîme en mer, mais l’autre, dont l’autodirecteur cherche une nouvelle cible, l’accroche. L’impact met le feu à sa cargaison. Seuls les Harrier ont pu rejoindre le HMS Hermes par leurs propres moyens, tout le reste gît au fond de l’océan.


Cet épisode de quelques jours, surnommé « Allée des bombes » par les Anglais, entraîne de lourdes pertes des deux côtés. Des dizaines de marins anglais y laissent la vie, alors que l’aviation argentine va littéralement s’immoler dans sa tentative désespérée de stopper le débarquement : près de la moitié de la soixantaine d’avions envoyés va être abattue, principalement par les Sidewinderdes Harrieret dans une moindre mesure par les missiles Sea Dart et Sea Wolf de la flotte. Les missiles anti-aériens Rapieret BlowPipe17déployés au sol n’ont pas particulièrement brillés par leur efficacité. Les avions rescapés, criblés d’impacts, sont tellement endommagés que bien peu pourront être remis en état rapidement, si bien que les raids vont s’atténuer, faute de combattants.


Une batterie de missiles Rapier fait feu sur des avions attaquant les navires dans la baie de San Carlos (vue d'artiste, source: http://www.naval-history.net)

Sortir de la tête de pont – la bataille de Goose Green


La perte de du RFA Atlantic Conveyor, avec les hélicoptèresdestinées aux troupes terrestresqu’il transportait,a de graves conséquences sur le plan prévu. En effet, les hélicoptères restant étant majoritairement utilisés par la Royal Navy pour la lutte anti-sous-marine, l’approvisionnement de la tête de pont et les missions des forces spéciales, il n’en reste que quelques-uns à disposition des troupes terrestres. Leur commandant, le général de brigade Thomson, ne peut espérer en obtenir plus au détriment de la marine, étant donné que son supérieur direct pour cette opération est au quartier général à Londres, peu au fait pour régler ce niveau de détail, et que celui qui assure en pratique la coordination globale sur place n’est autre que… le contre-amiral Woodward qui dirige la flotte d’invasion. Ses troupes vont donc devoir faire la majeure partie du trajet à pied jusqu’à Port Stanley. La progression sera ainsi beaucoup plus lente et plus vulnérable aux attaques, d’autant que l’hiver austral approche à grands pas : il gèle déjà la nuit et la météo prévoit les premières neiges dans les jours qui viennent. La position argentine de Goose Green, comprenant un aérodrome et de l’artillerie, qui devait être initialement contournée, ne peut donc être laissée sur le flanc sud de l’axe principal, d’autant qu’une forte pression politique s’exerce pour obtenir un premier succès terrestre significatif.


Le 26 mai, l’essentiel de la 3rdCommando Brigadeprend la route de Port Stanley, tandis que le 2ndBataillon du Parachute Regiment prend de nuit la route de Goose Green, distante de 30 km environ. A pieds, sans blindé de soutien, avec seulement 2 mortiers de 81mm, démontés et portés à dos d’homme, s’ajoutant aux 50kg minimum d’équipement individuel, les 600 parachutistes arrivent épuisés le lendemain matin sur leurs lignes de départ… pour entendre à la radio la BBC annonçant leur arrivée prochaine à Goose Green ! L’effet de surprise est annulé. Pensant faire face à l’équivalent d’un bataillon de conscrits au moral chancelant à cause du froid et du manque de nourriture, ils arrivent sur des positions défensives bien préparées et tenues par l’effectif d’un régiment (plus de 1000 hommes) bien doté en artillerie, barrant l’isthme de moins de 2 km de large qu’il leur faut franchir pour atteindre l’objectif.


 
Position de mortier argentine défendant Goose Green. A l'arrière plan : le village et la baie (source : http://fdra.blogspot.fr)



Après un bombardement imprécis des positions argentines effectué par deux Harrier, dont l’un est abattu par des canons anti-aériens, les sapeurs déminent des points de passage dans la soirée du 27. Dans la nuit, l’assaut britannique est lancé sous une pluie glacée par deux compagnies… pour venir se briser devant les tranchées adverses, sous le feu de mitrailleuses bien abritées et le tir coordonné de canons de 105mm. Une compagnie (A Coy sur le plan) est dans une situation critique, bloquée au pied de la colline de Darwin, fermement tenue par les Argentins. Les pertes commencent à augmenter, et il est difficile d’évacuer les blessés sous le feu. Le lieutenant colonel Jones, commandant du bataillon, rejoint alors la compagnie bloquée et, voyant qu’il risque de voir ses effectifs fondre rapidement en restant sur place, prend alors la tête d’un petit détachement qui va prendre d’assaut, à la grenade et au corps à corps, les tranchées argentines en contournant la colline par l’Ouest. Il y laissera la vie. Galvanisés par la perte de leur chef, les autres parachutistes s’infiltrent dans les tranchées et réduisent toute opposition à coups de lance-roquettes de 66mm.


Au matin du 28 mai, les Pucaraargentins s’en prennent à l’échelon logistique du bataillon, abattant un hélicoptère. A l’Est de l’isthme, l’autre compagnie d’assaut (B Coysur le plan) attaque les fortins argentins qui barrent le passage de Boca House à coups de missiles antichar Milan, dont le fort pouvoir de pénétration les fait taire un a un, lui permettant de contourner la principale ligne de défense. Pris en tenaille entre les deux compagnies, le dispositif argentin qui barre l’isthme s’effondre et les soldats commencent à se rendre en masse. Les deux autres compagnies maintenues en réserve prennent alors le relais et poussent immédiatement vers le village et son aérodrome… pour se faire accueillir par le tir tendu de canons anti-aériens de 20 et 35 mm, auxquels se joignent bientôt les canons de 105 et les mortiers parfaitement dissimulés au milieu des habitations. L’aviation argentine intervient alors, mais de manière imprécise, avec deux MB 339attaquant à la roquette, dont l’un est abattu par un missile Blowpipe, et 3 Pucaralâchant du… napalm ! L’un d’entre eux est également abattu.


Les différentes phases de la bataille (source: http://www.britishempire.co.uk)




Les Britanniques cherchent alors à contourner les positions argentines. Au milieu de l’une d’elles, un drapeau blanc apparaît. Un lieutenant et deux sous-officiers anglais s’avancent alors… mais un tir venant des lignes britanniques passe au-dessus d’eux. Les Argentins se ravisent et abattent les trois hommes. Les parachutistes ne vont alors plus chercher à faire de quartier18, et se ruent sur les positions argentines en les noyant sous les roquettes et les grenades au phosphore. 3 Harrier GR3 arrivent alors du HMS Hermes et pulvérisent les canons anti-aériens argentins tout en lâchant des bombes à fragmentation sur l’infanterie. C’en est trop pour les conscrits argentins dont le moral commence à craquer. Mais la nuit tombe et le village tient toujours. Au cours de la journée, plusieurs rotations d’hélicoptère ont amené des renforts argentins, environ 200 hommes19, prélevés sur la position d’importance la plus proche, le Mont Kent. Au matin du 29 mai, après une nuit passé à la belle étoile dans le vent et le gel, la scène est prête pour l’assaut final. La situation est délicate car des civils libérés informent les Anglais que 114 d’entre eux sont retenus dans la salle des fêtes. Devant le risque élevé de pertes civiles et l’épuisement de ses propres troupes, le commandant britannique, qui vient de recevoir 3 canons et 6 mortiers supplémentaires, décide alors de monter une opération d’intoxication afin d’entraîner sans combat la reddition des derniers défenseurs, au moral jugé chancelant. Il envoie alors deux prisonniers argentins porter un ultimatum, en prenant soin de les faire circuler au préalable devant l’ensemble du parc d’artillerie prêt à tirer. L’effet escompté est obtenu et les troupes argentines se rendent à la mi-journée.


Parachutiste anglais dans les combats pour Goose Green. La grande majorité des soldats britanniques, comme leurs adversaires argentins sont équipés des différentes variantes du fusil automatique FN FAL conçu par la firme Belge FN Herstal (source : http://www.chroniclelive.co.uk)




Le bilan de ce combat intense, caractérisé par des affrontements d’infanterie au corps à corps qui ne sont pas sans rappeler ceux de la seconde guerre mondiale, est lourd : 17 morts et 66 blessés côté anglais, 55 tués, 86 blessés et plus de 1000 prisonniers chez les Argentins. La progression vers Port Stanley est maintenant sécurisée et les Britanniques, lors de ce premier engagement terrestre d’envergure, ont pris un indéniable ascendant moral sur leur adversaire. Toutefois, l’âpreté des engagements et les pertes élevées laissent augurer une campagne difficile pour la suite. Il faudra en effet aux Anglais encore 2 semaines de combats acharnés pour obtenir la reddition des Argentins, qui n’ont pas dit leur dernier mot. Mais ceci fera l’objet d’un prochain article.


Analyse et enseignements



Tout d’abord, tentons de répondre à la première question posée dans l’introduction : en quoi ce débarquement est-il particulier ? En premier lieu, ce conflit se déroule entre deux alliés des Etats-Unis, bien que l’un soit une démocratie et l’autre une dictature. Tous les deux sont équipés de matériel occidental, et parfois des mêmes armes (fusils FAL, destroyers classe Sheffieldpar exemple). L’affrontement est symétrique, ce qui est devenu exceptionnel : chaque belligérant va engager des moyens lourds dans un combat de haute intensité. L’opération aéronavale et amphibie montée par les Britanniques est remarquable par la distance qui sépare l’objectif de leurs bases. Aucun soutien n’est à espérer à proximité. Les seuls moyens à disposition pour le débarquement sont ceux que la flotte emmène avec elle depuis les Royaume-Uni et Gibraltar, après escale logistique à Ascension. Le rapport de force pour les troupes terrestres, chose rare pour un débarquement, est défavorable à l’attaquant (de l’ordre de 1 contre 3, il sera ramené à 2 contre 3 avec l’arrivé de la 5th Infantry Brigade début Juin). Il est largement compensé par l’utilisation de troupes professionnelles, par opposition aux conscrits qui constituent près de 75% des effectifs argentins20. Une autre particularité est la faiblesse des moyens aéronavals britanniques : deux petits porte-avions à vocation anti-sous-marine utilisés à contre-emploi en tant que capital-ships, emportant un nombre réduit d’avions dont la qualité première est de pouvoir décoller et atterrir de manière verticale ou courte, ceci au détriment des performances et de l’autonomie. Ils sont à opposer au parc aérien argentin, relativement récent et surtout 4 fois plus nombreux. On peut dire que les Anglais ont pris un risque, calculé certes, mais non négligeable.


Seconde question : comment les Anglais vont-ils l’emporter ? Tout d’abord, voyons pourquoi ils avaient de grandes chances de ne pas y arriver. En effet, au moment de l’invasion argentine, la Grande-Bretagne est prise en flagrant délit de « solde de l’empire » : la grave crise économique qu’elle traverse entraîne des restrictions budgétaires appliquées à son appareil militaire. Elle ne peut plus se permettre à la fois d’entretenir une flotte lui permettant d’intervenir dans le monde entier pour sauvegarder ses intérêts, et de tenir son rang au sein de l’OTAN face au bloc soviétique. Le ministre de la défense, sir John Nott, en accord avec le premier ministre, va trancher en faveur de cette dernière option, et on voit la Royal Navy s’apprêter à se séparer de ses porte-avions et de ses navires de débarquement en faveur de ses moyens sous-marins en particulier. Dans ces conditions, le Royaume-Uni n’aurait pu qu’assister à l’annexion des Malouines par les Argentins les bras croisés. Mais ces derniers ne vont finalement pas choisir le meilleur moment pour attaquer : les moyens aéronavals et amphibies qui allaient être abandonnés dans quelques mois vont être remis en condition in-extremis, et les points forts dus à son choix de l’OTAN vont lui être précieux. En effet, les sous-marins nucléaires d’attaque vont lui permettre de paralyser la flotte ennemie. Leurs moyens anti-sous-marins, taillés pour affronter les Soviétiques, vont permettre aux Anglais de ne jamais être inquiété par les sous-marins argentins. Les outils de communications au standard OTAN, en particulier par satellite, vont permettre au cabinet de guerre à Londres de rester en contact permanent avec la flotte, le corps expéditionnaire, et les forces spéciales infiltrées sur place, sans risque de décryptage. Les temps de réactions pour les grandes décisions en seront donc beaucoup plus courts que pour les Argentins, d’autant plus que le trumviratà la tête de la dictature doit d’abord trouver une position commune avant d’agir. A cela il convient d’ajouter plusieurs autres facteurs clés. Outre une brillante intoxication sur le lieu réel du débarquement, l’utilisation exclusive de troupes d’élite aguerries comme les parachutistes, les SAS, SBSet bien sûr les Royal Marines va s’avérer décisive. Ces derniers sortent d’un entraînement en conditions hivernales dans le Nord de l’Ecosse. Cela ne sera pas de trop pour leur permettre d’endurer les conditions climatiques, matérielles et humaines dantesques qu’ils devront affronter. Ce ne sera pas le cas pour les conscrits argentins. Enfin, le succès anglais n’aurait pas été possible sans l’aide des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la France. En effet, les premiers vont lui fournir les renseignements obtenus par leurs satellites espions (la Grande-Bretagne n’en dispose pas en propre), en particulier la position des unités de la flotte argentine. Mais ils vont aussi lui fournir une des armes clés du succès : la dernière version du missile air-air sidewinder, qui va leur permettre de tenir sous les assauts de l’aviation argentine lors des premiers jours d’existence de la tête de pont dans la baie de San Carlos. La France joue un rôle important en interrompant ses ventes de Super-Etendard d’Exocet à l’Argentine, limitant leur nombre à un niveau qui ne permettra pas d’avoir un impact stratégique sur le conflit.


Les Britanniques ont malgré tout commis des erreurs qui permettent de tirer plusieurs leçons. En premier lieu, quand on veut conserver une ambition stratégique internationale, il convient de garder des moyens de projection importants (porte-avions, navires d’assaut amphibies). Ensuite, il manque clairement un commandant « de théâtre » qui aurait chapeauté à la fois la flotte et les troupes débarquées. Il aurait pu ainsi trancher les demandes concurrentes d’allocations de ressources, en particulier quand celles-ci deviennent rares comme les hélicoptères de manœuvre suite à la perte du RFA Atlantic Conveyor. Pour continuer, on a assisté à une nouvelle forme de guerre aéronavale dans laquelle les navires sont très vulnérables aux assauts aériens, en particulier les « piquets radars », comme les HMS Sheffield et Coventry. Le manque criant d’avions d’alerte avancés et la faible autonomie des intercepteurs (découlant du choix de petits porte-aéronefs de type STOVL21) ne permet pas de créer la bulle de protection nécessaire à une flotte pour se tenir à l’abri des attaques aériennes et des missiles antinavires. Autre leçon : le rôle majeur des sous-marins nucléaires d’attaque. Ces derniers pouvant apparaître comme les nouveaux capital-ships dans une stratégie de déni d’accès à une zone, par leur capacité à rester cachés de longs mois, leurs moyens de détection et leur capacité de destruction. Pour finir, tout cela n’aurait pas été possible sans les informations fournies par les satellites d’observations militaires, gracieusement mises à disposition par les Américains. On peut voir le satellite espion comme un nouveau marqueur d’indépendance nationale en matière militaire.



Bibliographie


Admiral Sandy Woodward, One hundred days, HarperPress, revised edition, London, 2012


Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, thèse de doctorat en histoire, Université de Metz (accessible en pdf à cette adresse : ftp://ftp.scd.univ-metz.fr/pub/Theses/1997/Masse.Henri.LMZ9710.pdf)


Stephen Badsey, Mark Grove, Rob Havers, The Falklands Conflict Twenty Years On: Lessons for the Future (Sandhurst Conference Series), Franck Cas, 2005


Martin Middlobrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989


Julian Thompson, 3rdCommando Brigade in the Falklands, No Picnic, Pen & Sword Military, Barnsley, 2008



1Il s’agit dans les faits plutôt d’un triumvirat regroupant les chefs des 3 armes (air, mer, terre), dans lequel toute décision importante est le résultat d’un compromis entre leurs intérêts
2Stephen Badsey, Mark Grove, Rob Havers, The Falklands Conflict Twenty Years On: Lessons for the Future (Sandhurst Conference Series), Franck Cas, p 67.
3Martin Middlobrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989, p.19
4D’après le site officiel de la Royal Navy : http://www.royalnavy.mod.uk/sitecore/content/home/about-the-royal-navy/organisation/life-in-the-royal-navy/history/battles/the-falklands-conflict-1982/the-time-line
5HMS : Her Majesty’s Ship
6Royal Fleet Auxiliary (RFA) : navires de servitude avec des équipages civils mais dépendant du ministère de la défense.
7Les moyens logistiques, rapidement débordés, sont ceux de la brigade des Royal Marines, et ne sont pas dimensionnés pour gérer tous les renforts lui ont été adjoints (Benoist Bihan, De la mer à la terre, Histoire et Stratégie n°7, pp. 81-82)
8Dereck Oakley, The Falklands military machine, London, Spellmount, 1989,p.120.
9ARA : Armada de la República Argentina
10Jean-Robert Daumas et Sven Ortoli, La leçon d'électronique des Malouines, Science et Vie N° 778, Juillet 1982, p.70
11RMS : Royal Mail Ship
12Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, Thèse de doctorat en histoire, Université de Metz, p. 307
13David Brown, The Royal Navy and the Falkands war, London, Leo Cooper, 1987, p.68
14Version israélienne du Mirage 5
15Fuerza Aérea Argentina : Force Aérienne Argentine
16Avec notamment une plate-forme de décollage pour les Harrier
17Système lance-missile anti-aérien portable à guidage optique, peu performant par rapport au Stinger américain
18Max Arthur, Men of the red beret, Wamor, London, 1990, p.574
19Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, Thèse de doctorat en histoire, Université de Metz, p. 370-373.
20Martin Middlobrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989, p.147
21Short Take Off and Vertical Langing : décollage court et atterissage vertical

Aurore 8, la première bataille de Fao.

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La guerre Iran-Irak résulta d'une erreur d'appréciation du raïs de Bagdad, Saddam Hussein, qui en attaquant l’Iran, anticipa une guerre d'ampleur et de durée limitée, destinée à accroître son prestige, obtenir des concessions territoriales et affaiblir le nouveau pouvoir issu de la révolution islamique. Les buts de guerre irakiens consistaient donc principalement à s'emparer de gages territoriaux avant de négocier en position de force. Cependant, cette perception n'était pas partagée par le régime iranien qui annonça que seul le renversement pur et simple du pouvoir baathiste suffirait à mettre fin à la guerre, alors que dans le même temps, celle-ci lui permettait de consolider son emprise, encore fragile, sur le pays. Le confit voulu comme limité devint ainsi une des plus grandes guerres conventionnelles de l’après-guerre. L’offensive irakienne lancée en septembre 1980 s’enlisa au bout de quelques mois au fur et à mesure que les forces armées iraniennes, initialement désorganisées et gravement affaiblies par les purges ayant suivi la révolution islamique, montaient en puissance. Après une première contre-attaque de grande envergure qui échoua au début de 1981, les Iraniens lancèrent une série d’offensives dévastatrices qui leur permirent de récupérer la quasi-totalité des territoires perdus en 1982.  Malgré ces défaites cinglantes, le régime irakien parvint à reconstituer puis accroître considérablement la taille de son armée, qui resta essentiellement sur la défensive à partir de cette année et parvint à repousser tant bien que mal les offensives iraniennes successives lancées dans le Sud, le Centre et le Nord du pays dans le cadre d’un conflit qui s’était transformé en guerre d’usure ; aucun des deux belligérants ne parvenant à infliger une défaite décisive à l’adversaire.

Adrien Fontanellaz

Les forces armées des deux pays évoluèrent de manière différente au fur et à mesure que le conflit durait. Du côté irakien, de nouvelles divisions d’infanterie furent levées en nombre de plus en plus grand afin de tenir le front – les deux pays partageant une frontière commune de 1'458 kilomètres. Entre 1980 et 1985, le nombre de divisions d’infanterie passa ainsi de cinq à trente. Nombre de celles-ci avaient des capacités limitées, et étaient essentiellement aptes à des missions statiques. Celles-ci chapeautaient en effet des unités du Jeish Al Shabi, l’armée populaire, à l’origine une milice du parti baath chargée de missions de sécurités intérieures, réputées pour leur manque d’efficacité. Les divisions d’infanterie étaient normalement composées de trois brigades d’infanterie et disposaient d’un bataillon de chars. L’armée continua par ailleurs à entretenir un noyau de sept divisions blindées et mécanisées de bonne qualité et distribuées au sein de corps d’armée attachés à des zones précises. Leur organigramme était issu d’un mélange de pratiques britanniques et soviétiques. Ainsi, une brigade blindée était centrée autour de trois bataillons de chars et un bataillon mécanisé alors qu’inversement, une brigade mécanisée incluait trois bataillons mécanisés et un bataillon de chars. Une division blindée incluait deux brigades blindées et une brigade mécanisée, cette proportion s’inversant pour les divisions mécanisées. Toutes les divisions irakiennes incluaient en sus une brigade d’artillerie. Enfin, une réserve opérative, la célèbre garde républicaine, fut progressivement constituée à partir d’une formation de la taille d’une brigade, essentiellement chargée de la garde des palais présidentiels, à laquelle furent agglomérés d’autres unités particulièrement réputées de l’armée régulière, à l’image de la 10ebrigade blindée indépendante qui s’était illustrée durant la bataille de Susangerd au début de 1981. En avril 1984, celle-ci comprenait une brigade mixte, chargée de la mission originelle de la garde, deux brigades blindées, une brigade d’infanterie et une brigade de commandos, chapeautées par un état-major divisionnaire. L’accès à des financements octroyés par les monarchies pétrolières du Golfe Persique ainsi qu’à plusieurs sources de matériels de guerre moderne comme la France et l’Union soviétique permirent à l’Irak de considérablement accroître la puissance de feu de son armée. Dans un contexte où la posture irakienne était, sur le plan terrestre, essentiellement défensive depuis 1982, les généraux irakiens tendaient à utiliser de façon très méthodique cette puissance de feu pour user l’adversaire tout en limitant leurs pertes, établissant des systèmes défensifs de plus en plus massifs et sophistiqués. Dans le même temps, l’efficacité globale de l’armée s’améliora considérablement, notamment par la mise en place d’une politique systématique de retour d’expérience ou encore par celle d’un réseau logistique performant permettent de déplacer rapidement des divisions entières d’un secteur à un autre du front. Enfin, conscient que des défaites militaires successives pourraient mettre en péril la pérennité de son pouvoir, le dictateur irakien infléchit progressivement sa politique consistant à octroyer des postes de commandement à des officiers choisis en fonction de critères politiques et indépendamment de leurs compétences professionnelles.  Par ailleurs, les Irakiens firent appel, à partir de 1984, à l’usage d’armes chimiques, produites en très grandes quantités par une industrie locale rapidement développée grâce à l’aide prodiguée par des sociétés étrangères, et pour la plupart, occidentales.  

Inversement, l’Iran, isolé sur la scène internationale ne pouvait pas compenser ses pertes avec des matériels de qualité équivalente, et ce tout particulièrement dans le domaine de l’aviation. Du fait de ces contraintes mais aussi parce que leur posture était offensive et qu’elles opéraient dans un contexte politique très particulier,  l’évolution des forces armées iraniennes fut donc différente de celle suivie par l’adversaire.  L’infanterie devint ainsi l’arme première iranienne, les autres branches opérant en soutien de cette dernière. De plus, cette infanterie développa des tactiques qui la rendirent particulièrement redoutable pour les Irakiens. Si au début du conflit, celles-ci étaient peu sophistiquées, et pouvaient aller jusqu’à l’utilisation de simples vagues humaines, elles se complexifièrent par la suite et l’infanterie iranienne finit par se distinguer par son usage systématique de tactiques de feu et mouvement, d’infiltration nocturne - au point de parvenir parfois à attaquer en premier directement l’Etat-Major d’une unité ennemie, par l’usage intensif de reconnaissances systématiques. L’imposante flotte d’hélicoptères de transport héritée du l’armée impériale, forte de 402 AB-205 et Bell 214 et 84 CH-47 en 1980, lui apportait un surcroît de mobilité important, facilitant notamment son ravitaillement. De plus, à partir de 1984, l’accent fut mis sur un meilleur entraînement des cadres alors que la coordination entre armée régulière et pasdarans s’améliora au niveau tactique.


Soldat iranien équipé d'un RPG-7 (via militaryphotos.net)
 
De fait, et tout comme son adversaire, l’Iran possédait plusieurs armées. La première de celles-ci était l’Artesh, héritière de l’armée impériale, et qui comptait au début de la guerre l’équivalent d’une petite dizaine de divisions très bien équipées et structurées selon le modèle américain. Ce puissant instrument militaire fut cependant gravement affaibli par les purges qui suivirent la révolution iranienne, et qui touchèrent tout particulièrement le corps des officiers. A cette armée régulière s’ajouta le corps des gardiens de la révolution islamique qui se développa rapidement durant la guerre et dont le commandement devint totalement séparé de celui de l’armée en 1985. Fort de quelques dizaines de milliers d’hommes au début de la guerre, celui-ci alignait ainsi quatorze divisions à la fin de l’année 1984, dont l’une était blindée. Les pasdarans pouvaient également faire appel, pour des périodes de deux à trois mois,  aux bassidjis, des miliciens souvent très jeunes et sommairement entraînés, qui étaient alors intégrés dans leurs divisions régulières. Paradoxalement, en dépit de sa population trois fois plus importante que celle de l’Irak, les effectifs alignés par l’Iran n’étaient pas très supérieurs à ceux de l’ennemi, dans la mesure où la politique  de recrutement mise en œuvre par Téhéran fut bien moins systématique, l’enrôlement des bassidjis se faisait par exemple sur une base volontaire, que celle de Bagdad, qui dut faire massivement appel à une main d’œuvre expatriée pour remplacer les hommes mobilisés et envoyés sur le front.

Cette asymétrie entre les deux armées poussa les Iraniens, qui gardaient l’initiative, à opérer autant que faire se peut dans des secteurs dont la géographie réduisait les atouts ennemis en entravant le déploiement de ses forces mécanisées. Ainsi, durant l’année 1985, pas moins de trois offensives furent lancées dans les immenses marais de Hoveyzeh situés au Nord de Bassora. Cette dernière ville, la grande métropole du Sud de l’Irak et porte d’accès du pays au Golfe Persique via le Chatt el-Arab située à une trentaine de kilomètres de la frontière iranienne fut un objectif majeur des Iraniens à partir de 1982. En effet, le régime des ayatollahs était convaincu que la prise de cette cité, bien plus accessible que Bagdad, serait fatale au régime baathiste irakien dans la mesure où les populations chiites du Sud du pays ne manqueraient alors pas de se révolter contre Saddam Hussein, dictateur impitoyable issu de la minorité sunnite. Bassora fut ainsi la cible de plusieurs grandes offensives entre 1982 et 1985, mais celles-ci échouèrent face aux puissantes défenses ceinturant la ville et sur un terrain ne favorisant que peu la plus grande qualité de leur infanterie. C’est pourquoi, en 1985, les Iraniens optèrent pour une autre approche, consistant à s’emparer de la péninsule de Fao, à l’extrême Sud de l’Irak, ainsi que du port OumQasr, et couper ce faisant l’accès de l’Irak au Golfe Persique tout en disposant des bases de départ permettant d’attaquer Bassora depuis le Sud en évitant ses principales défenses orientées face à la frontière iranienne. Prendre la péninsule de Fao n’était cependant pas une mince affaire dans la mesure où celle-ci était séparée de l’Iran par le Chatt el-Arab dont la largeur dans ce secteur pouvait atteindre près de 1'000 mètres.

Durant la seconde moitié de 1985, les Iraniens commencèrent à préparer l’attaque contre Fao, baptisée Valfajr 8 (Aurore 8). Deux divisions d’infanterie menèrent ainsi des exercices amphibie  sur les rives de la mer Caspienne, alors que plus de 3'000 pasdarans reçurent un entraînement de nageurs de combats afin d’être en mesure de reconnaître les futurs points de débarquement et d’éliminer les obstacles couvrant ceux-ci. Parallèlement, l’aviation de l’armée de terre et la force aérienne de la république d’Iran (IRIAF)  s’efforcèrent de parfaire leurs procédures d’appui rapproché et améliorer leur coordination, et chacune mit en place un état-major dédié dans le Sud du front afin de contrôler plus efficacement leurs opérations. Au début du mois de janvier 1986, l’IRIAF en particulier mena des exercices de très grande ampleur incluant chasseurs, transports et ravitailleurs et où l’accent fut mis sur l’accroissement du taux de sortie des appareils disponibles alors que dans les dernières semaines de janvier, deux missions de reconnaissance extrêmement périlleuses furent menées par des RF-4E afin de déceler les points faibles du dispositif irakien dans la péninsule. De nombreux matériels de franchissement, incluant des ponts flottants assemblables, des bacs automoteurs et des centaines d’embarcations diverses furent ensuite transportés vers le Sud du front et soigneusement camouflés tandis qu’un réseau de routes, dissimulé au sein des palmeraies de la région, devait permettre de soutenir l’opération. Enfin, environ 250'000 hommes, pour un total de huit divisions, soit six divisions d’infanterie, une division de génie et une d’artillerie se rassemblèrent progressivement dans le secteur. Afin de faire accroire à l’ennemi que leur prochaine grande opération aurait lieu dans le secteur des marais du Hoveyzeh, les Iraniens construisirent des camps et des positions factices afin de tromper les avions de reconnaissance irakiens et les satellites américains, alors que dans le même temps, de faux messages radios étaient échangés afin d’accroître encore la confusion du côté irakien. 

Pour les Irakiens, la péninsule de Fao était un secteur secondaire, et ses défenses étaient dimensionnées pour faire face à des attaques d’ampleur limitées. Elle dépendait du VIIe corps, dont le quartier-général était situé dans la ville de Fao, située à proximité de l’extrémité de la péninsule. Symptôme de l’importance limitée accordée par Bagdad à cette zone, le lieutenant-général Chawket, commandant de ce dernier, était subordonné au VIe corps stationné plus au Nord. Le VIIecorps chapeautait la 26e division d’infanterie, une formation de second rang incluant des soldats de l’armée populaire, qui occupait des positions défensives le long du Chatt el-Arab, établies au sein des vergers qui en couvraient la rive, ainsi que la 15e division d’infanterie, stationnée plus au Nord, à hauteur d’Oum al-Rassas, un îlot sableux au milieu du Chatt el-Arab situé à proximité de Khorramchahr. Enfin, les ports de Fao et Um Qasr étaient protégés par les 441e et 440e brigades d’infanterie de marine respectivement. Malgré les observations rapportées par les unités stationnées dans la région, faisant état de préparatifs en cours face à la péninsule, les services de renseignements irakiens restèrent convaincus que les Iraniens se préparaient à attaquer au Nord de Bassora. Une attaque préemptive fut même lancée entre le 6 et le 14 janvier 1986 durant laquelle les Irakiens réussirent à reprendre une des îles Majnoun, situées au centre des marais du Hoveyzeh alors que dans le même temps, leur aviation menait de nombreuses missions d’interdiction dans ce secteur.

Valfajr 8 débuta dans la nuit du 9 au 10 février 1986, lorsque les Iraniens, favorisés par une météo exécrable marquée par de fortes pluies, franchirent le Chatt el-Arab en plusieurs endroits simultanément. Dans la plupart des cas, des nageurs de combats traversèrent en premier afin de sécuriser les points de débarquements prévus sur la rive irakienne du fleuve avant d’être rejoints, une fois leur mission accomplie, par une seconde vague de pasdarans acheminée au moyen de centaines de canots pneumatiques tandis que l’artillerie iranienne pilonnait les positions ennemies. Alors qu’une attaque de diversion était lancée contre Bassora par une division, d’autres unités établirent plusieurs têtes de pont à hauteur de l’îlot d’Oum al-Rassas, à Siba, face à Abadan, et à une quinzaine de kilomètres de Fao, coupant ce faisant l’axe routier stratégique long de 130 kilomètres longeant le fleuve et relient Bassora à Fao. Dans le même temps, des éléments de la 3ebrigade d’infanterie de marine débarquaient dans la périphérie de la ville portuaire. Le génie iranien s’empressa ensuite d’assembler plusieurs ponts flottants afin de pouvoir acheminer des renforts sur la rive ennemie. Le succès initial de l’opération fut dû en grande partie à l’effet de surprise, et aussi au sang-froid de certaines unités. En effet, des nageurs de combats furent soudains pris sous un feu massif d’armes automatiques provenant des positions irakiennes proches mais s’abstinrent de riposter conformément aux ordres reçus. Ce sang-froid paya dans la mesure où, loin de les avoir détectés, les Irakiens avaient suivi une de leurs procédures standard consistant à ouvrir le feu en direction des lignes ennemies à l’improviste dans un secteur donné durant une quinzaine de minutes. A partir de leur tête de pont située dans le secteur d’Abadan, les Iraniens déployèrent simultanément la 77e division, chargée d’avancer vers Bassora, et la 21e division qui longea le Chatt el-Arab, en réduisant au fur et à mesure les positions irakiennes. La ville de Fao tomba le 11 février et les Iraniens y capturèrent un riche butin, consistant en radars de veille aérienne et de surface et plusieurs batteries de missiles anti-aériens et antinavires. Durant les premiers jours de l’offensive, les Iraniens capturèrent une grande partie de la péninsule, au prix 2'600 soldats tués ou blessés, et infligèrent le double de pertes à l’ennemi. A ce moment, ils avaient déployé l’équivalent d’un corps sur la rive irakienne du Chatt el-Arab, composé très majoritairement d’infanterie.

La réaction irakienne à l’offensive fut relativement confuse dans la mesure où il fallut plusieurs jours pour réaliser où se situait son point d’application principal. Ainsi, la division de la garde républicaine fut initialement déployée au Nord de Bassora car les Irakiens, croyant que les événements de Fao, dont ils avaient une vision confuse du fait de la météo exécrable qui empêchait les vols de reconnaissance, correspondaient à une simple diversion ennemie. Puis, dans un second temps, ils concentrèrent leurs efforts contre Oum al-Rassas, qui fit l’objet d’une contre-attaque menée par la 15e division d’infanterie renforcée par des commandos. Après 36 heures de combats acharnés, l’île d’Oum al-Rassas fut reprise, alors que l’avance de la 77e division iranienne vers Bassora avait été stoppée et qu’un coup de main contre le port d’Oum Qasr, dernière base navale irakienne avec un accès direct sur le Golfe Persique, fut repoussé par la 440ebrigade d’infanterie de marine qui en assurait la protection. Le 12 février, alors qu’une autre contre-attaque hâtivement mise en place fut stoppée net par le pilonnage de l’artillerie iranienne, le raïs de Bagdad autorisait le déploiement d’armes chimiques tandis que la 2e division d’infanterie, la 5e division d’infanterie mécanisée, la 6edivision blindée et plusieurs brigades de commandos rattachées à d’autres corps furent dépêchées afin de renforcer une nouvelle ligne de défense établie en urgence afin d’empêcher les Iraniens de déboucher de la péninsule. Certaines de ces unités contre-attaquèrent le long de la route longeant le Chatt el-Arab, mais, soumis aux tirs dévastateurs de l’artillerie ennemie, subirent de très lourdes pertes dans la large bande de vergers et de palmeraies longeant le fleuve âprement défendue par l’infanterie iranienne. In fine, ces renforts ne furent cependant d’aucune utilité à la 26edivision d’infanterie, isolée plus au Sud et dont les restes furent anéantis dans la nuit du 13 au 14 février. Un bataillon de reconnaissance irakien isolé et retranché à l’extrême pointe de la péninsule parvint cependant à résister jusqu’au 19 février, date de la capture de son commandant. La lenteur de la réaction irakienne permit aux Iraniens de relever leurs troupes avec trois unités fraîches, les 8e, 25e et 31e divisions d’infanterie, et, après avoir échoué dans leurs tentatives d’avances vers Oum Qasr et Bassora, de se retrancher afin de faire face aux inévitables contre-attaques irakiennes.



Evacuation de blessés iraniens par bateau, durant une opération antérieure (Sajed.ir via wikicommons)
 
Une fois passées sur la défensive, l’infériorité matérielle des forces terrestres iraniennes sur la péninsule allait être compensée par plusieurs facteurs. En premier lieu, la bataille devint aéroterrestre avec l’intervention massive des aviations belligérantes sur le champ de bataille dès que la météo devint plus clémente. Si les Irakiens menèrent 400 missions de combat pour la seule journée du 11 février, l’action des redoutables hélicoptères de combat Cobra et des chasseurs-bombardiers F-4 et F-5 iraniens allait compenser au moins partiellement la puissance de feu inférieure des pasdarans et des bassidjis et ce d’autant plus que l’efficacité des avions d’entraînement PC-7 armés de mitrailleuses déployés par les Irakiens pour gêner l’action des hélicoptères ennemis s’avéra médiocre - seul un Bell 214 fut peut-être abattu par les monomoteurs suisses. De plus, durant l’hiver, la péninsule, déjà partiellement couverte de vergers et de palmiers, se transformait en véritable champs de boue, qui n’entravait pas drastiquement les mouvements de l’infanterie, mais rendait les véhicules dépendants des routes. Hors, seuls trois routes surélevées, larges d’une vingtaine de mètres au maximum, pouvaient être suivies par les Irakiens pour progresser en direction de Fao. La première, et la meilleure, suivait le cours du Chatt el-Arab alors que la seconde, asphaltée, traversait le milieu de la péninsule et que le troisième longeait la mer. Les itinéraires que devraient suivre les forces irakiennes, fortement mécanisées et donc nécessairement rivées aux axes routiers, étaient donc faciles à deviner, ce qui facilitait par exemple immensément la tâche des artilleurs iraniens en leur permettant de concentrer leurs feux sur des secteurs de taille réduite. En revanche, la présence de la boue, dans laquelle les hommes pataugeaient jusqu’aux genoux, contribua à réduire l’efficacité des canons, dans la mesure où les obus s’y enfonçaient avant de détonner, ce qui amortissait le choc de l’explosion et, dans le cas Irakien, réduisait la diffusion des gaz de combats qu’ils contenaient.

Une fois certains d’avoir identifié le Schwerpunkt ennemi grâce aux révélations d’un pilote de F-5E iranien récemment capturé, les Irakiens organisèrent une contre-attaque de grande ampleur suivant les trois axes routiers conduisant au port de Fao. Celle-ci débuta le 18 février, après l’arrivée de la division de la garde républicaine. Une première colonne, dirigée par le lieutenant-général Chawket, et incluant la 5e division mécanisée, suivit la route longeant le Chatt el-Arab avant d’être stoppée devant la localité de Siba, sise face à Abadan et où les Iraniens avait érigés un ponton. Les troupes de l’armée régulière parvinrent à s’en emparer après de très violents combats le 23 février, mais ne purent ensuite progresser que de quelques kilomètres, alors que le commandant de la 5e division mécanisée fut tué lorsque une paire de Tiger iraniens bombarda le quartier général divisionnaire. Une seconde colonne, également composées d’unités de l’armées régulière et commandée par le général Jabouri suivit la route longeant l’autre côté de la péninsule. Elle rencontra initialement une résistance moins acharnée durant les premiers jours de l’attaque, mais finit par être stoppée à son tour le 23 février par l’infanterie ennemie soutenue par des missiles anti-char TOW. Enfin, la division de la garde républicaine, composée des 2e et 10ebrigades blindées, de la 3e brigade d’infanterie, d’une unité de garde-frontières ainsi que d’un régiment de reconnaissance, fut chargée d’avancer le long de la route dite stratégique du milieu de la péninsule. Dans l’ensemble, les unités mécanisées irakiennes, malgré la résistance acharnée de l’ennemi et l’état du champ de bataille, réduit en immense bourbier où les fantassins pataugeaient jusqu’aux genoux, parvinrent à progresser d’une vingtaine de kilomètre entre le 18 et le 23 février avant que leur avance soit stoppée par un raidissement de la résistance iranienne. Soucieux de limiter leurs pertes et d’éviter autant que faire se peut de engager leurs soldats dans des combats rapprochés contre des fantassins iraniens réputés comme particulièrement redoutables, les Irakiens firent un usage massif de leur artillerie, dont les canons pouvaient  tirer jusqu’à 600 obus par jour. La consommation de munitions fut telle que l’Irak dut procéder à des achats d’urgence pour recompléter ses stocks d’obus. Le front finit par se stabiliser le 13 mars lorsque Bagdad renonça à reconquérir la péninsule. Les Iraniens restèrent donc maîtres de 400 km 2 son extrémité et conservaient la ville de Fao alors que leurs troupes continuaient à être ravitaillées à l’aide d’un pont lourd et deux autres plus légers placés une dizaine de kilomètres de la ville.




Soldats irakiens (via militaryphotos.net)
Les pertes subies par les belligérants lors de l’opération Valfajr 8 restent aujourd’hui difficiles à établir, même si elles furent extrêmement élevées, et auraient pu atteindre 50'000 hommes pour les Irakiens, et au moins autant pour les Iraniens. La bataille fut aussi acharnée dans les cieux qu’au sol, et la force aérienne irakienne lança ainsi plus de missions durant les premiers mois de 1986 que durant l’ensemble de l’année 1985, perdant une cinquantaine d’avions et une vingtaine d’hélicoptères durant ses opérations sur ce secteur de front.  Ces pertes furent dues en grande partie aux trois batteries de missiles Hawk iraniennes mises en place entre Fao et Abadan. Témoignage de cette efficacité, une seule de ces batteries revendiqua la destruction de trois MiG-23BN et Su-22 en l’espace de 30 minutes le 20 février 1986. De son côté, la force aérienne iranienne, malgré son infériorité numérique et les immenses difficultés qu’elle rencontrait pour maintenir une partie de son parc d’avions opérationnelle parvint à lancer un millier de missions d’appui sur le champ bataille en deux semaines. Si l’opération fut incontestablement un grand succès iranien, et une démonstration de l’efficacité de son appareil militaire à ce stade de la guerre, elle ne déboucha cependant pas sur un résultat décisif. De fait, si les forces terrestres iraniennes démontrèrent leur capacité à surprendre l’ennemi et à percer son front, elles ne disposaient pas des moyens matériels d’exploiter cette rupture, alors que dans les premiers jours suivant l’établissement des têtes de pont, une attaque mécanisée contre Bassora aurait été extrêmement dangereuse pour les Irakiens encore désorganisés. Par ailleurs, une des raisons de l’acharnement dont firent preuve ces derniers pour reprendre la péninsule, contre-attaquant sur un terrain qui leur était pourtant éminemment défavorable, trouvait son origine dans la mentalité souvent décrite comme « bédouine » de Saddam Hussein, qui percevait toute perte de territoire comme une atteinte à son prestige. Significativement, l’opération Ramadan Al-Moubarak, le premier volet de la série d’offensives séquencées lancée en 1988 au moyen d’une réserve opérationnelle soigneusement agrandie et entraînée depuis 1986 et qui acheva de contraindre l’Iran à accepter un cessez-le-feu, visait à reconquérir la péninsule.

Bibliographie
Razoux Pierre, La Guerre Iran-Irak, Première guerre du Golfe 1980-1988, Perrin, 2013.
Ward Steven R, Immortal: A Military History of Iran and Its Armed Forces, Georgetown University Press, 2009.
Woods Kevin M, Murray Williamson, Nathan, Elizabeth A, Sabara Laila, Venegas Ana M, Saddam’s generals, Perspectives of the Iran-Irak War, Institute for Defense Analyses, Alexandria, 2010.
Woods Kevin M, Murray Williamson, Holaday Thomas, Elkhamri Mounir, Saddam’s War, An Iraqi Military Perspective of the Iran-Irak War, National Defense University, Washington, 2009.
Cooper Tom et Bishop Farzad, Iran-Iraq War in the Air 1980-1988, Schiffer Publishing, 2003.
Forum de discussion du Air Combat Information Group. (www.acig.org)
Iraq Armed Forces Forum (http://iraqimilitary.org)

La première bataille d'Angleterre et la naissance du bombardement stratégique

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La Première Guerre mondiale voit l'apparition de la guerre aérienne qui devient un élément essentiel de la guerre moderne. Si cette nouvelle arme fait ses preuves sur le plan opérationnel, notamment tactique, les bases de son utilisation stratégique sont également posées durant le premier conflit mondial avec les prémisses de ce qui sera appelé ultérieurement le bombardement stratégique. Il s'agit d'abord par ce moyen de frapper la machine de guerre adverse loin en arrière du front afin de la paralyser, mais le bombardement du territoire ennemi est aussi une arme psychologique destinée à terroriser les populations civiles. Si des raids de bombardement ont lieu sur Paris, la Belgique, en mer Baltique et même en Afrique entre 1914 et 1918, les seules campagnes systématiques visant des objectifs civils et militaires se déroulent contre l'Angleterre.

Pour cela l'Allemagne possède une longueur d'avance sur ses adversaires notamment grâce à aux progrès technologiques réalisés outre-Rhin dans le domaine des appareils plus léger que l'air. La flotte de dirigeables, essentiellement de marque Zeppelin, de l'armée du Kaiser, conçue à l'origine essentiellement pour des missions de reconnaissance et de collectes d'informations afin de signaler les mouvements de l'infanterie ou de découvrir les positions de l'artillerie ennemie, va devenir pour les populations civiles anglaise le symbole de la mort venant du ciel. Transformés en bombardiers, les Zeppelins vont en effet réussir à répandre la peur dans toute l'Angleterre.

David FRANCOIS.




Bombarder l'Angleterre.
Le comte Ferdinand von Zeppelin, l'inventeur de la technologie des dirigeables et le fondateur de la société Zeppelin, a conçu et fabriqué presque l'ensemble des dirigeables de l'Allemagne impériale avant et pendant la guerre. Il a surtout eu une influence énorme sur la technologie aéronautique et le développement de la guerre aérienne en général. Le comte commence à travailler sur la fabrication d' un dirigeable en 1898. En 1900, le vol du Zeppelin LZ marque une étape dans l'histoire de la guerre aérienne. En effet si la technologie ne permet pas encore aux dirigeables d'avoir la stabilité nécessaire pour des voyages civils, ils peuvent néanmoins être utilisés dans le domaine militaire. En 1911, la technologie développée par Zeppelin a largement progressé, permettant cette année là un premier vol civil avec des passagers. Surtout sur le plan militaire les Italiens utilisent des dirigeables pour bombarder les troupes ottomanes et les tribus libyenne lors de leur conquête de la Libye en 1911-1912. Cette utilisation opérationnelle des dirigeables est remarquée par l'Etat-Major allemandet, en 1913, l'amiral Alfred von Tirpitz se penche sur la formation d'une division de dirigeables pour la Kriegsmarine.

L'exemple de la campagne de Libye et la constitution en Allemagne d'unités de dirigeables semblent rendre inévitable l'utilisation de cette nouvelle arme en 1914. D'ailleurs à partir du moment où, à l'ouest, le front s'enlise dans la guerre de tranchées, germe l'idée qu'ils peuvent jouer un rôle majeur pour sortir de cette impasse. Bien que d'abord hésitant, le Kaiser Guillaume II autorise le haut-commandement allemand à organiser la première campagne de bombardement stratégique de l'histoire. Cette campagne qui vise l'Angleterre et plus particulièrement Londres est connu de nos jours sous le nom de First Blitz.

L'objectif des militaires allemands pour cette première campagnes de zeppelins est, par le bais de bombardements aériens, de frapper des cibles militaires et civiles directement sur le sol britannique. Des cibles civiles, jusqu'alors inaccessibles, deviennent ainsi des cibles stratégiques directes permettant de perturber fortement la production de guerre ennemie et de saper le moral de la population civile. En somme, il s'agit pour les militaires allemands de semer un chaos tel à l'arrière des lignes ennemis que l'Angleterre soit contrainte de demander la paix le plus rapidement possible.

Un dirigeable Zeppelin en 1914.



La flotte de dirigeables allemands.
Si la majorité des dirigeables allemands sont fabriqués par la firme Zeppelin, des dirigeables avec armatures en bois de la firme Schutte-Lanz sont aussi utilisés par la marine et l'armée, ce qui ne manque pas de causer des rivalités. Les zeppelins quant à eux utilisent une armature en métal utilisant un alliage en aluminium. Trois types de zeppelins sont utilisés durant le conflit, les Z, les P, plus gros, plus rapideset volant plus haut et les R connu aussi sous le nom de Haut Grimpeurs. Théoriquement ce dernier type de dirigeable est capable de voler jusqu'à New-York puis de retourner à sa base. Tous les dirigeables allemand sont des plus léger que l'air fonctionnant avec de l'hydrogène, un gaz hautement inflammable, même s'il est purifié pour réduire les risques d'incendie.

En 1916, les dirigeables utilisés par l'Allemagne mesurent pour la plupart prés de 200 m de long sur 24 m de large et sont donc plus gros qu'un cuirassé. L'équipage, composé de volontaires, comprend 20 hommes dont la moitié sont des machinistes. Ces appareils ont l'avantage de pouvoir voler à hautes altitudes échappant ainsi aux canons antiaériens et aux chasseurs de l'adversaire. Ils peuvent aussi transporter des quantités importantesde bombes. Mais les conditions météorologiques et les difficulté de navigation rendent ces expéditions difficiles et hasardeuses. Ainsi un dirigeable se rendant sur Londres se retrouve, à cause des vents, déporté sur Hull où il lâche néanmoins ses bombes.

Surtout la technologie n'est pas totalement fiable et les risques sont élevés. Ainsi prés de 40% des équipages périssent. Pour cela il suffit d'une panne de moteur, d'une tempête ou bien d'un commandant qui perd son chemin avant que son appareil ne manque de carburants. Le 19 février 1916, l'équipage du L19, accroché à l'épave de son dirigeable, est vu par un chalutier britannique à environ 200 km à l'est des cotes du Yorkshire mais le capitaine anglais refuse de les secourir. Le L19 sombre donc dans la mer du Nord avant que, six mois plus tard, on ne retrouve sur les cotes suédoises une bouteille contenant le dernier rapport du commandant allemand. Mais les équipages craignent avant tout les incendies qui ne laissent que rarement des survivants.


Les premiers raids sur la Grande-Bretagne.
Les dirigeables allemands sont d'abord utilisés sur la cote orientale de l'Angleterre. Alors qu'ils ont déjà attaqué précédemment des navires aux larges des cotes néerlandaises, dans la nuit du 19 janvier 1915, trois zeppelins de la marine, les L3, L4 et L6, commencent à survoler la Grande-Bretagne. Le L6 rencontre vite des problèmes techniques et doit rentrer à sa base. Les L3 et L4 continuent leur route affrontant la pluie et la neige sur les cote du nord-est de l'Angleterre prés de Yarmouth. Les deux dirigeables se séparent alors, l'un en direction du sud et l'autre du nord. Le L3 bombarde le port de Yarmouth, une cible militaire, sur lequel il lâche 2 bombes faisant 2 tués et 3 blessé. Le L4 s'enfonce quant à lui dans les terres et attaque la ville de Kings Lynn où ne se trouve aucun objectif militaire. Il tue 2 civils et en blesse 13. Au total 24 bombes de 50kg et 3kg de bombes incendiaires sont largués cette nuit là. Les deux dirigeables sont néanmoins la cible de tirs ennemis mais ils parviennent à rentrer sans ennuis à leur base. La guerre de bombardement commence et un nouvel outil de guerre fait ainsi ses débuts dans le ciel du sud de l'Angleterre.

Ce succès provoque un certain enthousiasme chez les militaires allemands et l'amiral Behncke dans un rapport concernant la mission du 19 janvier écrit que le zeppelin est « l'arme aérienne la plus moderne, le triomphe de l'inventivité allemande [en montrant] qu'il est capable de traverser la mer pour porter la guerre sur le sol de la vieille Angleterre ». Le 12 février 1915, le Kaiser lui même exprime l'espoir que la guerre aérienne contre l'Angleterre soit menée avec la plus grande énergie. Durant ces premier raids, si des problèmes de navigation obligent les Allemands à se contenter de bombarder les cotes est de l'Angleterre, l'objectif principal des dirigeables est Londres.

Les raids de dirigeables selon la propagande allemande.


Le premier raid sur la capitale britannique a lieu le 31 mai 1915, après des tentatives infructueuses aussi bien de l'armée que de le marine, quand le zeppelin LZ 28 survole la ville larguant 90 bombes incendiaires et 30 grenades sur un faubourg du nord-est tuant 7 civils et en blessant 35 autres. La ville semble sans défense puisque les avions britanniques sont toujours incapables d'atteindre les 3 000 m où naviguent les dirigeables. Une tentative réalisée par 9 chasseurs échoue après le crash d'un des avions. Désormais et pour toute la durée de la guerre, l'est de l'Angleterre est continuellement sous la menace d'une attaque aérienne visant les installations industrielles et militaires mais également la population.

En mai 1915 le haut commandement allemand prend la décision de lancer une campagne systématique de bombardement du territoire britannique et donne une liste de cibles: dépôts d'essence, de munitions et de matériel militaire, casernes et camps de l'armée ainsi que les docks de Londres. Cette décision naît à la fois du constat que l'Allemagne possède une flotte de dirigeables qui a montré sa vulnérabilité lorsqu'elle est utilisée en soutien de l'infanterie, de l'inactivité de la flotte de haute mer et des gains stratégiques espérés du bombardement du territoire ennemi. Les dirigeables sont désormais utilisés dans une campagne continue au rythme de deux raids mensuels jusqu'en 1917 date à laquelle ils sont remplacés par des avions bombardiers.
Dans un mémorandum, en juillet 1915, signé par le Kaiser, le commandement de l'armée ordonne d'envoyer des aéronefs de l'armée et de la marine effectuer des bombardements stratégiques sur des cibles militaires et industrielles. Les monuments publics doivent néanmoins être épargnés tout comme les quartiers d'habitation. Le Kaiser demande également de ne pas bombarder les palais royaux de ses cousins Windsor.

Un raid de Zeppelins sur l'Angleterre.


Les raids de zeppelins élargissent peu à peu leurs rayons d'action allant jusqu'à Berwick-on-Tweed à la frontière écossaise au nord, Warrington et Birmingham à l'ouest et Folkestone au sud-est. En 1915, 47 raids de zeppelins ont lieu sur l'Angleterre et la mer du Nord, larguant prés de 3 700 kg de bombes incendiaires sur les villes et les régions côtières. Dans la capitale britannique, 127 personnes sont tuées et 352 blessées entre mai et décembre 1915. Ces attaques venues du ciel provoquent rapidement une vraie terreur au sein de la population.

La campagne continue en 1916. En juillet 1916, deux zeppelins bombardent Londres où un incendie se déclare. 40 civils sont tués. Le 8 septembre, le L13 cause quant à lui de sérieux dégâts au centre de la ville. Le 3 octobre a lieu un raid où sont largués 189 bombes sur Londres tuant 71 civils. Sept zeppelins attaquent l'Angleterre le 27 novembre larguant plus de 200 bombes mais un dirigeable est néanmoins abattu par les balles explosives d'un chasseur britannique. En janvier 1917, 9 dirigeables larguent 389 bombes sur les Midlands, le cœur de l'industrie d'armement britannique. Mais durant le retour de cet expédition un zeppelin avec ses 16 membres d'équipage s’abîme dans la mer du Nord. En avril 1917, fort de leur expérience, les zeppelins s'enfoncent encore plus profondément en territoire britannique à la recherche de cibles stratégiques et parviennent à bombarder Sunderland, Edimbourg et Leith en Écosse faisant là encore des victimes civiles.

Londres touchée par les bombes des Zeppelins.



La riposte britannique.
Les zeppelins, surnommés les tueurs d'enfants par la presse et le public anglais, sont l'objet d'une haine générale. Les autorités britanniques, obligées de réagir face à ces attaques inédites, décident l'imposition d'un black-out en 1916. Les éclairages extérieurs sont interdits et les populations doivent calfeutrer leurs fenêtres pour éviter que les lumières ne permettent aux dirigeables de se guider vers leurs cibles. Néanmoins, par nuit clair, il suffit aux zeppelins de remonter l'estuaire de la Tamise pour atteindre Londres. Les dirigeables volent si haut qu'il n'y a encore aucun moyen de se défendre contre eux. Mais peu à peu les Britanniques trouvent néanmoins des parades en déployant de l'artillerie antiaérienne, des barrages de ballons et en construisant des chasseurs capables de les atteindre.

La propagande anglaise contre les raids de dirigeables.


Le 6 juin 1915, une tentative de raid sur le sud de l'Angleterre échoue en raison du mauvais temps mais surtout surtout un pilote britannique parvient à détruire un dirigeable au dessus de Gand en Belgique. Le 2 septembre 1916, un pilote à bord d'un chasseur BE 2c de la 39e escadrille détruit enfin un dirigeable dans le ciel anglais, un Shutte-Lanz qui se dirigeait vers Cuffley au nord de Londres. Si l'habileté et l'expérience du lieutenant Leefe-Robinson lui ont permis cet exploit il a également bénéficié des nouvelles balles explosives de type Pomeroy. Ce succès est surtout une victoire psychologique puisque l’événement a un retentissement national, près de 10 000 personnes viennent visiter le site du crash. Si prés de 300 000 Londoniens continuent toujours d'utiliser obligatoirement le métro pour se déplacer la nuit, la victoire de Leefe-Robinson met définitivement fin à l'invulnérabilité des dirigeables d'autant que le développement de la détection radio et les progrès de l'artillerie antiaérienne conjuguent également leurs effets.

Les défenses autours de Londres ont en effet été renforcées avec des projecteurs, des canons antiaérien et des escadrilles de chasse. Mais si un seul obus sur 8 000 touche sa cible et si près de 90% des pilotes ne croisent jamais un adversaire, ce réseau dense de projecteurs, de canons et d'avion est fait rapidement de Londres une zone de danger mortel pour les dirigeables allemands. Dés le début de l'automne 1916, les Anglais déploient des projecteurs et des canons à longue portée. L'artillerie antiaérienne est alors constituée de canons à tir rapide de 3 pouces, installés soit sur des points fixes soit sur des camions. Ils peuvent tirer 15 coups par minutes à une portée verticale de 5 000 m. Ils permettent ainsi de saturer le ciel de projectiles obligeant les zeppelins à voler sur les abords de la capitale là où agissent les chasseurs.

Les escadrilles britanniques du Home Front sont composées essentiellement de biplans BE2c, des avions très stables mais lents, qui ne parviennent qu'en une demi heure à atteindre leur plafond de 3 000m. Pour compenser cette faiblesse, dans chaque escadrille les patrouilles se succèdent dans le ciel toutes les 3 heures avec l'ordre de poursuivre et d'attaquer les engins ennemis qu'elles aperçoivent.

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Les Britanniques commencent alors à développer une doctrine de la guerre aérienne qui repose sur le principe que la suprématie aérienne doit être obtenue par un effort inlassable pour localiser et détruire les appareils ennemis. Les chasseurs britanniques ne sont donc que la forme meurtrière d'un système de défense qui mobilise près de 17 000 hommes. Les stations d'écoute, les patrouilles navales et les postes d'observation côtiers scrutent le ciel en permanence. Quand des engins ennemis sont aperçus l'Amirauté à Londres est immédiatement prévenue par téléphone. Elle ordonne alors de mettre en marche les projecteurs, de préparer les canons et de faire décoller les chasseurs à partir d'une douzaine de terrains d'atterrissage. C'est ainsi que dans la nuit du 1er octobre le lieutenant Wulfstan Tempest repère le dirigeable L31 qu'il attaque. Ce n'est qu'après sa troisième série de tir qu'il endommage réellement le zeppelin. Pour cela il utilise des balles explosives et incendiaires qui percent un trou dans le ballon du dirigeable. L'hydrogène qui s'échappe alors s'enflamme au moment où il entre en contact avec l'air. Ces balles ont déjà permis d'abattre 3 dirigeables dans la nuit du 23 au 24 septembre. Le L31 s'écrase en flamme à 15 km au nord de Londres. L'équipage meurt brulé à l'exception du commandant qui a réussi à sauter mais se retrouve gravement blessé. Ce soir là c'est au total 3 zeppelins qui sont abattus. L'automne 1916 et les succès remportés par la défense britannique marqent le début de la fin pour l'utilisation des dirigeables dans la guerre aérienne.


Le chant du cygne des dirigeables.
En 1916 les mesures défensives prisent par les Britanniques obligent les Allemands à mettre au point des dirigeables volant plus haut, les Hauts Grimpeurs, capables de dépasser les 6 000 m d'altitude et de voler pendant plus de 15 heures. Mais cela pose de nouveaux problèmes: la navigation est plus difficile, l'équipage a besoin d'équipements pour l'oxygène afin de voler si haut, une nacelle d'observation est également nécessaire pour le bombardement à travers les nuages tandis que le nombre de bombe transporté doit être réduit.

Ce type de dirigeable est particulièrement apprécié par le capitaine de frégate Peter Strasser, le chef de la division de dirigeables de la Marine. S'ils ne sont pas armés puisque aucun avion n'est en mesure de voler aussi haut pour les intercepter, ils ne possèdent pas non plus de viseurs ce qui rend leurs tirs imprécis. Mais leur capacité de vols sont tels qu'il est un moment envisager de les utiliser pour atteindre et bombarder New-York. Par rapport à leurs prédécesseurs, ce sont de véritables mastodontes dans lesquelles Strasser a une confiance absolue, oubliant que si des avions parvenaient à voler aussi haut ils pourraient instantanément détruire sans problème des dirigeables sans défense.

Opérant à ces altitudes extrêmes 11 Hauts Grimpeurs de la marine attaquent le sud et le centre de l'Angleterre le 19 octobre 1917. Profitant de l'effet de surprise ils échappent aux moyens de détections britanniques. Mais le retour au pays est un désastre. Sur les 11 zeppelins, trois sont abattus par des chasseurs britanniques ou français au dessus de la France, un s'écrase à l'atterrissage en Allemagne et le dernier dérive jusqu'en Méditerranée où il s’abîme.

Le dernier raid de zeppelin sur l'Angleterre a lieu le 5 août 1918 avec 5 Hauts Grimpeurs commandés par Peter Strasser en personne, un militaire ayant reçu la médaille Pour le mérite, la plus haute distinction de l'armée allemande. Il est certain de pouvoir frapper l'Angleterre au cœur. Mais sous les feu des canons antiaériens anglais aucun des dirigeables ne touchent de cibles utiles. Strasser décide néanmoins de voler à basse altitude pour s'assurer que les objectifs ont été atteints quand il est abattu par des chasseurs britanniques. Il meurt ainsi que les 23 membres de son équipage dans l'incendie puis l'explosion de leurs dirigeable qui s'écrase au sol. Les 4 autres dirigeables larguent leurs dernières bombes dans la Manche et se hâtent de rentrer.

La fin d'un dirigeable.


Les sources divergent quant au nombre de dirigeables utilisés contre la Grande-Bretagne. Il semble qu'environ 80 ont participé aux raids. Prés de 220 tonnes de bombes ont été largué sur l'Angleterre causant la mort d'environ 500 personnes et en blessant 1 500. Comparé aux destructions sur le front, les raids de zeppelins causèrent des dommages minimes et n'eurent aucune incidence sur le cours de la guerre. Mais leur utilisation dans le cadre de bombardement stratégique s'avère prophétique.

Aucun des Hauts grimpeurs n'a pourtant survécu à la guerre puisqu'en 1919 les Allemands ont préféré détruire leurs dernières machines plutôt que de les remettre aux Alliés, mettant ainsi fin à l'histoire des dirigeables bombardier.


Les débuts des bombardier lourds, les raids de Gothas.
La plupart des raids de bombardement sur la Grande-Bretagne durant la Première Guerre mondiale sont le fait de dirigeables. Mais la technologie au service de la guerre, notamment dans le domaine aéronautique progressant à grand pas les Allemands parviennent durant le conflit à mettre sur pied des bombardier lourds.
Le premier bombardement allemand réalisé par un avion a lieu sur Douvres en décembre 1914. Si les dégâts causés par des bombes rudimentaires est minime l'effet psychologique est indéniable participant à la psychose britannique face aux menaces venant du ciel. A partir de l'automne 1916 quand le commandement allemand perd confiance dans l'utilisation stratégique des dirigeables dont le coût est extrêmement élevé et qui ne causent finalement que des dommages limités aux Anglais, les bombardiers lourd prennent peu à peu le pas sur les zeppelins qui n'effectuent plus que 7 raids en 1917 et 4 en 1918. En septembre 1916 l'armée cesse définitivement d'utiliser des dirigeables et leur préfère des bombardiers lourds, les Gothas, un bombardier biplan construit par la firme Gothaeur Waggonfabriek. Seule la marine continue a utiliser les dirigeables sous la direction de Peter Strasser.

A la fin de 1916 l'Allemagne commence à planifier une offensive diurne de bombardement appelée l'opération Türkenkreuz. Le Kagohl 3 (Kampfgeschwader der Obersten Heeresleitung), composé, également connu sous le nom d'escadrille « Angleterre », de six Kastas (Kampfstaffel) sous le commandement du Hauptmann Ernst Brandebourg est alors formé. La Grande-Bretagne a alors réussi à réduire la menace des zeppelins. La chute du nombre de raids de dirigeables au cours de l'hiver et du printemps 1917 entraine en réaction une baisse des craintes dans la population britannique tandis qu'au Parlement certains demandent des représailles contre des cibles militaires allemandes. Pour les planificateurs allemands, le bombardement de cibles en Grande-Bretagne est un objectif à long terme.

Un Gotha allemand.


La pénurie d'avions adaptés, la distance des bases par rapport aux objectifs ont jusque là limités les opérations des bombardiers lourds à des raids occasionnels à la fin de 1916, comme le 28 novembre quant un peu par hasard un Gotha largue six bombes sur Londres. Avec la production du Gotha G.IV en mars 1917, l'Allemagne dispose enfin d'un avion approprié. Le Kagohl 3 en est équipé et installe sa base dans la région de Gand. Le 25 mai 1917, 23 Gothas de cette Kagohl s'envolent pour un raid sur Londres. Deux sont forcés de rebrousser chemin au dessus de la mer du Nord en raison de difficultés mécaniques tandis que des nuages sur Londres obligent les autres à changer de cible pour se diriger sur des objectifs secondaires sur la Manche comme Folkestone ou le camp de l'armée à proximité à Shorncliffe. Le raid cause néanmoins 95 décès et 195 blessés, principalement dans la région de Folkestone. A Shorncliffe, 18 soldats ( 16 Canadiens et deux Britanniques) sont tués et 90 blessés. Le nombre de victimes de ce raid est largement supérieur à ceux provoqués par les zeppelins.

Les premières séries de raids en plein jour des Gothas visent Londres et le sud-est de l'Angleterre. Au total le nombre de raids de Gothas est de 27 en 1917-1918. Le 5 juin 1917 une nouvelle attaque de Gothas est Londres est déviée vers Sheerness dans le Kent. La troisième tentative est la bonne, le 12 juin 1917, avec 14 Gothas qui lâche prés de 100 bombes sur la capitale. La plupart ratent leurs cibles mais elles coûtent la vie à 162 civils, le record de tués à Londres lors d'un raid allemand, et fait 432 blessés. Parmi les morts se trouvent 18 enfants tués par une bombe qui touche une école primaire. A la suite de cette action de nombreux enfants londoniens sont évacués par les autorités vers la campagne pour échapper à la menace.

Pour les Allemands le succès est éclatant surtout qu'aucun des Gothas n'a été perdu. Les Britanniques ne s'attendaient pas à une attaque en plein jour ce qui explique le nombre relativement élevé de victimes. En raison de cette impréparation les premières tentatives pour intercepter les Gothas sont inefficaces. Un grand nombre d'avions britanniques a décollé à la dernière minute mais ils ne sont pas parvenus à atteindre suffisamment d'altitude pour engager les bombardiers. Un nouveau raid de 22 Gothas a lieu le 7 juillet 1917, entraînant 54 décès et 190 blessés. Une centaine de sorties de la chasse britanniques permet néanmoins d'abattre un Gotha et en endommage trois autres. Mais 2 chasseurs anglais sont aussi descendus par les Gothas. Entre mai et août 1917, la Kagohl 3 réalise ainsi huit autres raids de jour sur l'Angleterre, dont trois sur Londres.

A partir de septembre 1917, les progrès de la défense antiaérienne britannique oblige la Kagohl 3 à abandonner les raids de jour. Si les attaques nocturnes fournissent une protection contre les chasseurs et des tirs antiaériens, ils compliquent néanmoins la navigation et l'atterrissage. Le 31 octobre, 22 Gothas lâchent leurs premières bombes incendiaires sur la capitale, soit 83 kg de bombes. La plupart ne provoquent aucun incendie mais 10 civils sont tués.

La flotte de bombardiers lourds allemands se renforce progressivement, notamment avec l'arrivée en septembre 1917 du bombardier Zeppelin Staaken, un biplan quadrimoteur de 42m d'envergure. Ce dernier doit pallier les défauts des Gothas qui sont des appareils fragiles, très sensible aux dégâts, notamment a niveau du châssis et du train d'atterrissage. Il y ainsi chez les Gothas plus de pertes liées à des accidents que lors des raids proprement dit.

En décembre 1917, la Kagohl 3 est rebaptisée Bogohl 3 (Bombengeschwader der Obersten Heeresleitung 3). Contrairement à d'autres unités, qui se compose de trois Bostas (Bombenstaffel), la Bogohl 3 conserve sa formation initiale de six Staffeln. Rapidement de lourdes pertes forcent la Bogohl 3 à se retirer des opérations de combat en février 1918. Les Zeppelins Staaken effectuent 11 raids du 28 septembre 1917 au 20 mai 1918 larguant 2 772 bombes. Le 16 février 1918 la première bombe de une tonne est lancée sur le Royal Chelsea Hospital. Deux autres bombes d'une tonne seront larguées. Seuls deux Zeppelins Staaken sont perdus lors des raids. Les Allemands mettent également au point en août 1918, la « Elektron Bomb », une petite bombe incendiaire au magnésium de un kilo mais elle arrive trop tard pour être utilisée de manière significative.

Dans la nuit du 19 mai 1918, les Gothas retournent une dernière fois en Angleterre. La Bogohl 3 envoie à cette occasion 38 appareils contre Londres, mais elle subi à nouveau de lourdes pertes. Six Gothas sont abattus par des chasseurs et des tirs antiaériens et 3 s'écrasent à leur retour lors de l'atterrissage. Après ce raid, l'action des Gothas se limite seulement à des frappes tactiques sur le front occidental. Au total ils ont effectué 22 raids sur l'Angleterre, larguant 84 740 kg de bombes et ont perdu 61 appareils.

Une attaque sur Londres selon la propagande allemande.


Les bombardements allemands sur la Grande-Bretagne durant la Première Guerre mondiale apparaissent comme anecdotiques. Les 2 000 victimes dont environ 500 tués causées par les dirigeable et les 3 000 victimes, dont 800 tués, des bombardiers lourds sont quantité négligeable en comparaison avec les pertes humaines sur les différents fronts du conflit. Les destructions matérielles sont insignifiantes, aucune ville, aucun quartier n'est détruit. Surtout le coût total pour la fabrication de 115 zeppelins est 5 fois supérieurs au montant des dommages causés par leurs raids en Angleterre. Alors, des campagnes de bombardements inutiles ?

Si les résultats matériels des raids de dirigeables et de bombardiers lourds sont dérisoires l'effet sur le moral de la population britannique est indéniable. La panique irrationnelle qu'ils déclenchent préoccupe rapidement le gouvernement de Sa Majesté. Elle l'oblige donc a prendre des mesures strictes et coûteuses dont le déploiement de 10 escadrille d'avions supplémentaires et la mobilisation de 10 000 militaires soustraits ainsi à d'autres fronts. L'imposition du black-out dans la région londonienne fait également baisser la production de guerre tout en accroissant le stress de la population.

C'est à partir des cette expérience, des leçons tirées de cette campagne de bombardement sur l'Angleterre, qu'au lendemain de la guerre s'élabore une doctrine du bombardement stratégique à travers les écrits notamment de l'italien Douhet. Cette réflexion théorique sera la base sur laquelle s'appuieront les états-majors pour mettre au point les bombardements stratégiques qui ensanglanterons l'Europe de 1936 à 1945.


Bibliographie:
Ian Castle, London 1917-1918, The bomber Blitz, Osprey Publishing, 2010.
Ian Castle, London 1914-1917, The Zeppelin Menace, Osprey Publishing, 2008.
Charles Septehenson, Zeppelins: German Airships, 1900-1940, Osprey Publishing, 2004.
Andrew Hyde, The First Blitz, The German Air Campaign against Britain, 1917-1918, Pen and Sword, 2013.
Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, La Découverte, 2012.
Thomas Hippler, Le gouvernement du ciel: Histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies Ordinaires, 2014.


L'armée impériale russe pendant la Grande Guerre (1914-1917)

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Le front de l'est est un des grands oubliés1de l'histoire militaire, et en particulier française. Je ne parle pas du conflit germano-soviétique, de 1941 à 1945, mais bien du front de l'est de la Première Guerre mondiale, où se font face Allemands et Austro-Hongrois d'un côté, et Russes de l'autre, pour l'essentiel. Alors que la commémoration du centenaire voit fleurir les ouvrages et articles en français consacrés au front de l'ouest, vu et disséqué sous tous les angles ou presque, ceux qui parlent du front de l'est sont rarissimes, voire inexistants. Dans l'opinion commune, l'armée impériale russe reste un « rouleau compresseur » mis en échec dès le mois d'août 1914 à Tannenberg, ravagé par l'alcoolisme, la désobéissance et la désertion, et qui s'effondre comme un château de cartes en 1917. Cette vision datée se base souvent sur la lecture d'ouvrages dépassés qui font encore autorité aujourd'hui. Or, l'armée impériale russe, pendant la Première Guerre mondiale, est loin d'être ce colosse aux pieds d'argile que l'on se plaît et complait à peindre encore et toujours. En réalité, les problèmes qu'elle rencontre sont loin de lui être exclusifs, par rapport aux autres pays engagés dans le conflit. Les buts de guerre et les objectifs stratégiques ne font pas l'objet de dissensions. L'armée a reçu les moyens nécessaires, et la Russie a été capable de mettre en marche son économie de guerre. La structure stratégique et opérative est appropriée et la structure opérative-tactique de l'armée russe correspond à la doctrine d'avant-guerre. Ces avantages sont éclipsés en 1914-1915 par plusieurs facteurs. Si ceux-ci sont résolus en 1917, la Russie n'a pas réussi à surmonter en revanche le problème des effectifs. C'est parce que ces problèmes se combinent avec l'opposition politique et les contraintes économiques sur la population qu'a lieu la révolution de février 1917, alors que paradoxalement l'armée russe a fait preuve d'une grande faculté d'adaptation à partir de 19152. Partons à la découverte d'une armée dissoute dans la tourmente des révolutions de 1917, qui n'avait pas été vaincue militairement jusqu'à cet événement déterminant, mais qui, par le discours des bolcheviks qui lui ont succédé, parfois des récits des émigrés « blancs » pourtant issus de cette même armée tsariste, et d'une historiographie occidentale qui peine parfois à sortir de son « pré carré », reste encore largement dans l'ombre.

Stéphane Mantoux.

 


Une armée « oubliée »


L'histoire de la participation de la Russie pendant la Première Guerre mondiale est souvent considérée comme une litanie de troubles, de corruption et de défaites militaires. Globalement, on la résume à la défaite de la 2ème armée de Samsonov à Tannenberg3, à la « Grande Retraite » de 1915 et à l'effondrement du régime tsariste en février 1917. Même les historiens militaires allemands, qui ont pourtant réévalué l'armée impériale du Kaiser comme une force semi-moderne avec ses propres limites, continuent souvent de penser que l'armée impériale russe s'assimile à une « parodie d'armée »4. En réalité, la Russie a été en proie aux mêmes carences que les autres belligérants : elle a parié sur une guerre courte, elle a sous-estimé la dépense de munitions et d'obus, elle a consacré beaucoup de ressources à une cavalerie qui ne servira jamais pour des batailles mobiles d'exploitation. La pénurie d'obus en 1915 se retrouve aussi à l'ouest, alors que les Etats en guerre s'empressent de mobiliser toutes leurs ressources pour y pallier. L'incompétence des officiers supérieurs n'est pas le seul fait de l'armée russe5.


Un extrait de L'Illustration, en novembre 1914 : une charge de cavaliers russes sur les lignes austro-hongroises, dans les Carpathes, alors que l'armée impériale s'apprête à entrer en Hongrie.



Ce tableau daté ignore aussi les succès remportés par l'armée impériale jusqu'en février 1917 et les progrès de l'économie de guerre jusqu'à la même date. Le désastre de Tannenberg6est compensé par des succès très nets contre les Austro-Hongrois en Galicie7. Il est vrai qu'à l'été 1915, l'armée russe semble au bord de l'écroulement. Elle est pourtant capable, un an plus tard, de monter son offensive la plus victorieuse de la guerre. Celle-ci montre par la même occasion que certains officiers russes, influencés par les théoriciens d'avant-guerre comme Neznamov, sont en avance sur leurs collègues européens en matière de guerre mobile pour dépasser la guerre des tranchées au niveau tactique et opératif. Les difficultés principales de la Russie en guerre demeurent l'acheminement des vivres, des troupes et du matériel par chemin de fer, l'inflation à l'arrière et la crise des effectifs. En février 1917, l'armée impériale russe est pourtant bien plus efficace qu'elle ne l'était en août 1914.

David R. Jones, grand spécialiste du sujet, divise le parcours de l'armée russe en quatre phases successives. De juillet 1914 à avril 1915, l'armée du temps de paix se mobilise, subit un revers en Prusse-Orientale mais bat les Austro-Hongrois en Galicie et tient devant Varsovie8, tout en menaçant d'envahir la Hongrie et en repoussant les Turcs dans le Caucase. D'avril à août 1915, l'armée russe subit les coups du renfort allemand qui attaque en Galicie et souffre du manque d'obus, d'un commandement inepte et de tactiques dépassées. Nicolas II prend la tête des armées, réorganise la mobilisation de l'économie de guerre en faisant des concessions à l'opposition politique ; l'armée russe stabilise le front en Europe et remporte d'autres succès dans le Caucase. D'août 1915 à février-mars 1917, la situation s'améliore : l'armée russe est capable de relancer des offensives dès décembre 1915 et surtout, elle monte l'offensive Broussilov en juin 1916, qui, si elle ne débouche pas sur une victoire stratégique et se conclut par le désastre roumain9, montre que l'armée impériale a amélioré ses capacités. Mais les problèmes logistiques demeurent et notamment la Russie n'arrive pas à alimenter correctement en nourriture et en pétrole ses grands centres industriels. Le mécontentement, amplifié par les rumeurs, gonflé par l'inflation, entraîne des grèves et des manifestations. En pénurie d'effectifs, l'armée russe mobilise des réservistes âgés qui ne sont pas très indiqués pour affronter les civils en colère. L'opposition politique s'attaque au régime et jette le discrédit sur celui-ci au front et à l'arrière.


Source :
Michael S. NEIBERG et David JORDAN, The Eastern Front 1914-1920. From Tannenberg to the Russo-Polish War, Amber Books, 2008.


Les mouvements initiaux.-Source : Michael S. NEIBERG et David JORDAN, The Eastern Front 1914-1920. From Tannenberg to the Russo-Polish War, Amber Books, 2008.







Une armée bien soutenue


L'armée, historiquement, a eu beaucoup d'influence sur la formation de l'Etat, du gouvernement et de la société russes. Le service militaire n'a jamais été populaire mais il est accepté et c'est aussi une voie d'ascension sociale. L'arriération supposée de la Russie a en fait entraîné des réformes pour s'adapter à l'adversaire -celles de Pierre Ier le Grand partent de l'armée pour s'étendre au reste du pays. Cela signifie aussi que nombre de militaires sont des réformateurs ou des innovateurs, et que la plupart servent également dans l'administration. A la fin de la décennie 1840, des 10 des 13 ministres de Nicolas Ier sont des anciens de l'armée ou de la marine. Le tsar a un rapport particulier avec ces anciens officiers devenus serviteurs de l'Etat et avec son armée, pilier du régime. Même avec l'instauration de la première Douma, en 1906, Nicolas II se considère encore comme le chef des armées -il en prendra la tête en août 1915. L'élite présente à la Douma, revigorée par un sentiment antigermanique et nationaliste, panslaviste pour certains, met l'armée et la flotte au premier rang des priorités. Cette élite soutient l'armée et même pendant la guerre, empêchera des négociations séparées avec l'Allemagne ; mais elle ne constitue, jusqu'aux soviets de 1917, qu'une part infime de la population10.


Le tsar Nicolas II de Russie.


Malgré tout, les ressources pour le développement de l'armée et de la flotte sont limitées et entravées par l'inefficacité bureaucratique, la corruption, des rivalités armée-marine, et par des conflits à l'intérieur du ministère de la Guerre, entre les différentes branches. Le corps des officiers supérieurs est très hétérogène, mais se divise moins, comme on l'a souvent dit, entre des patriciens conservateurs et des réformateurs issus de plus humbles origines sociales. Un Broussilov ne rentre pas dans ce schéma, étant noble et n'ayant jamais suivi les cours de l'académie d'état-major, et se montrant pourtant l'un des plus innovants11.

Les octobristes de la troisième Douma cherchent à restaurer leur influence en créant une commission militaire chargée d'examiner les propositions budgétaires. Excédé, Nicolas II supprime, en 1908, le conseil d'Etat à la Défense du grand duc Nicolas et nomme Soukhomlinov d'abord chef de l'état-major général, puis ministre de la Guerre en 1909. Ce dernier assure son autorité en concentrant tous les pouvoirs et en réduisant à une coquille vide l'état-major général, dont le titulaire change quatre fois entre 1909 et 1914... si l'autorité de ces chefs d'état-major est fragilisée, ceux qui les dénigrent comme des incompétents oublient aussi que ces personnages sont surtout faits pour des tâches de temps de paix, et que certains joueront un rôle important à l'arrière pendant la guerre – comme Yanoushkevich12, un spécialiste du ravitaillement dont les idées sont incorporées dans le manuel de campagne de 1914. Cependant, il est vrai que l'autoritarisme et les manières de Soukhomlinov le coupent de la Douma, qui aura tendance à davantage discuter avec la marine.


Vladimir Soukhomlinov est chef d'état-major de l'armée russe en 1908-1909 et surtout ministre de la Guerre jusqu'en 1915. Il joue un rôle important dans les dernières réformes et décisions importantes prises par l'armée russe avant la guerre.


A la déclaration de guerre, si l'élite se réjouit, à quelques exceptions près, les divisions reviennent dès le début 1915, quand Nicolas souhaite prendre la tête des troupes -ce qui se réalise en août. L'opposition politique, que le tsar a souhaité neutraliser par ce geste, répand alors une propagande hostile au régime jusqu'en février 1917, et en particulier à destination des officiers subalternes, à l'arrière et au front. Gouchkov, un de ses leaders, va même jusqu'à écrire au chef d'état-major Alekseev pour essayer de le gagner à sa cause. L'opposition n'a cependant jamais réussi à rallier l'armée pour un coup d'Etat ; mais elle a contribué à la mauvaise image de l'armée et surtout des officiers, et a accru les divisions et le mécontentement qui éclateront au grand jour en 1917.

Si le revenu national russe augmente de 80% entre 1900 et 1913, un tiers du budget de l'Etat est absorbé par l'armée et par la flotte entre 1909 et 1913. Le ministre des Finances Kokovtsov parle lui de 43% pour 1909-1910. De 1913 à 1914, les Allemands estiment les dépenses russes supérieures aux leurs, ce qui n'est pas sans les inquiéter quant à l'état des forces après que les chantiers russes aient été bouclés. Ces dépenses se font aussi au détriment de celles consacrées à l'éducation et à la santé, qui en retour influencent le potentiel militaire. La « société » russe est pourtant capable de faire tourner les industries d'armement d'Etat, les grandes entreprises privées et les plus petites, sans parler du renfort étranger, pour fournir à l'armée ce dont elle a besoin. La Russie finance son effort de guerre en augmentant les impôts directs et indirects, en empruntant, surtout au Royaume-Uni, mais essentiellement par l'émission de papier-monnaie -qui en retour entraîne l'inflation, et à long terme fragilise l'économie et la société jusqu'en 1917, mais pas l'armée13.


La pénurie de matériels : le prétexte à un jugement expéditif


L'une des questions qui fait le plus débat, dès la guerre elle-même, et qui est souvent reprise par la suite, jusqu'à devenir, il faut bien le dire, un véritable poncif, est celle de la pénurie d'obus d'artillerie et de fusils. Elle n'est pas forcément due, comme on le croit trop souvent, à des problèmes de fonds ou à l'incapacité de l'artillerie d'envisager correctement la consommation des pièces dans une guerre moderne. En réalité, la Russie a hésité à développer de vastes arsenaux d'Etat spécialisés en temps de paix et à solliciter l'industrie privée pour essayer de produire à des coûts compétitifs. Pourtant, l'aviation russe14, en 1914, est la deuxième du monde, et 4 compagnies nationales arrivent à fournir 80% des besoins mensuels entre 1915 et 1916. En revanche, la Russie est en retard dans la fabrication des moteurs d'avion, ce qui soulève la question de l'aide inter-alliée. L'aviation constitue l'exception ; dans aucun autre secteur l'Etat ne sollicite une petite industrie en plein décollage. Il se trouve aussi que l'industrie privée d'armement n'est pas un gage d'efficacité supplémentaire en Russie. La solution consiste donc à développer les arsenaux d'Etat, comme cela sera fait en 1916 : le département de l'Artillerie a lui seul crée 37 usines supplémentaires. L'artillerie, avant la guerre, compense cette faiblesse en stockant les canons et les obus. En partant d'une base de 1 000 obus par canon (ce qui est inférieur aux moyennes allemande et française, elles-même insuffisantes), l'armée russe a 7 millions d'obus stockés en 1914. La pénurie d'obus de 1915 s'explique par d'autres raisons. La première est que les artilleurs eux-mêmes, alliés au grand duc Nicolas, contraignent Soukhomlinov à réarmer en artillerie et à moderniser les vieilles forteresses de Pologne, ce qui détourne des fonds pour le rééquipement en artillerie de campagne de l'armée. En outre, les Allemands, par la prise relativement facile en 1915 des forteresses de Kovno et de Novogeorgievsk, capturent 3 000 canons et 2 millions d'obus. La pénurie d'obus, réelle, est donc amplifiée par des décisions d'avant-guerre, les problèmes tactiques et l'incapacité de la Stavkaà gérer les stocks disponibles15.


Ci-dessous, trois cartes montrant les combats initiaux en Prusse-Orientale, jusqu'à la victoire allemande de Tannenberg. -Source : Source : Michael S. NEIBERG et David JORDAN, The Eastern Front 1914-1920. From Tannenberg to the Russo-Polish War, Amber Books, 2008.









Pour les fusils, le ministère de la Guerre estime, avant le conflit, qu'il a besoin de 4,2 millions de Mosin Nagant M1891 et de 348 000 Berdankas. Le tout complété par une production annuelle de 700 000 fusils par les arsenaux d'Etat au déclenchement de la guerre. Au 2 août 1914, l'armée russe dispose de plus de 4,6 millions de fusils en réalité. Mais la mobilisation initiale en requiert 5 millions, et 5,5 millions de plus pour les vagues suivantes, sans parler de 7 200 000 pour compenser les pertes et autres motifs d'élimination. Un peloton de mitrailleuses de 8 pièces est attaché à chaque régiment d'infanterie, ce qui fait au total 4 990 mitrailleuses et 500 par an produites une fois la guerre déclenchée. Mais seulement 4 157 sont disponibles en 1914 et l'armée a sous-estimé les pertes mensuelles de ce matériel. Dès 1915, les arsenaux sortent 350 mitrailleuses par mois et un millier en 1916. L'armée russe aligne 7 650 pièces de campagne et 7 903 pièces lourdes en 1914, un peu moins que les totaux prévus avant-guerre. En réalité, une grande partie des pièces lourdes est immobilisée dans les forteresses, et une division d'infanterie russe a deux fois moins de canons qu'une division allemande. Il ne reste que 164 pièces lourdes à disposition de l'armée... Pour les munitions, l'état-major estime, après la guerre russo-japonaise, en 1906, qu'il faut produire 1 000 balles par fusil et 300 bandes de cartouches (75 000) par mitrailleuse, soit plus de 3,3 milliards en tout. L'état-major descend à 2,8 milliards, et en 1914, il n'y a que 2,446 milliards de cartouches en stock. C'est le cas le plus flagrant d'impréparation quant au matériel. En réalité, les pénuries n'ont rien à voir avec une arriération industrielle ou un manque d'argent, mais renvoient à des choix et des estimations d'avant-guerre faites sur le pari d'une guerre courte.

En réalité, en juin 1914, à la veille de la guerre, l'armée russe se lance dans un « grand programme » qui doit amener des changements spectaculaires d'ici à 1917, ce qui ne laisse pas d'inquiéter von Moltke, le chef d'état-major allemand. La pénurie de munitions, et en particulier d'obus, se fait jour dès les batailles de Prusse-Orientale, en août 1914. Le ravitaillement de l'armée dépend du ministère de la Guerre, en particulier de l'administration principale de l'état-major général, dirigé par Beliaev après le départ de Yanoushkevich. Mais ce département, où l'artillerie est dominante, est coupé de la réalité du terrain ; en outre les artilleurs ont un dédain pour l'infanterie et le ministre de la Guerre, et croient que les fantassins exagèrent les besoins en obus. Ce sont pourtant les mêmes qui ont poussé pour le renforcement des forteresses en canons et en munitions, cachant même certains emplacements de stockage à la Stavka de peur que celle-ci y puise allègrement. La Russie développe donc l'achat à l'étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons, mais se heurte à des rivalités internes ; en 1915, elle produit 11,2 millions d'obus et n'en importe qu'1,4 millions. En novembre 1916, seuls 7,1 millions des 40,5 millions d'obus commandés ont atteint la Russie. Le problème est le même pour les commandes de fusils américains : sur 3,6 millions commandés en tout, à peine 400 000 sont arrivés en février-mars 1917. La Russie ne produit que 860 000 fusils en 1915 là où il en faudrait 200 000 par mois16.

Une arme comme l'aviation illustre les choix faits avant la guerre17. Comme on l'a dit, en 1914, l'aviation russe est la deuxième du monde : 244 avions répartis en 39 escadrilles, 12 dirigeables, plus de 300 pilotes formés. Le « grand programme » de juin 1914 prévoit la formation de 28 escadrilles supplémentaires et la création de deux nouvelles écoles d'aviation. Des pilotes russes connaissent une gloire internationale comme Efimov et Nesterov. En réalité, la flotte d'appareils russes est hétérogène et âgée, et l'industrie civile ne progresse pas suffisamment pour servir de tremplin à l'aviation militaire. L'état-major général de l'armée russe confisque le commandement de l'aviation et confond son utilisation stratégique et tactique18.

Pourtant, dès septembre 1911, lors de manoeuvres dans le district militaire de Varsovie, des pilotes russes conduisent l'interception d'un dirigeable. En 1913, le lieutenant Poplavko monte une mitrailleuse Maxim dans le nez du cockpit d'un Farman XV, tandis que Nesterov travaille les manoeuvres horizontales et verticales. Nesterov lui-même périt dès septembre 1914 en éperonnant en vol un Albatros B II biplace austro-hongrois, avec son Morane Saulnier type G. Nesterov, dont l'escadrille était basée à Dubno, avait essayé de pallier l'absence d'armement en montant un couteau sur la partie arrière du fuselage en août, puis une corde lestée pour détruire, depuis le haut, l'hélice d'un appareil adverse (!)19. Au début de 1915, un autre pilote, Kozakov, remplit une ancre de marine de poudre, l'attache au bout d'une corde, et cherche à la jeter sur un Albatros allemand, le 18 mars, au-dessus de la rive droite de la Vistule. Il en vient finalement à l'éperonnage, parvient à détruire l'appareil ennemi et à se poser tant bien que mal.

Les Russes ne disposent d'une aviation de chasse, à raison d'une escadrille par armée, qu'à la fin 1916. Comme les Allemands transfèrent des unités de chasse, en particulier du secteur de Verdun, après les succès de l'offensive Broussilov à l'est, les Russes, qui ne peuvent rivaliser en nombre d'appareils, concentrent leurs chasseurs sur les endroits critiques. Le 1er groupe d'aviation de chasse, à trois escadrilles de pilotes expérimentés, est formé en août 1916 : il doit éliminer les chasseurs ennemis, escorter les appareils de reconnaissance et éventuellement mener des reconnaissances indépendantes sur les arrières adverses. Le 1er groupe est engagé au-dessus du Lutsk, sur le Front du Sud-Ouest, dans la seconde moitié d'août 1916. A la fin de l'année, il n'y a cependant que 12 escadrilles de chasse pour tout le front, ce qui est infime. Les chasseurs sont dispersés pour protéger les appareils d'observation. 3 autres escadrilles seulement sont formées en 1917, ainsi que deux autres groupes de chasse, un pour le front du sud-ouest et un pour celui du nord-ouest. Dès le début 1917, plusieurs pilotes russes publient des textes pour partager leur expérience et définir les caractéristiques d'un meilleur chasseur et diffuser l'apprentissage de techniques de combat modernes, sans parler de réflexions sur l'organisation de la chasse. La Russie commence à travailler sur des mitrailleuses à tir synchronisé à travers l'hélice à partir de la fin 1915, mais seuls deux douzaines d'appareils équipés de ce système sont opérationnels en avril 191720.


Un Morane-Saulnier type I en service dans la chasse russe, probablement en 1916 ou 1917.


En mai 1915, des tentatives sont faites pour essayer de créer une structure coordonnant l'effort de guerre, mais les rivalités bureaucratiques, de personnes et entre Etat et industrie privée retardent sa création jusqu'au mois d'août. Le Conseil Spécial pour la Défense devient l'organisation principale et concentre les moyens dans les grosses firmes déjà existantes. En 1917, la production d'obus a explosé à +2 000%, celle de l'artillerie s'est accrue de 1 000% et celle des fusils de 1 100%. Pendant la guerre, la Russie sort 20 000 canons de campagne alors que seulement 5 625 sont reçus de l'extérieur. En septembre 1916, elle fabrique 2,9 millions d'obus par mois, et 1,482 milliards de cartouches pendant l'année. L'armée russe passe de 10 000 téléphones de campagne à 50 000 en 1916. Les cinq usines automobiles principales livrent, en 1916, 6 800 véhicules, 1 700 motos. L'usine d'Etat de Toula passe de 60 mitrailleuses produites par mois avant la guerre à 1 200 en octobre 1916. Malheureusement, cet effort impressionnant se fait au détriment de la production de consommation et entraîne un mécontentement certain à l'arrière21.


Le « rouleau compresseur » russe : une illusion


Le mythe du « rouleau compresseur » russe a la vie dure. Le manque d'effectifs est pourtant le problème le plus criant fin 1916, auquel les autorités vont réussir à répondre, encore une fois, tant bien que mal. Le problème, là encore, remonte à l'avant-guerre et aux réformes sur la conscription de 1874. Après le désastre de la guerre de Crimée, l'armée russe commence à se remodeler pour faire face aux exigences de la guerre moderne. La loi de conscription de 1874, avancée par le ministre de la Guerre Milioutine et les réformateurs militaires qui l'entourent, se calque sur le modèle prussien et cherche à traduire le concept de « nation en armes »22. Après 1905, au moins 20% des hommes adultes en âge de servir sont passés par les forces armées et sont retournés dans la vie civile. Mais l'ambition de Milioutine est un échec : l'éducation prévue pour les recrues, qui n'est en réalité traduite dans les faits qu'après 1905, et pas complètement, n'entraîne pas l'apparition d'un « sens civique ». Le métier de soldat est peu attractif et par ailleurs, les classes éduquées sont pour beaucoup exemptées, ce qui préserve la fracture entre l'élite étroite et la masse des paysans et artisans non éduqués. A la déclaration de guerre, si l'élite manifeste sa ferveur patriotique avec enthousiasme23, de nombreux observateurs notent que les paysans, eux, sont très résignés. Une bonne partie des soldats est illettrée, mais cela n'a pas empêche les soldats d'être sensibles à la propagande de l'opposition ou, plus tard, à celle des bolcheviks... en réalité, depuis le XVIIIème siècle, le soldat russe a fréquemment impressionné ses adversaires, même dans la défaite. « Les défaites font apparaître l'armée russe comme bien inférieure à ce qu'elle est en réalité ; prise dans son ensemble, c'est en réalité une bonne armée », affirme un observateur britannique à l'issue de la guerre russo-japonaise24.

Chaque année, l'armée russe absorbe donc environ 20% des hommes en âge de servir, et encore, en sélectionnant. En 1874, cela donne 150 000 recrues ; 320 000 en 1900 ; et 450 000 en 1906. L'armée russe n'a en réalité pas les moyens d'intégrer plus de recrues. Elle cherche à maintenir 800 000 cadres et conscrits permanents renforcés de 550 000 réservistes. Ce nombre réduit s'explique par le manque de moyens de transport, l'étendue du pays et la difficulté à mobiliser les réserves. En 1874, le soldat russe, mobilisé à 21 ans, sert donc 5 ans, passe 9 ans dans la réserve active et, avant 1906, reste dans la milice territoriale jusqu'à l'âge de 38 ans. La milice territoriale se divise entre ceux qui combleront les trous une fois la réserve épuisée et ceux qui assurent les tâches de l'arrière. De 1874 à 1909, le temps de service actif diminue au profit de la réserve ; les forces armées comptent alors plus de 1,348 millions d'hommes sous les armes. En 1912, une dernière réforme cherche à supprimer les différences entre élite et masses paysannes. Le chef de la section mobilisation de Soukhomlinov, Loukomskii, fait redéployer des unités de la frontière vers l'intérieur, dans les zones peuplées ; au lieu de compléter leurs effectifs à la frontière en attendant les réserves, ces unités seront acheminées directement au front à effectif plein. C'est ce facteur qui explique la rapidité de la mobilisation russe en août 1914, mais également que les militaires plaident alors devant Nicolas II pour une mobilisation totale, non partielle, ce qui accélère l'enchaînement qui conduit au conflit. Au 1er janvier 1914, la Russie dispose de 1,423 millions d'hommes sous les armes ; elle forme seulement 25% des hommes adultes en âge de servir, bien moins que la France ou l'Allemagne. Avec les réservistes et les territoriaux, ce sont 6,553 millions d'hommes qui sont mobilisés à la fin de 191425.


Image célèbre montrant Nicolas II présentant une icône aux troupes.


En réalité, jusqu'en 1917, et en dépit de problèmes de sources sur les chiffres exacts, la Russie ne mobilise que 14 à 15 millions de soldats26sur une population d'environ 170-180 millions d'habitants : on est loin du « rouleau compresseur » rêvé par les alliés occidentaux. Et ce d'autant plus que la Russie hésite à mobiliser ses réserves, comme on le voit à la fin 1916. Les pertes ont été énormes, particulièrement au début de la guerre, avec 300 à 400 000 hommes perdus chaque mois. La Russie perd en tout, jusqu'en 1917, probablement 7 à 7,5 millions d'hommes, dont 2,4 millions de prisonniers et 1,6 à 1,8 millions de tués. Les pertes sont de 4 millions jusqu'à décembre 1915. Les militaires piochent alors dans la réserve et la milice entraînée pour combler les pertes, mais les deux catégories ne fournissent pas plus de 3 millions d'hommes en deux ans et demi. C'est pourquoi la Russie doit se résoudre à mobiliser la territoriale, avec 900 000 hommes dès septembre 1915. Mais cette levée provoque des troubles, et l'extension de la conscription entraîne une révolte sérieuse en Asie Centrale en 191627. Les derniers miliciens entraînés levés en octobre 1917, cantonnés dans les garnisons à l'arrière, jouent un rôle important dans l'insurrection à Petrograd.

Le nombre de personnels compétents peut paraître réduit au regard des standards occidentaux. Pourtant, la Russie a eu une élite d'inventeurs pionniers de l'aviation28et l'industrialisation entraîne l'apparition d'une classe ouvrière avec des connaissances techniques. Mais l'armée russe manque de sous-officiers et d'officiers. En avril 1914, le déficit est de plus de 3 300 dans cette dernière catégorie. Le pire, ce sont les sous-officiers : deux par compagnie en moyenne en 1903, le taux le plus faible des futures nations en guerre. C'est le principal échec de la réforme de Milioutine. Malgré des efforts faits en ce sens pendant le conflit, pour entraîner et former les meilleurs soldats à l'arrière, l'armée russe reste encore, en 1916, en pénurie de sous-officiers. Pour les officiers, la situation est à peine meilleure. Aux 40 590 réguliers s'ajoutent plus de 20 740 réservistes. 3 000 soldats sont promus en urgence, ce qui augmente encore la pression sur les sous-officiers ; combinée avec d'autres actions, la mesure permet de porter à 70 000 le corps des officiers en 1914. Mais les pertes se montent déjà à 60 000 en juillet 1915. Le chiffre des officiers en ligne tombe à 15 777 en septembre, ce qui pénalise aussi l'entraînement à l'arrière. Un sursaut en 1916 porte le nombre des officiers à 80 000, et 133 000 en mai 1917, alors que 107 000 officiers ont été perdus depuis 1914. Ce renouveau vient de la formation élargie donnée par les écoles militaires et d'autres nées pendant le conflit : 34 écoles en 1916, qui fournissent quelques 40 000 officiers. Conséquence : le fort taux de renouvellement du corps  ; en 1917, seuls 10% des réguliers de 1914 sont encore présents, surtout en état-major. La majorité des officiers est donc issue directement de la guerre. A la fin de l'année 1916, 70% des officiers subalternes sont d'origine paysanne et seulement 10% sont passés par les écoles militaires29. La structure de l'ancienne armée impériale a pour bonne partie disparu en 1915. Ce renouveau spectaculaire a un coût : le moral bas à l'arrière et au front, que l'on retrouve ailleurs, à la fin de 1916, est aggravé en Russie par les difficultés politiques.


Une stratégie claire


Si politiquement, la Russie est divisée pendant la Première Guerre mondiale, les buts de guerre stratégiques, eux, font consensus. La Russie doit rester une grande puissance, à travers l'action de ses forces militaires. Après 1870, Moscou pense se rapprocher de l'Allemagne, mais l'attitude de plus en plus hostile de celle-ci la pousse vers la France à partir de 1894, et vers la Grande-Bretagne après 1908. La Russie s'intéresse surtout aux Balkans et à la Turquie : il s'agit d'empêcher Allemagne et Autriche-Hongrie de trop grignoter la « sphère slave » et d'accéder à la Méditerranée via les détroits, en faisant exploser l'empire ottoman. C'est pourquoi la Russie a plusieurs préoccupations stratégiques : soutenir l'allié français, conserver les Balkans, protéger le Caucase. Ces considérations influencent la planification stratégique d'avant-guerre30.

La montée de l'Allemagne comme puissance dominante en Europe menace la frontière ouest de l'empire russe. Les réformes de Milioutine à partir de 1873-1874 visent à contrer l'influence allemande et à envisager une guerre contre une coalition germano-austro-hongroise31. L'Autriche-Hongrie remplace progressivement l'empire ottoman, dans les Balkans, comme adversaire entrant en collision avec les intérêts stratégiques russes. L'alliance avec la France place alors la Russie dans un dilemme stratégique. Celle-ci souhaite en effet frapper l'Autriche-Hongrie, l'adversaire le plus faible, en premier, au sud-ouest. Mais, pour soulager la France de l'assaut allemand, il faut planifier une offensive au nord, contre l'Allemagne, ennemi le plus fort. Problème : le déploiement initial se fait dans le saillant polonais, menacé d'être cisaillé par les Allemands depuis la Prusse-Orientale et par les Autrichiens en Galicie. Pour empêcher cette manoeuvre, les Russes construisent une série de forteresses en Pologne dans les années 1880-1890 afin de déployer leurs troupes en sécurité. A partir de 1902, l'armée russe prévoit un front nord et un front sud-ouest pour lancer une double offensive simultanée. Après la guerre russo-japonaise, la Russie revient à une posture défensive dans le saillant polonais pour achever sa concentration. Mais en 1909, il est devenu évident que la France sera visée en premier par les Allemands ; en outre, les emprunts français ont permis de développer les chemins de fer pour accélérer la concentration32. C'est pourquoi en 1912, Soukhomlinov prévoit finalement, à travers le plan 19, une offensive contre les Allemands avec la majorité des forces, en déployant les troupes en avant.

La Russie promet aux Français d'engager 800 000 hommes en quinze jours. Mais le plan 19 est modifié : le gros des forces, finalement, attaquera les Autrichiens tandis que des forces plus réduites se lanceront contre les Allemands. Une réserve est maintenue près de la capitale, Saint-Pétersbourg. Le plan, en soi n'est pas mauvais. La faillite principale réside dans le maintien des forteresses polonaises, qui ne posent vraiment problème qu'à partir de 1915. L'échec en Prusse-Orientale est surtout dû à un commandement défaillant et à une mauvaise coordination entre les deux armées russes ; en Galicie, l'armée impériale remporte des succès impressionnants face aux Austro-Hongrois33. La planification d'avant-guerre n'est donc pas en cause. Les Russes ne peuvent de toute façon pas convaincre les Français de se mettre en défensive le temps qu'ils aient complètement achevé leur mobilisation -car ils partagent, comme les Français, un certain dogme de l'offensive34, inspiré des leçons de la guerre de 1870-1871 ; les nations européennes envisagent des guerres courtes, où les armées doivent remporter rapidement des victoires décisives. Les Russes ont également tenu compte des exigences d'une guerre de coalition par la suite : en mars 1916, ils lancent une attaque (infructueuse) sur le lac Naroch pour soulager les Français à Verdun ; l'offensive Broussilov en juin est destinée, au départ, à soulager le front italien pressé par les Austro-Hongrois. Ils coopèrent avec les Anglais contre les Turcs, participent à l'armée de Salonique et envoient même une brigade en France.

La Grande Retraite de 1915 devant l'offensive allemande. -Source :  Michael S. NEIBERG et David JORDAN, The Eastern Front 1914-1920. From Tannenberg to the Russo-Polish War, Amber Books, 2008.

La campagne éclair de l'Allemagne en Roumanie.-Source : Michael S. NEIBERG et David JORDAN, The Eastern Front 1914-1920. From Tannenberg to the Russo-Polish War, Amber Books, 2008.


Les réformes, depuis 1874, ont en revanche échoué à fournir à la Russie des structures institutionnelles pour avoir une direction stratégique de la guerre et des directives opérationnelles pour l'administration, surtout après la guerre russo-japonaise. Le tsar assume le commandement des armées, soutenu par le chef de l'état-major général à la Stavka, tandis que le ministère de la Guerre fait la courroie avec le monde politique et s'occupe de l'arrière. En réalité, cette construction simple est bafouée dès le début de la guerre par Nicolas II qui nomme le grand duc Nicolas commandant suprême, ce qui complexifie la chaîne et entraîne des querelles de personnes, vu le caractère du personnage. Aucune des institutions ne collabore avec les autres et le commandement stratégique atteint son nadir avec la Grande Retraite de 1915, avant que Nicolas II ne rétablisse la situation en prenant la tête des armées. Le nouveau chef d'état-major, Alekseev, stabilise le front, et l'armée russe est capable de se reprendre et de lancer des offensives en 1916. La Stavka se montre capable d'intégrer ses plans stratégiques à une coordination interalliée à Chantilly, en décembre 1915. A la fin de 1916, l'armée russe est désormais correctement équipée, avec une base industrielle reconstruite et hors de portée de l'ennemi, qui tourne à plein régime. Elle dispose de nombreux dépôts de ravitaillement et d'hôpitaux de campagne satisfaisants. Le problème le plus important reste le manque de voies ferrées, en particulier nord-sud, qui empêche de jouer des lignes intérieures et de transférer des réserves, comme cela se produit pendant l'offensive Broussilov en 1916. La compétence stratégique de l'armée russe, réelle, est gâchée par la séparation front-arrière en 1914, le « règne » désastreux du grand duc Nicolas, avant de s'exprimer plus franchement après la reprise en main effectuée par le tsar.


Une avance en termes opératifs... trop précoce ?


Au niveau opératif, la création des fronts, entre les armées et la Stavka, est le témoignage des évolutions de la réflexion doctrinale russe depuis la guerre russo-japonaise, en particulier. Les fronts ont la tâche d'organiser leur propre ravitaillement et de surveiller leur arrière. L'autonomie très grande que le commandant de front peut laisser à ses chefs d'armées explique en partie l'échec de la 2ème armée russe de Samsonov à Tannenberg35, celui-ci disposant en outre de peu de moyens de communications ou de reconnaissance modernes. Les Russes tablent toujours sur une guerre courte, menée par des colonnes mobiles appliquant la combinaison des armes : c'est entre autres la traduction des idées de penseurs comme Neznamov, qui envisage déjà une succession d'opérations, aux buts bien définis, au niveau du corps d'armée et de l'armée. Cette théorie est limitée par les conflits entre branches de l'armée (l'artillerie méprise l'infanterie, comme on l'a dit) et par la vitesse encore réduite des unités -même la cavalerie, qui progresse plus rapidement, manque désormais de puissance de feu pour surmonter tous les obstacles imposés par une guerre moderne. En réalité, les théories de Neznamov devront attendre la diffusion massive du moteur pour commencer à connaître un début d'application36.

Les Russes ont eu beaucoup de mal à se défaire des principes tactiques d'un Dragomirov, qui insistait sur la primauté de l'élan et de la volonté sur le feu ennemi. L'armée russe n'analyse pas ses propres performances récentes, comme la guerre contre la Turquie en 1877-1878. Elle reste attachée à l'enseignement de Jomini, qui définit la stratégie comme une chose simple, séparée du politique, et qui insiste sur les manoeuvres offensives ; elle néglige Clausewitz qui lui articule stratégie militaire et politique et reste persuadé de la supériorité de la défense. Les officiers qui partent se battre contre les Japonais en 1904-1905 sont influencés par l'enseignement de Leyer, qui officie à l'académie de l'état-major général et qui voue une admiration sans borne à Napoléon. Leyer cependant pousse certains officiers, comme Mikhnevich, à s'interroger sur des concepts comme celui d'opération, dont celui-ci fournit une définition en 1891. L'année suivante, le banquier polonais Bloch publie un ouvrage qui influence la pensée militaire russe : il envisage déjà une guerre d'usure où le front et l'arrière ne sont pour ainsi dire plus séparés, et propose une stratégie correspondante d'usure pour l'emporter. A partir de ce livre, certains officiers russes pensent alors que la clé pour gagner la prochaine guerre sera la résistance de l'infrastructure socio-économique et la capacité de l'Etat à supporter ladite usure. Mikhnevich, bien qu'encore lié à la vision de Leyer, plaide aussi pour une histoire militaire embrassée comme une science37.


Mikhaïl Dragomirov a laissé son empreinte sur la tactique de l'armée russe, encore appliquée en 1914.


La guerre russo-japonaise ruine l'enseignement de Leyer. En plus de la découverte de la létalité des armes modernes, due aux progrès technologiques, les manoeuvres ne correspondent plus à la bataille d'encerclement comme à Sedan en 1870 ou à celles de la guerre russo-turque, mais à des fronts très étendus et en profondeur. Les combats de rencontre sont les plus fréquents. Les Russes découvrent les enseigements d'un Clausewitz ou d'un Moltke l'Ancien : mais pour contrer la puissance de feu et remporter les combats de rencontre, ils misent sur l'offensive. Le colonel Gerua, en 1907, tente de relier les concepts tactiques de Dragomirov à la stratégie de Leyer : partant du mot allemand operativ, il forge le terme d'operatika. Mais c'est le lieutenant-colonel Neznamov, qui enseigne à l'académie de l'état-major général, influencé par les écrits allemands, qui réalise le pont entre stratégie, opératif en cours de définition et tactique. Un de ses étudiants, Chapochnikov, future figure importante de l'Armée Rouge sous Staline, se souviendra de cet enseignement. Les étudiants s'en détournent cependant lorsqu'ils voient que ces idées viennent d'un Allemand, von Schlichtling, traduit pour la première fois en russe en 1909. Neznamov est catalogué comme « occidentalisant ». Mikhnevich, dans sa Stratégie publiée en 1911, envisage désormais une guerre d'usure, pour laquelle il considère que la Russie a des atouts en raison de son « arriération », dans la lignée des slavophiles ; il prend aussi en compte les avancées technologiques comme la poudre sans fumée.

Neznamov, qui comme Mikhnevich étudie la préparation de la prochaine guerre, pense que celle-ci ne peut-être remportée que par un plan judicieux combinant des opérations. Plaidant pour la mobilisation de la société et du politique dans l'effort de guerre, Neznamov, à l'encontre de Mikhnevich, est aussi pour une concentration des plus rapides, au lieu d'échanger l'espace contre le temps dans la profondeur stratégique. Influencé par ses analyses de la guerre russo-japonaise et la lecture des penseurs allemands, il pense que les opérations successives doivent être menées par des groupes d'armées. Les Russes passent ainsi de l'enveloppement, cher à la pensée militaire allemande, à la notion de rupture du front, grâce à la combinaison des armes, suivie d'une exploitation dans la profondeur et d'une désorganisation systémique -concepts que les Allemands, eux aussi, ont abordé. Le colonel Svietchine, en 1913, envisage une guerre d'usure, dans le cadre d'un conflit de coalition où le centre de gravité stratégique se déplace selon lui vers l'est, et la Russie. Il ne croit pas que la décision puisse être emportée rapidement et plaide pour un équilibre entre offensive et défensive. Il sera, avec d'autres, l'un des passeurs de la réflexion tsariste d'avant-guerre au sein de l'Armée Rouge38.


Svietchine, un des théoriciens de l'art opératif de l'Armée Rouge, a déjà contribué à la réflexion autour de la doctrine militaire de l'armée tsariste avant de rejoindre les bolcheviks comme "spécialiste".



Un problème tient au commandement russe, qui semble défaillant en 1914-1915. Entre 1906 et 1909, des efforts ont pourtant été faits pour améliorer la formation des officiers supérieurs, avec plus ou moins de succès39. La qualité des officiers subalternes est également variable et change selon les armes, aussi. En réalité, beaucoup d'officiers sont affectés à des tâches d'administration et non de commandement, ce qui explique certaines lacunes. Les manoeuvres avaient la réputation d'être plus des parades que de réels exercices opérationnels. Elles ne prennent pas en compte la reconnaissance, les fortifications de campagne et la puissance accrue du feu de l'artillerie. Un exercice militaire dans le district de Kiev en avril 1914 montre encore l'incompétence de nombreux officiers. Et pourtant, les officiers, même passés par l'administration, qui tentent d'appliquer la doctrine de Neznamov et d'autres, confrontés à la réalité du champ de bataille, arrivent à remporter des engagements de rencontre comme à Gumbinnen40, en Prusse-Orientale (avant Tannenberg), ou en Galicie contre les Autrichiens41. En réalité, cette vue très négative des manoeuvres russes d'avant-guerre est corrigée par d'autres sources : un observateur britannique note ainsi les qualités de l'armée russe lors d'un exercice dans le district de Saint-Pétersbourg, en 1908.

De fait, comme toujours, la réalité est plus compliquée que le tableau très sombre qu'on a souvent dressé du commandement russe. A côté d'officiers ineptes, il y en a aussi de très prometteurs, que révèle le conflit -Broussilov, Kaledin, etc. Le choix de Rennenkampf et de Samsonov comme commandants d'armées en Prusse-Orientale n'est pas une erreur, d'autant qu'ils ont tous les deux l'expérience de la guerre russo-japonaise, soit davantage que les Allemands (von Prittwitz notamment). Si les généraux russes du front nord sont effectivement assez dépassés par les nouvelles exigences d'une guerre moderne sur les plans stratégique et opératif, il n'en va pas de même sur le front sud-ouest où les officiers russes écrasent régulièrement les Austro-Hongrois42et repoussent les Turcs dans le Caucase.

La grande offensive allemande d'avril 1915, baptisée offensive Garlice-Tarnow du nom des deux localités où elle a lieu, s'attaque à deux corps russes de la 3ème armée, sur un front étroit, face à des formations en sous-effectifs, de seconde ligne et mal retranchées, sans réserves. En outre le commandement tactique est mauvais et la Stavka est incapable d'envoyer des réserves ou des obus, ce qui suffit à entraîner la déroute. Par ailleurs, les Allemands bénéficient d'une meilleure infrastructure ferroviaire pour déplacer leurs propres réserves. Cependant, cela n'empêche pas les Allemands de subir de lourdes pertes, particulièrement pour les régiments présents à l'est depuis une longue période (renouvellement complet de l'effectif pour certains entre août 1914 et août 1915). Le succès allemand s'explique par l'excellence du commandement -et notamment le duo formé par von Mackensen, commandant de la 11. Armee, et son chef d'état-major, von Seeckt- et par l'emploi de la combinaison des armes. L'aviation de reconnaissance, dans un ciel nettoyé de la présence adverse, guide le tir de l'artillerie et renseigne sur les mouvements ennemis, sur les positions de l'adversaire, compensant des lacunes dans d'autres secteurs du renseignement allemand. L'artillerie lourde est employée avec précision grâce à l'utilisation de l'aviation, pour des préparations courtes ; l'artillerie de campagne est utilisée au plus près pour détruire les points forts ennemis, chose impensable à l'ouest. Des communications excellentes assurent une grande souplesse au commandement (téléphone, aviation, et pour la première fois de manière intensive, radio). Von Mackensen abandonne la cavalerie pour l'exploitation : l'artillerie lourde perce, l'infanterie exploite. Les objectifs opératifs sont bien définis et chaque percée est suivie d'une pause opérative avant d'attaquer l'objectif suivant, ce qui tranche quelque peu avec un Ludendorff, qui déclare en 1918 : « Nous creusons un trou dans leur ligne. Pour le reste, on voit ensuite. On a toujours fait comme ça en Russie. ». Von Mackensen a réussi à maintenir la surprise au niveau opératif, alors que celle-ci était perdue au niveau tactique43.

Après la Grande Retraite, les Russes essaient de s'adapter au niveau opératif. Tirant les leçons de la guerre à l'ouest, ils pensent que seule la concentration de l'infanterie et de l'artillerie sur un front étroit peut permettre de percer, avant l'exploitation par la cavalerie. Mais la concentration préalable prive l'assaillant de l'effet de surprise, et permet aux défenseurs de déplacer ses réserves, comme les Russes s'en rendent compte lors de leurs échecs à Strypa (décembre 1915) et au lac Naroch (mars 1916). L'artillerie, malgré une forte concentration, n'a pas détruit la première ligne adverse. Broussilov, sur le front sud-ouest, développe d'autres idées. Il choisit de frapper en plusieurs points du front simultanément, en réduisant la préparation d'artillerie au minimum pour garantir la surprise. Quand il devient commandant de front, il applique ses choix à plus grande échelle, de façon à empêcher les Allemands de jouer de leurs lignes intérieures et de se servir de l'atout principal des Russes, la supériorité numérique. Broussilov parvient à décrocher d'Alekseev de lancer une offensive sur son front sud-ouest alors que celui-ci a prévu d'attaquer au nord-ouest et au centre. Il enjoint à chacune de ses armées (4) d'attaquer sur le secteur le plus prometteur, pour désorganiser l'adversaire en cas de succès avec 4 percées simultanées -bien qu'il place le plus d'espoir dans celle du nord, autour de Lutsk44. Par des mesures actives et passives, il prépare son offensive dans le plus grand secret, avec des moyens qui préfigurent largement la maskirovka soviétique. Dès le début de l'offensive Broussilov, le 4 juin, les succès sont spectaculaires, notamment, aussi, parce que les Russes font face à une armée austro-hongroise démoralisée et étirée. Malheureusement l'offensive n'atteint pas ses objectifs opératifs et stratégiques, car Alekseev ne renforce pas Broussilov à temps avec les réserves affectées aux autres fronts, les Allemands jouent des lignes intérieures comme de coutume, et en outre Broussilov revient ensuite à des tactiques plus classiques. Surtout, il n'a pas d'élément mobile pour exploiter la percée dans la profondeur, comme il s'est privé de cavalerie pour obtenir la surprise. On voit encore qu'avant l'arrivée du moteur, la doctrine russe, aussi novatrice qu'elle soit, vient trop tôt. Les pertes russes de l'été 1916 sont lourdes (2 millions d'hommes) et posent le problème criant des effectifs45. En trois mois, l'offensive Broussilov a pourtant permis une avance spectaculaire de 125 km vers l'ouest dans la partie sud du front ; elle a pris 400 000 prisonniers et infligé 1,5 millions de pertes à l'ennemi. L'armée austro-hongroise, décimée, a perdu la Galicie et la Bukovine ; démoralisée, elle est au bord de la rupture ; pour sauver le front, les Allemands doivent en prendre les commandes, comme l'illustre la campagne en Roumanie46. Les Austro-Hongrois ont perdu, à l'est, 1,1 millions d'hommes en 1914, 2 millions en 191547 . Le chef d'état-major de l'armée austro-hongroise, Conrad von Hötzendorf, lance trois offensives dans les Carpathes, entre janvier et mars 1915, contre des Russes supérieurs en nombre, en plein blizzard, avec des soldats mal armés -certains n'ont pas de fusils, mais des bâtons ! -, mal entraînés et démoralisés : les pertes se montent à 800 000 hommes48. L'offensive Broussilov détruit les deux tiers du noyau de l'armée austro-hongroise en 1916. L'armée russe a en fait pulvérisé les forces de Vienne et a condamné pour celle-ci toute chance de victoire militaire, faisant des Allemands l'acteur quasi unique et incontournable du front à partir de ce moment.


Aleksei Broussilov a sans doute été le meilleur général russe de l'armée tsariste pendant la Grande Guerre, ou en tout cas le plus innovant.


Les méthodes de Broussilov se diffusent progressivement dans le reste de l'armée russe, et certains exemples sont même étudiés à l'académie de l'état-major en avril 1917. Les officiers russes ont donc montré, sur le plan opératif, une certaine capacité d'adaptation, même si pour beaucoup le réflexe « conservateur » est resté.


Des tactiques qui évoluent


Sur le plan tactique, la différence est encore floue avec l'opératif : l'armée russe se prépare à une guerre mobile de combinaison des armes49. Mais la rivalité entre les armes, des méthodes d'entraînements différentes, la variété du corps des officiers subalternes mettent à mal la théorie. L'artillerie rechigne à travailler avec l'infanterie ; en outre les Russes n'ont pas encore compris l'avantage terrible que donne la puissance de feu à des troupes bien retranchées. La vertu de la baïonnette, certes répétée dans l'instruction, ne doit pas masquer le fait que Neznamov lui-même avait dit que le feu décidait de la bataille, la baïonnette marquant le point culminant de l'attaque. C'est pourquoi entre 1908 et 1914, l'accent est mis sur l'entraînement au tir, l'emplacement pour le tir, et les manoeuvres au combat. Les artilleurs russes ont une excellente réputation. Ces facteurs expliquent sans doute les succès contre les Austro-Hongrois en Galicie et même la victoire dans le combat de rencontre de Gumbinnen. Les Russes par contre ne tirent pas les leçons des enseignements du début de la guerre, jusqu'en 1915. Ils se heurtent ensuite à des Allemands vétérans du front de l'ouest qui amènent avec eux un savoir nouveau50. A l'est, les caractéristiques du front expliquent que l'essentiel des forces soit concentré en première ligne, avec relativement peu de réserves. Pour Holger Herwig, l'armée russe, en 1914, est clairement préparée pour une guerre courte d'annihilation (sokrushenie). Le manuel prône l'offensive mais laisse une grande initiative aux subordonnés, tout en insistant sur la force de la volonté et du moral. L'infanterie doit jouer le rôle-clé, avec le fusil et la mitrailleuse, mais surtout la baïonnette. La cavalerie éclaire le chemin de l'infanterie, affronte son homologue adverse et éventuellement démonte pour combattre au corps-à-corps. Les cosaques ont reçu un sabre pour ce faire et en 1912, la cavalerie est équipée de la lance. L'artillerie est entraînée pour tirer rapidement, au-dessus de l'infanterie. Elle doit détruire canons et mitrailleuses, bloquer la progression des renforts adverses, démanteler les contre-attaques51

 

Les Russes ne s'adaptent au nouveau schéma qu'à l'automne 1915, en traduisant des manuels français et allemands. Les premières tentatives, sur le fronts centre et nord-ouest, se soldent par des échecs, pour les raisons déjà expliquées au niveau opératif. Le 18 mars 1916, le général Evert attaque le XXI. Armee Korps du général Oskar von Hutier en deux pinces, sur le lac Naroch. Malgré un barrage d'artillerie lourde de deux jours pour préparer l'attaque, les charges de l'infanterie ne sont pas correctement appuyées par l'artillerie de campagne. Le lac Naroch, à moitié gelé, est recouvert de 30 cm de neige et de boue et les soldats russes s'enlisent. Le brouillard achève de semer la confusion. Les Russes perdent 100 000 hommes contre à peine 20 000 pour les Allemands52. C'est durant cette bataille que le lieutenant-colonel Bruchmüller introduit le système du « barrage roulant » (Feuerwalze), à la suite du capitaine Erich Pulkowski : un barrage d'artillerie violent et très bref, renseigné par photographies aériennes et bénéficiant d'un commandement centralisé pour dirigé le feu de chaque batterie sur des cibles prédéfinies.

Broussilov, lui, commence par procéder à des observations et des reconnaissances sur tout le front adverse, pour laisser celui-ci dans le doute quant à la direction de l'attaque53. En réalité, il y a plusieurs secteurs d'assaut, dévolus à des troupes d'assaut spécialement instruites, disposées dans des abris souterrains. La coopération artilleurs-fantassins est renforcée, avec échanges d'officiers, les artilleurs servant d'observateurs en première ligne. Ils dirigent le feu au plus près avec l'observation aérienne, qui photographie en particulier les batteries d'artillerie autrichiennes. L'artillerie tire de courtes préparations et fait des pauses, de façon à désorienter l'adversaire et à le faire renoncer à sortir des abris pour gagner les tranchées. Toute la ligne est bombardée pour empêcher l'ennemi de trouver le point d'attaque principal. Des sapes sont creusées jusqu'à 50 m des premières lignes ennemies pour réduire le temps de parcours des fantassins ; les réserves attendent à l'abri, sous terre, près de la première ligne. Des maquettes des positions austro-hongroises sont réalisées pour répéter l'assaut et familiariser les troupes avec le terrain54. Broussilov fait armer deux corps de la 8ème armée du général Kaledine avec des fusils autrichiens capturés à l'automne 1915 ; par ailleurs l'armée russe comprend, dès la fin 1915, un régiment de fusiliers tchèques déserteurs de l'armée austro-hongroise. Après un minimum de préparation, les fantassins emportent les premières lignes adverses et poursuivent, laissant les points forts restants aux vagues suivantes. L'artillerie russe s'est montrée particulièrement redoutable contre les constructions en bois et les barbelés, grâce aux obusiers lourds de 180 mm. C'est en fait une préfiguration des tactiques que les Allemands emploieront à partir de l'année suivante – avec le même échec opératif et stratégique que Broussilov, au final. Certains auteurs, comme Norman Stone, pensent que l'armée russe n'a tenu jusqu'en 1917 qu'en raison d'une discipline brutale instaurée par les officiers supérieurs et subalternes. En réalité, les faits montrent que l'armée russe garde une cohésion très forte, malgré les problèmes structurels déjà évoqués, jusqu'à après la révolution de février 191755.


Conclusion : une armée de moins en moins « oubliée » ?


La Russie a été le seul belligérant de la Première Guerre mondiale à faire face à une révolution politique et sociale au beau milieu du conflit. L'entrée en guerre a pourtant ressemblé, à Saint-Pétersbourg, à celles des autres nations. Les lourdes pertes et les pénuries de matériel se retrouvent sur le front de l'ouest. L'impasse sur le champ de bataille conduit à la mobilisation de l'économie de guerre. En revanche, les syndicats de travailleurs, de peu de poids avant la guerre, n'ont pu se manifester en Russie avant la révolution de 1917, où, de fait, ceux-ci prennent la direction politique. La mobilisation de l'économie de guerre se fait au détriment des besoins de consommation. La Russie favorise, plus que les autres nations, une production dans ses arsenaux publics et bride le secteur privé. Elle finance son effort de guerre, plus que les autres également, par des moyens extérieurs au budget. L'aide alliée n'a pas soulagé la Russie de ses problèmes de consommation. Il faut noter que la pénurie alimentaire et la perte sèche dans la production pour les besoins de consommation apparaissent seulement en 1916, lorsque l'économie de guerre tourne à plein régime56. Paradoxalement, la Russie, qui dispose d'un vaste secteur agricole, voit ses villes en particulier souffrir de pénurie, car l'agriculture n'est pas complètement commercialisée, et pendant la guerre, la nourriture disponible est partagée moins équitablement entre la population. Le régime tsariste a échoué, comme on l'a dit, à construire un « sens civique » parmi les soldats, qui se retournent contre lui en 1917. Une des caractéristiques majeures de la Russie en guerre tient aussi aux déplacements très importants de populations (réfugiés, prisonniers de guerre, etc)57.

Comme le disait déjà Winston Churchill dans le titre d'un de ses ouvrages, le front de l'est de la Première Guerre mondiale est longtemps restée « une guerre inconnue »(1931). Les Allemands y ont pourtant consacré un quart à un cinquième de leurs forces jusqu'en 1917, en plus de 2 millions de soldats austro-hongrois. Hindenbourg, Ludendorff, von Mackensen, von Seeckt ont tous établi leur réputation sur le front de l'est. C'est ici que les obus à gaz ont été employés pour la première fois (à Bolimov, dans l'est de la Pologne58), que les Allemands ont développé la technique du « barrage roulant ». 750 000 Allemands sont mort à l'est, ainsi que plusieurs millions d'Austro-Hongrois et plus de 2 millions de Russes, dont 250 000 rien qu'en 1914. Il a pourtant fallu attendre 1975 pour voir un ouvrage grand public (celui de N. Stone), en anglais, consacré au front de l'est, et le renouveau historiographie ne date seulement que de la décennie 1990. Les ouvrages de Hew Strachan et Holger Herwig ont replacé le front de l'est dans une perspective plus large. Mais les études de détail sur les campagnes du front de l'est restent fort peu nombreuses, y compris du côté allemand59, même si l'on constate un regain d'intérêt pour les opérations menées par l'Allemagne60entre 1915 et 191761. L'armée impériale russe a été l'une des grandes oubliées de ce renouveau, ou plutôt, les travaux très instructifs des spécialistes qui s'y sont intéressés (D.R. Jones notamment) n'ont pas encore reçu toute la publicité qu'ils mériteraient. Cela explique largement qu'en France, l'ouvrage de Norman Stone, maintenant dépassé, reste encore fréquemment une référence -d'autant qu'il est constamment réédité en anglais62.


Des soldats russes équipés de Winchester mod. 1895.



Les Russes avaient appelé la guerre, eux, « Seconde Guerre Patriotique » en 1914, en référence à celle menée contre Napoléon en 1812, avant que le terme ne s'efface dès l'année suivante pour celui de « Grande guerre européenne ». Certains historiens russes, aujourd'hui, considèrent encore que le front de l'est n'a pas été le front principal de la Première Guerre mondiale et qu'il est donc moins digne d'intérêt. Après la prise du pouvoir par les bolcheviks, en 1917, l'histoire de la Russie pendant la Première Guerre mondiale a souvent été réécrite en fonction de contingences politiques -pas oubliée, donc, mais instrumentalisée. Objet de controverses féroces entre bolcheviks et Blancs émigrés en Europe ou ailleurs, le front de l'est est ensuite éclipsé par la Grande Guerre Patriotique qui devient constitutive de ce qu'est l'URSS après 1945. Les historiens russes ne s'y penchent vraiment, à nouveau, qu'après la fin de l'URSS, à peu près au moment où le renouveau historiographique s'effectue aussi en Occident (entre 1988 et 1994)63.

Dès la guerre elle-même, des intellectuels ou des officiers prennent la plume pour justifier la guerre entreprise par la Russie. La faute est évidemment rejetée sur les Allemands, comme en France. Certains y voient une chance, pour le pays, d'évoluer vers le mieux. Mais dès 1917, le ton des publications est devenu très pessimiste, annonçant le discours bolchevik qui fera de cette guerre un conflit « impérialiste ». La guerre civile, la lutte entre Russes rouges et blancs, empêchent la mémoire des combattants ou des acteurs de véritablement s'exprimer. Un historien marxiste se détache ensuite concernant les travaux écrits sur la guerre : Mikhaïl Nikolaevič Pokrovskij, avec son recueil La guerre impérialiste (1928). Les travaux soviétiques réinterprétent souvent les événements en fonction de la révolution d'Octobre et du contexte international. Après une phase où l'URSS appuie sur le pacifisme, le ton change dans la décennie 1930 pour préparer les esprits à la guerre future. Svietchine, bien connu pour être un des pères de l'art opératif soviétique, participe à l'effort en publiant sur les leçons à tirer du front de l'est pendant la Grande Guerre. Pour éviter l'échec tsariste, ces ouvrages préconisent une mobilisation idéologique de la population et la militarisation de la société. L'URSS se distingue également par la publication abondante de sources relatives au conflit. Quant aux Blancs vaincus, émigrés notamment à Paris, leurs travaux sont souvent des plaidoyers pro-domo : la révolution n'est qu'un accident de l'histoire, mais les Blancs ne prennent pas pour autant la défense du tsar, que l'armée n'a pas soutenu en février 1917. Dans la vie intellectuelle des exilés, le front de l'est intéresse peu, en réalité. Les Français restent par contrecoup peu au fait du sujet, en dépit des travaux de Golovin, qui enseigne à l'Ecole militaire française, et de Danilov, qui a été intendant en chef de l'armée impériale. Ces historiens blancs écrivent sur le modèle d'une histoire de plus en plus datée, privilégiant le récit et les grands hommes sur les groupes sociaux ou les forces politiques. Par un discours les posant en victimes héroïques du communisme, les Blancs réécrivent l'histoire pour se forger une identité.

Après 1945 et jusqu'en 1991, le front de l'est de la Première Guerre mondiale est presque totalement éclipsé par la guerre civile et la Grande Guerre Patriotique. Les seules publications concernent la mémoire de guerre ou des récits d'histoire militaire -les mémoires du maréchal Malinovsky, publiées deux ans après sa mort en 1969, font sensation quand il évoque sa participation au corps expéditionnaire russe en France et sa contribution à la guerre civile... du côté des Blancs. Les historiens soviétiques n'arrivent pas à fournir une interprétation différente avec de nouvelles problématiques ou une vision plus globale. Quelques travaux, comme la somme dirigée par I. Rostounov, tranchent pourtant sur un ensemble bien terne et vont alimenter les premiers ouvrages occidentaux novateurs sur le sujet -comme celui d'Allen K. Wildman, qui reste une référence. Après 1991, des pionniers, à l'ouest, se jettent dans l'analyse revisitée du front de l'est, au milieu d'une masse de travaux sur le front occidental -Hubertus F. Jahn, Peter Gatrell, Vejas Liulevicius, Peter Holquist, Alon Rachamimov, Eric Lohr. Les historiens russes bénéficient ensuite à la fois d'un climat favorable (goût prononcé pour l'histoire impériale et militaire) et défavorable (nostalgie d'un régime disparu, clichés populaires confortés par des publications sans appareil critique). Pour le 80ème anniversaire du conflit, en 1994, les colloques à Moscou montrent un faible intérêt pour la Russie dans la guerre et une participation réduite d'historiens étrangers, avec des thèmes encore une fois limités. Un regain d'intérêt survient en 1998, avant de retomber jusqu'à cette année. Un complexe mémoriel de la Grande Guerre doit en effet être achevé à Tsarskoïe Selo, ancienne résidence des tsars. Depuis le XXIème siècle en effet, un certain nombre de travaux russes commencent à analyser le conflit sous des angles inédits. Leur qualité est variable en raison des problèmes inhérents au monde universitaire. Mais le centenaire a accéléré l'évolution et, pour A. Sumpf, l'affirmation de Churchill est déjà moins vraie64. Le pouvoir politique russe s'est approprié le conflit, de même que la communauté des historiens et une partie de l'opinion publique. Reste à espérer, comme le dit A. Sumpf, que cela ne soit pas une mode, pour permettre enfin une étude en profondeur.


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1A tel point qu'un ouvrage réédité en 2009 -cf les remarques sur l'historiographie du sujet en conclusion-, écrit à la fin des années 1920 en URSS, s'intitule La Grande Guerre oubliée.
2David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.314.
3Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
4David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.314.
5David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.249-252.
6Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
7Pour un aperçu synthétique du front de l'est, cf Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I, Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.
8Les Allemands déplacent 4 corps d'armée par chemin de fer de Prusse à Poznan, lance une attaque sur les arrières russes en direction de Varsovie le 28 septembre 1914. Les Russes échangent cette fois-ci l'espace contre du temps, contre-attaquent, encerclent un corps allemand qui parvient à se dégager. Le front se stabilise autour de Varsovie, dont la région est dévastée par les deux camps, qui incendient 9 000 villages et font 200 000 sans-abris. Cf Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I, Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.
9Voir Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.
10David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.252-261.
11Sur les tentatives de réforme du contenu à l'académie de l'état-major général, cf John W. STEINBERG, « The Challenge of Reforming Imperial Russian General Staff Education, 1905-1909 », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.232-252.
12Jean Lopez a des mots particulièrement durs quand il parle de Yanoushkevich : « une des pires nullités de l'histoire militaire ». Et ce alors même qu'il mentionne dans sa bibliographie l'article de D.R. Jones, qui fait preuve de beaucoup plus de nuance... cf Jean LOPEZ et Lasha OTKHMEZURI, Joukov. L'homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013, p.41.
13Sur l'histoire socio-économique de la Russie en guerre, on lira avec intérêt : Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005.
14L'aviation russe, qui naît une décennie avant 1914, n'est pas considérée comme une arme d'élite au déclenchement du conflit, elle est peuplée d'officiers subalternes ; sur ce sujet, cf Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012, p.1-9.
15David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.261-272.
16David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.261-272.
17Une histoire illustrée de l'aviation tsariste entre 1898 et 1917, parue récemment : Gennady PETROV, Imperial Russian Air Force 1898-1917, Unicorn Press, 2013.
18Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012, p.207-219.,
19Victor KULIKOV, Russian Aces of World War 1, Aircraft of the Aces 111, Osprey, 2013, p.6-13.
20Victor KULIKOV, Russian Aces of World War 1, Aircraft of the Aces 111, Osprey, 2013, p.13-14.
21Sur la mobilisation de l'économie de guerre russe, cf « Mobilising industry : Russia's war economy at ull stretch », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.108-131.
22Sur l'effort entrepris par l'armée russe à partir des réformes de 1873/4 jusqu'en 1914, voir David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004.
23Sur le rapport de l'élite et de la « société éduquée » à la guerre, cf « Educated society and the Russian elite », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.38-61.
24David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.272-285.
25Sur la mobilisation de la Russie et de l'armée russe, cf aussi Walter M. Pintner, « Mobilization for War and Russian Society », in Col. Carl W. REDDEL, Transformation in Russian and Soviet Military History.Proceedings of the Twelfth Military History Symposium United States Air Force Academy 1-3 October 1986, United States Air Force Academy, Office of Air Force History, USAF, Washington, 1990, p.39-51.
26Les chiffres font débat. Peter Gatrell évoque 18,6 millions d'hommes mobilisés jusqu'en 1917. « The Front Line : 1914-1916 », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.17-37. Mais dans un autre article écrit en collaboration, plus ancien, il accepte le chiffre de 15,8 millions : Peter GATRELL et Mark HARRISON, « The Russian and Soviet Economies in two world wars : a comparative view », Economic History Review, XLIV, 3 (1993), p.425-452.
27Sur la révolte en Asie Centrale, cf « Economic Nationalism and the Mobilisation of Ethnicity », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.188-192. Lire aussi : Cloé Drieu, « L’impact de la Première Guerre mondiale en Asie centrale : des révoltes de 1916 aux enjeux politiques et scientifiques de leur historiographie », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr]
28Sur ce sujet, cf Gregory VITARBO, Russian Military Aviation before the Great War, 1904–1914, Peter Lang, 2012.
29Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008, p.161.
30David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.285-296.
31David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004.
32Sur la modernisation du système ferroviaire russe, cf Jacob W. KIPP, « Strategic Railroads and the Dilemmas of Modernization », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.82-106.
33« The Front Line : 1914-1916 », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.17-37.
34Sur cette question, cf Bruce W. MENNING, « The Offensive Revisited : Russian Preparation for Future War, 1906-1914 », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.215-231.
35Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
36David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.296-309.
37Bruce W. MENNING, « The Imperial Russian Legacy of Operational Art, 1878–1914 », in Michael D. KRAUSE et R. Cody PHILIPS (dir.), Historical Perspectives of the Operational Art, Center of Military History United States Army, Washington, D.C., 2005, p.189-212.
38Sur ce sujet, cf Jacob W. KIPP, « The Origins of Soviet Operational Art, 1917–1936 », in Michael D. KRAUSE et R. Cody PHILIPS (dir.), Historical Perspectives of the Operational Art, Center of Military History United States Army, Washington, D.C., 2005, p.213-246.
39Sur les tentatives de réforme du contenu à l'académie de l'état-major général, cf John W. STEINBERG, « The Challenge of Reforming Imperial Russian General Staff Education, 1905-1909 », in David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE et Bruce W. MENNING (dir.), Reforming The Tsar's Army. Military Innovation in Imperial Russia from Peter the Great to the Revolution, Cambridge University Press, 2004, p.232-252.
40Voir Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
41Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
42Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
43Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010, p.138-143.
44Dennis SHOWALTER, « War in the East and Balkans, 1914–18 », in John HORNE (dir.), A COMPANION TO WORLD WAR I, Wiley-Blackwell, 2010, p.66-81.
45Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008, p.160.
46Voir Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.
47Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
48Cf Graydon A. TUNSTALL, Blood on the Snow. The Carpathian Winter War of 1915, University Press of Kansas, 2010.
49Sur l'organisation et l'équipement de l'armée russe, cf Nik CORNISH et Andreï KARACHTCHOUK, The Russian Army 1914-1918, Men-at-Arms 364, Osprey, 2001.
50Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010.
51Holger H. HERWIG, The First World War. Germany and Austria-Hungary 1914–1918 (2nd edition), Bloomsbury Press, 2014, p.62-65.
52Holger H. HERWIG, The First World War. Germany and Austria-Hungary 1914–1918 (2nd edition), Bloomsbury Press, 2014, p.201.s
53T. Dowling affirme que Broussilov s'est inspiré des tactiques mises en oeuvre par les Français pendant l'offensive en Champagne de septembre 1915 ; des instructeurs envoyés auprès de l'armée russe auraient servi pour le « passage de témoin ». D.R. Jones souligne cependant que Broussilov combine l'emploi de cette expérience avec d'autres idées qui lui sont propres.
54Nik CORNISH et Andreï KARACHTCHOUK, The Russian Army 1914-1918, Men-at-Arms 364, Osprey, 2001, p.38. Voir aussi Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008.
55David R. Jones, « Imperial Russia's Forces at War », in Allan R. MILLETT et Williamson MURRAY, Military Effectiveness. Volume 1 : the First World War, Cambridge University Press, 2010, p.309-314.
56Peter GATRELL et Mark HARRISON, « The Russian and Soviet Economies in two world wars : a comparative view », Economic History Review, XLIV, 3 (1993), p.425-452.
57Cf « Conclusion : Russia's First World War in comparative perspective », in Peter GATRELL, Russia's First World War. A Social and Economic History, Pearson Education Limited, 2005, p.264-276.
58Le 31 janvier 1915, les Allemands tirent des obus de 150 mm à gaz lacrymogène, conçus par le chimiste Hans Tappen, lors d'une offensive à Bolimov, en Pologne, entre Lodz et Varsovie. Le vent rabat le gaz vers les lignes allemandes mais, en raison du temps très froid, le liquide ne se vaporise pas. Les Allemans doivent perfectionner leur matériel. Cf Simon JONES et Richard HOOK, World War I Gas Warfare Tactics and Equipment, Elite 150, Osprey, 2007, p.3.
59Un des ouvrages précurseurs, à la fois dense et complexe : Dennis SHOWALTER, Tannenberg. Clash of Empires, 1914, Archon Books, 1991.
60L'ouvrage plus récent, par un auteur intéressé par la thématique, très descriptif et peut-être pas assez analytique dans ses conclusions : Michael B. BARRETT, Prelude to Blitzkrieg. The 1916 Austro-German Campaign in Romania, Indiana University Press, 2013.
61Richard L. DINARDO, Breakthrough. The Gorlice-Tarnow Campaign, 1915, Praeger, 2010, p.1-2.
62Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, Indiana University Press, 2008, p.xi-xiv.
63Alexandre Sumpf, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr].
64Alexandre Sumpf, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne, www.histoire-politique.fr]

Le 64e sentai 1938-1942

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Moins connus que les unités de Mitsubishi A6M de l’aéronavale, les régiments de chasse de l’armée impériale jouèrent pourtant un rôle vital dans l’acquisition de la supériorité aérienne par les forces japonaises dans le Sud-Est asiatique. Le 64e sentai bénéficia d’une grande notoriété au Japon durant la guerre, en partie grâce à l’exploitation du charisme de son commandant par la propagande, mais aussi avec la sortie d’un film relatant de manière très romancée les exploits de l’unité. Voici donc l’histoire de ce régiment, de sa création à la conquête de la Birmanie.

Adrien Fontanellaz (article déjà publié sur Militum Historia)



Le 64e hikosentai fut formé le 1er août 1938 dans le cadre d’une réorganisation affectant l’ensemble de l’aviation de l’armée impériale japonaise. Les hikorentai mixtes, subdivisés en daitai spécialisés dans la chasse, le bombardement ou la reconnaissance et comprenant deux chutai furent remplacés par des sentai alignant un seul type d’appareil. Ces nouveaux sentai se composaient d’un sentai hombu (Etat-major) et de plusieurschutai. Un chutai alignait théoriquement 12 avions, dont trois en réserve. Cette réorganisation simplifia la composition des régiments, la coordination entre les différentes spécialités s’opérant dorénavant à l’échelon de la brigade ou de la division aérienne. A ce moment, l’histoire de la chasse de l’armée impériale remontait à deux décennies. Un des trois Hikodaitai aériens crées à la suite de l’arrivée au Japon d’une mission de conseillers français en novembre 1918 fut consacré à cette spécialité et alignait deux chutai équipés de Nieuport Delage NiD 29. Une école de chasse ouvrit ensuite ses portes à Akeno en avril 1921. Treize ans plus tard, le service aérien de l’armée impériale alignait 15 chutai de chasse, 12 de reconnaissance, 6 de bombardement léger et 6 de bombardement lourd, répartis en huit Hikorentai.


Traduction approximative des types d’unités



Hikochutai

Compagnie aérienne

Dokoritsu hikochutai

Compagnie aérienne indépendante

Hikodaitai

Bataillon aérien

Hikorentai

Régiment aérien (pré-1938)

Hikosentai

Régiment aérien (post-1938)

Hikodan

Brigade aérienne

Hikoshidan

Division aérienne


Le 64e sentaiétait l’héritier direct de deux unités distinctes ; le 2e hikodaitaidu 5e hikorentai et le 9e dokuritsu hikochutaidu 6ehikorentai. Le nouveau sentai comprenait trois chutaide douze appareils chacun. Le commandement de l’unité revint au Major Tamiya Teranishi, auparavant chef du 2ehikodaitai. Ce dernier, équipé de chasseurs Type 95, était actif en Chine depuis le début de l’invasion japonaise en juillet 1937. Ses pilotes y revendiquèrent la destruction de 86 Vought V-93 Corsair et Polikarpov I-15 chinois, au prix de la vie de deux des leurs. Toujours engagé en Chine, les pilotes du nouveau sentai ne rencontrèrent ensuite que peu d’opposition jusqu’au 29 avril 1939, où sept ki-27 affrontèrent une vingtaine de I-15 dans la région de Nanchang. Les Japonais revendiquèrent 11 victoires pour la perte de deux pilotes. Ces revendications doivent être relativisées car il n’existait pas de processus strict de validation des victoires au sein de l’aviation de l’armée impériale, contrairement aux méthodes plus ou moins vigoureuses ayant cours dans la Royal Air Force ou la Luftwaffe. De plus, les registres des unités japonaises mentionnaient rigoureusement les pertes humaines, mais pas forcément le nombre d’appareils perdus. A ce titre, lorsqu’un journal d’unité rapportait la destruction d’un nombre donné d’avions ennemis lors d’un combat aérien, il s’agissait bel et bien des succès que les pilotes pensèrent avoir remporté, et non d’une vérité absolue.




Type 97 du 64e sentai (via warbirdphotographs.com)

Le 64esentai se convertit progressivement sur une nouvelle monture bien plus performante, le Nakajima Ki-27, entre avril 1938 et mars 1939. Celle-ci était issue d’une compétition lancée à la fin de 1935 par l’armée impériale, et relevée par les firmes Mitsubishi, Nakajima et Kawasaki. Les spécifications émises par lekoku hombu (l’état-major du service aérien) stipulaient que l’appareil devait être un monoplan à ailes basses, atteindre une vitesse maximale d’au moins 450 km/h, être capable de grimper à une altitude de 5'000 mètres en moins de six minutes, et son armement devait être constitué de deux mitrailleuses de 7.7 mm. Ce fut Nakajima qui remporta la compétition, l’appareil entrant officiellement en service en décembre 1937 sous le nom de type 97. Celui-ci était propulsé par un moteur radial Nakajima Ha-1 Otsu d’une puissance de 710 chevaux au décollage. Equipé d’un train fixe, sa vitesse maximale était de 470 km/h, et il pouvait grimper à 5'000 mètres en 5 minutes et 22 secondes. Son rayon d’action était de 400 kilomètres. La raison majeur de son adoption fut son exceptionnelle manœuvrabilité, proche de celle d’un biplan traditionnel ; il était ainsi capable d’effectuer un virage sur 86 mètres en 8.1 secondes. Enfin, son armement était constitué par deux mitrailleuses type 89 de 7.7 mm, approvisionnées par 500 coups chacune. Il se révéla être une plateforme de tir stable, compensant en partie la faiblesse de son armement. L’ensemble des appareils était équipé d’un récepteur radio, mais seuls ceux des chefs d’unités disposaient aussi d’un émetteur. De plus, les radios manquaient de fiabilité. Nakajima avait réussi à développer un avion satisfaisant à la fois la faction des « traditionnalistes » et celle des « avant-gardistes » au sein du koku hombu, les premiers ne jurant que par la manœuvrabilité, alors que les seconds favorisaient la vitesse pure et la vitesse ascensionnelle. Le chasseur fut produit à 3386 exemplaires à partir du mois de décembre 1937. Les appareils du 64esentaireçurent comme signe distinctif un aigle stylisé en dessous du cockpit, alors que la couleur des capot-moteur était spécifique à chaque chutai. Durant le mois de juillet 1937, le régiment se sépara de plusieurs pilotes expérimentés qui servirent de noyau au 84edokuritsuhikochutai, qui opéra par la suite en Chine et en Indochine.


Dans les cieux du Nomonhan


Le 26 juillet 1939, Yatsuo Yokoyama, commandant du 64esentai depuis le mois de mars 1939, reçut l’ordre de rejoindre la Mandchourie afin de prendre part aux violents combats opposants l’armée impériale japonaise à l’armée rouge. En effet, un incident de frontière survenu le 11 mai 1939, aux confins de la Mandchourie et de la Mongolie prosoviétique, dégénéra en affrontement ouvert entre les deux puissances, chacune dépêchant des renforts terrestres et aériens. Les pilotes japonais, bien formés et dont beaucoup avaient vu le feu en Chine, ravagèrent initialement l’aviation ennemie en exploitant les qualités de leurs Nakajima Ki-27. Cette supériorité ne dura qu’un temps ; avec l’expérience et l’arrivée de pilotes vétérans de la guerre d’Espagne placés à la tête des unités de chasse, les Soviétiques devinrent des proies de plus en plus difficiles. Ils renoncèrent au combat tournoyant individuel, où leur adversaire était maître, pour privilégier le combat en formation et les tactiques de frappe et d’esquive. Des modèles de chasseurs plus évolués apparurent sur le front en grandes quantités, comme les Polikarpov I-153 ou I-16 type 10 et 18, équipés de quatre mitrailleuses ShKAS de 7.62 mm très supérieures aux type 89 japonaises. Les Soviétiques parvinrent aussi à une nette domination sur le plan quantitatif et purent aligner jusqu’à quatre fois plus d’avions que les Japonais sur le théâtre des opérations. Enfin, ce dernier étant de petite taille, à peine 80 kilomètres de long sur 80 kilomètres de profondeur, les rencontres entre aviateurs des deux camps étaient fréquentes. Il en résulta que les pilotes japonais étaient épuisés par la moyenne de 4 à 6 sorties quotidiennes qu’ils devaient mener, et que les 1e, 11e et 24esentai, engagés depuis la mi-mai, étaient très durement éprouvés.






Un Polikarpov I-16, ici aux couleurs chinoises (via wikimedia)

Les trente-trois ki-27 du 64esentai constituèrent donc un renfort bienvenu lorsqu’ils se posèrent sur l’aéroport de Hosiu, non loin de la ligne de front, le 15 août 1939, après avoir parcouru 5000 kilomètres depuis leurs bases chinoises. La première patrouille fut menée deux jours plus tard, une fois les appareils révisés. Le terrain d’aviation fut frappé par l’aviation soviétique dans l’après-midi du 19 août, lorsque vingt-cinq I-16 du 22 IAP (régiment d’aviation de chasse) y détruisirent deux type 97 et y endommagèrent plusieurs autres, sans subir de pertes. Le 20 août, l’aviation russe lança 1094 sorties de bombardiers et de chasseurs contre les positions terrestres japonaises. Les pilotes du 64esentai interceptèrent les formations massives de l’ennemi aux côtés de ceux des autres sentai, et revendiquèrent la destruction de 10 I-16 sans subir de pertes. Dans la soirée, les Soviétique s’en prirent une seconde fois au terrain de Hosiu avec une vingtaine de chasseurs, dont certains étaient équipés de roquettes, et détruisirent cinq Ki-27 et en endommagèrent plusieurs autres. Un seul chasseur japonais parvint à décoller à temps, son pilote revendiquant la destruction d’un monomoteur ennemi. Le 64esentai se replia sur l’aéroport de Saïenjo, moins exposé.


Le 21 août, Les 1e, 11e et 64esentai, soit un total de 88 chasseurs, escortèrent 51 bombardiers chargés de frapper les troupes de l’armée rouge pour soulager leurs propres forces terrestres, menacées de débâcle. A la fin de la journée, les Japonais avaient perdus six appareils, dont trois appartenaient au 64esentai, et rapporté 94 victoires, alors que leurs adversaires admirent la destruction de huit chasseurs ; sept en vol et un au sol. Puis, dans les jours qui suivirent, les pilotes du régimentrevendiquèrent cinq victoires pour un pilote tué, mais le 64esentai était exsangue ; le 1erchutaine comptait plus qu’un seul type 97 disponible, alors que le commandant Yatsuo Yokoyama était blessé le 25 août 1939 dans un combat aérien opposant 80 chasseurs nippons à 109 I-16 et I-153. A la fin du mois d’août, la situation était suffisamment grave pour que les Japonais fassent appel au 33esentai, pourtant encore équipé de Ki-10 dépassés. Le 1erseptembre, près de deux cent Polikarpov affrontèrent moins d’une centaine de chasseurs nippons. Le 64esentairevendiqua 14 victoires, dont trois probables, mais perdit quatre avions et trois pilotes, dont le commandant du 2echutai. L’arrivée du froid ralentit ensuite le rythme des opérations, mais le 9 septembre, l’unité ne comptait plus que 20 ki-27. Le 15 septembre, un dernier combat opposa le régiment aux Russes, un pilote étant tué pour deux victoires revendiquées, puis les affrontements prirent fin avec l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu le 16 septembre 1939. Le 64esentai perdit au total huit pilotes tués et revendiqua 52 victoires durant sa participation à l’incident du Nomonhan.


Nouveau chef, nouvel avion


Le régiment resta ensuite basé à Dongjingcheng en Mandchourie, avant que le 1e chutai ne soit détaché à Canton en janvier 1940, où il fut rejoint par le reste de l’unité en mars 1941. Il y fut placé le mois suivant sous les ordres d’un nouveau commandant, le major Tateo Kato. Ce dernier, né en 1903, était déjà une célébrité dans le service aérien de l’armée impériale. Après avoir débuté sa carrière dans l’infanterie, il entra à l’école de pilotage en juin 1926, et figura parmi les mieux notés de sa promotion. Il commanda dès le début de l’incident de Chine le 1echutaidu 2ehikodaitai. Tateo Kato se distingua entre le 30 janvier 1938 et le 10 avril 1939, où il fut crédité de neuf victoires aériennes obtenues durant quatre engagements, soit le plus haut score obtenu par un pilote de l’armée en Chine entre 1937 et 1941. Il fut ensuite détaché auprès du koku hombu, ce qui lui donna l’occasion de voyager en Europe en juillet 1939, d’y rencontrer des membres de la Luftwaffe, et de piloter un Bf-109. Il introduisit au 64esentai l’usage systématique d’une division de son unité en trois formations, l’une étant chargée de couvrir les deux autres depuis une altitude supérieure. Fin août 1941, le régiment se rendit sur la base du Fussa, près de Tokyo, pour y recevoir une nouvelle monture ; le Ichio-shiki sentoki, ou chasseur type 1, sur laquelle il volera jusqu’à la fin de la guerre du Pacifique. Il était la deuxième unité, après le 59esentai, à être équipée de cet appareil.




Nakajima Ki-43-I ou encore chasseur type 1, ou encore Hayabusa (via warbirdphotographs.com)

L’origine de ce chasseur remontait au mois de décembre 1937. Le koku hombu, enchanté par les performances du Nakajima type 97, se tourna directement vers cette firme pour lui confier la conception d’un nouvel appareil d’une maniabilité égale à celle du type 97, mais qui devait avoir une autonomie deux fois plus élevée et être capable d’une vitesse de 500 km/h en palier et de grimper à 5'000 mètres en cinq minutes. Le koku hombu imposa par ailleurs à l’industriel l’usage d’un train rentrant. La tâche s’avéra ardue pour les ingénieurs de Nakajima, et leur premier prototype effectua son vol inaugural le 12 décembre 1938. Trop lourd, il s’avéra être une déception. Il fallut d’intenses recherches et la construction de douze autres prototypes entre 1939 et septembre 1940 avant que les services techniques de l’armée n’approuvent la production en série du ki-43-I, ou encore chasseur type 1, le 9 janvier 1941. L’exigence de maniabilité, contradictoire avec celle de l’autonomie, avait contraint les ingénieurs à alléger la structure de l’appareil au maximum, et finalement, seul l’ajout de volets de type Fowler permit au ki-43-I de virer aussi serré que le ki-27. Le moteur radial Ha-25 d’une puissance de 990 chevaux au décollage entraînait une hélice bipale à pas variable et permettait à l’avion d’atteindre une vitesse maximale de 492 km/h en palier et de monter à 5'000 mètres en cinq minutes et douze secondes. Initialement, l’armement devait être identique à celui du type 97, avec deux mitrailleuses type 89 de 7.7 mm, mais il fut décidé par la suite d’y intégrer le nouveau canon Ho-103 de 12.7 mm (dans la terminologie de l’armée, la désignation de canon se rapportait à toute arme capable de tirer des obus explosifs, même si dans les autres armées, le calibre de 12.7 mm appartenait à la catégorie des mitrailleuses). D’une puissance de feu bien supérieure à la mitrailleuse de 7.7 mm, cette arme avait l’inconvénient de s’enrayer fréquemment. Il fut donc décider de coupler un canon Ho-103 avec une mitrailleuse de type 89 moins puissante mais plus fiable. Les deux armes étaient montées au-dessus du capot du moteur. A l’évidence, celles-ci étaient facilement interchangeables, le major Tateo Kato ayant demandé que son avion soit équipé d’une paire de Ho-103 à titre expérimental. Contrairement à leurs homologues de la marine impériale, qui sacrifiaient volontiers toute forme de protection sur l’autel de la performance, les aviateurs de l’armée demandèrent que les réservoirs du nouveau chasseur soient protégés par deux couches de caoutchouc, les rendant ainsi moins vulnérables au combat. La production en série de la première version de l’appareil débuta en avril 1941, et s’acheva enfévrier 1943avec 716 appareils livrés. Début mars 1942, ce modèle de chasseur fut rebaptisé Hayabusa (faucon pèlerin) par les journaux nippons, sur l’initiative d’un attaché de presse du quartier général du service aérien.


A peine les nouveaux avions perçus, le 64esentai fut soumis à un entraînement intensif au vol à longue distance et à la navigation au-dessus de la mer, les pilotes parvenant à parcourir des distances de 700 kilomètres, alors que leurs rivaux du 59esentai, qui n’avaient pas suivi d’entraînement identique, ne dépassaient pas les 600 kilomètres. Les chasseurs du 64esentai furent ornés d’un symbole régimentaire sous la forme d’une flèche descendante peinte sur leurs dérives. Une flèche blanche signalait un avion du premier chutai, alors que le rouge correspondait au second chutai et le jaune au troisième. Le type 1 ne tarda pas à acquérir une funeste réputation, plusieurs avions s’écrasant peu après leur entrée en service. Un examen approfondi de la flotte révéla des fissures autour des puits du train d’atterrissage et à l’emplanture des ailes ; à l’évidence, Nakajima avait compromis l’intégrité structurelle du ki-43-I dans sa quête de légèreté. L’ensemble des chasseurs des deux sentai dut donc être renvoyé en usine pour renforcer l’emplanture des ailes. Le constructeur en profita pour installer des conduits permettant l’emport de réservoirs supplémentaires. Le 64esentai retourna ensuite à Canton au début du mois de novembre 1941, puis rallia l’aéroport de Dueng Dong, sur l’île de Phu Quoc, en Cochinchine, le 3 décembre 1941, afin de participer à l’offensive imminente contre les puissances occidentales. A son arrivée, le régiment alignait 35 ki-43-I, et était rattaché à la 7ième hikodan en compagnie des 12e, 60e et 98esentai de bombardement lourd équipés de bimoteurs Mitsubishi ki-21.


La Malaisie et Singapour


Les jours suivants, le 64esentai participa à la couverture des convois de vaisseaux transportant les soldats de la 25ième armée du général Yamashita vers leurs points de débarquement le long de l’isthme de Kra. Le régiment subit ses premières pertes de la campagne le jour précédent l’ouverture officielle des hostilités. Le 7 décembre à 17h30, six ki-43-I dirigés par le major Kato décollèrent de Dueng Dong pour effectuer la dernière patrouille de la journée. A l’issue de celle-ci, et malgré l’envoi d’un bombardier pour guider les chasseurs durant leur retour, trois pilotes perdirent le contact avec la formation et disparurent dans le mauvais temps et l’obscurité sans laisser de traces. Le 8 décembre 1941, le régiment contribua aux opérations aériennes visant à la destruction des forces aériennes dans le Nord de la Malaise. Ses chasseurs escortèrent des formations de bombardiers, et le 1echutai mitrailla le terrain de Butterworth où il y endommagea quatre Blenheim IV britanniques en train d’être ravitaillés, sans être inquiété par la DCA de l’aérodrome, réduite à deux mitrailleuses légères, alors que d’autres type 1 attaquaient l’aéroport civil de Bayan Lebas sur l’île de Penang, mais sans résultats. Les pilotes du régiment utilisèrent la tactique nommée « schéma d’attaque 8 » contre les terrains ; celui-ci consistait en un piqué suivi d’une passe de tir, avant de grimper, de virer, et de replonger pour enchaîner avec une autre passe. Dans la même journée, trois chasseurs du 64esentai interceptèrent un Blenheim IV du squadron34 surpris en train de bombarder des barges de débarquement japonaises à Kota Bharu. L’appareil britannique parvint à échapper à ses poursuivants, mais, endommagé, dut se poser en catastrophe sur une piste secondaire. Le régiment fut crédité de cinq avions détruits au sol et d’un en combat aérien, pour la perte d’un seul chasseur. En effet, au retour, un type 1 dût amerrir au large de Phu Quoc après avoir été touché par les tirs d’un destroyer japonais qui l’avait confondu avec un appareil ennemi. Le 9 décembre, 17 chasseurs de l’unité escortèrent 79 bombardiers chargés d’attaquer le terrain de Victoria Point en Birmanie. Le mauvais temps contraignit la formation à se poser à Songkhla, récemment capturée par les troupes nippones, puis à se dérouter vers les aéroports de Butterworth et de l’île de Penang. Les pilotes du 64esentai détruisirent plusieurs avions d’écolage civils sur ce dernier. Le surlendemain, le régiment retourna sur Penang en escortant 41 ki-21 des 12e et 60esentai qui bombardèrent la ville de Georgetown et son port, avant de se poser sur l’aéroport de Kota Bharu fraichement conquis par les troupes au sol. Les chasseurs y bénéficièrent des dépôts de stocks de carburant laissés intacts par les Britanniques.








Des Brewster Buffalo du squadron 453 à Singapour (IWM)

Le matin du 22 décembre 1941, 18 Hayabusa du 64esentai affrontèrent une douzaine de Brewster Buffalo du squadron 453 au-dessus de Kuala Lumpur. Six appareils du 2echutai engagèrent d’abord le combat après avoir aperçu les chasseurs ennemis, puis furent bientôt rejoints par le reste de la formation. A l’issue d’une mêlée de 30 minutes, trois Buffalo avaient été abattus, et deux autres, endommagés, durent atterrir en catastrophe, alors qu’un ki-43-I était perdu. Deux pilotes britanniques furent tués ainsi qu’un pilote nippon. Ce dernier s’était écrasé avec son avion après que les ailes de celui-ci se soient repliées à la sortie d’un piqué. L’épave de l’appareil révéla que la queue avait également été touchée par des projectiles ennemis. Comme de coutume, avec onze victoires certaines et quatre probables, les revendications des aviateurs japonais dépassaient nettement la réalité. Le parc du régiment fut soumis à une inspection sur la demande du major Kato immédiatement après la mission, et à l’issue de celle-ci, des fissures furent découvertes sur les ailes de six appareils et des réparations durent être entreprises directement sur le terrain de Kota Bharu.


Deux jours plus tard, le 64esentai fut transféré vers l’aéroport de Don Muang, dans la périphérie de Bangkok, afin de participer à une attaque de grande envergure contre Rangoon prévue pour le lendemain. Le 25 décembre, vingt-cinq chasseurs du régiment escortèrent 63 ki-21 des 12e et 60esentai, cette première vague étant suivie d’une seconde formation forte de 35 bombardiers lourds et légers accompagnés par 32 type 97 du 77esentai. La première vague fut interceptée par 14 Buffalo du squadron 67et par 12 P-40B du 3ièmesquadron de l’American Volunteer Group, les célèbres tigres volants. Les pilotes du 64esentai se précipitèrent à la rencontre de l’ennemi, délaissant leur mission première qui était la protection des bombardiers, seul le major Kato continuant à les escorter. Les chasseurs ennemis purent ainsi effectuer plusieurs passes contre les vulnérables ki-21 du 12esentaisans être dérangés, et trois des bimoteurs japonais furent abattus, un quatrième devant se poser en catastrophe à son retour. Les pilotes des ki-43-I revendiquèrent 10 victoires pour la perte de deux des leurs, dont l’un percuta un P-40B, ce dernier parvenant tout de même à regagner sa base. En réalité, sur les deux P-40B et les quatre Buffalo réellement perdus par les Alliés ce jour-là, un seul fut victime d’un type I, les autres victoires ayant été remportées par des appareils du 77esentai. Le régiment du major Kato regagna ensuite Kota Bharu, où il fut rejoint le 26 décembre par 19 chasseurs type 0 et 5 appareils de reconnaissance appartenant à la 22eflottille aérienne de la marine impériale. Le front s’éloignant de plus en plus vers le Nord de la Malaisie, le 64esentai rallia l’aéroport d’Ipoh le 9 janvier 1942. Il y fut accueilli la nuit suivante par un bombardement mené par une dizaine d’antiques bombardiers-torpilleurs Vildebeest britanniques qui détruisit un ki-43-I.


Le 12 janvier marqua le début d’une série de raids lancés par les aviations de l’armée et de la marine contre Singapour et ses aérodromes. En quatre sorties menées entre les 12 et 18 janvier, le 64esentai, au prix d’un seul avion perdu, abattit deux Buffalo en combat aérien et détruisit au sol trois appareils ennemis, dont deux hydravions Catalina du 205 squadron. Le Hayabusaperdu avait été victime d’une malfonction qui survint lors d’une passe de mitraillage sur l’aéroport de Selatar ; un obus de 12.7 mm explosa à la sortie du canon, endommageant le moteur et forçant le pilote à atterrir en catastrophe avant d’atteindre sa base. Le pire était cependant à venir ; le 17 janvier, les 1e et 2echutai menèrent une mission contre Sumatra au cours de laquelle trois avions furent victimes de dysfonctionnements similaires. Un des pilotes s’écrasa délibérément avec son avion, alors qu’un autre se suicida avec son arme d’ordonnance pour éviter la capture après être parvenu à poser son appareil, alors que le troisième disparut corps et bien. A la suite de ces accidents, des plaques de blindages furent ajoutées en dessous des canons pour protéger les moteurs. Le même jour, six Buffalo appartenant aux 21 et 453 squadron escortant de neuf bombardiers-torpilleurs Vildebeest surprirent un appareil isolé du 64esentai et l’abattirent. Le régiment reprit ensuite ses opérations contre Singapour, où il affronta, entre le 20 janvier et le 9 février 1942, les Buffalo des squadron 243 et 453 ainsi que les Hurricane II des squadron 232 et 258. Ces derniers, plus performants que les Buffalo, furent engagés par les Britanniques à partir du 20 janvier 1942. Les pilotes du 64esentai abattirent, au cours de huit combats, onze Hurricane II et deux Buffalo, au prix de sept des leurs. Au sol, les troupes de la 25ième armée étaient arrivées en face de l’île le 31 janvier, et donnèrent l’assaut les 8 et 9 février, la garnison capitulant le 15 février 1942.







Un Hayabusa aux couleurs du 64e sentai (via warbirdphotographs.com)

Durant leur affrontement contre la Royal Air Force au-dessus de la Malaisie et de Singapour, les pilotes du 64esentai abattirent où contraignirent à des atterrissages forcés onze Hurricane II, neuf Buffalo et un bombardier Blenheim IV, au prix de neuf appareils perdus en combat aérien. Avec un ratio de deux victoires par perte, le régiment surclassa clairement l’ennemi. D’une part, ses pilotes étaient en moyenne plus expérimentés, certains ayant connu le feu en Chine et dans le Nomonhan, alors que les autres avaient bénéficié d’un entraînement poussé, tandis qu’au contraire, beaucoup de leurs adversaires étaient des « bleus » au début des hostilités. En effet, avant que la guerre n’éclate, la Malaise et Singapour figuraient en fin de liste dans l’attribution des ressources par les Etats-majors britanniques en métropole. Pour la même raison, alors que le 64esentai disposait du meilleur chasseur en service dans l’armée impériale, à contrario, les Brewster Buffalo alloués aux squadron chargés de défendre la Malaisie étaient considérés comme obsolètes en Europe mais encore adaptés pour l’Asie. De plus, surprise par les caractéristiques des chasseurs japonais, la Royal Air Force n’eut pas le temps de mettre au point des tactiques permettant de contrer leur exceptionnelle maniabilité.


Sumatra et Java

La fin de la forteresse britannique approchant, le 64e sentaidéménagea une nouvelle fois pour s’installer sur le terrain de Kluang, très proche de Singapour, dont les bombardiers ne représentaient alors plus une menace, mais surtout à portée du prochain objectif japonais, les gisements pétroliers de Palembang, dans le Sud de Sumatra. Le service aérien de l’armée impériale devait y acquérir la maîtrise du ciel, au détriment des unités de chasse néerlandaises renforcées par les squadron anglais qui s’étaient repliés de Singapour, pour pouvoir lancer une opération aéroportée et s’emparer par surprise des raffineries sans que les Hollandais n’aient le temps de les détruire. Dès le 6 février, 32 type 1 des 59eet 64esentai attaquèrent les terrains de Palembang. Le lendemain et le surlendemain, les pilotes des deux unités, escortant des bombardiers, abattirent cinq Hurricane des squadron 232 et 258 au cours de deux combats, les pilotes du 64esentai revendiquant sept victoires, dont l’un des deux Hurricane abattus le 8 février, tombé sous les coups d’un pilote du régiment. La réaction britannique ne se fit pas attendre, et dans la nuit du 9 au 10 février, puis celle du 11 au 12 février, des bimoteurs Blenheim et Hudson larguèrent leurs bombes sur l’aérodrome de Kluang, mais sans détruire d’appareil appartenant au régiment.




Hurricane II britannique (via wikimedia)

Le 13 février, les 59eet 64esentai perdirent deux Hayabusa et abattirent deux Hurricane lors d’une nouvelle attaque contre Palembang. Le lendemain, les deux unités de chasse escortèrent une vaste formation de ki-56, ki-57 et ki-21 chargés de transporter des parachutistes du 2ième régiment, qui sautèrent sur l’aéroport de Palembang I et une raffinerie. Au moins un Hurricane fut abattu par le 64esentai,mais surtout, les chasseursjaponais avaient empêché les intercepteurs ennemis de s’en prendre aux vulnérables avions de transport. L’assaut aéroporté et le débarquement de la 38ièmedivision sur Sumatra peu après eurent raison de la résistance hollandaise dans cette région, et le 17 février, 20 ki-43-I du 64esentai se posèrent sur le terrain de Palembang I. Les efforts des aviateurs nippons se portèrent ensuite vers l’île de Java, le dernier grand bastion ennemi dans les Indes néerlandaises. Le 19 févriers, les ki-43-I des 59eet 64esentai menèrent plusieursincursions dans le ciel javanais. Le 64esentai perdit un appareil, touché par les tirs défensifs d’un B-17 de l’US Army Air Corps mais se vit créditer de quatre victoires aériennes contre des chasseurs de la Koninklijk Nederlands Indisch Leger, qui perdit huit de ses Brewster Buffalo ce jour-là. Deux jours plus tard, un autre Buffalo néerlandais percuta un type 1 du 64esentai durant un combat aérien à 5000 mètres d’altitude, les deux avions étant détruits et le pilote japonais tué. Les deux régiments de ki-43-I attaquèrent le terrain de Kalidjari le 22 février, et y détruisirent six bombardiers et un bimoteur de liaison. Le 24 février 1942 fut une journée intense pour les deux unités, sept aéronefs ennemis étant abattus. Les pilotes du 64esentai eurent raison de deux hydravions Do-24 de la marine néerlandaise, un de leurs appareils étant endommagé par les tirs d’un Hurricane au cours d’un autre combat. Les troupes japonaises débarquèrent sur l’île le 1ermars 1942, le régiment continuant à mener des attaques les jours suivants. Son chef, récemment promu lieutenant-colonel, faillit perdre la vie le 3 mars, lorsqu’ un Mitsubishi A6M2 du 3eKokutaide la marine impériale le prit pour cible et le contraignit à faire un atterrissage forcé. Les Néerlandais capitulèrent le 8 mars 1942. Le 64esentai ne comptait plus, à ce moment, que quinze appareils opérationnels, mais remit en service à son profit trois Hurricane abandonnés par l’adversaire. Un pilote se tua dès le 10 mars en testant un des chasseurs britanniques, et un autre prit feu peu après, alors que deux jours plus tard, le régiment fut transféré sur l’aérodrome de Chiang Mai, dans le Nord de la Thaïlande. Le dernier Hurricane, repeint aux couleurs japonaises, accompagna les type 1 survivants. Le régiment avait perdu 13 pilotes tués depuis le début des hostilités.

Thaïlande et Birmanie

L’envoi du 64esentai en Thaïlande avait été rendu nécessaire à cause des difficultés rencontrées par les deux régiments de chasse de la 5ièmeHikoshidan chargée d’appuyer la progression en Birmanie de la 15ième armée japonaise. Les 50e et 77esentai équipés de type 97 peinaient à faire face aux Hurricane et P-40 alliés, qui bénéficiaient d’un armement supérieure et surtout, d’une vitesse leur permettant de dicter les termes du combat à leurs adversaires plus lents. Le régimentne tarda pas à être engagé sur son nouveau théâtre d’opérations. Les 21 et 22 mars, il participa à deux attaques menées avec les bombardiers du 12esentai et les chasseurs des 50e et 77esentai contre l’aérodrome de Magwe. A l’issue de ces raids, qui coutèrent un Hayabusa au 64esentai, les Alliés évacuèrent le terrain après avoir perdu une vingtaine d’avions détruits au sol. Les Anglais se replièrent vers Akyab, et l’American Volunteer Group (AVG) vers Loiwing. Puis, le 23 mars, 26 ki-21 du 98esentai bombardèrent le terrain d’Akyab. Leur escorte de type 1 abattit un Hurricane du squadron 136. Les bases japonaises n’étaient pas non plus à l’abri de raids ennemis ; le lendemain, dix P-40 de l’AVG attaquèrent les terrains de Lamphun et de Chiang Mai, et perdirent deux des leurs du fait de la DCA nippone. Les six appareils qui s’en prirent à l’aéroport de Chiang Mai parvinrent à y détruire trois ki-43-I, et à en endommager plusieurs autres. Ce revers n’empêcha pas l’unité de faire décoller onze appareils dans l’après-midi pour escorter 53 bombardiers en route vers Akyab, où ils affrontèrent une nouvelle fois les Hurricane du squadron136. Trois de ces derniers furent abattus, au prix d’un chasseur japonais. Le régiment y retourna le 28 mars avec 18 Hayabusa, et, prenant les Britanniques par surprise, détruisit sept Hurricane et un avion de transport, un autre chasseur ennemi étant abattu peu après avoir décollé. La Royal Air Force abandonna l’aéroport, trop vulnérable, à la suite de ce revers.




Tateo Kato, photographié en 1942 (via wikimedia)



Le 8 avril 1942, huit ki-43-I furent envoyés contre l’aérodrome de Loiwing, non loin de la frontière birmo-chinoise. Abandonnant toute prudence, l’ensemble de la formation japonaise s’aligna pour mitrailler le terrain, sans conserver une partie de ses appareils en altitude pour assurer sa couverture. Les Alliés, alertés de l’imminence d’un raid grâce à un radar, avaient fait décoller quatre Hurricane de la RAF et neuf P-40 de l’AVG, qui orbitaient en dessus leur base à haute altitude, et se trouvèrent ainsi en position idéale pour attaquer les avions ennemis. Ils abattirent quatre Hayabusa sans subir de pertes, à l’exception d’un seul P-40 mitraillé au sol. Les pilotes alliés revendiquèrent douze victoires au cours du combat. Deux jours plus tard, le 64esentai s’en prit à Loiwing à deux reprises, perdant encore deux appareils et abattant un seul Hurricane. Durant ses opérations contre ce terrain, le régiment perdit donc six appareils et n’obtint qu’une seule victoire, au dépend d’un Hurricane du squadron 17. Cette défaite était annonciatrice des déconvenues que l’ensemble des pilotes japonais rencontra plus tard dans la guerre. D’une part, les Américains bénéficièrent d’un système d’alerte avancée fonctionnel leur permettant de ne pas être surpris et de positionner leurs chasseurs dans une position favorable sur le plan tactique, et d’autre part, l’American Volunteer Group fut le premier à mettre en place des tactiques neutralisant les avantages des appareils japonais. Les pilotes américains accumulaient le plus de vitesse possible, tiraient sur l’ennemi, et redressaient aussitôt avant d’entamer une nouvelle passe, et évitaient à tout prix de suivre un chasseur japonais dans des évolutions serrées à basse vitesse, domaine où ils étaient rois. En situation d’infériorité, et si ils étaient à une altitude suffisante, les aviateurs de l’AVG mettaient à profit la robustesse de leurs P-40 pour piquer, sachant que leurs adversaires, moins lourds et plus fragiles, ne parviendraient pas à les suivre.

Le régiment quitta bientôt Chiang Mai pour Toungoo, et le 28 avril, 20 type 1 chargés d’escorter 24 bombardiers du 12esentai en route vers Loiwing rencontrèrent dix-huit P-40 de l’AVG. Sept Hayabusa se détachèrent de la formation et affrontèrent les chasseurs ennemis, le reste du régiment continuant à protéger les bimoteurs. Les Japonais perdirent deux chasseurs, bien que les pilotes américains revendiquèrent une quinzaine de victoires. L’avancée des troupes japonaises contraignit les Alliés à abandonner Lashio et Loiwing le 30 avril 1942, l’AVG se repliant en Chine. Le 4 mai, un P-40 isolé tenta d’intercepter des bombardiers du 98 sentai au-dessus de Baoshan, mais fut abattu par un trio de chasseurs du 64esentai, alors que d’autres appareils du régiment détruisaient deux autres P-40 au sol en mitraillant le terrain ennemi. Un type 1 dû atterrir en catastrophe le lendemain après avoir été touché par des appareils ennemis lors d’une autre mission contre Baoshan. Puis, les 8 et 9 mai, le régiment escorta des bombardiers visant Chittagong, avant d’être transféré vers le terrain d’Akyab, récemment capturé, quelques jours plus tard.







P-40 des Tigres Volants (via wikimedia)

Les chasseurs basés à Akyab abattirent un Hudson du squadron62 le 17 mai, suivi par un deuxième de la même unité le 21 mai. Le même jour, un ki-43-I fut perdu à la suite d’une explosion sans raisons apparentes au retour d’un raid sur Chittagong. Le lendemain, un Blenheim IV du squadron 60 surgit au-dessus d’Akyab, et plusieurs appareils japonais décollèrent et se lancèrent à sa poursuite. Le bombardier britannique tenta de s’échapper en volant au raz des flots, contraignant les pilotes ennemis à entrer dans le champ de tir de son mitrailleur arrière lors de leurs attaques. Deux chasseurs furent ainsi rapidement endommagés sans avoir pu infliger de dégâts à l’avion britannique. Le lieutenant-colonel Kato piqua à son tour sur cette cible, mais le ventre de son Hayabusa fut touché de plein fouet par une rafale du Blenheim IV alors qu’il effectuait sa ressource. L’appareil s’enflamma et plongea vers la mer. Tateo Kato fut promu major-général à titre posthume et son nom continua à être exploité par la propagande, notamment avec le film Kato hayabusa sento-tai, produit par la Toho avec le soutien de l’armée impériale, et sorti en 1944. Avec l’arrivée de la mousson, le 64e sentai fut mis au repos et se replia vers Mingaladon au début du mois de juin, mettant ainsi fin à une période de combats quasi ininterrompues depuis le 8 décembre 1941.


Affiche du film de la Toho de 1944 (via wikimedia)
Durant ces six mois, le 64e sentai avait incontestablement été un adversaire redoutable pour ses adversaires, même si son affrontement avec les Flying Tigers avait eu pour effet de réduire la ratio de 2 victoires pour 1 perte en combat aérien dont il avait bénéficié en Malaisie. En effet, depuis son arrivée à Chiang Mai, le régiment perdit huit appareils dans ce type d’affrontements, dont sept furent victimes de l’AVG, mais abattit en retour un P-40, six Hurricane et deux Hudson; soit un victoire pour une perte en moyenne. Se limiter à l’analyse des combats aériens peut cependant s’avérer trompeur. L’autonomie de ses type 1 impliqua que l’activité majeur du sentai consista à escorter les raids de bombardiers visant les terrains ennemis, et à parachever leur action en mitraillant ceux-ci à basse altitude. La doctrine du service aérien de l’armée impériale, très offensive, postulait en effet que la suprématie aérienne s’obtiendrait par des attaques concentrées visant les aérodromes de l’adversaire; les combats aériens étaient donc un moyen et non pas une fin en soi. Le fait que durant six mois de campagne, seul quatre chasseurs du régiment furent détruits sur leur terrain suite à une action de l’ennemi, alors que sur les six P-40 de l’AVG détruits par le sentai en Birmanie, cinq le furent au sol, illustre cette réalité. Au total, les chasseurs du 64e sentai détruisirent ou endommagèrent plusieurs dizaines d’avions britanniques, néerlandais et américains sur leurs terrains. A l’évidence, une part conséquente de ce succès revient au fait que ses pilotes, aussi entraînés fussent-ils, bénéficièrent du fait d’appartenir au camp qui s’était emparé de l’initiative.

Bibliographie


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Dimitar Nedialkov, In the Sky of Nomonhan, Crécy Publishing Limited, 2011

Hiroshi Ichimura, Ki-43 « Oscar » Aces of World War 2, Osprey Publishing Limited 2009

Christopher Shores et Brian Cull avec Yasuho Izawa, Bloody Shambles vol.1, Grub Street, 1992

Ikuhiko Hata, Yasuho Izawa et Christopher Shores, Japanese army air force fighter units and their aces, 1931-1945, Grub Street, 2002

William Green et Gordon Swanborough, Japanese Army Fighters, Part 2, Pilot Press Limited, 1977

Yasuho Izawa, le 64e sentai en Chine, in revue aerojournal numéro 21, avril-mai 2011

Christian-Jacques Ehrengardt, Les Tigres Volants, in revue aerojournal numéro 13, décembre 2009 - janvier 2010

Vladimir Kotelnikov, Etoile rouge contre Soleil levant, revue Batailles aériennes numéro 50, octobre, novembre et décembre 2009

Michel Ledet, la ruée japonaise, la conquête de la Malaisie & la chute de Singapour, revue Batailles aériennes numéro 40, avril, mai et juin 2007

Michel Ledet, la ruée japonaise, la conquête des Indes Néerlandaises 1epartie, revue Batailles aériennes numéro 42, octobre, novembre et décembre 2007

Michel Ledet, la ruée japonaise, la conquête des Indes Néerlandaises 2epartie, revue Batailles aériennes numéro 43, Janvier, février et mars 2008


Réduction de voilure

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Lors de sa création le 1ermars 2013, nous avions annoncé viser une cadence de publication de trois articles par mois sur l’autre côté de la colline. Cet objectif a généralement été maintenu depuis, notamment grâce aux précieuses contributions de Jérôme Percheron, Albert Grandolini et Nicolas Aubin.
Cependant, nous, les trois rédacteurs, sommes depuis quelques mois confrontés à des changements d’ordre professionnel ou privé ayant pour effet de réduire le temps dont nous disposons pour la rédaction d’articles. Cet état de fait ne nous laisse hélas d’autre choix que de ralentir l’activité du blog à raison d’un seul article par mois.
La rédaction

Les derniers feux d’un soleil se couchant sur l’Empire – 2ème partie

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La campagne terrestre des Malouines

Fin mai 1982. La tête de pont de la baie de San Carlos maintenant sécurisée et la première position argentine de Goose Green prise, les troupes britanniques font mouvement vers la capitale Port Stanley. Pour la plupart à pieds et lourdement chargés, Les Royal Marines et les parachutistes s’enfoncent dans un paysage de tourbe baigné par l’hiver austral. Les Argentins ont eu tout le temps de préparer des positions défensives bien équipées, et de nombreux officiers brûlent de faire leurs preuves afin se faire remarquer par la junte au pouvoir…

(Cet article fait suite à celui concernant le débarquement britannique aux Malouines)

Par Jérôme Percheron

Direction Port Stanley ! (source : http://www.militariarg.com/task-force.html)



Le dispositif Argentin et l’approche de la 3rd Commando Brigade


Situation au 30 Mai 1982 (source : l’auteur)
Comme le montre la carte, les moyens Argentins sont resserrés autour de Port Stanley sur plusieurs lignes de défense, s’appuyant sur les petits monts et les collines étagées à l’Ouest de la capitale :

-          Une première ligne d’avant-postes, s’appuyant sur le mont Kent (point culminant de l’île à 333 m) et le mont Challenger, est en cours d’évacuation. En effet, ponctionnées au profit des renforts engloutis à Goose Green, ces positions sont trop faibles et les restes du 2ème Régiment d’Infanteriequi les occupaientviennent renforcer les lignes principales.

-          Deux lignes de défenses principales appuyées sur les monts Two Sisters et Harriet pour la première, ainsi que les monts Longdon, et William pour le seconde. Elles sont garnies principalement par les 4ème et 7ème Régiments d’Infanterie, épaulés par une partie du 5ème bataillon d’infanterie de Marine, ainsi que  de quelques unités de forces spéciales.

-          Enfin une dernière ligne de hauteurs, appuyés sur le mont Tumbledown et les collines de Wireless Ridge et Sapper Hill, est solidement tenue par la majeure partie du 5ème bataillon d’infanterie de Marine et garde l’accès direct à Port Stanley.

Les positions s’appuient sur un réseau de fortins et de bunkers à flanc de montagne, construits en tourbe et en pierres, garnies de mitrailleuses de 12.7mm, mortiers de 81 et 120mm et canons sans recul de 106. Les approches sont copieusement minées[1]. Des lanceurs de missiles anti-aériens portables soviétiques SA-7ont été récemment acquis... Pour parer aux attaques de nuit, réputées être la spécialité des soldats anglais, quelques radars de surveillance du champ de bataille RASIT[2]ont été installés et des systèmes individuels de vision nocturne ont été distribués.

Aux abords mêmes de Port Stanley, est regroupé l’essentiel de l’artillerie des régiments déployés sur les monts : 32 canons de 105mm et 4 de 155mm, ces derniers étant destinés à compenser le déficit de  portée des 105mm argentins par rapport à leurs homologues britanniques. 3 régiments stationnent en réserve autour de la capitale : les 3èmeet 6ème Régiments d’Infanterie mécanisée ainsi qu’une unité d’élite : le 25ème Régiment indépendant d’Infanterie mécanisée, qui garde l’aéroport. 12 blindés légers à roues AML Panhard, de fabrication française, armés d’un puissant canon de 90mm, sont destinés à se porter rapidement sur tout « point chaud »…

Un effectif d’environ 9000 hommes, dont 5000 combattants[3] en première ligne, commandés par le général Jofre (subordonné au général Menendez) s’apprête ainsi à recevoir le choc d’environ 3700 hommes de la 3rd Commando Brigade, qui s’approche en tenaille, afin de contourner les lignes adverses par le sud et le nord, tandis qu’un bataillon de Royal Marines est resté garder la baie de San Carlos, face à un éventuel retour offensif des troupes argentines restées sur l’île de Malouine Ouest (environ 1700 hommes[4]). La pince sud de la tenaille est constituée du 2ndbataillon du Parachute Regiment, qui vient de remporter la victoire de Goose Green. La pince nord, forte de 2 bataillons de Royal Marines et du 3e Parachute bataillon, accompagnés des 8 chars légers Scorpion et Scimitar[5], a déjà dépassé le hameau de Teal Ilnet, depuis lequel sont visibles les contreforts du Mont Kent.

Blindé léger Scimitar(au premier plan) survolé par un hélicoptère Sea Kingprès de San Carlos (source : http://www.thinkdefence.co.uk/2014/06/story-fres-eighties/)
La marche d’approche britannique s’opère dans des conditions très difficiles, dans le vent, la pluie et le froid. Le terrain de tourbe est instable, occasionnant de fréquentes foulures. La nuit, les soldats dorment à la belle étoile dans des sacs de couchage mouillés, en essayant tant bien que mal de se mettre à l’abri du vent. Les chaussures réglementaires s’avèrent totalement inadaptées, gardant l’humidité à l’intérieur depuis le débarquement, et provoquant ainsi de nombreux « pieds de tranchée[6] ».

La faiblesse des défenses du mont Kent, dégarni au profit de Goose Green, n’a pas échappé aux SAS. Le géneral Thomson planifie sa prise en priorité, afin d’y installer une batterie d’artillerie menaçant Port Stanley. Après avoir nettoyé les environs de la présence de forces spéciales argentines[7], les premiers éléments du 42e Commando sont héliportés par 3 Sea King sur le mont dans la nuit du 30 au 31 mai, le Chinooksurvivant de l’Atlantic Conveyor (voir première partie) transportant sous élingues un canon de 105mm à chaque rotation. A l’aube du 31 mai, le sommet, évacué par les Argentins, est occupé par 200 Royal Marines et 3 canons de 105 dont les tirs parviennent à atteindre les abords de la capitale à 18 km de là. La position, faiblement défendue et dépendante des hélicoptères pour son approvisionnement reste à la merci d’une contre-offensive argentine, qui ne viendra pas.

Les différentes hauteurs sur lesquelles s’appuient les lignes de défense argentines, vues depuis la baie de Port Stanley (source : http://www.raf.mod.uk/history/Actions,lossesandmovementsonlandandsea.cfm)

Mission Invincible


Les Argentins disposent d’un dernier missile Exocet dans sa version Air-Mer (AM39). Obsédés par la destruction des porte-avions ennemis, ils décident une nouvelle fois d’essayer de couler l’un d’entre eux. Un raid de 2 Super-Etendards est planifié le 30 Mai. L’un est équipé du missile, l’autre apportant son soutien radar pour la détection de la cible. La F.A.A[8], qui ne veut pas laisser l’Armada (dont dépendent les Super-Etendards) se couvrir seule de gloire, exige que 4 SkyHawks suivent le missile pour parachever le travail à l’aide de bombes classiques... La propagande argentine ayant laissé s’installer l’idée que l’autre porte-aéronefs, l’Hermes, avait été touché le 25 Mai, l’Invincible est de ce fait l’objectif du nouveau raid[9]. Les Super-Etendards parviennent à contourner l’écran de navires anti-aériens qui protège la flotte. L’activité des radars des 2 avions, qui font immédiatement demi-tour après avoir lancé le missile, est toutefois détectée et la flotte se met en ordre de défense, lançant des leurres. Ce sont les 4 SkyHawksqui suivent qui vont en faire les frais : Deux d’entre eux vont être pulvérisés par les missiles Sea Dartdu destroyer HMS Exeter. Les deux autres, encadrés par les tirs de la frégate HMS Avenger, larguent en catastrophe leur bombes sur ce qui leur semble être l’Invincible, noyé au milieu d’une importante fumée, et réussissent à se sauver.

Il s’agit là d’un des épisodes les plus controversés du conflit, encore de nos jours. Le témoignage des deux pilotes argentins survivants indiquent qu’ils on suivi la trainée de l’Exocet les amenant sur l’Invincible, qui, émettant beaucoup de fumée, semblait être touché. Ils prétendent avoir largué leurs bombes et touché une nouvelle fois le porte-avions. Aucun autre témoignage ne vient corroborer ces affirmations, mais plusieurs indices semblent les conforter : dans les jours qui suivent, l’activité aérienne britannique va diminuer

sensiblement. De plus L’Invincible ne vas rentrer en Grande-Bretagne que 3 mois après la fin de la guerre, avec des réparations visibles au niveau de l’îlot (peinture neuve)[10]. De leur côté, les Anglais indiquent que le porte-avions n’a jamais été attaqué, car situé à 30 miles du lieu du combat, et que ce sont les destroyers Exeter et la frégate Avengerseuls qui ont affronté les SkyHawksargentins, et s’en sont sortis indemnes. On ne sait pas ce qu’est devenu l’Exocet, peut-être abattu par les tirs de l’Avenger, comme le prétend son capitaine. Toutefois, si l’Invincible avait bien été touché, sachant qu’il possède un équipage de plus de 1000 marins, il paraît hautement improbable qu’aucun d’entre eux n’ai été tenté de parler depuis, ne serait-ce que pour vendre des livres…

L’arrivée de la 5thBrigade et le coup de force du 2ePara


Le 1er juin, la 5th Brigade, partie du Royaume-Uni le 12 mai, débarque à San Carlos. Elle est précédée du général Jeremy Moore, qui prend le commandement de toutes les troupes terrestres sur place et va donc chapeauter les deux brigades. La nouvelle unité est constituée de bataillons de la Garde (1stWelsh Guards, 2nd Scot Guards et les Gurkha Rifles), unités d’élite de l’armée de terre, plus habitués ces dernières années aux parades qu’au rude entraînement des troupes d’intervention extérieure comme les Royal Marines et les parachutistes. Elle est envoyée immédiatement renforcer la pince Sud, et doit rejoindre au plus vite le 2nd Parachute Bataillon progressant en direction de Fitzroy. Les gardes Gallois sont les premiers à partir, empruntant la route de Goose Green utilisée quelques jours plus tôt par leurs collègues parachutistes. Mais leur résistance physique n’est pas la même et, à mi-chemin, épuisés après 12 heures de marche avec leur lourd paquetage, renoncent à poursuivre plus avant. L’axe sud de l’offensive est donc retardé de manière préoccupante…

Les Gurkhas de la 5thBrigadedéparquent à San Carlos (source :http://edition.cnn.com/2013/06/14/world/asia/nepal-gurkha-falklands-war/)
Le même jour, un porte-conteneur, l’Atlantic Causeway, apporte enfin les éléments d’un aérodrome de campagne pour remplacer ceux reposant au fond de la mer suite au désastre de l’Atlantic Conveyor le 25 mai (voir 1ère partie). En une semaine, un terrain est aménagé à San Carlos, permettant aux Harrier de s’y poser régulièrement pour refaire le plein de carburant, augmentant leur temps de patrouille par trois[11].

Pendant ce temps, le 2nd Para arrive à Swan Inlet House vide d’Argentins et, utilisant simplement une ligne téléphonique civile laissée en état, apprend par les habitants de Fitzroy que les Argentins on également évacué cette localité. Le général Wilson, commandant la 5th Brigade auquel le bataillon de parachutistes a été rattaché, saisit immédiatement l’occasion : il réquisitionne l’hélicoptère Chinook venu apporter des munitions pour transporter en quelques rotations 2 compagnies de parachutistes et le poste de commandement du bataillon à Fitzroy, lui permettant d’éviter ainsi 5 jours de marche. Le général Moore n’apprécie pas du tout cette initiative prise sans qu’il en ait été averti, car elle expose des troupes très en avant, sans soutien d’artillerie, ni défense anti-aérienne, ni lien direct avec le reste de la brigade autrement que par air. De plus, le retard du gros de la 5th Brigade sur le 2nd Para, qui était déjà préoccupant, devient maintenant impossible à combler par voie terrestre dans des délais raisonnables…

Les Welsh Guardsdans la tourmente


Le seul moyen pour permettre à la 5th Brigade de rejoindre rapidement Fitzroy est de la transporter par mer à l’aide des porte-hélicoptères de débarquement (LSD[12]) HMS Fearless et Intrepid. Mais des SAS infiltrés ont repéré l’installation près de Port Stanley d’une batterie terrestre improvisée permettant de tirer des missiles MM38 Exocet (version mer-mer), pris sur un navire de la flotte argentine. Il faudra donc maintenir les deux précieux bâtiments hors de portée de ce danger mortel, et faire le reste du trajet en barge, de nuit. Le transfert des gardes écossais et gallois débute dans la nuit du 5 Juin, des vents de 70 nœuds secouant violemment les barges qui mettent 5 heures à rejoindre la côte. La nuit suivante, l’opération se poursuit, et au matin du 7 Juin il ne reste plus que la moitié des gardes gallois à acheminer. C’est à ce moment que l’état major de Londres, appuyé par le contre-amiral Woodward, ordonne que les précieux LSD ne soient plus risqués à l’Est de San Carlos. Il conseille d’utiliser à la place les navires logistiques Sir Galahad et Sir Tristam, de la Royal Fleet Auxiliary, donc à équipage civil, pourtant plus lents et beaucoup moins bien défendus que les LSD.

L’opération a lieu le 8 Juin. Le Sir Tristam débarque le matériel lourd et les approvisionnements tandis que le Sir Galahad arrive dans la nuit pour débarquer les 470 gardes gallois restants. Mais les opérations prennent du temps et un jour ensoleillé se lève alors que les navires sont encore à l’ancre, avec les soldats à l’intérieur. Ils préfèrent attendre de débarquer directement à Bluff Cove, maintenant investi par les Anglais, afin d’éviter un trajet 25 km à pieds, alors que la prudence serait plutôt d’évacuer les navires au plus vite devant le risque d’une attaque aérienne … Comble de malchance, ce jour là, la couverture aérienne est réduite au minimum : l’aérodrome de campagne a été endommagé par un Harrier au décollage, le rendant indisponible pour la journée, et le porte-avions Hermes s’est éloigné pour effectuer la maintenance de ses chaudières[13].

Les deux navires à l’ancre ont été repérés par les Argentins situés sur le Mont Harriet. Un raid aérien est lancé : des Mirage III attirent les Harrier, permettant aux Dagger et SkyHawks de bombarder les navires. 3 bombes touchent de plein fouet le Sir Galahad. Leur explosion met feu au réservoir de gas-oil et à la cale. Le Sir Tristam est touché à son tour, déclenchant un incendie, qui par chance, n’atteint pas d’organe vital et pourra être maîtrisé. Le navire devra tout de même être remorqué jusqu’en Grande-Bretagne pour être réparé, ses superstructures ayant fondu. Les avions argentins, endommagés par les tirs d’armes légères, rentrent tous à leur base. Une deuxième vague de SkyHawks vient parachever le travail, mais cette fois les Rapier et les Sea Harrier les attendent, et un seul avion argentin va rentrer, non sans avoir coulé la barge qui transportait les équipements de transmission de l’état-major de la brigade…

Evacuation du Sir Galahad, en feu à l’arrière plan (source : http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/205064262)

A bord du Sir Galahad en feu, l’horreur est à son comble : les gardes gallois, entassés dans les cabines, ont toutes les peines à rejoindre le pont dans la fournaise et la fumée acre, au milieu des explosions en chaînes qui continuent à secouer le navire… Beaucoup n’y parviendront pas. Une fois l’évacuation terminée, on dénombre 48 morts (dont 7 civils de l’équipage) et plus de 150 blessés, pour la plupart gravement brûlés. Au final, 2 compagnies de gardes gallois sont hors de combat. Les Argentins sont persuadés que l’ensemble du bataillon gallois est anéanti, et pensent donc que l’offensive britannique venant du sud sera reportée, sinon annulée. L’état-major à Londres décide alors de ne pas communiquer pour le moment sur la réalité de pertes, afin de les entretenir dans cette idée. En effet, ce revers, bien que cuisant, n’est pas de nature à retarder l’offensive plus de 2 jours, le temps que 2 compagnies du 40eCommando montant la garde à San Carlos soient héliportées pour venir remplacer les effectifs perdus. Parallèlement, le dernier bataillon de la 5th Brigade (Gurkhas), commence à être acheminé en hélicoptère par petits paquets, et est gardé en réserve pour l’attaque finale.

Pendant ce temps, sur le terrain diplomatique, les états d’Amérique du Sud supportent de moins en moins l’intervention d’une puissance européenne dans leur région : le 29 mai, l’Organisation des Etats Américains, à l’exception du Chili, de la Colombie et de Trinidad et Tobago, condamne l’intervention britannique et somme les Etats-Unis de stopper leur soutien. Le 10 juin, le Pérou cède officiellement 10 Mirage IIIà l’Argentine. Pour le cabinet de guerre à Londres, le message est clair : il va falloir terminer cette campagne au plus vite.

A l’assaut de la ligne de défense principale


Le général Moore prévoit l’attaque simultanée des deux lignes de défense principales argentines par le Nord et le Sud : Les monts Two Sisters, Longdon (pince Nord) et Harriet (pince Sud) seront attaqués dans la nuit du 11 juin. Une fois les sommets occupés, les deux pinces se rejoindront pour forcer les dernières défenses et déboucher sur la capitale.

Au sommet du mont Longdon, à l’aube du 12 juin (vue d’artiste, source : http://4chanarchive.net//threads/k/Falklands-War/21535189)

Attaquer le Mont Longdon n’est pas une mince affaire : protégé au Sud par les positions du Mont Tumbledown et de vastes champs de mines, il ne peut être tourné par l’Est car le passage est sous le feu des Argentins installés sur Wireless Ridge. L’accès Nord étant abrupt et peu praticable, il ne reste comme solution qu’un assaut frontal par l’Ouest, là ou les défenses sont les plus denses. Pour tenter de réduire les pertes, le 3rdPara prévoit une progression silencieuse de nuit de deux compagnies d’assaut à travers des couloirs déminés, jusqu’à toucher les positions argentines. Puis celles-ci, avec le soutien de 6 canons de 105 et du canon de 114 de la frégate HMS Avenger, se rueront à l’intérieur... Les parachutistes parviennent effectivement près des défenses argentines sans avoir été détectés. Mais l’un d’entre eux saute sur une mine, et l’alerte est donnée. Les Anglais se préparent donc au corps à corps. Les soldats argentins entendent alors avec angoisse le cliquetis de centaines de baïonnettes mises au canon simultanément à quelques mètres d’eux, mais se reprennent vite : un feu nourri de mortiers et de mitrailleuses venant des fortins cloue au sol les Anglais surpris, bloqués en contrebas. Ils se réorganisent et font se déplacer les deux pelotons les moins exposés, qui, profitant de l’attention des Argentins portée sur leurs infortunés collègues, déterminent un nouvel axe d’attaque et atteignent rapidement la partie Nord-Est de la crête. Ils enlèvent un à un les retranchements ennemis à la baïonnette et à la grenade. Les parachutistes bloqués, victimes en plus de tireurs d’élite dotés de systèmes de vision nocturne, peuvent alors reprendre leur progression et, bénéficiant d’un tir d’artillerie très précis, repoussent leurs adversaires. Ces derniers ne veulent toujours pas lâcher le sommet et lancent même une contre-attaque d’infanterie, en vain. Le jour se lève après 10 heures de combat intense et les positions maintenant aux mains des Anglais sont prises sous le feu de l’artillerie ennemie, guidée par des observateurs postés sur le mont Tumbledown. C’est la bataille la plus coûteuse de la guerre pour les britanniques : 23 morts et 65 blessés de leur côté, 31 morts, 50 blessés et 420 prisonniers chez les Argentins[14], dont quasiment autant est parvenu à se replier.

Dans la même nuit, peu après le début de l’attaque du mont Longdon, l’assaut des monts Two Sisters et Harriet est lancé, respectivement par les 45thet 42nd Commando bataillonsdes Royal Marines, toujours selon la tactique de l’approche de nuit. Les missiles Milan sont utilisés intensivement pour faire taire les fortins[15], en se guidant sur les points de départ des balles traçantes adverses. Les positions du mont Harriet sont prises à revers après une audacieuse approche de contournement effectuée auprès des lignes ennemies. Avec un soutien précis de leur artillerie (y compris navale), les Britanniques enlèvent les dernières positions à la grenade au phosphore et à la baïonnette. A l’aube, ils essuient, comme sur le mont Longdon, le feu de l’artillerie argentine, mais restent maîtres de ces hauteurs. La conquête de ces dernières a coûté  6 morts et 28 blessés aux Anglais, qui font plus de 340 prisonniers.

Le chemin jusqu’au somment du Mont Longdon a été pavé de victimes (source :http://1982militariaforum.forumcommunity.net/?t=47987414)

Le destroyer HMS Glamoran, qui s’était approché pendant la nuit pour soutenir de ses feux l’attaque du mont Two Sisters, est atteint par un Exocet tiré depuis la batterie terrestre improvisée installée près de Port Stanley. Le missile touche le hangar à hélicoptère, et met feu au carburant, soufflant l’hélicoptère et les hommes se trouvant à proximité. L’incendie se propage jusqu’à la cuisine et au local des turbines à gaz mais est finalement maîtrisé avant l’aube. Cette attaque coûte la vie à 13 marins et en blesse 14 autres, mais le navire ne sera finalement indisponible que 36 heures.

Au cours de cette « nuit la plus longue » de la campagne terrestre, les soldats de la 3rd Commando Brigade on montré leur supériorité sur les Argentins : capables de faire preuve d’initiative sous le feu de l’ennemi afin de s’adapter aux aléas de la bataille, sachant gérer avec précision les appuis feux terrestres comme venant des navires, ils n’ont pas hésité à prendre les positions argentines au corps à corps quand il le fallait. Leurs adversaires, capables d’une résistance sérieuse sur des positons bien préparées, se sont avérés désemparés dès qu’ils devaient manœuvrer.

Les hauteurs de la dernière chance


Une dernière ligne de crêtes contrôle l’accès à Port Stanley : les monts Tumbledown, William et la colline de Wireless Ridge, dont les défenseurs ont reçu en renfort les restes des unités battues la nuit précédente. La 5thBrigade, qui fait maintenant pencher les effectifs en faveur des Britanniques, va enfin participer directement aux combats : les Scot Guardsdoivent prendre le mont Tumbledown par le Sud, occupé par la solide infanterie de marine argentine, et ouvrir la voie aux Gurkhasqui devront exploiter en se saisissant du mont William dans la foulée. Le 2nd Para, celui de la bataille de Goose Green, doit quant à lui conquérir Wireless Ridge par le Nord. La route de la capitale sera ainsi ouverte. L’attaque est prévue pour la nuit du 13 juin. Le général Jofre, n’ignorant pas que la prochaine attaque se déroulera aussi de nuit, compte tenir jusqu’à l’aube pour faire jouer à ce moment sa nombreuse artillerie, plus facile à coordonner de jour, et obliger ainsi les Britanniques à se retirer.

Assaut sur Wireless Ridge. Au premier plan, lanceurs de missiles Milan(vue d’artiste, source : http://www.naval-history.net/FxDBMissiles.htm)
Tous les moyens sont engagés côté britannique pour littéralement écraser ces derniers points de résistance avec un minimum de pertes. Les 24 obusiers de 105 disponibles et l’artillerie de la flotte tirent  sans discontinuer en avant de l’infanterie. Les quelques blindés légers Scorpion et Scimitar appuient les fantassins au plus près, avec leurs canons de respectivement 76 et 30mm ainsi que leur systèmes de vision nocturne, se comportant finalement très bien sur le sol instable des Malouines, bien qu’ils soient pour la plupart immobilisés par des champs de mines. Les missiles Milan, les lance-roquettes et les canons légers sans recul Karl Gustav vont être intensivement employés. Malgré cela les Argentins vont s’accrocher à leurs positions et même tenter des contre-attaques d’infanterie vite enrayées avec de lourdes pertes. Les sommets ne seront finalement complètement conquis qu’à l’aube au corps à corps et à la grenade, au bout de 11 heures de combat, au prix de 10 morts et d’une cinquantaine de blessés côté anglais, et de plus de 50 morts et 200 blessés argentins. L’exploitation vers le mont William n’est plus possible de jour. Mais ce ne sera pas nécessaire, car, en ce matin du 14 juin, des files de soldats argentins démoralisés abandonnent leurs positions et descendent vers Port Stanley…

Reddition - bilan


3 régiments argentins au complet, stationnés aux abords de Port Stanley, n’ont pas encore été engagés, mais ne peuvent manœuvrer dans le flot des soldats refluant vers la capitale. Une partie des officiers argentins ne s’oppose pas à cette déroute, voyant qu’il ne sert plus à rien de sacrifier de nouvelles vies. L’aéroport est maintenant constamment sous le feu de l’artillerie anglaise, et donc plus aucune liaison avec le continent n’est possible.

oldats argentins sous le feu de l’artillerie britannique près de l’aéroport (source : http://www.mirror.co.uk/news/world-news/falkland-war-30-years-on-886626)
Les parachutistes britanniques abordent les premières maisons de Port Stanley, et reçoivent l’ordre de s’arrêter. En effet, se rendant compte de l’état avancé de décomposition du dispositif argentin, le général Moore espère une reddition, plutôt que de s’engager dans de coûteux combats de rue, qui ne manqueraient pas d’occasionner de nouvelles victimes civiles (3 civils ont déjà été tués par un obus britannique). Des pourparlers sont engagés. Le général Menendez a toutes les peines du monde à obtenir l’accord du général Galtieri, le chef de la junte argentine, sur l’acceptation de la reddition, ce dernier ne semblant pas se rendre compte que la situation est sans issue. Pour ne rien arranger, Londres tient absolument à ce que figurent les termes « reddition inconditionnelle » sur l’acte final, humiliation dont se seraient bien passés les Argentins. Le document est finalement signé, loin des appareils photos, à 21h15, Menendez biffant le mot « inconditionnel »[16], avec l’accord tacite du général Moore.
Des dispositions sont rapidement prises pour rapatrier les prisonniers argentins, dont les Anglais ne savent que faire : leur logistique déjà tendue à l’extrême et le peu de ressources des îles ne permettent pas de les prendre en charge. Subissant l’opprobre de l’opinion publique dans leur pays, les Argentins rentreront discrètement, et resteront, méprisés, au ban de la société, alors que la plupart, simples conscrits, n’avait rien demandé. Le général Galteri démissionne dans les jours qui suivent, permettant l’avènement de la démocratie dans ce pays. Toutefois, le sort des vétérans ne sera pas pour autant amélioré. Pendant ce temps, le premier ministre Margaret Thatcher savoure sa victoire… et bientôt sa réélection.
Le bilan des pertes est très lourd pour 2 mois et demi de guerre. 225 morts (dont 3 civils) et 777 blessés chez les britanniques, 655 morts et plus de 1500 blessés côté argentin. A cela doit s’ajouter, on le sait maintenant, les vétérans ne pouvant plus supporter les troubles psychologiques dûs au stress post-traumatique résultant de combats d’une rare férocité, et qui vont se suicider dans les années suivantes : 264 en Angleterre (plus que les pertes au combat) et 454 en Argentine[17]. Quel gâchis de vies humaines pour quelques arpents de terre pelée… surtout que cela n’a rien réglé. Malgré une reprise progressive des relations diplomatiques dans les années 90, l’Argentine continue à revendiquer l’archipel, et les Britanniques y ont installé une base militaire, afin d’interdire toute nouvelle invasion surprise.

Le 2ndParaentre dans Port Stanley (source :http://www.nam.ac.uk/exhibitions/online-exhibitions/falklands-war-1982)

Analyse


Les enseignements concernant la partie aéronavale et amphibie ont déjà été mentionnés dans la première partie, aussi seront exposés ici les autres aspects de ce conflit très spécifique, où deux armées conventionnelles dotés d’équipements très similaires, voire identiques dans certains cas (fusils FAL par exemple), s’affrontent principalement sur une île (Malouine Est) quasi inhabitée et isolée des grand enjeux territoriaux internationaux. Les Britanniques n’avaient jusque-là projeté aucun corps expéditionnaire de cette ampleur depuis Suez en 1956 et les Argentins n’avaient tout simplement aucune référence en la matière, leur armée étant taillée pour les conflits frontaliers ou la contre-insurrection. La détermination des dirigeants des deux belligérants, qui sont restés sourds à toutes les tentatives diplomatiques de médiation ou de règlement à l’amiable, ne pouvait que conduire inéluctablement à la défaite sans appel de l’un d’eux.

En faisant abstraction des quelques armements les plus récents comme les missiles anti-char Milan, les systèmes de vision nocturne et l’utilisation poussée des hélicoptères en manœuvre et en assaut, les affrontements terrestres, qui semblent d’un autre âge, auraient très bien pu avoir lieu pendant la deuxième guerre mondiale, voire la première. L’infanterie est le fer de lance des offensives, et se retrouve massivement au contact, les moyens d’appui et de mobilité étant très limités. Les pertes sont lourdes et, surtout, assumées, ce qui paraît impensable de nos jours. En effet, les difficultés logistiques et l’éloignement du théâtre d’opérations, les conditions climatiques difficiles et le terrain instable restreignent pour les deux camps les moyens déployés, laissant davantage de place au facteur humain par rapport à un  un conflit conventionnel classique. C’est là que les Britanniques font la différence. Ici, point de grandes chevauchées mécanisées, ni de massive bataille aéroterrestre pour laquelle ils se sont préparés au sein de l’OTAN face au Soviétiques, mais des engagements au corps à corps, menés par des guerriers professionnels bien entraînés et parfaitement encadrés par des officiers capables de s’adapter au déroulement de la bataille, et même de repenser complètement leur tactique sous le feu de l’ennemi (cas de mont Longdon). Les Argentins ont fait preuve d’une grande ténacité en défense, mais les conscrits, qui constituaient la majeure partie des effectifs n’étaient pas préparés à affronter des combats d’une telle intensité, et, de même que leur encadrement, n’avaient pas la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux aléas de la bataille. Une fois sortis de leurs positions préparées, ils se sont montrés incapables de mener des contre-attaques efficaces. Leurs officiers ont préféré les envoyer à une mort certaine, coincés entre la peur de décevoir la dictature et une obéissance aveugle en leur commandement supérieur, sauf, pour une partie d’entre eux, à l’issue de la chute de la dernière ligne de crêtes, voyant qu’il n’y avait plus aucune issue.

Les 12 blindés légers Panhard n’ont même pas été utilisés, le terrain spongieux n’étant pas du tout adapté à l’utilisation de blindés à roues, au contraire des blindés anglais, dont la répartition du poids est bien plus uniforme grâce aux chenilles. D’un autre côté, ils n’auraient sans doute pas pu tenir longtemps face aux missiles anti-char Milan... Les Britanniques ont montré que leur réputation sur le combat de nuit, héritée de la seconde guerre mondiale, n’était pas surfaite. Ils sont même parvenus à coordonner les feux de leur artillerie terrestre, très mobile grâce aux hélicoptères, et navale sur des objectifs situés quasiment au contact de leur infanterie, et ce en pleine nuit. Ceci s’est avéré totalement hors de portée des Argentins : ils attendaient l’aube pour faire donner leurs canons. Finalement, pour ces derniers, une doctrine et une organisation inadaptées, au service d’un commandement supérieur aveugle aux réalités du terrain, ont entraîné un gaspillage inutile de vies humaines.

Blindés à roues Panhard AML-90abandonnés par les Argentins à Port Stanley (source :http://www.nam.ac.uk/exhibitions/online-exhibitions/falklands-war-1982)
Ce conflit a prouvé qu’une puissance moyenne, ayant des intérêts éparpillés dans le monde, peut être amenée à déployer une force d’intervention aéronavale et aéromobile conséquente (équivalente ici à 2 brigades renforcées) très loin de ses bases, et ce dans un délai très court. Cet enseignement n’est donc pas étranger à la constitution de forces de déploiement rapide dans les années suivantes, comme par exemple la Force d’Action Rapide (FAR) française 1983. D’une manière générale, durant ces années, tous les pays occidentaux vont regrouper des forces aéromobiles projetables et en cours de professionnalisation dans ce qu’on peut appeler des « fer de lance ». Ceci prouvera son utilité lors de la guerre du Golfe de 1991. Une constante toutefois demeure, réaffirmée lors de ce conflit et par la suite : l’infanterie, seule à même d’occuper le terrain et d’aller au contact, est bien toujours la « reine des batailles ».


Bibliographie


Martin Middlebrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989
Julian Thompson, 3rd Commando Brigade in the Falklands, No Picnic, Pen & Sword Military, Barnsley, 2008

(contient une description et des cartes détaillées des batailles des monts Longdon, Two Sisters, Harriet, Tumbledown et Wireless Ridge)
Douglas N. Hime, The 1982 Falklands-Malvinas Case Study, The United States Naval war College, Newport, Rhode Island
Gordon Smith, Battle atlas of the Falklands war, Ian Allan, 1989, rev. 2006 by Naval-History.Net.

Colonel Richard D.Hooker Jr., the Wrath of Achilles, Essays on command in the battle, Combat studies institute press, US Army combined arms center, Fort Leavenworth, Kansas.
William Flower, Battle for the Falklands: Land Forces, Men-At-Arms Series133, London, Osprey, 1983, 2005
Nicholas VAN DER BIJL, Argentine forces in the Falklands, London, Osprey, 1992
Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, thèse de doctorat en histoire, Université de Metz

(accessible en pdf à cette adresse : ftp://ftp.scd.univ-metz.fr/pub/Theses/1997/Masse.Henri.LMZ9710.pdf)



[1]On en retrouve régulièrement encore de nos jours
[2] Radar RASIT : développé en France par Thomson-CSF, il permet de détecter et différencier personnels, véhicules et hélicoptères avec une portée de 20km. Finalement, les Argentins ne s’en serviront pas de peur d’être détectés et ciblés par un tir de contre-batterie…
[3]Martin Middlebrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989, p.216
[4] Selon http://www.naval-history.net/F26-Falklands-%201982_Argentine_Defences.htm
[5] Scorpions et Scimitar : blindés légers chenillés de reconnaissance, partageant le même châssis et le même train roulant, principalement différenciés par leur armement : un canon de 76 mm pour le premier, un de 30 mm à tir rapide pour le second (90 coups / minute)
[6] Pied de tranchée : infection ulcéro-nécrotique des pieds, résultant de leur exposition prolongée à l’humidité, à l’insalubrité et au froid. Les cas les plus graves peuvent nécessiter une amputation.
[7] Pour plus de détails, voir à ce sujet l’engagement de Top Malo House dans  Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, p. 386 (lien vers le pdf dans la biblographie)
[8] Fuerza Aérea Argentina : Force Aérienne Argentine
[9] D'après Rodney A. Burden et al., Falklands, the air war, British association research group, London, 1986, p.36
[10]Middlebrook, The fight for the Malvinas, London, Viking, 1989, p.273-279
[11] 3. Ethel et Price, Air War South Atlantic, London, Sidgwick and Jackson, 1983, p. 185.
[12] Landing Ship Dock
[13] Southby Tailyour,Reasons in Writing, London, Leo Cooper, 1993, p. 300
[14] Douglas N. Hime, The 1982 Falklands-Malvinas Case Study, The United States Naval war College, Newport, Rhode Island, p. 45.
[15] Gordon Smith, Battles of the Falklands, Shepperton,Ian Allan, 1989, p.103
[16]Henri Masse, Une guerre pour les Malouines, Thèse de doctorat en histoire, Université de Metz, p. 427
[17] Chiffres de 2002 : Raphaël Schneider, La guerre des Malouines, in : Champs de Bataille n°33, Avril-Mai 2010, p. 39

Le Grand tourment sous le ciel - Deuxième période : L'Expédition du Nord (1) ou la réunification ratée de la Chine (1925-1930)

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Par Albert Grandolini


Remarques préliminaires



Tous travaux concernant la Chine se heurtent à la transcription des idéogrammes chinois en alphabet latin. Compte tenu que l’auteur s’est appuyé principalement sur des sources anglophones, certaines datant d’une période antérieure aux année 1980, date à laquelle le système de transcription Pinyin a commencé à s’imposer, il a pris le parti d’utiliser l’ancien système Wade Giles, alors la norme internationale en usage. Le système de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), longtemps utilisé en France, fonctionne sur le même principe de retranscription phonétique. Au delà de l’exercice périlleux de tous retranscrire en Pinyin, il est à noter que de nombreux noms de localités ou de repères géographiques ont changé de dénomination depuis 1949 en Chine. En se référant aux sources de l’époque, il limite au minimum les erreurs de traductions des noms alors en usage. Au delà des problèmes linguistiques, il est à remarquer que se cache aussi un problème politique car aujourd’hui encore Taiwan, la « province rebelle », refuse d’utiliser le Pinyin, préférant toujours le Wade Giles.


Les lecteurs désireux de se faire préciser la prononciation d’un mot pourront néanmoins se référer à l’annexe du tableau des conversions de l’UNESCO.



L’alliance Kuomintang – Parti communiste



A l’issue de l’effondrement du pouvoir impérial en 1911, la Chine a sombré dans l’anarchie, divisée en cliques militaires qui s’affrontent. Un « gouvernement » formé par des alliances instables siège toujours à Pékin et reste reconnu par les puissances étrangères tant qu’il ne remet pas en cause les « traités inégaux », notamment le contrôle financier que ceux-ci exercent de facto et les zones d’extraterritorialités octroyées, en fait de véritables colonies que constituent les concessions internationales, sans oublier le droit à leurs canonnières de naviguer sur certains fleuves chinois. Ce qui subsiste du gouvernement révolutionnaire du Kuomintang (KMT) s’est retranché à Canton. Après de vaines alliances avec certains seigneurs de guerre, systématiquement trahis, le chef historique de la révolution chinoise Sun Yat-sen prend enfin conscience qu’il lui faut forger un véritable parti discipliné et un outil militaire efficace s’il veut un jour réunifier le pays en lançant ce qu’il appelle de ses vœux « l’expédition du Nord ». Pour cela, il envisage de créer une armée nouvelle où les cadres seront dévoués à la cause de la révolution par une instruction à la fois militaire et idéologique. Il doit aussi élargir sa base politique et cherche à rallier à sa cause tous les partis qui cherchent à renverser le pouvoir des cliques militaires ou Tuchüns (2). Sun Yat-sen s’adresse aussi à la seule autre force à prétention révolutionnaire présente en Chine, le tout nouveau parti communiste chinois (PCC). 
 

Cette alliance est moins due à des circonstances intérieures chinoises, le PCC, est alors un groupuscule insignifiant, qu’à des contingences extérieures. En effet, créé en juillet 1921 dans la clandestinité dans la Concession Française de Shanghai, le PCC ne regroupe alors que 57 militants. Ce sont en majorité des intellectuels, étudiants et universitaires, gravitant autour de son secrétaire général Chen Tu-hsiu, recteur de la faculté de lettre de l’université de Pékin, autour du groupe d’étude marxiste le « Pavillon Rouge ». A l’époque militants socialistes et surtout anarchistes dépassent de loin en nombre les communistes. De façon significative, les chinois communistes sont alors plus nombreux à l’étranger, principalement en France, qu’en Chine même, avec un peu plus de 500 membres. Ils se recrutent principalement au sein du mouvement des « étudiants ouvriers ». Celui-ci a été créé dès la fin du 19e siècle par des réformistes qui désiraient parrainer des jeunes gens pour qu’ils puissent bénéficier d’un enseignement occidental moderne et en même temps rompre avec l’aversion très confucéenne des lettrés traditionnels qui méprisaient le travail manuel. Non seulement, de façon pratique, le fait de travailler en usine permettait de subvenir aux besoins de certains étudiants dont les familles ne pouvaient en assurer pleinement la charge, mais cela permettrait aussi d’avoir une expérience concrète « du peuple » qu’aspiraient leurs idéaux réformateurs et, pour les plus extrémistes, révolutionnaires. Ces derniers prônaient ainsi une véritable « révolution culturelle », appelant à abattre la « boutique Confucius », et à rompre de façon radicale avec la culture chinoise traditionnelle au profit d’un universalisme occidental pour moderniser le pays dans le cadre d’un « grand bond  en avant ». Des thématiques qui vont en fait traverser l’histoire tumultueuse des révolutions chinoises au cours des décennies suivantes. La France, pays qui aux yeux de ces intellectuels chinois passe pour le « plus civilisé », pétri de culture et de traditions révolutionnaires, y attire particulièrement ces militants exaltés. C’est dans ce milieu très politisé que vont se recruter d’autres membres du PCC, dont certains seront amener à jouer un rôle important, tels que Teng Hsiao-ping, Chou En-lai ou encore le futur Maréchal Chu Teh.



Tout embryonnaire qu’il est, le PCC n’en adhère pas moins au Komintern et y envoie plusieurs délégués à son 3e Congrès de juillet 1921. Sous la férule du grand frère soviétique, le PCC se rend compte qu’au vu de son extrême faiblesse, et que les conditions révolutionnaires ne sont pas encore propices dans un pays considéré comme encore étant à la fois « féodal » et « semi colonial », il doits s’associer avec la « bourgeoisie révolutionnaire » afin de mener dans une première phase la « révolution démocratique ». L’objectif immédiat est d’abord de réunir toutes les forces progressistes pour s’affranchir des puissances étrangères « capitalistes » et chasser les seigneurs de guerres en réunifiant politiquement la Chine. Par conséquent, seul le KMT parait à même d’offrir cette perspective pour d’abord réaliser la « révolution bourgeoise ». Du succès de celle-ci pourrait se mettre en place le « processus objectif de différenciation de classes » nécessaire à un éventuel triomphe de la révolution prolétarienne. Moscou dépêche en Chine l’agent du Komintern Henk Sneevliet, alias Maring, un communiste Hollandais qui a beaucoup œuvré dans les Indes Orientales Néerlandaises, pour y imposer la nouvelle ligne et aider à organiser le PCC.  



Sun Yat-sen qui n’a de cesse de conforter sa base révolutionnaire autour de Canton en essayant de s’affranchir des alliances changeantes et pesantes avec des seigneurs de guerres locaux se trouve alors à la croisée des chemins. Il a tenté en vain de faire appel au sens patriotique des cliques militaires du nord, et s’est même résigné à solliciter l’aide des États-Unis, les appelants à prendre la tête d’une coalition d’états occidentaux unissant leurs forces avec celles du KMT pour vaincre les différentes factions militaires. Après une période transitoire de « tutelle internationale », la souveraineté serait restituée à la Chine. Mais même l’Amérique wilsonienne ne voulait de cette aventure. Quant aux puissances européennes, elles ne sont sûrement pas prêtes à renoncer à leurs zones d’influences. Seule la toute jeune Union Soviétique avait proclamé sa renonciation aux privilèges extraterritoriaux hérités de la Russie tsariste. Moscou qui tentait de se faire reconnaître internationalement poussait ainsi à une coopération avec l’enclave KMT de Canton.



Sans n’avoir jamais été un marxiste, Sun Yat-sen fut alors rassuré par la modération relative de la nouvelle politique économique menée alors par l’Union Soviétique avec la mise en place de la NEP. Il y dépêcha en 1923 une mission d’information sur les méthodes d’organisations politiques, économiques et militaires des Bolcheviques, et des « invités » du KMT furent mêmes conviés au Congrès des Peuples de l’orient du Komintern comme observateurs. Sun Yat-sen envoya aussi son conseiller militaire, Chiang Kai-shek, s’enquérir de l’état de l’armée rouge et négocier une première aide militaire.



A l’issue de cette visite, les bases d’une coopération avec l’Union Soviétique furent mises en place. Contre une aide financière, militaire et organisationnelle, le KMT s’engageait à accepter en ses rangs, à des postes à responsabilités, des membres du PCC. Ceux-ci, tout en étant communistes, adhéraient aussi, à titre individuel, au Kuomintang. Par contre, Sun Yat-sen obtint que les communistes ne puissent créer un bloc ou une tendance particulière au sein de son propre parti. Malgré de nombreuses réticences, surtout de l’aile droite du KMT, l’accord fut entériné. Pour des raisons donc purement tactiques, le KMT et le PCC décidèrent de s’entendre. L’alliance offrait aux communistes un formidable tremplin et ils se retrouvèrent du jour au lendemain à occuper des positions clefs au sein d’une structure étatique en devenir.



Une mission de conseillers russes arriva peu après à Canton, sous les ordres de Mikhail Gruzenberg, alias Borodine. Il a pour secrétaire interprète Nguyen Ai Quoc, le futur dirigeant communiste vietnamien qui prendra le nom de Ho Chi Minh. Très efficacement, Borodine s’atèle à réorganiser le KMT en une structure centralisée à la soviétique. Un communiste, Tan Ping-shan, est nommé à la tête du Département de l’organisation du Kuomintang. Un Bureau de la Propagande est aussi créé et un autre communiste, le jeune Mao Tse-toung, en sera un moment le chef intérimaire. Il est doté de moyens conséquents pour former des équipes de propagandistes et lance plusieurs journaux et revues, y compris dans les zones tenues par les divers seigneurs de guerres. Appuyé donc sur une solide structure partisane, la propagande du KMT, teintée de thèmes communistes, prendra toute son importance au moment de l’expédition du Nord. Le « Corps de Propagande » de l’armée nationaliste véhiculant thèmes et slogans révolutionnaires et patriotiques, contribuera puissamment à l’effondrement des administrations et des armées nordistes le moment venu.



Mais c’est surtout dans le domaine de l’encadrement des premiers syndicats ouvriers que les communistes vont particulièrement agir, notamment à Shanghai, alors le premier centre industriel du pays, avec l’organisation clandestine de milices ouvrières. L’industrialisation de la Chine s’est en effet accélérée lors de la 1e Guerre mondiale, en grande partie grâce aux investissements japonais. Le pays compte un peu plus de deux millions d’ouvriers dans le secteur industriel en 1925, employés dans 1 347 usines de plus de 30 ouvriers, dont 119 usines textiles. S’y ajoutent un peu plus de 10 000 millions d’artisans, employés des mines, des pêcheries semi industrielles, des transports et services liés à l’industrie, sur une population totale de plus de 450 000 millions. Pour des raisons idéologiques, le PCC va s’évertuer dans un premier temps à s’implanter au milieu de ce prolétariat naissant plutôt qu’au sein des masses paysannes des campagnes.



Moscou, ne voulant pas mettre tous ses œufs dans le même panier, continuait cependant de reconnaître le gouvernement de Pékin, coalition changeante de seigneurs de guerre, comme étant celui de toute la Chine. D’autre part, les Russes doutaient toujours de la détermination de Sun Yat-sen et pensèrent même un moment à traiter avec Feng Yu-hsiang, le fameux « Maréchal Chrétien » qui venait temporairement de s’emparer du pouvoir à Pékin en trahissant son mentor, Wu Pei-fu, dit le « poète ». En effet, Feng Yu-hsiang, continuant sa « transformation intérieure », de simple seigneur de guerre en serviteur zélé de sa nouvelle foi chrétienne, en appelait maintenant à des réformes démocratiques et même sociales ! Il se déclara proche des idées des communistes et fit une tournée en Union Soviétique pour y voir leurs mises en œuvre. Moscou alla jusqu’à lui livrer des armes et les puissances occidentales le considérèrent maintenant comme un « bolchevique »…



A son initiative, le « maréchal chrétien » convoqua toutes les factions chinoises pour une conférence pour la mise en place d’un véritable « gouvernement d’union nationale ». Sun Yat-sen y fut aussi convié. Déjà miné par un cancer du foie, affaibli physiquement et intellectuellement, il consentit à répondre à l’invitation, espérant aboutir à une solution pacifique plutôt qu’à une reconquête militaire du nord du pays. Il décéda en cours de route, plongeant le KMT dans le désarroi. Wang Ching-wei, numéro deux du parti, lui succéda mais se heurtait à la sourde hostilité de Chiang Kai-shek, le conseiller militaire de Sun Yat-sen. Les luttes de faction traditionnelles sonnèrent vite le glas de la conférence.de Pékin. Pour les révolutionnaires de Canton, seul désormais un recours aux armes s’imposait. Pour cela, ils vont s’appuyer sur un tout nouvel outil militaire, encadré par de jeunes officiers zélés en train d’être formée au sein de la nouvelle académie militaire de Whampao.




Régions de Chine. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.



L’académie de Whampao



Celle-ci fut mise en place le 1ermai 1924 avec l’aide organisationnelle soviétique. Le but est de créer un corps d’officiers non seulement formés sur le plan militaire mais aussi idéologiquement pour servir loyalement la révolution. On adopte à cet effet le système d’encadrement politique de l’armée soviétique. Des communistes vont y être placés à des postes clefs, comme Chou En-lai, commissaire politique en chef de l’académie commandée par Chiang Kai-shek. Tout oppose ces deux personnalités destinées à marquer l’histoire de la Chine. Le premier, militant communiste fervent, va tout faire pour augmenter l’influence du PCC par un habile programme d’endoctrinement des cadets et la nomination de nombreux cadres communistes dans l’appareil militaire du KMT. L’autre, diplômé de l’académie militaire impériale au Japon, sous des dehors révolutionnaires, demeure fondamentalement un conservateur. Il a pour modèle affiché Tseng Kuo-fan, le gouverneur militaire réformiste du 19e Siècle qui initia la modernisation de l’armée et écrasa l’insurrection Taiping. Personnage complexe, Chiang Kai-shek menait une vie austère, tout en n’hésitant pas à user de la corruption comme moyen pour en venir à ses fins. Il maintenait ainsi des liens troubles et controversés avec la « Bande Verte », la principale organisation criminelle qui contrôlait la pègre de Shanghai. En épousant la sœur de la femme de Sun Yat-sen de la prestigieuse famille des Soong, il se posera en héritier du grand homme. A Chou En-lai qui professe une idéologie radicale, il tempère cet enseignement en promouvant une « nouvelle révolution morale », censée restaurer les valeurs chinoises traditionnelles tout en y introduisant des concepts éducatifs « modernes » inspirés de l’Occident.



L’académie de Whampao bénéficie surtout d’une importante mission militaire soviétique, commandée par Vasily Blücher, alias Galen, qui fournit des instructeurs. Ceux-ci vont mettre sur pied un cursus combinant des programmes inspirés des méthodes de l’armée soviétique et d’autres spécifiquement chinois, dérivés de la prestigieuse académie de Paoting. Sur le plan doctrinal, Whampao offre donc un curieux mélange de modèle d’organisation soviétique, avec l’institution d’un corps de commissaires politiques pour l’armée jusqu’à l’échelle de la compagnie, et de préceptes militaires traditionnels chinois au niveau stratégique, où actions militaires et diplomatie doivent se combiner pour conclure une bataille.



Au niveau tactique, ce sont par contre les règlements Japonais, décalqués de ceux de l’armée française d’avant 1914 et adoptés dans les écoles militaires chinoises mises sur pied depuis la fin du 19e siècle, qui sont enseignés. Ce qui se traduit par un culte de l’offensive, une espèce « d’esprit Bushido », qui requiert une obéissance aveugle, et un esprit de sacrifice dans les actions défensives sans esprit de recul. Tactiquement, cela va se traduire par une grande agressivité de la part des officiers chinois sur le terrain mais souvent aussi un évident manque de souplesse. On préfère ainsi tenir des positions impossible à défendre jusqu’au bout. D’autre part, Chiang Kai-shek impose aussi la notion de « responsabilité collective » qui, sur le plan militaire, se traduit par des mesures punitives pour tous les membres d’une même unité si des hommes ont failli. Ce système à la longue va empêcher toute initiative et minera le moral des troupes.



Cet état d’esprit est aggravé par le fait que Whampao offre seulement un cursus raccourci par rapport par exemple à l’académie de Paoting. En effet, il faut former rapidement le plus possible d’officiers pour encadrer la nouvelle « Armée Nationale Révolutionnaire » (ANR), la qualité étant remplacé en quelque sorte par le nombre. On compte surtout sur le zèle révolutionnaire des cadets qui commence à se recruter à travers toute la Chine, surtout au sein des ligues étudiantes. Des volontaires qui prennent tous les risques, traversant les lignes de fronts, pour venir s’engager.



L’école fournira un peu plus de 7 000 officiers de 1924 à début 1927. Ainsi, Whampao va non seulement former, côte à côte, les principaux officiers de l’armée nationaliste mais aussi ceux de la future armée rouge chinoise. Cadets partageant les mêmes promotions, ils devront bientôt s’affronter dans une terrible lutte à mort. Parmi les figures marquantes, côté nationaliste, les futurs généraux Tu Yu-ming ou Cheng Chen et côté communiste, les maréchaux Lin Piao, Nie Jung-chen ou Hsu Hsiang-chen. Des cadets étrangers sont aussi formés, principalement des exilés coréens et quelques vietnamiens, nationalistes et communistes.



L’académie est organisée en plusieurs départements ; infanterie, artillerie, génie, communication, enseignement politique. Elle dispose aussi d’un régiment de manœuvre. C’est ce dernier qui est engagé lorsque le pouvoir de Sun Yat-sen est menacé par la milice des marchands de Canton en Octobre 1924. L’élan des cadets impressionne favorablement au cours de ce premier combat. La montée en puissance régulière des forces du KMT est aussi rendue possible par la livraison de matériels soviétiques : 26 000 fusils, 100 mitrailleuses, 24 pièces d’artillerie, 116 véhicules et 15 avions R-1 qui permettent pour la première fois au KMT d’avoir une aviation. A ces aides directes, plutôt modestes, s’ajoutèrent des achats en Europe et Amérique grâce aux subsides donnés par Moscou. L’ ANR, pratiquement inexistante en 1924, passe à 40 000 hommes en juillet 1925, 85 000 en décembre de la même année, et près de 100 000 six mois plus tard en comptant des éléments de troupes de seigneurs de guerres du Kwangsi et Hunan ralliés.



Elles sont organisées en huit armées. En théorie, chaque armée comporte trois divisions à trois régiments de 1 620 hommes chacun, soit 14 580 hommes. Les soldats sont sélectionnés, comptant beaucoup d’étudiants, et hautement motivés. Enfin les conseillers soviétiques jouent un rôle important en prenant part au travail d’état-major et accompagnent les troupes chinoises sur le terrain jusqu’au niveau du régiment. 
 


Sun Yat-sen, assis, pose ici avec son conseiller militaire, Chiang Kai-shek, à Canton en 1925. A la mort du père de la révolution chinoise, ce dernier va entamer une longue lutte pour s’imposer à la tête du Kuomintang. (Collection Albert Grandolini)

Mikhail Gruzenberg, alias Borodine, est à la tête de la mission de conseillers soviétiques. Ses adversaires vont le surnommer « l’empereur rouge » de Canton. (Collection Albert Grandolini)

L’académie militaire de Whampao en 1925. (Collection Albert Grandolini)

Des marins soviétiques posent avec des officiels du Kuomintang à Canton en 1925. Leur navire, venu de Vladivostok, vient livrer du matériel au gouvernement nationaliste. (Collection Gilbert Duranthie)






Les préparatifs de l’expédition du Nord



Ceux-ci sont retardés par la mort soudaine de Sun Yat-sen qui entraîne une lutte pour sa succession et les premières fissures dans l’alliance KMT – PCC. L’aile droite du Kuomintang réclame ouvertement la rupture avec les communistes et une partie fait dissidence, avec le « groupe des collines de l’Ouest ». Mais le nouveau Président du KMT, Wang Ching-wei, de l’aile gauche, réaffirme l’accord scellé. Prudent, Chiang Kai-shek, désormais à la tête de la région militaire de Canton, ronge son frein car il a toujours besoin de l’aide russe. D’autant que plusieurs seigneurs de guerre qui avaient prêtés allégeance à Sun Yat-sen ne reconnaissent plus la légitimité du nouveau pouvoir. Profitant des dissensions intérieures des Nationalistes, les forces de Chen Chiung-ming, qui tient l’est du Kwangtung, décide de marcher sur Canton en janvier 1925 avec 30 000 hommes. Il s’est allié avec Tang Chi-yao, Tuchün du Yunnan, et peut compter sur la neutralité de plusieurs contingents ralliés du Yunnan et du Kwangsi. Plusieurs régiments ennemis passent ainsi au travers des lignes de défense nationalistes quand les troupes qui les gardent demeurent l’arme au pied. Chiang Kai-shek réagit immédiatement et encore une fois sauve la situation en engageant les cadets de Whampao du régiment de manœuvre. Début février, Chen Chiung-ming est repoussé. Les nationalistes vont ensuite passer le restant de l’année à le poursuivre, prenant sa capitale fortifiée, Huichow, et le forçant à l’exil à Hong Kong. Dans la foulée des troupes nationalistes, des cadres communistes organisent des « zones libérées » en armant les paysans et confisquant les terres aux grands propriétaires terriens. Ils sont partisans de Peng Pai, un communiste dont la l’action est alors désavoué, car il mise non sur le prolétariat urbain mais sur les campagnes pour déclencher la révolution.



Cette première victoire renforce l’autorité de Chiang Kai-shek qui est nommé inspecteur général de l’armée en charge de préparer l’expédition du Nord. Il continue d’entretenir d’excellents rapports avec les conseillers soviétiques et une véritable estime s’instaure entre lui et Galen. De façon ironique, les Occidentaux voient alors en lui un véritable bolchevique prêt à mettre le feu à toute la Chine.



Car entre temps, une vague de contestation secoue les enclaves occidentales et les centres industriels de la côte. Les syndicats, infiltrés par les communistes, multiplient les grèves malgré une répression impitoyable. Plus de 100 sections syndicales ont été crées, regroupant plus de 180 000 ouvriers dont certains sont organisés en milices clandestines dirigées par des communistes. Le 15 mai 1925, un ouvrier chinois est tué par un contremaître japonais dans une usine textile de la concession internationale de Shanghai. L’évènement provoque à travers le pays une nouvelle vague de manifestations massives auxquels se joignent les étudiants et les élites urbaines, rappelant par leurs ampleurs les troubles de 1919. Le 30 mai, des étudiants s’attaquent à un poste de police sur Nanking Road à Shanghai. Un officier anglais débordé fait ouvrir le feu : douze tués et des dizaines de blessés. Les émeutes s’étendent à d’autres concessions étrangères poussant Français, Anglais, Américains et Italiens à envoyer des renforts en Chine. Les patrouilles des canonnières britanniques, françaises et américaines sont renforcées. Elles sont impliquées dans des incidents avec divers groupes armés chinois et par leur appui -feu viennent au secours des concessions de Hankow et Shameen près de Canton.



En parallèle à la montée en puissance du KMT, le PCC connaît aussi un essor spectaculaire, passant de 57 membres en 1921 à plus de 58 000 en avril 1927. A la fin de cette même année, le nombre de militants atteint 100 000 et son action indirecte s’étend sur 2 800 000 ouvriers syndiqués et près de dix millions de paysans, de plus en plus organisés par Peng Pai qui est rejoint dans son action par Mao Tse-toung. L’influence des communistes au sein de l’ANR s’accroît au point de faire remplacer le chef de la petite marine nationaliste par l’un des leur, Li Chih-lung. Ce dernier nomme d’ailleurs des communistes comme capitaines des principales canonnières ce qui rend furieux Chiang Kai-shek. S’ensuit alors un curieux incident, lorsque le Chung-shan, navire amiral de la flotte, vient mouiller sur la Rivière des Perles, le 18 mars 1926, devant l’académie de Whampao.



Chiang Kai-shek s’en émeut et lui ordonne de retourner au port de Canton. Son capitaine s’exécute mais le lendemain il est arrêté pour trahison ! Chiang Kai-shek ordonne aussi que l’on arrête un certain nombre de responsables communistes de la ville où il déclare la loi martiale. Cependant, après plusieurs jours de négociations, les communistes sont relâchés et expulsés. Chiang Kai-shek déclare alors que son action ne visait que des individus qui refusaient de coopérer avec le gouvernement mais ne remettrait pas en cause l’alliance KMT – PCC. Il a toujours trop besoin de l’aide russe pour se permettre à cet instant de rompre avec Moscou à la veille de sa grande offensive. Mais l’alerte a été chaude et plus que jamais, derrière une cordialité affichée, la défiance règne entre l’aile droite du KMT et son aile gauche, alliée aux communistes. A ses proches, Chiang Kai-shek déclara qu’il avait craint une tentative d’enlèvement par les communistes qui l’auraient alors expédiés à Vladivostok par bateau !



C’est dans ce climat de suspicion que l’ANR s’apprête à lancer l’expédition du Nord. Ces forces se composent alors d’un noyau de troupes du KMT, complètement encadrée par les cadets de Whampao, et autour desquelles vont s’agréger les troupes régionales ralliées:



La 1e armée, la plus disciplinée, et qui va servir de socle au développement ultérieur de la réserve centrale de l’ANR.



La 2e armée, 15 000 hommes organisés autour d’un contingent du Hunan de Tan Yen-kai



La 3e armée, organisée autour d’un contingent du Yunnan de Chu Pei-te



La 4e armée, sous les ordres de Li Chi-shen, toujours en cours d’opérations dans le Fukien contre les forces de Chen Chiung-ming.



La 5e armée, organisée autour d’un contingent rallié du Fukien sous les ordres de Li Fu-lin



La 6e armée, créée en novembre 1926, constitué de troupes ralliées du Hunan de Cheng Chien.



La 7e armée, les 30 000 hommes de la Nouvelle Clique du Kwangsi qui finalement est arrivée à un accord politique avec le KMT en février 1926. Cette province pauvre dispose alors d’une des plus efficaces armée de Chine grâce a une administration locale efficace et peu corrompue.



Toutes ces forces varient en tailles et structures que s’efforcent d’harmoniser Chiang Kai-shek qui les fait encadrer par les officiers formés à Whampao et les commissaires politiques. Néanmoins, les 100 000 hommes rassemblés pour l’expédition du Nord suffisent à peine face aux 500 000 des seigneurs de guerres du nord de la Chine. L’ANR manque en outre d’artillerie et d’armes automatiques et n’a pratiquement pas d’aviation. Mais elle compte sur le zèle révolutionnaire de ses troupes pour l’emporter, d’autant que les Tuchüns du Nord, au lieu de s’allier contre cette nouvelle menace, sont retombés dans leurs travers en se déchirant à nouveau entre eux.


Les différentes phases de l’expédition du Nord. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.





Les Seigneurs de Guerre divisés contre Chiang Kai-shek



A l’issue de la 2e Guerre Chih – Feng, la Chine du centre et du nord était divisée entre cinq cliques militaires. La plus importante, celle du Fengtieng du maréchal Chang Tso-lin, qui a reconstitué ses forces, doublant ses effectifs à 350 000 hommes bien armées, bien dotés en artillerie, avec des chars et des trains blindés, occupait la Mandchourie, la région autour de Pékin et la péninsule du Shantung. La Clique du Chihli sous la férule de Wu Pei-fu, le « poète », allié à Sun Chuan-fang ne contrôlait plus que le cours inférieur du Yangtze, à l’est du Szechwan. Le Kuominchün de Feng Yu-hsiang, le « maréchal chrétien », occupait les provinces en partie musulmanes du nord-ouest et de la Mongolie Intérieure et recevait une aide soviétique. Il s’était allié avec le clan Ma qui contrôlait une partie du Turkestan chinois et le nord du Tibet. Enfin, Yen Hsi-shan, surnommé le « gouverneur modèle », jouait les arbitres en étant fortement implanté dans sa riche province industrielle du Shansi.



La courte trêve entre les différents belligérants prit fin avec une spectaculaire réconciliation entre Feng Yu-hsiang et Wu Pei-fu. Le premier avait pourtant trahi le second l’année précédente ! La tension remonta d’un cran avec la Clique du Fengtieng qui massa 70 000 hommes entre Tientsin et le col de Shanhaikuan. Le vieux maréchal Chang Tso-lin en confie le commandement à son fils, Chang Hsueh-liang. Alors que celui-ci revient à Mukden pour une conférence d’état-major, son principal général resté sur le terrain, Kuo Sung-ling se rebelle, aidé en sous-main par le « maréchal chrétien ». Il franchit la frontière mandchoue en novembre 1925 et cherche à renverser Chang Tso-lin. Son avance est rapide, ses troupes emportant une série d’engagements et les jours du « vieux maréchal » semblent compter. Mais l’arrivée d’un hiver particulièrement rigoureux, avec tempêtes de neige, gèle les opérations. Au bout de quelques semaines, sans ravitaillement, car le général Li Ching-lin, commandant de la province du Chihli, qui est supposé aussi faire partie du complot, s’est désisté au dernier moment et ne lui a fourni aucune aide. Les insurgés commencent alors à déserter en masse. Constatant la chose, les Japonais qui étaient sur le point de lâcher Chang Tso-lin, interdisent toute progression des rebelles au sud de la ligne de chemin de fer du trans-mandchourien qu’ils contrôlent et protègent par une série de garnisons. Les rebelles parviennent néanmoins à pousser, le 21 décembre, jusqu’à Hsinmintun, à l’ouest de Mukden. Ils sont écrasés par une contre-attaque, deux jours plus tard. Les corps de Kuo Sung-ling et de sa femme sont exposés en public, le jour de Noël, sur la place centrale de Mukden.



Feng Yu-hsiang passe alors à l’offensive contre les forces de Li Ching-lin qui n’a pas tenu ses engagements vis-à-vis des rebelles. Ce dernier, afin de prouver sa loyauté à la Clique du Fengtieng, résiste furieusement.et il faudra attendre le 23 décembre pour que le « maréchal Chrétien » puisse s’emparer de Tientsin. Mais, nouveau coup de théâtre, Wu Pei-fu et Chang Tso-lin se réconcilient pour retourner leurs forces contre le « maréchal chrétien » qui les avait tous trahis à un moment ou un autre ! Les troupes du « poète » attaquent vers le nord à partir du Hupei, s’emparant rapidement du Honan. Elles étaient aidées dans leur tâche par des milices d’autodéfense paysanne, les « Lances Rouges », qui se sont constituées pour lutter contre les exactions de la soldatesque (3). Les forces du Kuominchün dans la province du Chihli sont prises en tenaille par une double offensive, d’une part par une contre-attaque de Li Ching-lin et de l’autre par plusieurs divisions « mandchoues ». Mais par une défense habile, multipliant les lignes d’arrêts, elles arrivent à évacuer, le 21 mars 1926, près de 100 000 hommes de Tientsin. Leur chef, le général Lu Chung-lin, parvient à se replier sur Pékin, tenant la ville pendant un mois face à des forces très supérieures en nombre. Le 16 avril, il réussit encore à passer à travers en brisant l’encerclement ennemi et atteint le col de Nankow, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Pékin. Ses 90 000 hommes s’y retranchent, résistant à plusieurs offensives d’une force coalisée de 450 000 jusqu’au 16 août. La situation bascule finalement lorsque les troupes du « gouverneur modèle », Yen Hsi-shan, se joignant à la coalition, attaquent de leur province natale du Shansi.



Face à un double enveloppement ; des forces de Chang Tso-ling à partir de Pékin, qui se sont emparées de Chahar ; et celles de Yen Hsi-shan, qui prennent aussi sans coup férir Suiyuan, Lu Chung-lin décroche. Encore une fois, il multiplie les actions de retardement, en coordonnant les reculs successifs, il retraite en bon ordre vers le couloir du Kansu, le Fleuve Jaune et au-delà le désert de Gobi. Entre temps, le « maréchal chrétien » est revenu d’urgence d’un « voyage d’étude » en Union Soviétique où il est parvenu à arracher une aide militaire supplémentaire, avec plus de 100 000 fusils et une centaine de pièces d’artillerie. En échange, il proclame des réformes politiques et sociales qu’il n’appliquera pas. Isolé au milieu de la Chine intérieure, sans accès à un port, Feng Yu-hsiang reçoit ses équipements militaires à l’issue d’une véritable odyssée. Ils sont d’abord transportés par le transsibérien jusqu’à Ulan Ude en Sibérie orientale. De là, le matériel est convoyé à l’aide de caravanes de chameaux et de chevaux jusqu’à Ulan Bator, capitale de la Mongolie. Ensuite, les caravanes sont renforcées par des camions qui empruntent des pistes jusqu’à Pingdichuan en Chine. Les Russes, entre temps, ouvrent à marche forcée un itinéraire plus direct, une route carrossable partant de l’Asie Centrale soviétique à travers le Hsinkiang jusqu’au couloir du Kansu. Elle deviendra plus tard la principale artère logistique soviétique à la fin des années trente pour soutenir la Chine. Avec tout cet armement, Feng Yu-hsiang réorganise ses forces en vue de la reconquête du Shensi dont seule la capitale régionale, Sian, en état de siège, tient toujours. Mais surtout, fort de ses nouvelles allégeances « révolutionnaires », il entre en négociation avec le KMT à Canton.


Soldats de Wu Pei-fu de la Clique du Chihli à l’exercice. (Collection Albert Grandolini)

Artilleurs de la Clique du Chihli avec une pièce Krupp de 77mm. (Collection Albert Grandolini)


Troupes de Chang Tso-lin de la Clique du Fengtieng lors des combats contre celle du Kuominchün de Feng Yu-hsiang au printemps 1926. (Collection Gilbert Duranthie)

Artilleurs de la Clique du Chihli de la faction de Sun Chuan-fang. (Collection Albert Grandolini)

Soldats armés de mitraillettes de la Clique du Chihli lors des combats du printemps 1926 autour de Pékin. (Collection Albert Grandolini)






Les débuts de l’expédition du Nord



Chiang Kai-shek met à profit les divisions des cliques militaires du Nord pour s’en prendre à elles, une par une. Son premier adversaire est bien évidemment la Clique du Chihli qui tient la vallée du Yantze, bloquant l’accès à la grande plaine centrale. Mais depuis ses déboires lors de la 2eGuerre du Chi – Feng, elle a été très affaiblie. Elle ne subsiste que grâce à l’alliance ténue entre Wu Pei-fu et Sun Chuan-fang qui tient les villes côtières au débouché du grand fleuve, dans les provinces stratégiques du Kiangsu, Anhwei, Kiangsi, Fukien et Chekiang. Sun Chuan-fang n’est absolument plus le subordonné du « poète » et défend plus ses propres intérêts que ceux de la Clique. D’ailleurs, il n’est pas venu en aide à son allié dans sa lutte contre le « maréchal chrétien ».



Chiang Kai-shek fait le pari que s’il s’en prend seulement à Wu Pei-fu dans le Hunan, son associé ne bougera pas, d’autant qu’il lui a dépêché en secret un émissaire pour négocier sa neutralité. De son côté, le « maréchal chrétien » s’engage à fixer les forces du « poète » au nord, dans le Shensi. Pris entre deux fronts, Wu Pei-fu essaya surtout de défendre la région de Wuhan et son complexe de villes aux confluents du Yantze et de la Rivière Han, y compris Hankow, le deuxième plus important port « à traité » après Shanghai. En outre, la ville est au débouché de l’axe ferré Pékin – Hankow. Par contre, le « poète » savait qu’il aurait beaucoup plus de mal à tenir la province de Hunan où son pouvoir y était mal assuré. Immédiatement, une partie de ses forces locales fit défection au profit du KMT, dont le général Tang Sheng-chih qui commandait une des quatre divisions de la province. Surtout, le Hunan était aussi la province natale de Mao Tse-toung qui y avait implanté et développé de nombreuses milices paysannes communistes qui harcelaient déjà les forces de Wu Pei-fu. D’autre part, de nombreux exilés hunanais servaient aussi au sein de l’ANR, surtout au sein de la 2e armée de Tan Yen-kai, et brûlaient d’en découdre.



Début février 1926, les troupes de Tang Sheng-chih se révoltent et occupent Changsha avant d’en être chassées vers le sud de la province par une contre-attaque dirigée par Wu Pei-fu en personne. Les rebelles appellent alors Chiang Kai-shek à l’aide. Ce dernier accepte de les intégrer au sein de l’ANR comme étant la 8e armée. Ensemble, avec les 4eet 6e armées, les forces nationalistes pénètrent au Hunan. L’expédition du Nord, sans cesse repoussée, est enfin lancée le 1e juillet 1926.



Le gros des forces de Wu Pei-fu était encore au nord du Yantze et seulement deux divisions étaient déployées respectivement le long de la Lien et de la Lu, au sud de Changsha. Ces lignes furent enfoncées après dix jours de combat. L’ANR visait maintenant Wuhan. Le 17 août, les nationalistes franchirent la rivière Milo. Les troupes de Wu Pei-fu tentèrent de se replier par le rail, mais à l’appel des syndicats, les cheminots désertèrent et même sabotèrent du matériel. Au contraire, ils se mirent à dispositions des nationalistes et les convoyèrent au travers un paysage de rizières submergées et de lacs. Approchant rapidement, l’ANR prit à revers les forces ennemies à Yochow, un port sur le lac Tungting d’où opérait la petite marine de Wu Pei-fu. En tête de l’offensive du Kuomintang se trouvait l’excellente 12e division du général Chang Fa-kuei, surnommée plus tard la « division de fer » pour ses exploits au cours de l’expédition du Nord. Le 26 août, la 4earmée s’était emparée sans coup férir du pont de Tingszu. Deux jours plus tard, elle se heurtait à Wu Pei-fu en personne. Jusqu’à présent, la plupart de ses défaites étaient dues plus à une infériorité numérique et à la trahison de certains subordonnés qu’à des défaillances tactiques. Le « poète » était toujours un redoutable adversaire, considéré à juste titre comme l’un des meilleurs généraux chinois. Il avait rameuté ses meilleures unités et du matériel lourd, artillerie et autochenilles blindées Citroën. Il avait aussi avec lui son détachement de sécurité, chargé de décapiter tous ceux qui seraient suspectés de trahison ou de couardise. Malgré tout, son attaque frontale sur un terrain défavorable devant le pont de Hosheng échoua. Ses troupes aussi bien que celles du KMT firent preuves d’un grand élan ; l’ANR démontra ce jour là qu’elle était une force avec laquelle il fallait désormais compter. Désemparé, Wu Pei-fu se replia avec le plus gros de son armée, franchissant le Yangtze, ne laissant que 10 000 hommes pour défendre Wuhan.



Le « poète » se hâtait désormais vers la grande métropole commerciale de Hankow et l’arsenal de Hanyang, indispensable à sa survie politique. Pauvrement dotée en artillerie, la 4e armée mit le siège devant Wuhan. Malgré l’action des canonnières ennemies, l’ANR parvint à franchir le Yangtze en plusieurs endroits, avant de conquérir Hanyang pratiquement sans combat lorsque le commandant de sa garnison décida de changer de bord. Wu Pei-fu réagit immédiatement, ne voulant pas se faire encercler dans Hankow ; il évacua le plus gros de ses troupes en mobilisant des douzaines de trains. Il se retrancha ensuite dans les collines à la frontière du Honan, s’apprêtant à livrer une ultime bataille tout en exhortant l’autre chef de la Clique du Chihli, Sun Chuan-fang, à entrer en guerre pour le soulager.


Les différentes factions chinoises en Chine centrale et du nord en mai 1926, à la veille de l’expédition du Nord. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.

Un nid de mitrailleuse de la Clique du Chihli de la faction de Sun Chuan-fang. (Collection Albert Grandolini)

Officiers nationalistes formés à l’académie de Whampao prêtant serment avant le lancement de l’expédition du Nord, Canton, été 1926. (Collection Gilbert Duranthie)


Soldat nationaliste au début de l’expédition du Nord : volontaire et bien encadré par ses commissaires politiques, il a un moral bien supérieur à ses adversaires des militaristes du nord. (Collection Albert Grandolini)


Rencontre entre Feng Yu-hsiang, le « maréchal chrétien », à gauche et Chiang Kai-shek, commandant en chef de l’expédition du Nord. Malgré une alliance de circonstance, leurs rapports vont demeurer ambigus avant que le premier finira par se retourner contre le leader de l’aile droite du Kuomintang en 1930. (Collection Albert Grandolini)

Les cliques des militaristes du nord bénéficiaient souvent de l’expérience d’officiers expérimentés et mieux formés que ceux de Whampao, comme ici le général Wang Fu-lin de la Clique du Fengtieng. Cependant, sans idéologie politique bien définie, ils se montreront versatiles en changeant régulièrement de camps ou même se rallieront au Kuomintang. (Collection Gilbert Duranthie)






La conquête de la vallée du Yangtze



Sun Chuan-fang en tergiversant tout en négociant en secret avec le KMT espérait détrôner Wu Pei-fu au sein de la Clique du Chihli lorsque ce dernier serait suffisamment affaibli. Mais la tournure des évènements l’alarma car il ne s’attendait pas à une victoire si rapide de l’ANR sur le « poète ». Il lui fallait entrer en guerre sans tarder, autrement la vague KMT – PCC risquerait aussi de l’emporter. En effet, Chang Kai-shek, rompant les tractations, décida d’envahir la province du Kiangsi par l’ouest et le sud. Sun Chuan-fang mobilisa ses meilleures troupes et se dirigea vers Nanchang. Il s’y livra à une démonstration de force et de terreur en exécutant des milliers de civils : étudiants et enseignants, syndicalistes, membres supposés du KMT ou du PCC, et toutes personnes « qui avaient l’air d’un intellectuel ». Il fallait écraser le « mouvement bolchevique » dans l’œuf, c’est ainsi qu’il présenta son action aux occidentaux, nombreux dans les enclaves des villes côtières qu’il contrôlait. Il leur demanda même l’aide de leurs canonnières pour combattre les « rouges ». De fait, des milliers d’occidentaux avaient fui les combats et s’étaient réfugiés à Shanghai et Nankin, rapportant les nombreuses exécutions des milices paysannes « communistes » contre les propriétaires terriens. En, fait, très peu de ces insurgés étaient pris en main par le PCC.



Devant l’effondrement des autorités locales, d’immenses jacqueries secouaient les campagnes chinoises. Des milliers de « ligues paysannes » se constituaient, regroupant plus de dix millions de paysans de la vallée du Yangze où le souvenir de la révolte Taiping demeurait vivace. Dans les village, il y avait souvent des vieux qui avaient combattu étant enfants dans leurs rangs. Ces ligues avaient pour ciment des sociétés secrètes et des sectes dont l’organisation rappelaient étrangement celle des Taiping. Tout cela explique la rapidité avec laquelle des insurrections pouvaient s'organiser efficacement dans les campagnes. Elles furent ensuite essentielles dans la « guerre de résistance anti-japonaise » et un enjeu que le maoïsme su habilement rallier à sa cause pour finalement être une base décisive de sa victoire dans la guerre civile.



Chiang Kai-shek désapprouvait ces excès, craignant surtout une intervention des puissances étrangères qui remettrait en cause ses succès. Mais pour l’instant, occupé par les opérations sur les différents fronts, il n’avait ni le temps ni les moyens de contrôler ce que faisaient ses alliés communistes. Sitôt une région libérée, ils implantaient des cellules du parti, en concurrence avec l’action de propagande du KMT, organisaient des manifestations monstres, procédaient parfois à des redistributions des terres ou de biens confisqués.



Sun Chuan-fang ne pouvait par contre régner que par une poigne de fer car beaucoup de ses administrés le rejetaient comme étant un « nordiste ». Même au sein de ses troupes la défiance régnait. Il progressa laborieusement à partir de Nanchang, transformé en dépôt logistique, en tentant de lever le siège de Wuchang. L’offensive échoua face à une résistance farouche des nationalistes. Leur 7e armée contre-attaqua et s’empara de Tean, le 3 octobre, coupant la voie de chemin de fer entre Nanchang et Kiukiang sur le Yantze. Sun Chuan-fang parvint cependant à reconquérir ce carrefour stratégique mais manqua de forces pour pousser plus loin. Entre temps, la garnison de Wuchang avait succombé après un mois de siège.



Il lui fallait absolument empêcher l’ANR de progresser plus en aval du grand fleuve. Chiang Kai-shek devait par contre à tout prix contrôler l’axe ferré Kiukiang – Nanchang. Fin octobre, début novembre 1926, il concentra les 4e, 6e et 7e armées pour s’emparer du verrou stratégique de Tean, sacrifiant littéralement la 4epromotion des cadets de Whampao tout juste promus. La ville tomba, début novembre, après plusieurs assauts coûteux. Après cela, l’ANR emporta dans son élan les ports fluviaux de Kiukiang et de Hukou. Les troupes de Sun Chuan-fang à Nanchang, prises de panique, commencèrent à se désagréger et évacuèrent la ville en désordre, le 9 novembre, y abandonnant beaucoup de matériels.



La campagne du Kiangsi fut incontestablement un moment de triomphe pour Chiang Kai-shek qui non seulement avait ouvert la porte à la Chine centrale mais aussi battu Wu Pei-fu, un des plus brillant généraux chinois. Par cette victoire, il imprima un élan définitif à l’expédition du Nord malgré de très lourdes pertes : plus de 100 000 morts et blessés. Il fut servi par des troupes enthousiastes et dévouées à la cause révolutionnaire. Restait maintenant à marcher sur Nankin et Shanghai avant de poursuivre contre les Tuchüns  du Nord.



Sun Chuan-fang faisait maintenant face à une série de défections et de rebellions de plusieurs de ses subordonnés. Tout d’abord, le gouverneur civil de la province du Chekiang se souleva, soutenu par des groupes de policiers et de miliciens qui furent rapidement écrasés. Plus que jamais il devait resserrer son dispositif pour protéger le Fukien. La 1earmée de l’ANR du général Ho Ching-yin traversa le col de Sungkou, le 13 octobre. Elle occupa rapidement le sud du Fukien sans trop de résistance, la plupart des troupes ennemies désertant ou se ralliant aux nationalistes. Les villes d’Amoy, Changchow et Chuanchow furent prises, puis Foochow, conquise le 9 décembre. Des 60 000 hommes affectés à la défense du Fukien à peine 2 000 se replièrent sur Shanghai. Alors que partout ses troupes se désagrégeaient, Sun Chuan-fang s’en alla quémander l’aide de la Clique du Fengtien.



La rencontre eu lieu à Tientsin, entre lui, Chang Tso-lin et l’un des subordonné de ce dernier, Chang Tsung-chang, surnommé le général « viande de chien », gouverneur de la province du Shantung. Il fut décidé que le vieux maréchal Chang Tso-lin prenne la direction de « l’Armée Nationale de Pacification » (Ankuochün), en charge d’arrêter les « bolcheviques ». Chang Tsung-chang devait envoyer 60 000 hommes en renfort pour protéger Shanghai, avec les éléments les plus modernes de la Clique du Fengtien, y compris des escadrons de cavalerie de mercenaires Russes Blancs, des trains blindés et de l’aviation. L’arrivée des troupes du général « viande de chien » ne fit rien pour remonter le moral des forces de Sun Chuan-fang. Elles se montrèrent extrêmement indisciplinées, pillant et demandant à se faire payer en dollars américains. Les commandants de deux divisions déployées au sud de Shanghai, Chou Feng-chi et Chen Yi passèrent aussitôt dans le camp du KMT plutôt que d’avoir à collaborer avec les « Mandchoues ». Chiang Kai-shek les accueillit à bras ouverts, leurs unités devenant les 26e et 19e armées de l’ANR.



Sun Chuan-fang doit maintenant racler ses fonds de tiroir et compter sur ses derniers fidèles pour bloquer l’avance des nationalistes dans le sud du Chekiang. Une force de quatre divisions, sous les ordres de Meng Chao-yueh, frappa sans tarder, détruisant la nouvelle 19earmée de l’ANR, capturant le traître Chen Yi qui fut exécuté sur le champ. Son compagnon d’arme, Chou Feng-chi parvint cependant à tenir une tête de pont dans la région de Chuhsien, dans le sud-ouest de la province. Celle-ci fut consolidée par le nouveau commandant de l’ANR en charge de la campagne du Chekiang, l’excellent général Pai Chung-hsi (4), le chef de la Nouvelle Clique du Kwangsi, associé au KMT depuis le début. Les forces coalisées marchent alors sur Hangchow, le long de la rivière Chientang, livrant une série d’engagements au niveau de la division. Le 17 février 1927, les troupes loyales à Sun Chuan-fang évacuent cette dernière localité au milieu de scènes de pillages, se retirant vers la province du Kiangsu. Chiang Kai-shek se porte immédiatement sur place et décide de poursuivre les forces ennemies en retraite. Pour cela, il met sur pied « l’armée de route de l’Est » (Tung Lu Chün), avec comme élément principal la 1earmée d’élite de l’ANR de Ho Ying-chin. Ce dernier transforme la ville de Chiahsing en base logistique avant d’initier la poursuite début février.



Reste à parachever la conquête de la basse vallée du Yantze, en s’emparant des grandes métropoles de Nankin et Shanghai. Alors que Chiang Kai-shek s’apprête à lancer une nouvelle offensive d’envergure, des dissensions dans son propre camp remettent en cause son autorité de commandant suprême des forces armées. En fait, les tensions déjà perceptibles entre l’aile droite conservatrice du KMT, dont il en est le leader naturel, et son aile gauche, favorable à une alliance encore plus étroite avec les communistes, sont devenues telles qu’elles menacent de faire éclater le parti. 
 


Troupes d’un détachement motorisé de la Clique du Chihli de la faction de Sun Chuan-fang. (Collection Albert Grandolini)

Des marins britanniques d’une canonnière est mise à terre sur les berges de la Rivière des Perles pour assurer la protection d’une mission religieuse étrangère. Les canonnières occidentales vont être impliqués dans plusieurs incidents face aux différentes factions chinoises entre 1925 et 1930. (Collection Albert Grandolini)






Kuomintang de droite contre Kuomintang de gauche et rupture avec les communistes



Alors que les forces révolutionnaires continuent de progresser, le gouvernement nationaliste décide de transférer la capitale, de Canton vers Wuhan. Chiang Kai-shek a quand à lui regroupé ses fidèles à son quartier général, à Nanchang, devenu de facto un gouvernement rival à celui de Wang Ching-wei. La réponse de l’aile gauche du KMT n’allait pas tarder. La 3e session du 2e Comité exécutif du parti, qui se tint du 10 au 17 mars 1927, vota une série de résolutions de défiance envers Chiang Kai-shek qui perdit la totalité de ses pouvoirs spéciaux et voyait très sérieusement entamée sa position personnelle au sein du KMT. Pire, l’aile gauche, avec ses alliés communistes, pensa même à le remplacer comme commandant en chef de l’ANR par Tang Sheng-shi, un natif du Hunan. Ce dernier avait alors rallié le soutien des généraux Chang Fa-kuei (de la 12e division « de fer »), Cheng Ming-shu (4e armée), Chu Pei-te (3e armée), et Li Tsung-jen (7e armée). Cependant, si la tension ne cesse de monter entre les deux factions, la communauté d’un idéal patriotique et révolutionnaire empêcha pour le moment une rupture complète. Chiang Kai-shek se fit conciliant, accepta de rendre une grande partie de ses prérogatives, et réclama de pouvoir continuer à diriger l’assaut final sur ce qui restait de la Clique du Chihli.



La chute de Wuhan avait complètement démoralisé les derniers partisans de Sun Chuan-fang. L’effondrement de son autorité alla en s’accélérant avec la défection au profit du KMT du gouverneur de la province de l’Anhwei, Chen Tiao-yuan. Le 20 février 1927, les troupes nationalistes pénétrèrent dans la province par le col de Chimen. A partir du 17 mars, la 6earmée avait conquis Wuhu, à seulement 90km de Nankin. Simultanément, « l’armée de route de l’Est » progressait le long de la berge occidentale du lac Tai, alors qu’au nord du Yantze, la 7e armée venait de conquérir Hofei, le 18 mars. La situation devint critique pour Sun Chuan-fang d’autant que son nouvel allié, le général « viande de chien », ne montrait aucun empressement pour venir le secourir. Contrairement aux accords conclus, il abandonna Shanghai à son sort, préférant concentrer ses forces autour de Nankin. A cette annonce, le commandant de la garnison de Shanghai, Pi Shu-cheng, annonça son ralliement au KMT, suivi de l’amiral Yang Shu-chuan ! L’ancienne marine républicaine était en fait scindée en plusieurs factions depuis la 2e guerre Chi – Feng. Une partie était restée fidèle au KMT, une autre à Wu Pei-fu, et la majorité des unités s’était ralliée à Sun Chuan-fang qui contrôlait la majorité de ses bases. Désormais réunifiés, les marins allaient peser de tout leur poids pour interdire tout franchissement du Yangtze de la part des derniers seigneurs de guerre du Nord.



Plus l’ANR progressait, plus les puissances étrangères étaient inquiètes pour la sécurité de leurs concessions territoriales et leurs ressortissants. Le KMT maintenait une attitude ambiguë quand à sa politique vis-à-vis de cette question, son aile gauche et les communistes appelant à une confrontation directe pour recouvrer la souveraineté nationale. Des manifestations monstres sont organisées devant les concessions. Plus tard, des documents saisies dans la légation soviétique à Pékin par les troupes de Chang Tso-ling, le 6 avril 1927, révéla que le Komintern avait donné des instructions pour qu’une campagne ciblée contre les concessions étrangères soient menées. Néanmoins, les Soviétiques conseillaient de viser principalement les intérêts britanniques. Il fallait par contre ménager les Japonais car ceux-ci étaient les plus susceptibles de déployer des forces importantes en réaction. Plusieurs envoyés communistes internationaux du Komintern, dont le britannique Tom Mann et l’américain Earl Browder, sont venus tenir des discours violents à Canton et Wuhan contre les résidents étrangers en Chine. Le français Jacques Doriot quant à lui a appelé ouvertement les soldats indochinois du corps expéditionnaire de Chine à se révolter et à déserter.



Chiang Kai-shek craignait que tout cela fournirait le prétexte nécessaire aux grandes puissances pour intervenir et mettre à mal son offensive contre les cliques militaristes du Nord. Sur le terrain, les incidents se multipliaient. Le premier d’importance remontait à septembre 1926, à Wanshien, où plusieurs marins du HMS Cokchafer furent tués. En représailles, plusieurs canonnières anglaises avaient ouvert le feu sur la ville et causé une centaine de victimes. En janvier 1927, des syndicalistes communistes armés organisèrent des manifestations aux abords de la concession britannique de Hankow. Les Anglais tirent sur la foule, faisant 8 tués. A Canton, des mitrailleuses anglaises et françaises ouvrent le feu sur un cortège d’étudiants qui s’engage sur le pont qui enjambe la Rivière des Perles donnant accès à la concession de Shameen ; 52 tués. La tension est telle que les Anglais décident d’évacuer leur concession de Hankow, de même que celle de Kiukiang. Les deux territoires seront officiellement rendus aux Chinois du KMT par les accords Eugène Chen – O’Malley de mars 1927.



Cette première grande victoire diplomatique des nationalistes n’aura cependant pas de suite car les Occidentaux sont décidés à ne plus se laisser faire et dépêchent de nombreux renforts en Chine. La garnison de la concession internationale de Shanghai, avec ses 60 000 résidents, fut ainsi portée à 20 000 hommes, dont 14 000 britanniques, 3 000 japonais, 1 500 américains, et 650 italiens, espagnols, belges et hollandais. A cela s’ajoutèrent plus de 3 000 soldats pour la défense de la concession française. Partout on creusa des tranchées, on érigea des champs de fils de fer barbelés, des nids de mitrailleuses. Des chars Renault FT-17 français et 6-Ton des Marines américains, des automitrailleuses britanniques patrouillaient dans les rues des concessions tandis que 125 navires de guerre mouillaient autour de la ville, prêts à repousser tout assaut contre les quartiers étrangers.



Malgré cela, les forces de l’ANR se concentraient désormais pour s’emparer de Shanghai. A l’intérieur de la grande métropole, des syndicalistes armés tentaient à nouveau de s’emparer du pouvoir avant l’arrivée des troupes de Chiang Kai-shek. Ils avaient déjà fait une première tentative, le 23 octobre 1926, lorsque le gouverneur du Chekiang, Hsia Chao, se rallia au KMT. Quelques 3 600 membres clandestins du KMT, dont 500 armés, et 2 000 communistes, dont 130 armés, tentèrent dans une action commune de se soulever. Mais les forces de Hsia Chao furent arrêtées et battues à une trentaine de kilomètres de la ville. Les syndicalistes furent impitoyablement poursuivies. La deuxième tentative eu lieu le 22 février 1927, lorsque les forces de l’ANR libérèrent Hangchow, la capitale du Chekiang. Des grèves insurrectionnelles furent déclenchées, suivies par plus de 300 000 ouvriers. Pendant quelques heures, les insurgés avaient réussi à occuper les quartiers des faubourgs de Nanshih at de Chapei. Deux canonnières de la Clique du Chihli avaient rejoints les insurgés et ouverts le feu sur l’arsenal. Mais le commandant local, le général Li Pao-chang avait réagi avec vigueur, en faisant décapiter en pleine rue des révoltés pour l’exemple. Sans aide extérieure, la révolte fut une nouvelle fois mâtée.



Avec les forces de Chiang Kai-shek maintenant aux portes de la ville, à l’initiative des communistes, une troisième tentative fut lancée un mois plus tard, le 21 mars. Sous la direction de Chou En-lai, quelques 800 000 ouvriers, encadrés par des miliciens armés paralysèrent la ville. Comme indiqué précédemment, ils furent en grande partie aidée par le retrait précipité des troupes de la Clique du Chihli vers Nankin et le ralliement au KMT des commandants de la garnison. Les miliciens communistes s’emparent de l’arsenal, des casernes, des postes de police. Des mercenaires russes blancs résistent dans un train blindé qui est détruit. Les combats des 21 et 22 mars firent 200 tués et un millier de blessés chez les insurgés. Devant le vide laissé, Chou En-lai avait proclamé une municipalité provisoire tandis que ses miliciens se déployaient devant les concessions étrangères. Chiang Kai-shek apprécia peu de se faire ainsi souffler la victoire par les communistes. L’instauration d’une milice armée indépendante était pour lui la provocation de trop et le conforta dans sa décision de réprimer le PCC. En attendant, et ne voulant pas rompre complètement avec l’aile gauche de son parti, il stationnait ses troupes dans les faubourgs ouest de Shanghai tout en donnant des gages de bonne volonté aux puissances étrangères. Il reporta ensuite toute son attention sur Nankin que ses unités s’apprêtaient à conquérir.



En effet, après une série d’engagements violents, avec l’utilisation de l’artillerie et de canonnières, la 6e armée du général Cheng Chien entrait dans Nankin le 24 mars 1927. En ville, des attentats et des pillages se produisaient contre les établissements étrangers : consulats britanniques, américains, japonais, missions catholiques, maisons de commerce diverses. Une douzaine d’étrangers furent massacrés, des européennes violées. Les survivants furent regroupés tant bien que mal près de la muraille d’enceinte extérieure, ne devant leur salut qu’aux tirs de barrage de la canonnière anglaise HMS Emerald et américaine USS Noa. Chiang Kai-shek arriva rapidement pour apaiser les tensions et rassurer les étrangers. Il prit des sanctions exemplaires contre la 3edivision de la 6e armée tenue pour responsable des désordres. L’unité fut largement désarmée, quarante hommes fusillés sommairement. Le commissaire politique de la 6earmée, le communiste Lin Tsu-han, fut blâmé. L’unité fut retirée du front et renvoyée à Wuhan où elle se joignit à l’aile gauche du KMT.



Le 12 avril 1927, Chiang Kai-shek franchit le pas et décida de rentrer de force dans Shanghai et d’écraser la municipalité communiste qui la dirigeait. Il ordonna aux miliciens de se désarmer et se soumettre à ses troupes sinon ils seraient traités en rebelles. La répression se fit sans tarder. Les forces de Chiang Kai-shek se firent aider par celles du général Cho Feng-chih, récemment rallié au KMT et surtout par les truands de la Bande Verte. Ceux-ci s’étaient organisés en « syndicats », portant pantalon bleu et brassard blanc (couleur de deuil). Pendant une semaine, on pourchassa à travers la ville les « rouges ». Plus de 5 000 militants furent tués, certains dans des mises en scènes particulièrement cruels. La plupart des dirigeants syndicaux et communistes de la ville furent éliminés. Chou En-lai, par miracle, passa au travers des mailles du coup de filet. Amené au peloton d’exécution, un des officiers nationalistes le reconnut comme étant son commissaire politique à Whampao. Il le laissa s’échapper. Partout, dans les territoires contrôlés par Chiang Kai-shek, on s’en prit aux communistes. Les conseillers soviétiques attachés à ses unités furent arrêtés, puis expulsés.



L’action de Chiang Kai-shek fut condamnée par le gouvernement nationaliste à Wuhan. Il est aussitôt démis de toutes ses fonctions, puis exclu, le 17 avril, du Kuomintang. Mais il répliqua en créant le lendemain un gouvernement rival, avec l’aile droite du parti, à Nankin. Plus que jamais l’élan de la révolution chinoise paraissait brisé et de fait, l’expédition du Nord fut stoppée sur place, le long du Yantze pendant près d’un an, le temps pour les nationalistes de régler leurs différents.



Le gouvernement de Wuhan n’était cependant pas de taille pour imposer son autorité à l’aile droite du KMT car Chiang Kai-shek avait rallié la majorité des officiers de l’ANR à sa cause. Ancien directeur de l’académie de Whampao, il y avait développé des liens personnels avec la plupart d’entre eux et s’était attaché leur loyauté. De toutes les provinces du Sud sous contrôle nationaliste, seules celles du Hupei, Hunan et Kiangsi étaient sous l’autorité du gouvernement de Wang Ching-wei. Isolé, entourés d’ennemis, ce dernier devait en plus faire face aux prétentions sans cesse grandissantes de ses encombrants alliés communistes. En effet, lors de son 5eCongrès, fin avril 1927, le PCC s’il réaffirmait son soutien à l’aile gauche du KMT, ce fut à l’encontre de sa propre base, désireuse d’en découdre avec toutes les factions du Kuomintang afin de venger les massacres perpétrés par Chiang Kai-shek. Des partisans de la création de Soviets dans les campagnes, tels que Peng Pai et Mao Tse-toung, furent écartés des délibérations. Au contraire, Borodine et le Komintern imposèrent la poursuite de l’alliance avec les « révolutionnaires bourgeois ». Néanmoins, ces derniers, s’ils voulaient continuer à bénéficier de l’aide russe, devaient offrir davantage de postes à responsabilité à des communistes, y compris au sein du Comité exécutif du KMT ! Surtout, Borodine réclama des enquêtes et, le cas échéant, le jugement d’officiers soupçonnés de trahison au profit de Chiang Kai-shek. D’autre part, il demanda aussi la mise sur pied d’une branche armée de 70 000 hommes placée directement sous contrôle communiste.



Ce véritable ultimatum, remis par le représentant du Komintern en Chine, l’indien Manabendra Nath Roy, ébranla jusqu’aux plus sincères militants de l’aile gauche du KMT et autres démocrates. S’ils ne réagissaient pas de suite, ils risquaient d’être complètement évincés par les communistes. Wang Ching-wei à son tour décida de rompre, le 15 juillet 1927, avec le parti communiste. L’épuration fut cependant moins brutale que celle organisée par Chiang Kai-shek. Les communistes furent arrêtés et emprisonnés, d’autres expulsés simplement du KMT. Les conseillers soviétiques, Borodine et Blücher en têtes, furent autorisés à rentrer en Union Soviétique. Ils furent suivis par des sympathisants de l’aile gauche du KMT, « compagnons de route », qui prirent aussi le chemin de Moscou, dont la propre veuve de Sun Yat-sen,Sung Ching-ting.



Les dissensions au sein du camp nationaliste furent mises à profit par Sun Chuan-fan et Chang Tso-ling pour tenter de les repousser de la Chine centrale. Dans une série de batailles, les forces du KMT de Wuhan ou de Nankin furent rejetées au sud du Yangtze. Mais leurs adversaires, manquant de moyens navals, ne purent franchir le fleuve. Les troupes du Kuomintang de gauche qui tentaient de pousser le long de la voie ferrée du Kinhan, jusqu’au nœud ferroviaire de Chengchow, furent sévèrement étrillées par les forces du général Chang Hsueh-liang, fils du maréchal Chang Tso-ling, lors de la bataille de Chumatien. Parallèlement, les troupes de Chang Tsu-chang lançaient une nouvelle offensive contre le Kiangsu dans un secteur défendu par le général Tang Sheng-chih, de l’aile gauche du Kuomintang. Elles tinrent bon le choc et repoussèrent même les forces de l’Ankuochün au nord de la voie ferrée Pékin- Hankow. Mais ce succès se fit au prix de plus de 10 000 pertes ce qui laissait moins de 60 000 hommes à la faction de gauche du Kuomintang installée à Wuhan.



Le 10 mai, les 1e et 6earmées de l’ANR passent à leur tour à l’offensive et franchissent le Yangtze pour faire jonction avec la 7earmée de Li Tsung-jen (5) venant du Kwangsi. Ensemble, elles progressent ensuite vers Hofei, Pangpu et Shhsien. Le général nordiste Chang Tsung-chang est obligé de se replier vers le Shangtung. Entre temps, la 1e armée de Ho Ying-chin s’est emparée en avril du carrefour ferroviaire de Hsuchow. Simultanément, les forces du « maréchal chrétien » Feng Yu-hsiang s’emparent du nœud ferroviaire de Chengchow à partir du Shensi, enfonçant le front de l’Ankuochün dans le nord du Honan. Il déplaça son quartier général à Kaifeng, sur le chemin de fer du Lunghai, entre Chengchow et Hsuchow. Menacé de voir ses lignes logistiques coupées, Chang Hsueh-liang décida de replier ses 150 000 hommes au nord du fleuve Jaune.



Dans cette situation, Feng Yu-hsiang apparaissait comme une sorte d’arbitre entre Wuhan et Nankin, à priori au départ plus favorable à l’aile gauche du KMT et aux Russes qui l’avaient militairement beaucoup aidé et qui l’avaient accueilli de janvier à septembre 1926 en Union Soviétique. Le 19 juin 1927, il organisa une rencontre entre des membres du gouvernement de Wuhan et Chiang Kai-shek. Il appelait de ses vœux une réunification du KMT pour poursuivre l’expédition du Nord. Chiang Kai-shek se montra le plus persuasif en lui octroyant une aide financière et la livraison de pièces d’artillerie toutes neuves. Se séparant de ses propres soutiens soviétiques, il approuva la décision de Chiang Kai-shek de rompre avec les communistes. En juin, il lançait lui-même une campagne d’épuration des « rouges » dans les zones qu’il contrôlait.



Son incessant travail de médiation porta ses fruits au bout de six mois de négociations byzantines. Chiang Kai-shek, mis en minorité au sein même de son propre courant, se retira en août de la tête du gouvernement de Nankin et s’en alla pour un « voyage d’étude » au Japon. Mais des querelles de dernières minutes empêchèrent la signature d’un accord. Les forces de Sun Chuan-fang, renforcées en artillerie par Chang Tso-lin, en profitèrent et, le 24 juillet, reprirent Hsuchow Le 17 août, une nouvelle offensive de 70 000 hommes les amenèrent à Pukow et Yanchow, juste en face de Nankin. L’ANR tenta en vain de les déloger. Pendant plusieurs semaines l’artillerie nordiste pilonna la ville. Le 25 août, les unités de Sun Chuan-fang réussirent même à établir plusieurs têtes de pont de l’autre côté du Yantze. La situation devint si préoccupante que les Occidentaux s’attendaient à un effondrement des forces du Kuomintang.



Pourtant, réorganisant ses unités, l’ANR massait des forces importantes pour une contre-attaque destinée à dégager Nankin. Le 27 août 1927, les 1e, 2eet 3e armées passèrent à l’offensive, soutenus par d’autres contingents régionaux rameutés des provinces méridionales. La 7e armée de Li Tsung-jen lança de son côté une attaque sur le flanc gauche de la tête de pont ennemie autour de Lungtan. En cinq jours de féroces combats, celle-ci fut résorbée. L’ANR fit 30 000 prisonniers, captura 35 000 fusils et plus de 30 pièces d’artillerie. Mais là encore, la victoire fut chèrement acquise avec près de 10 000 pertes, dont 500 cadets de la 5e promotion de Whampao de juillet 1926.



Pourtant, les forces de l’Ankuochün ne s’avouèrent pas battues et préparaient une puissante contre-offensive pour décembre. Ce fut pourtant l’ANR qui frappa en premier en tentant de reprendre Hsuchow où se développa une nouvelle grande bataille. Au début, les nationalistes ne se heurtèrent qu’à un écran de 10 000 hommes de Sun Chuan-fang. Mais Chang Tso-lin dépêcha le général Chang Tsung-chang à la tête d’une vingtaine de divisions regroupant plus de 150 000 hommes bien dotées en artillerie, avec même des obus au gaz de combat. Des trains blindés soutenaient la poussée nordiste tandis que l’aviation « mandchoue » se montra très active en bombardant et mitraillant les lignes de communications nationalistes. Ses trois groupes aériens engagés étaient dotés principalement de matériels français, Breguet 14 et Potez 25. Ils conquirent rapidement la supériorité aérienne au dessus du champ de bataille sur la petite aviation nationaliste. Le 16 décembre 1927 voit d’ailleurs le premier combat aérien de la guerre civile chinoise. Malgré une nette infériorité en termes de puissance de feu, les unités de l’ANR firent preuve d’un grand élan, emportées par la fougue de ses officiers et commissaires politiques. L’attaque nordiste fut stoppée nette. Puis, par une série de mouvements enveloppants, les nationalistes tronçonnèrent en plusieurs poches les positions ennemies. Avec ses lignes de repli menacées, Chang Tso-lin ordonna une retraite générale.



Fort de cette éclatante victoire, le général Ho Yin-chin demanda publiquement le retour de Chiang Kai-shek du Japon. Dans l’urgence, des personnalités des deux factions du KMT acceptèrent de le rencontrer. Il posa ses conditions et au cours de la « Conférence pour l’unité » qui se tint à Shanghai, imposa le gouvernement de Nankin comme étant le seul et l’unique des nationalistes. La plupart des ministres de l’aile gauche du KMT le rejoignirent. Lâché par ses fidèles, Wang Ching-wei s’exila en France, après avoir vainement tenté, avec l’aide du général Chang Fa-kuei, de reconstituer un autre gouvernement nationaliste rival à Canton. Le commandant en chef des troupes de l’aile gauche du Kuomintang, le général Tang Sheng-chih, s’enfuit, le 12 novembre, au Japon. Nommé à nouveau à la tête de l’armée, le retour de Chiang Kai-shek électrifia le moral des troupes. En janvier 1928, sous sa houlette exclusive, l’expédition du Nord reprenait. Mais en attendant de lancer la nouvelle campagne contre les seigneurs de guerre nordistes, il décida d’assurer ses arrières en écrasant la nouvelle dissidence armée des communistes.

Devant l’avance du Kuomintang, les Occidentaux renforcent les garnisons de leurs concessions internationales. Ici, des Marines américains qui viennent de débarquer à la concession internationale de Shanghai en 1927. (Collection Albert Grandolini)




Les moyens de défense de la concession française sont aussi renforcés. Des chars Renault FT-17 patrouillent dans les rues de Shanghai. (Collection Gilbert Duranthie)



Des automitrailleuses britanniques s’alignent pour une démonstration de force dans le cadre de la défense de la concession internationale de Shanghai, printemps 1927. (Collection Gilbert Duranthie)



Milices ouvrières communistes de Shanghai, mars 1927. (Collection Albert Grandolini)



La répression s’abattit sur les communistes aussi bien dans les zones contrôlées par Chiang Kai-shek que les militaristes du nord. C’est le cas pour ces deux étudiantes arrêtées par les forces de la Clique du Chihli pour avoir manifester contre la présence des concessions étrangères. Après un « procès » sommaire, elles seront fusillées. (Collection Albert Grandolini)

Décapitation au sabre, pour l’exemple, d’un syndicaliste dans les rues de Shanghai après la répression ordonnée par Chiang Kai-shek en avril 1927. (Collection Albert Grandolini)






Moisson d’automne et naissance de l’armée rouge



Après les ruptures consécutives avec le Kuomintang de droite, en avril 1927, puis celui de gauche, en juillet, les communistes furent rejetés dans la clandestinité. Traqués, sans bases arrières, avec peu d’éléments armés disponibles, ils étaient aussi en plein désarroi sur la suite de la stratégie à suivre. Tiraillés entre les éléments de la base, dont le courant mené par Mao Tse-toung qui prônait le développement de groupes de guérilla paysannes, et les directives du Komintern qui poussaient à la mise sur pied de forces conventionnelles, le Comité central du PCC se réunit pour une « réunion extraordinaire » à Kiukiang, petit port sur le Yantze. Moscou y avait dépêché le nouveau représentant du Komintern pour la Chine, Besso Lominadze afin d’y faire appliquer la ligne du parti. Durant cette session de crise, le secrétaire général et fondateur historique du parti, Chen Tu-hsiu, rendu responsable des récents désastres, fut exclu du Comité central. Cela ouvrit une ère de grande instabilité à la tête des instances dirigeantes du parti. Le nouveau premier secrétaire était un homme de Moscou, un jeune révolutionnaire de formation russe, Chu Chiu-pai. Ancien étudiant en langue et littérature russe, traducteur de Gorki, journaliste, il séjourna ensuite trois ans en Union Soviétique avant de devenir professeur de sociologie à l’université de Shanghai en 1924.



Il décida d’une action conjointe entre un soulèvement des campagnes, l’opération « moisson d’automne », dans les zones où des groupes armés paysans avaient été organisés, combiné à des insurrections urbaines effectuées par des milices ouvrières. Surtout, il tenta de soulever certaines unités de l’ANR noyautés par des officiers et des commissaires politiques communistes. Ces unités devaient venir en aide aux insurgés dans les villes, particulièrement à Canton, et s’emparer au moins d’un port pour que l’aide russe puisse y parvenir.



L’action la plus significative de la campagne est une tentative de soulèvement de plusieurs unités militaires de la région de Nanchang, le 1e août 1927. Cette date est depuis considérée comme celle marquant la naissance de l’armée rouge chinoise (6). Les circonstances étaient favorables car la 2e armée de Front (ex 4earmée) du général Chang Fa-kuei, récemment transférée du Hupei au Kiangsi, dans la région de Nanchang – Kiukiang, comptait dans ses rangs de nombreux officiers communistes. Tout ou partie de la 2earmée de Front s’était redéployé autour de Nanchang : la 25e division de la 4e armée ; les 10e, 11e et 24e divisions de la 11earmée ; et les 1e, 2e et 3edivisions de la 20e armée. Or le commandant de la 20earmée, le général Ho Lung, celui de la 24e division, le général Yeh Ting, étaient membres ou sympathisants du PCC. Autre circonstance favorable, le chef local de la Sécurité Publique (7) était aussi un officier communiste, le général Chu Teh, qui sera bientôt le Commandant en chef de l’armée rouge chinoise. Chu Teh de part sa position fut à même d’organiser le complot. Il réussit à rallier à sa cause une partie d’une quinzaine de régiments, soit à peu près 30 000 hommes. Le soulèvement a lieu à une heure du matin et la surprise totale. Les mutins emportent la plupart des casernements, désarment les autres troupes. Ni désordres, ni pillages, la population ne comprend pas trop ce qui se passe. A l’aube, un « comité révolutionnaire » est proclamé. Les troupes insurgées sont réorganisées et l’ordre de bataille ancien à peine modifié : 20e armée (Ho Lung), 21earmée (Yeh Ting) et 9e armée (Chu Teh). L’ensemble garde d’ailleurs le nom de 2e armée de Front. La troupe, d’ailleurs persuadée qu’on préparait son retour au Kwangtung d’où elle était originaire, accepta l’évènement et par habitude suivit ses chefs et les explications de ses commissaires politiques.



Cependant, Chang Fa-kuei, proche du Kuomintang de gauche, réagit avec vigueur à la révolte de près de la moitié de ses troupes. Soutenu par des éléments de la 3earmée, il marcha aussitôt sur la ville d’où les communistes commencent à se retirer dès le 3. L’armée rouge ne tente pourtant pas de se maintenir dans la région, en s’appuyant sur les milices paysannes. Au contraire, elle se replie vers le Kwangtung pour y créer des « bases révolutionnaires » proches de Canton où un soulèvement ouvrier se préparait. Leur action commune devait faire de Canton la capitale rouge d’où les navires soviétiques pourraient y débarquer des armes et des fournitures. Simultanément, afin de perturber les mouvements de l’ANR, Mao Tse-toung était chargé de soulever les campagnes avec l’insurrection de « la moisson d’automne ». Il disposait de quelques milices paysannes qui se trouvaient principalement à la frontière des provinces du Hunan et du Kiangsi, à l’est de Changsha.



Comme on l’a vu précédemment, une série de soulèvements ruraux eurent lieux à l’approche des armées révolutionnaires avec le retrait précipité des forces des seigneurs de guerre nordistes. Mais peu de ces révoltes paysannes bénéficiaient aux communistes qui n’avaient pas assez de militants pour les encadrer et les prendre en main. D’autre part, pour des raisons idéologiques, la priorité était accordée aux mouvements insurrectionnels ouvriers. Ces jacqueries furent rapidement réprimées, souvent par les milices levées par les grands propriétaires terriens.



Mao Tse-toung n’avait à sa disposition qu’environ 2 000 hommes armés qu’il articula en quatre « régiments ». Le premier est formé à partir d’un bataillon de gardes du 4e groupe d’armées (ex 2earmée) qui se sont échappés de Whuhan. Des mineurs des charbonnages de Anyuan constituent le noyau du second. Le troisième est constitué de milices paysannes des régions de Pingkiang et de Liuyang. Le dernier est constitué de déserteur de l’ANR et de paysans. Ces bandes opèrent dans sa province natale du Hunan, entre les collines qui bordent la vallée de Hsiang et le lac Tongting. A partir de septembre, après une série de coups de mains, les quatre « régiments » convergent vers Changsha. Mais ils se heurtent à plusieurs divisions nationalistes. Le 2erégiment est encerclé, puis anéanti dans Liling. Les autres unités durent se disperser. Pire, à Pingkiang, le 4e régiment trahit et se retourna contre le 1e régiment. L’affaire tournait au désastre, en grande partie due à l’inexpérience militaire de Mao Tse-toung lui-même. La « moisson d’automne » était un échec sanglant et les survivants se replièrent au sud, vers la région montagneuse et quasi-déserte des Ching Kang Shan qui va bientôt devenir la première base rurale communiste en Chine Centrale. De là, Mao Tse-toung va y réorganiser ses forces, recruter des hommes, menant de front un travail d’instruction militaire et d’endoctrinement politique. Il y expérimentera ses modèles d’organisations sociales dans les « zones  libérées », appliquera les premières réformes agraires. Aujourd’hui encore, dans la propagande officielle du parti communiste, les monts Ching Kang Shan sont toujours qualifiés de « montagnes sacrées de la révolution ».



Quelques tentatives plus modestes et plus décousues eurent aussi lieu au Hupei où des milices paysannes occupèrent un moment la voie ferrée entre Yochow et Hankow et dans les monts Tapieh. Des actions de guérilla se tenaient aussi au Kiangsi, autour de Taiho, et au Kiangsu, dans la région de Wusih et jusqu’au Shensi, dans la région de Yenan, tenue par une bande communiste dirigée par un agitateur local, Liu Chih-tan. Son secteur servira, dix ans plus tard, de base de recueil aux survivants de la « longue marche ». A aucun moment, il n’y eu de véritable coopération avec les colonnes de l’armée rouge s’échappant de Whuhan et qui tentaient à marche forcée de rallier la région de canton. D’ailleurs, c’est dans cette région que la « moisson d’automne » connaîtra son seul succès relatif dans une zone située entre la rivière de l’Est et Canton, dans les districts de Haifeng et Lufeng, depuis longtemps « travaillés » par Peng Pai, le premier théoricien communiste chinois de la lutte armée dans les campagnes. Solidement implantées, les milices communistes y décrétèrent la mise sur pied du « Soviet de Haifeng – Lufeng » en novembre 1927. Elles attendaient l’arrivée de l’armée rouge pour leur tendre la main et marcher sur Canton.



Mais leur espoir fut déçu à cause de la série de défaites subies par les insurgés de Wuhan. En effet, après avoir évacué la ville, les colonnes de la 2earmée de Front communiste virent leurs principales voies d’accès vers le sud barrées par plusieurs armées nationalistes. Aussi, au lieu d’emprunter la voie la plus directe pour Canton, via la vallée de la Kan et le long de la rivière du Nord, par souci d’éviter le maximum d’adversaires, elle choisit plus à l’est un itinéraire de montagne qui allait d’abord la conduire à Fuchow, où elle s’arrêta trois jours, et à Juichin, la future capitale rouge des années 1931 – 1934. Elle y entra après un petit combat de nuit livré à deux régiments nationalistes, le 18 août. Cependant, les insurgés se heurtaient le 24 août, à Huichang, à quatre régiments de la 3e armée nationaliste et perdaient un millier d’hommes. La 9e armée communiste de Yeh Ting était particulièrement éprouvée. C’est alors que renonçant à poursuivre vers Canton, l’armée rouge décida de se replier sur Juichin, puis de gagner Chaochow et le port de Swatow, en passant par Changting dans la partie ouest du Fukien. Le choix de Swatow semble avoir été inspiré à la fois par le désir de disposer d’un port pour recevoir l’aide soviétique, et de s’appuyer sur les districts du « Soviet de Haifeng – Lufeng » sur la rivière de l’Est.



Laissant Chu Teh en couverture avec sa 25e division à San Ho Pa, le gros des forces communistes se porta vers la côte. Le 23 septembre, les insurgés occupent Chaochow sans combat et leurs avant-gardes atteignent Swatow le lendemain. Mais les nationalistes réagirent avec vigueur, concentrant plusieurs divisions régionales du Kwangsi du général Li Chi-sen, la 5e armée de Li Fu-lin et la 4earmée de Chang Fa-kuei. Elles encerclent l’armée rouge et de violents combats éclatent dans la région de Chieyang et Tangkang, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Swatow que la 3edivision de la 20e armée communiste conservera jusqu’au 30 septembre. Finalement, le gros des forces rouges (1e, 2e et 24e divisions) est anéanti dans la région de Kweichi et Wushih à l’ouest de Chiehyang. Quelques centaines de fugitifs à peine, dont Yeh Ting, s’échappent du chaudron, et parviennent à gagner le « Soviet de Haifeng – Lufeng ». Les forces de Chu Teh laissées à San Ho Pa s’en tirent un peu mieux. Leur chef les divise en trois colonnes, dont deux sous les ordres respectivement de deux excellents officiers, Chen Yi et Lin Piao, qui réussissent à passer à travers l’encerclement et se regroupent près de Kanchow, dans le sud-ouest du Kiangsi. Mais à bout de ressources, pourchassés par les nationalistes, Chu Teh se résout à négocier avec eux. Il a la chance de rencontrer un ancien camarade de promotion de l’académie militaire du Yunnan, le général Fang Shi-sheng, commandant de la 6earmée du KMT. Par son entremise, il obtient un armistice pour les 1 200 survivants de son unité qui devient le 140erégiment autonome de l’ANR. Il feindra renier ses idéaux communistes et aura le droit de stationner son régiment dans le secteur de Shaokwang, au nord de Canton, avec pour commissaire politique son ami Chen Yi.  



Il fait tout pour ne pas participer à la suppression du « Soviet de Haifeng – Lufeng ». Mais au début de 1928, reniant la parole donnée, Chu Teh entraîne son régiment dans la région d’Ichang, à la frontière des provinces du Hunan et du Kwangtung. C’est là, le 28 janvier, qu’il réorganise ses forces en une « 4e armée rouge » à deux régiments (28e et 29e) et un bataillon (bataillon indépendant d’Ichang). Pendant plusieurs mois, Chu Teh essaiera de se maintenir dans la région d’Ichang, Laiyang, Pinghsien, Yunghsin, créant des Soviets, des détachements de gardes rouges, et refoulant de petites expéditions nationalistes. Cependant, au mois d’avril 1928, sa situation devient si difficile qu’il se résout à rejoindre Mao Tse-toung dans les Ching Kang Shan à une centaine de kilomètres de là.



Le rêve d’instituer une capitale communiste à Canton s’est évaporé avec la destruction du gros de l’armée rouge et l’échec de l’insurrection de la « moisson d’automne ». Pourtant, par méconnaissance de la situation réelle des rapports de forces, par les difficultés de communication entre ses différentes organisations, par l’aveuglement idéologique peut-être, le PCC va continuer à s’en tenir à son plan initial, à savoir préparer une insurrection ouvrière à Canton. Sa direction est de plus encouragée par le Komintern dans cette voie ! En effet, à Moscou une surenchère oppose les partisans d’une alliance avec le Kuomintang, aujourd’hui caduque, contre ceux prônant une action autonome de la part des communistes dans la révolution chinoise. Cette « querelle  chinoise » n’est en fait qu’un des prétextes opposant désormais ouvertement Staline à Trotski au sommet du pouvoir soviétique. Les envoyés locaux du Komintern ont de plus en plus de mal à se faire une idée claire de la stratégie à suivre et surtout à la faire accepter par des camarades chinois de plus en plus désabusés.



La décision de déclencher une insurrection est malgré tout prise car les circonstances paraissent favorables, avec le gros des unités nationalistes lancé dans des opérations de ratissages des dernières bandes rouges au nord de la ville. Qui plus est, la garnison locale semble faible, avec un régiment de milice du Corps de Préservation de la Paix, un régiment d’artillerie, des troupes des Services et les dépôts de la 13earmée, des quartiers généraux de plusieurs divisions. Surtout, le régiment d’instruction de 3 000 hommes est sous le commandement d’un officier qui vient de rejoindre le parti communiste, Yeh Chien-ying. Plus de 200 de ses hommes sont aussi des membres clandestins du parti. A cette unité viendrait s’ajouter 2 000 « gardes rouges » très médiocrement armés, et près de 5 000 ouvriers et militants qui recevront les armes récupérées dans les dépôts ennemis. Le commandement militaire de l’insurrection est confié à Yeh Ting qui a réussi à sortir de la nasse du « Soviet de Haifeng – Lufeng ». Mais au dernier moment, sans que les comploteurs ne le sachent, la 4earmée de Chang Fa-kuei qui vient juste de revenir du front, stationne sur des positions le long des rivières du Nord et de l’Est. En fait, plus de 50 000 hommes bien armés venaient de prendre position dans les faubourgs de Canton !



Dans la nuit du 11 décembre 1927, Yeh Ting qui vient juste d’arriver en ville, se rend au régiment d’instruction qu’il exhorte à la révolte. Une quinzaine d’officiers et de soldats qui s’y opposent sont abattus sur place. Le soulèvement général commence à 3h30 comme prévu. Le régiment d’instruction comprend neuf compagnies qui reçoivent leurs missions particulières : bâtiment central de la Sécurité publique, quartier général de la Gendarmerie, caserne Sse Piao, caserne du régiment d’artillerie, la gare de la ligne de Kowloon, et la colline de la « Déesse de la Miséricorde » avec la fabrique de munition voisine. Les « gardes rouges » doivent désarmer la police et les miliciens cantonnés près du temple du grand Bouddha et du théâtre municipal. La surprise joue presque partout et en quelques heures la ville est occupée à l’exception du QG de la 4e armée et ceux des 12eet 26e divisions qui tiendront jusqu’au bout. Plus de 8 000 fusils, des mitrailleuses et des mortiers sont saisis dans les dépôts. Ils servent à armer des volontaires et une partie des 3 000 prisonniers relâchés des geôles de la ville. Dès l’aube, les insurgés proclament la « Commune de Canton ». Elle annonce les mesures les plus radicales en matière de confiscations, de nationalisations, de redistributions des biens, d’annulation des dettes. Vers midi, alors que les insurgés érigent partout des barricades et creusent des tranchées, les forces nationalistes contre-attaquent. Une division arrive de Whampao, deux régiments de la 5e armée traversent la rivière des Perles à Kiangmen. Le lendemain, c’est le périmètre nord de la ville qui est attaqué par trois régiments et en particulier la colline de la « Déesse de la Miséricorde » où les insurgés se battent farouchement. Cet observatoire va changer plusieurs fois de main avant d’être emporté définitivement au matin du jour suivant par les nationalistes.



Le même jour, la 26edivision est envoyée à son tour dans la ville. Elle est soutenue par deux régiments sous les ordres de Hsüeh Yüeh, un des meilleurs généraux nationalistes. Pendant deux jours, on se bat pour chaque rue du centre, maison par maison. Les tirs d’artillerie et ceux de deux canonnières mettent le feu à plusieurs quartiers. Les insurgés ne peuvent espérer aucun renfort tandis que les pertes sont considérables. Yeh Ting se résout à donner l’ordre de retraite. Durant la troisième nuit, des petits groupes tentent de décrocher et de fuir par les quartiers Est de la ville. Les tirs de mitrailleuses les clouent sur place. Seul un millier d’hommes passeront au travers des barrages nationalistes. Mais dans la plupart des cas, piégés à l’intérieur de la ville, les groupes communistes seront encerclés et détruits. Les milices ouvrières font preuve d’un héroïsme qui impressionna les observateurs étrangers.



La répression qui suivit fut encore plus coûteuse que les combats. Comme à Shanghai, le Kuomintang fera appel aux services de la pègre locale pour l’aider à « éradiquer  les rouges » de Canton. On estime que dans les semaines qui suivront, plus de 15 000 personnes seront enlevées et exécutées. Peng Pai fut capturé et fusillé.




Naissance de l’armée rouge et le soulèvement militaire de Nanchang. Source : Histoire du Parti Communiste Chinois, Jacques Guillermaz, Payot, Paris, 1968.

L’insurrection de la « Moisson d’automne ». Source : Histoire du Parti Communiste Chinois, Jacques Guillermaz, Payot, Paris, 1968.


Les différentes factions chinoises en Chine centrale et du nord en avril 1928. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.

Chu Teh, le futur commandant en chef de l’armée rouge, vu ici lors de l’insurrection de Nanchang durant l’été 1927. (Collection Albert Grandolini)

Devant l’avancée des forces du KMT, des millions de paysans se soulevèrent au cours d’immenses jacqueries. Le mouvement des « lances rouges » fut est des plus structuré même si les communistes ne parvinrent pas à le prendre en main. (Collection Albert Grandolini)

Guérilleros de Mao Tse-tung lors de l’insurrection de la « moisson d’automne ». Pauvrement armés, ils seront rapidement battus par les forces nationalistes et forcés de se replier vers les zones montagneuses isolées pour survivre. (Tiexue)

Le service de propagande du Kuomintang était efficacement organisé avec l’aide soviétique. Dans chque localité occupée, d’immenses manifestations politiques de soutien au KMT y étaient organisées. (Collection Albert Grandolini)







La reprise de la marche vers le Nord



Après près d’un an de pause à cause des dissensions internes dans le camp des révolutionnaires, l’expédition du Nord est relancée sous la ferme direction de Chiang Kai-shek. Sa brutale répression de ses anciens alliés communistes et l’expulsion des conseillers soviétiques avaient rassuré les puissances étrangères, inquiètes pour leurs intérêts et leurs concessions territoriales. Après l’avoir longtemps considéré comme un « bolchevique », on s’aperçu que l’on « pouvait faire affaires avec lui ». Sans toutefois laisser tomber les cliques militaires du Nord, les chancelleries commencèrent à normaliser leurs relations avec le Kuomintang. Pour Chiang Kai-shek, il était vital de trouver de nouveaux soutiens pour compenser l’interruption de l’aide soviétique. A la conférence de Washington, les puissances étrangères consentirent à accorder à la Chine de relever ses droits de douanes à l’importation. Surtout, la Grande Bretagne qui avait toujours la haute main sur les services douaniers et fiscaux du pays depuis la fin du 19e Siècle consentit à augmenter la quote-part revenant au trésor chinois. Plus significatif encore, cette décision ne s’appliqua pas seulement au gouvernement de Pékin, mais aussi à celui des nationalistes installé à Nankin. Un premier avoir de 3 millions de dollars américains fut accordé après l’écrasement de la « Commune de Canton ». Surtout, Chiang Kai-shek avait obtenu des établissements bancaires chinois et étrangers de Shanghai un prêt de 130 millions de dollars. Il fut aidé en cela par le financier Tse Ven Soong (T V Soong), frère de la veuve de Sun Yat Sen, et en fit son ministre des finances. Il épousa aussi une de ses sœurs, May Ling Soong, et se convertit à la demande de sa femme au protestantisme. Une conversion qui fut accueilli favorablement par les anglo-saxons (8). Tout cela lui permit de rééquiper ses troupes d’autant plus facilement que les grandes puissances avaient finalement levé leur embargo sur les ventes d’armes.



Dès son retour, Chiang Kai-shek se rendit en train à Kaifeng pour négocier directement avec Feng Yu-hsiang, le « maréchal chrétien ». Il arriva à un accord pour réorganiser les forces de l’ANR en quatre groupes d’armées :



Le 1e groupe d’armée, regroupant les divisons KMT d’origine. Qualifié plus tard « d’armée centrale », c’était la garde prétorienne du régime, encadrée par les cadets survivants de Whampao.



Le 2e groupe d’armée, regroupant les unités de l’ex-Kuominchün du « maréchal chrétien » Feng Yu-hsiang.



Le 3e groupe d’armée du général Yen Hsi-shan, surnommé le « gouverneur modèle ». Ce dernier n’avait pas vraiment encore pris partie dans le conflit opposant le KMT aux cliques militaires du Nord mais défendait jusqu’à présent jalousement sa province natale du Shansi.



Le 4e groupe d’armée, regroupant les unités de l’ex-Clique militaire du Kwangsi du général Li Tsung-jen. Il contrôlait alors les provinces du Hupei et du Hunan, ainsi qu’une partie du Kwangtung.



L’académie militaire de Whampao fut transférée à Nankin où l’on réorganisa le département politique de l’école, purgé de ses éléments communistes. On y professait désormais une nouvelle  « idéologie révolutionnaire de droite ». Des transfuges communistes étaient même chargés de théoriser les nouvelles idées du « Sun Yat-sennisme » : patriotisme, développement personnelle, modernisations sociales et économiques et soutien à Chiang Kai-shek.



Au printemps 1928, les préparatifs pour la reprise de l’expédition du Nord battaient leurs pleins. Pour la première fois, le camp nationaliste bénéficiait d’une nette supériorité numérique : près de 700 000 hommes contre les 450 000 de l’Ankuochün.



La campagne reprit en avril lorsque le 1e groupe d’armée, soutenu en second échelon par le 2e de Feng Yu-hsiang, progressèrent le long de la voie ferrée à partir de Hsuchow vers le Shantung. Les forces diminuées de Sun Chuan-fang supportèrent l’essentiel du choc, contre-attaquant même les 16 et 17 avril. Elles furent cependant forcées d’évacuer Yenchow pour éviter un encerclement devenu inévitable. Sun Chuan-fang tenta ensuite de conserver en vain Tsinan, la capitale du Shangtung. La ville contrôlait la voie ferrée stratégique qui aboutissait au port de Tsingtao. Celle-ci fut coupée par le 2e groupe d’armée et il n’eu d’autre choix que de l’évacuer, en franchissant le seul pont qu’il contrôlait encore sur le fleuve Jaune. L’évacuation se fit dans la panique, ses troupes s’adonnant à des meurtres et pillages. Les forces japonaises de Mandchourie, ou Armée du Kwantung, dépêchèrent alors une brigade en ville afin de « protéger ses ressortissants », faisant porter la faute des désordres sur les troupes nationalistes, pourtant parfaitement disciplinées. Le 3 mai, les unités nationalistes se heurtèrent aux japonais sous les ordres du major général Tatekawa Yoshiji dans de violents combats qui firent plusieurs milliers de victimes parmi les civils. Les Japonais engagèrent pour la première fois en Chine des blindés au combat, en l'espèce un détachement d'automitrailleuses Wolseley- Ishikawajima type CP. Chiang Kai-shek accusa Tokyo d’être intervenu exprès pour protéger ses affidés. Il se rendit sur place et ordonna à ses unités de contourner la ville, sentant que Yoshiji était à la recherche du moindre prétexte pour intervenir et mettre à mal sa poussée vers la Chine du Nord. Profitant de ce retrait, les Japonais déployèrent d’autres renforts et occupèrent la totalité de la voie ferrée Tsinan – Tsingtao, sous prétexte de la protéger. De fait, ils avaient tendu un cordon de troupes interdisant toute avance du KMT vers le nord de la péninsule du Shangtung.



Profitant de cette intervention japonaise qui porta un coup d’arrêt à l’offensive nationaliste, Chang Tso-lin concentra le gros de ses forces en arc de cercle autour de Pékin, en trois môles de résistance à Techou, Paoting et Kalgan. Il disposait d’une nette supériorité en termes d’artillerie et d’aviation. Ses troupes étaient aussi plus mobiles avec de nombreux trains et véhicules à disposition. Mais la série de récentes défaites avait miné le moral de ses soldats. Celui de l’ANR, au contraire, était galvanisé par une avance qui paraissait maintenant inexorable. Face à la propagande nationaliste, Chang Tso-lin avait peu d’arguments à faire valoir, si ce n’est que ses adversaires étaient toujours des « bolcheviques ». Face aux accusations, en partie fondées, d’être au service des intérêts Japonais, il fut obligé de dénoncer publiquement ces derniers et leurs « visées impérialistes ». Ce qui provoqua la fureur des militaires japonais en Chine. A Tokyo, plusieurs tendances de l’armée et du ministère des affaires étrangères s’opposaient quant à la poursuite du soutien à accorder à Chang Tso-lin.



C’est dans ce climat et, prenant les devants, qu’il attaqua le premier, le 17 mai 1928, en engageant 200 000 hommes pour lever le siège de Paoting. Le 2egroupe d’armée ploya sous le choc et fut rejeté sur Tinghsien. Mais l’ANR dépêcha le 4e groupe d’armée, et des éléments du 3e groupe d’armée, pour colmater la brèche. Paoting fut prise dans la foulée. Dans le même temps, le 1e groupe d’armée menaçait Tientsin, au sud-est de Pékin. La panique parcourut les rangs de l’Ankuochün et Chang Tso-lin décida d’abandonner Pékin pour se replier sur sa Mandchourie natale. Cette décision fut annoncée à ses conseillers japonais qui firent mine d’acquiescer. En réalité, ils avaient décidé d’éliminer cet allié ombrageux et devenu peu fiables. Surtout, ils espéraient que le chaos qui s’en suivrait servira de prétexte à une intervention japonaise pour occuper toute la Mandchourie. Le train qui le ramenait fut victime d’un attentat au sud de Mukden, vers 5h30 du matin du 4 juin 1928, perpétré par les services japonais. En quelques jours, à la nouvelle de la mort de Chang Tso-lin, les positions de l’Ankuochün s’effondrèrent et le drapeau nationaliste hissé sur Pékin, prise pratiquement sans combats. Prudemment, Chiang Kai-shek ne poursuivra pas son avance vers la Mandchourie, en partie suspicieux d’une possible réaction japonaise. Pékin, ou « Capitale du Nord », symbole du pouvoir impérial, fut rebaptisé Peiping, « Nord Pacifié», afin de réaffirmer la prééminence de Nankin, ou « Capitale du Sud » comme nouvelle capitale du pays (9). 

Les différentes factions chinoises en Chine centrale et du nord en avril 1928. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.

Cavalerie de la Clique du Chihli de la faction de Sun Chuan-fang. Ses revers sont tels à partir d’avril 1928 qu’il est obligé d’en faire appel à la Clique du Fengtieng de Chang Tso-lin. (Collection Albert Grandolini)

Section d’appui d’un régiment de la Clique du Chihli, dotée de mortiers de 81mm. Ces soldats sont relativement bien équipés, ce qui est rarement le cas à cette période ci du conflit. (Collection Albert Grandolini)

Servants de mitrailleuse du Kuomintang regroupés autour d’une mitrailleuse Browning. (Collection Albert Grandolini)

A partir du printemps 1928, la Clique du Fengtieng de Chang Tso-lin vint en aide aux forces de Sun Chuan-fang pour tenter en vain de stopper l’avance du KMT au nord du Yangtze. (Collection Albert Grandolini)

Chang Tso-lin en personne, au milieu avec les jumelles, vient superviser les défenses au sud de Pékin. (Collection Gilbert Duranthie)

Les forces de Chang Tso-lin engagèrent plusieurs trains blindés pour appuyer leur contre-offensive du printemps 1928. La plupart d’entre eux avait des mercenaires russes blancs comme équipages. (Collection Gilbert Duranthie)

Les nationalistes faisaient aussi un grand usage des chemins de fer pour appuyer leur progression vers le nord. Au printemps 1928, grâce à la levée de l’embargo sur les armes décrétés par les Occidentaux, ils purent se rééquiper avant l’offensive finale contre les militaristes du nord. Pour la première fois, l’ANR allait aussi engager des blindés, comme ici à Tangshan sous les ordres du général Pai Chung-shi. (Collection Albert Grandolini)

En Chine, la plupart des belligérants planifiaient leurs campagnes en fonction des voies ferrées qui devinrent par force les principaux axes de progression. En effet, dans un pays à l’infrastructure routière primitive, la plus grande partie de la logistique était acheminée par les trains. (Collection Albert Grandolini)

Artilleurs de l’Ankuochün en action. Les forces nordistes, surtout celles de la Clique du Fengtieng, avaient une nette supériorité en terme de bouches à feu, comparé à l’ANR. (Collection Gilbert Duranthie)


Canons de l’Ankuochün en cours d’acheminement vers le sud de Pékin où Chang Tso-lin avait engagé une vingtaine de ses divisions. (Collection Albert Grandolini)

Contre-attaque lancée par les chars FT-17 de la Clique du Fengtieng autour de Tsinan. (Collection Gilbert Duranthie)


Les forces japonaises, ou Armée du Kwantung, furent engagées contre les forces du Kuomintang autour de Tsinan, la capitale du Shangtung, en mai 1928. Les Japonais engagèrent pour la première fois en Chine des blindés au combat, avec un détachement d'automitrailleuses Wolseley- Ishikawajima type CP. (Tiexue)
 





La guerre « des plaines centrales » ou des lendemains qui déchantent



Fin 1928, pour la première fois depuis la chute de la monarchie, la plus grande partie de la Chine se trouvait placée sous une même autorité. Jamais aucun gouvernement jusqu’alors n’avait réussi à mettre fin au morcellement du pays entre plusieurs cliques militaires. Même si le gouvernement nationaliste paraissait le plus solide qui est jamais accédé au pouvoir, ce n’était, et de loin, pas encore ce pouvoir centralisé et fort auquel il aspirait. Sa légitimité demeurait fragile et l’élan et l’enthousiasme qu’il déclencha à ses débuts étaient vite retombés. Les premiers succès nationalistes étaient d’abord dus à la désunion profonde de ses adversaires. A aucun moment les « nordistes » ne surent se donner une direction unique. Chacun s’efforcera, au contraire, à tirer avantage des difficultés momentanées de son allié du jour, quitte à ménager l’adversaire. S’affrontant sans cesse pour l’hégémonie, au travers de luttes compliquées et déroutantes, pleines de trahisons et de coups de théâtre, l’on assista aussi à de spectaculaires ralliements à la « révolution ». Quelque part, ces seigneurs de guerre perpétuaient un art de la guerre idéal chinois qui consiste à rendre les batailles inutiles grâce à la diplomatie.



La stricte discipline des nationalistes contrastait avec les exactions de la soldatesque de leurs adversaires. Qui plus est, point de « réquisitions » des biens spoliés aux civils mais un service d’achat qui suivait l’armée et dédommageait la population. Les coolies mobilisés comme porteurs et terrassiers percevaient un salaire, de même que les soldats qui recevaient régulièrement leurs soldes. Les volontaires se présentaient en nombre, ce qui permit de faire passer les effectifs de 100 000 hommes au début de la campagne à 260 000 six mois plus tard, pour atteindre plus de 500 000 deux ans après. Surtout, durant cette première phase de la reconquête du Nord, les hommes étaient portés par un idéal patriotique et révolutionnaire, propagé et entretenu par les commissaires politiques. L’occupation de toute localité était suivie d’immenses meetings, poses d’affiches, manifestations de masses de toutes sortes afin de « conscientiser » les masses. Plus tard, des « trains de propagande » pourvus de moyens modernes  avec imprimerie, atelier photo, wagon - expositions, circuleront sur les voies ferrées. Cette vaste machine publicitaire en marche n’existait pas chez ses ennemis. Ceux-ci se contentaient de présenter les dirigeants nationalistes comme étant de simples marionnettes de Moscou, aux ordres de Borodine, surnommé « l’empereur rouge de Canton ».



A bien des égards, les troupes nationalistes ne valaient pas celles des nordistes faites en grande partie de vieux soldats professionnels et pourvus d’un meilleur armement. Cependant, composées de volontaires, instruites politiquement, soumises à une discipline rigoureuse, entraînés par les jeunes cadres de Whampao, elles se révéleront d’excellentes unités opérationnelles. Néanmoins, ces qualités furent de plus en plus diluées avec l’intégration d’un nombre croissant de troupes de seigneurs de guerre, ralliés au dernier moment. Celles-ci vont apporter avec elles leurs indisciplines et corruptions ainsi que les habitudes de pillages. Jusqu’à la fin de la guerre sino-japonaise en 1945, et même de la fin de la guerre civile en 1949, il y aura en fait deux sortes d’armées ; celles du gouvernement central de Nankin, relativement bien équipées et disciplinées ; et celles des provinciaux, en général qualifiées « d’armées de route », constituées d’unités disparates de valeur médiocre.



La population, un instant enthousiaste devant l’avancée du KMT va rapidement s’en détourner, constatant qu’un « seigneur de guerre », certes plus puissant, a remplacé tous les autres. Les luttes intestines au sein du Kuomintang vont rendre illisibles son discours révolutionnaire. L’accommodement du KMT des concessions étrangères, la non remise en cause des humiliants « traités inégaux », lui retirèrent l’un des principaux motifs de mobilisation du début de la révolution, à savoir un patriotisme ardent qui aspirait à recouvrer la pleine et entière souveraineté de la nation chinoise. La sanglante répression des mouvements ouvriers et paysans va faire le jeu des communistes. La nature de plus en plus autoritaire du régime de Chiang Kai-shek va aussi lui aliéner une partie de la bourgeoisie modérée et démocrate.



La grande faiblesse de la victoire de Chiang Kai-shek, un militaire réactionnaire mais personnellement relativement intègre en dépit de ses vielles « liaisons dangereuses » avec la pègre de Shanghai, ce fut paradoxalement sa rapidité ! Son appareil militaire, politique et administratif était trop petit et faible par rapport aux besoins immenses du pays. On fit donc avec ce qui existait déjà localement et on récompensait les ralliements, ce qui fit entrer le ver dans le fruit.



Pour Chiang Kai-shek, l’important est de consolider son pouvoir face à une multitude de menaces de dissidences. Qui plus est, des régions entières du pays ne sont que théoriquement placées sous l’autorité du gouvernement de Nankin. Ainsi, les provinces du nord-ouest et sud-ouest où une multitude de seigneurs de guerre locaux n’ont fait qu’une allégeance de façade au Kuomintang. Sans oublier aussi le Turkestan chinois et le Tibet qui n’ont plus qu’un lien de subordination théorique au pouvoir chinois. Néanmoins, la menace la plus importante provient des restes de la Clique militaire du Fengtien, retranché dans son bastion mandchou. Chang Hsueh-liang qui a succédé à son père met peu de temps à réaliser que les commanditaires de l’attentat contre Chan Tso-lin ne sont autres que ses « alliés » japonais. Il brûle du désir de se venger et, rompant avec la politique pro japonaise de son prédécesseur, entame des négociations avec le Kuomintang. Celles-ci vont durer près d’un an, chaque camp observant une trêve militaire armée tendue le long de la frontière mandchoue.



Mais Chang Hsueh-liang se retrouve de plus en plus isolé, devant faire face aux empiètements du corps expéditionnaires japonais qui ne cessent de prendre des gages territoriaux sous prétexte d’assurer la sécurité des couloirs ferroviaires qui appartiennent à une holding de sociétés japonaises. Pire, il est confronté à une série d’incidents avec les Russes lorsqu’il décide de prendre le contrôle, en juillet 1929, de la branche chinoise du transsibérien qui relie Chita à Vladivostok. Cette portion de voie ferrée était jusqu’alors sous supervision mixte, sino-soviétique. L’armée soviétique franchit alors la frontière mandchoue, infligeant une série de revers à ses troupes en septembre et octobre. En novembre, les forces soviétiques de Blücher, qui renoue avec ses aventures chinoises, poussent encore plus en avant, avec l’appui de trains blindés, chars et aviation et occupent plusieurs localités dont Hailar, Suibin et Lubin. Elles sont accompagnées par des propagandistes armés communistes chinois et coréens. Après l’accord du 22 décembre 1929, les Russes se retirent lorsque sont reconduites les termes de l’ancien traité de supervision de la voie ferrée. Entre temps, Chang Hsueh-liang avait reconnu nominalement le gouvernement de Nankin, la Mandchourie bénéficiant d’un statut automne, et accepte d’intégrer ses forces armées au sein de l’ANR.



Celle-ci est devenue par la force des événements une immense machine hétéroclite. Un rapport des services de renseignement américain de février 1929 indique que les forces armées chinoises regroupent désormais plus de 1 600 000 hommes, toutes tendances confondues, réparties de la façon suivante :



1e groupe d’armée, ou « armée centrale », sous les ordres directs de Chiang Kai-shek : 240 000 hommes.



2e groupe d’armée du « maréchal chrétien » Feng Yu-hsiang : 220 000 hommes.



3e groupe d’armées du « gouverneur modèle » Yen Hsi-shan : 200 000 hommes.



4e groupe d’armée, combinant les forces de l’ancienne Clique du Kwangsi et les forces de Li Chi-shen du Kwangtung : 230 000 hommes.



Les autres forces alliés du Kuomintang : l’armée du Yunnan de Lung Yun, avec 30 000 hommes ; les différents petits seigneurs de guerre du Szechwan, Kweichow, Kansu, Suiyuan, Chinghai et Sikang, plus une multitude de milices et groupes paramilitaires au services des grands propriétaires terriens ou de groupes industriels, estimés à en tout à 540 000 hommes, plus ou moins armés.



Les forces « mandchoues » de Chang Hsueh-liang : 190 000 hommes.



La paix revenue, la Chine ne peut plus se permettre d’entretenir de tels effectifs alors que son économie est en ruine après des décennies de troubles et de guerres civiles. Chiang Kai-shek réunit donc, en janvier 1929 à Nankin, une « conférence pour la démobilisation » pour réduire les effectifs et réorganiser l’armée. Le pays est subdivisé en six régions de démobilisations ; les territoires contrôlés par les cinq principaux seigneurs de guerre, plus une sixième comprenant les provinces du Szechwan, Yunnan et Kweichow. L’objectif affiché est de ramener les effectifs à 65 divisions de 11 000 hommes.



Mais au-delà de la réorganisation de l’armée, Chiang Kai-shek cherche surtout à diminuer le pouvoir des grands seigneurs de guerre qui se sont ralliés à son drapeau mais qui ne sont pas prêt à renoncer à leurs prérogatives et privilèges. Car, même si officiellement l’ère des Tüchuns est révolue, la mécanique infernale des luttes de pouvoir va immédiatement reprendre, sitôt Pékin libéré !



Comme à son habitude, le « maréchal chrétien » est le premier à la manœuvre. Chiang Kai-shek, méfiant, lui avait pourtant promis une rallonge budgétaire pour ses troupes et des pièces d’artillerie. Il en a grand besoin car il est en butte dans son propre fief à une révolte du clan Ma qui soulève les populations musulmanes dans le Kansu et s’allie même avec des tribus ouighours au Turkestan voisin. Surtout, Chiang Kai-shek lui a promis qu’il pourrait étendre son influence politique sur le Shantung à condition qu’il demeure neutre alors que les autorités de Nankin tentent de reprendre la ville de Wuhan. Cette dernière contrôle les riches provinces du moyen Yantze qui sont aux mains de l’ex Clique militaire du Kwangsi. Celle-ci ne tient absolument pas à renoncer à cette source de profits et se heurte de front au nouveau gouverneur, Lu Ti-ping, que le gouvernement central vient de nommer. Le conflit dégénère en affrontements armés autour de Changsha. Le 1e groupe d’armée y dépêche des renforts qui marchent sur Wuhan. Après quelques brefs affrontements, les militaristes du Kwangsi s’inclinent et acceptent un armistice. Lors de cette courte campagne, les troupes nationalistes du général Han Fu-chu ont été aidées sur le terrain par le colonel Max Bauer, le chef d’une mission secrète allemande de conseillers militaires que Chiang Kai-shek vient juste de faire venir en Chine. Pour l’instant, la plupart des Allemands occupent des postes d’instructeurs à l’académie militaire nationale de Nankin, en remplacement des conseillers soviétiques.



Mais pour Feng Yu-hsiang, l’occupation du Shantung est un cadeau empoisonné, le nord de la péninsule est inaccessible car les Japonais en bloquent toujours l’accès. Pourtant après négociations, ces derniers acceptent de se retirer. Mais en secret, afin de gagner du temps pour y déployer ses propres troupes dans la province, Chiang Kai-shek leur a demandé de retarder leur retrait afin d’empêcher l’arrivé des unités de Feng Yu-hsiang ! Chiang Kai-shek débaucha ensuite deux subordonnés du « maréchal chrétien », les généraux Han Fu-chu et Shih Yu-san, qui firent défection avec près de 100 000 hommes. En situation de faiblesse, après une série d’escarmouches avec les troupes centrales, Feng Yu-hsiang se retira provisoirement du Honan à la fin novembre 1929.



Se sentant floué, le « maréchal chrétien » tenta de regrouper autour de lui une coalition d’opposants à Chiang Kai-shek. Il obtint ainsi l’appui du « gouverneur modèle », Yen Hsi-shan, et la promesse de neutralité de Chang Hsueh-liang. Le 10 février 1930, les forces de Feng Yu-hsiang reprirent les hostilités pour de bon, envahissant le Honan, progressent vers Kaifeng. Simultanément, ouvrant un nouveau front, les troupes du 3e groupe d’armée du « gouverneur modèle » envahissent le Shantung et s’emparent de Tsinan, puis remontant par trains, entrent dans Peiping sans grandes oppositions, faisant passer pratiquement toute la Chine du nord aux mains des factieux. Dans le sud, Wang Chin-wei, revenu de France avec des sympathisants de l’aile gauche du KMT, dont le général Chang Fa-kuei, tente encore une fois de s’emparer de Canton d’où aurait été installé un nouveau gouvernement « nationaliste  véritable ». Les coalisés convoquent alors à Peiping une « conférence élargie » du Kuomintang pour demander l’abdication de Chiang Kai-shek. Le 9 septembre 1930, un nouveau gouvernement, rival de celui de Nankin et présidé par Yen Hsi-shan, est proclamé dans l’ancienne capitale impériale. Pour Chiang Kai-shek tout semble devoir être recommencé. Il agit sans tarder.



Exhortant les unités de ses « troupes centrales » à repartir au front, il s’assure surtout de la fidélité de ses jeunes officiers formés à Whampao. Encore une fois, il leur demande de se sacrifier pour la cause de la « révolution ». Il compte aussi sur le temps pour que la coalition de ses opposants ne se fissure. A l’automne 1930, le 1egroupe d’armées lance deux offensives simultanées, l’une vers le nord contre le Shantung, et l’autre vers l’ouest contre le Honan. Les divisions nationalistes progressent le long des voies ferrées qui assurent aussi le flux logistique. Fin septembre, les forces de Chiang Kai-shek ont reconquis tout le Shantung alors qu’elles assiègent Chengchow au Honan. Entre temps, Chang Hsueh-liang qui était demeuré neutre décide de soutenir Chiang Kai-shek et entre dans le conflit avec ses troupes « mandchoues ». Celles-ci pénètrent dans le Hopei, puis s’emparent de Peiping et Tientsin. Début novembre, cette ultime « Guerre des plaines centrales » entre Tüchuns prend fin avec le triomphe définitif de Chiang Kai-shek. Le « maréchal chrétien » s’exila et ses troupes dispersées au sein des autres unités nationalistes. La plupart de ses officiers seront discriminés et tenus en piètre estime par ceux issus de Whampao. Le « gouverneur modèle », Yen Hsi-shan, sauva sa tête, en grande partie parce que ses hommes lui demeurèrent fidèles. De toute façon son pouvoir dans sa province natale du Shansi était trop solidement installé pour que Chiang Kai-shek s’y risque. Sagement, il le nomma « commissaire à la pacification » de Taiyuan, la capitale régionale. Il y conservera son pouvoir automne pratiquement jusqu’à la victoire des communistes en 1949.



Au début de 1931, Chiang Kai-shek a réussi à plus ou moins à rétablir son autorité sur les turbulents seigneurs de guerre du Nord. Plus jamais ils n’auront une importance politique de premier plan comme auparavant. Cependant, sa légitimité est toujours contestée au sein de son propre parti. En mai 1931, les partisans de l’aile gauche du Kuomintang, sous la houlette de l’infatigable Wang Chin-wei, réussissent à nouveau à s’emparer de Canton lorsque le commandant de la garnison, le général Chen Chi-tang, rallie leur cause. Un nouveau gouvernement, rival à celui de Nankin, y est proclamé. Il regroupe des personnalités telles que Sun Fo, le fils de Sun Yat-sen, ou encore Tang Shao-yi, l’ancien Premier ministre de Yuan Shi-kai. Le pays est épuisé et les deux factions rivales du KMT hésitent à se lancer dans une nouvelle guerre civile. Un cessez-le feu est négocié entre Nankin et Canton. L’urgent maintenant est de relever le pays, le moderniser pour qu’il soit apte à faire face au péril japonais de plus en plus pressant.



Néanmoins, ce pouvoir bicéphale s’appuie sur une base sociale des plus étroites,issue d'une bourgeoisie urbaine réduite, affairiste et autoritaire, plus liée en fait aux « colonialistes occidentaux » malgré un patriotisme sincère qu'à l'immense peuple chinois, ignorant, misérable et encore totalement archaïque dans sa culture. Le divorce est total entre cette élite occidentalisée de la Chine « bleue », celle des grandes villes industrielles de la côte, riches et prospères, et l’immense masse des paysans de la Chine « jaune », celle des montagnes de l’intérieur, des plateaux de loess et de la vallée du Fleuve Jaune. La plupart des dirigeants du KMTne comprennent pas ces paysans, qui les dégoûtent, quand ils ne les terrifient pas en tant que masse perçue comme envieuse et redoutable. Jadis, c’était bien des mouvements populaires encadrés par des sectes hétérodoxes clandestines qui abattaient les dynasties perdant le « Mandat Céleste ». Or le terme traditionnel désignant ce phénomène, « Keming », signifie désormais, à l'initiative des partisans de Sun Yat-sen, « révolution ».



Cette peur qui s'incarne désormais dans l'ex-allié communiste presque anéanti. Pour Chiang Kai-shek, il faut absolument éradiquer la seule autre dissidence en mesure de saper sa légitimité, les « rouges ». La Chine du KMT reste donc enfermée dans une logique militariste où le pouvoir, comme le dira si bien Mao Tse-toung, reste « au bout du fusil »... Une lutte sans pitié s’engage alors qui va bouleverser le destin de la Chine. 
 


Chang Hsueh-liang, le fils du maréchal Chang Tso-lin, lui succéda à la tête de la Clique du Fengtieng lorsque son père périt dans un attentat perpétré par les Japonais. Il n’a eu de cesse depuis de se venger et finalement rallia la Mandchourie à Chiang Kai-shek. (Collection Gilbert Duranthie)


Chang Hsueh-liang réussit a négocier un statut de semi autonomie pour la Mandchourie avec ses propres forces armées. Néanmoins, les troupes de l’ex Clique du Fengtieng ne seront plus jamais en mesure de jouer un rôle central dans la politique chinoise. (Collection Gilbert Duranthie)


Des troupes nationalistes de l’ANR se dirigent vers Pékin en juin 1928. L’ancienne capitale impériale fut prise pratiquement sans combat depuis que les soldats de la Clique du Fengtieng se replièrent vers la Mandchourie. (Collection Gilbert Duranthie)

Un détachement de « sabreurs » de Feng Yu-hsiang lors de la guerre des plaines centrales. Ces troupes délite, bien dotées en armes automatiques et grenades, sont utilisées pour des actions de choc où elles excellent en corps à corps. (Collection Albert Grandolini)

La Chine juste réunifiée sombra à nouveau dans une nouvelle guerre civile entre factions nationalistes en février 1930. Il fallut près de neuf mois à Chiang Kai-shek pour asseoir de nouveau son autorité. Un servant de mortier de 81mm du 1egroupe d’armée de l’ANR. (Collection Albert Grandolini)


Des troupes mandchoues occupent un pont sur un tronçon du transsibérien remettant en cause la supervision mixte, sino-soviétique, de la voie ferrée qui relie Chita à Vladivostok. (Collection Gilbert Duranthie)


En réaction à l’occupation d’une partie du transsibérien par les forces de Chang Hsueh-liang, les forces soviétiques du district d’extrême orient franchirent la frontière mandchoue en septembre 1929. En trois mois de campagne, elles occupèrent une série de villes chinoises. (Collection Gilbert Duranthie)

Des équipages soviétiques de R-1, ici à flotteur sur le fleuve Amour, reçoivent les dernières instructions avant une nouvelle mission contre les forces de Chang Hsueh-liang. (Collection Gilbert Duranthie)


Des soldats soviétiques posent avec des étendards chinois capturés lors des combats pour le transsibérien. (Wikipedia)







Remerciements



L’auteur tient encore une fois à remercier Stéphane Soulard pour sa relecture commentée du texte. Sa connaissance du Chinois, sa grande érudition sur la période, et ses analyses m’ont beaucoup aidé à replacer ces évènements complexes, parfois déroutants, dans leurs contextes historiques, politiques et culturels.




Annotations



(1) Le terme « expédition du Nord » est une habitude occidentale ; le terme nationaliste officiel est « Peifa », littéralement « chätiment du Nord », en référence au caractère jugé crapuleux et rebelle des militaristes au regard du régime nationaliste, seul héritier légitime de la révolution du 10 octobre (« Double Dix ») 1911 et de son leader Sun Yat-sen.



(2) « Tuchün » est un terme officiel républicain: "Gouverneur militaire». Il désigne donc de façon légitime un personnage désigné par le gouvernement central pour commander en son nom les forces armées au niveau de la province. Bien entendu, la dégénérescence de l'Etat les a rendu indépendants de facto puis a permis à des aventuriers de s'affubler du titre sans en référer à d'autres qu'eux-mêmes ou à la clique de leur choix... par définition fluctuant à l'époque!



(3) Les « Lances Rouges » portent un plumet de cette couleur à leurs lances à titre propitiatoire qui est une vieille tradition remontant au 19esiècle, un important héritage Taiping. Ils sont redoutés dans les actions de guérilla, embuscades et attaques surprises nocturnes.



(4) Pai Chung-hsi, de confession musulmane, va se révéler comme étant un des meilleurs chefs de l’ANR lors de l’expédition du Nord. Tombé ensuite en disgrâce, il trouvera temporairement refuge en Indochine française. Chiang Kai-shek fera de nouveau appel à ses talents lors de la guerre sino-japonaise. Il sera notamment vainqueur des Japonais à Tai Erh Chuan en avril 1938. Le colonel américain Evans Carlson du corps des Marines de Chine, ainsi que le maréchal communiste Lin Piao le considérèrent comme étant un des meilleurs généraux nationalistes. Il s’enfuit à Taiwan en 1949.



(5) Li Tsung-jen est aussi un des meilleurs généraux nationalistes, après avoir fortement menacé le régime. Ses relations avec Chiang Kai-shek seront houleuses mais celui-ci devra le ménager compte tenu de l’importance du soutien que lui apporte la clique du Kwangsi. Li Tsung-jen sera chef d’état-major de l’armée chinoise et aura en 1949 le détestable privilège de remplacer Chiang Kai-shek comme Président pour la reddition du régime sur le continent.



(6) La date anniversaire de l'Armée Rouge (Hung Chün) est marquée sur ses étendards et étoiles d'identification (chars, aéronefs, etc.) par les deux idéogrammes « Pa-Yi » (« Huit-Un ») pour le 1er août 1927.



(7) La Sécurité Publique ou « Kung An Pu » : en Chine, elle réunit les responsabilités et la puissance de la Police Nationale et de la Gendarmerie réunies - avec des pouvoirs souvent discrétionnaires, seulement tempérés par la corruption du fait du caractère autoritaire à l'époque et totalitaire par la suite du régime KMT puis communiste. Le « Corps de Préservation de la Paix » est une autre façon de traduire « kung An Pu » ou une composante locale, « Pao Ping Tui » ou « Pao An Tui ».



(8) Dans la normalisation des relations entre KMT et « Puissances  occidentales », il faut en effet aussi tenir compte du rôle discret mais essentiel des Eglises chrétiennes. Depuis Sun Yat-sen, les dirigeants nationalistes et leurs mentors de la famille Suung ont pris l'habitude de se convertir formellement à un christianisme assez flou, un « protestantisme » qui est un terme fourre-tout s'adressant en fait aux Anglo-saxons mais qui peut aussi bien satisfaire le Vatican que les Anglicans et surtout les sectes protestantes américaines. Ils en connaissent la puissance en terme d'influence sur les opinions publiques occidentales et leurs gouvernements, sans parler des à-côtés en matière d'informations et d'argent. Chiang Kai-shek et Madame savent très bien en jouer, se gardant bien de choisir une obédience trop précise...



(9) Nankin fut la première capitale des Ming avant leur conquête du Nord sur les Yüan mongols, cis à Pékin, au 14esiècle. Chiang Kai-shek débaptisa cette dernière en châtiment pour avoir été la capitale des « fantoches », et précédemment des Ching mandchous. Peiping ou « Nord Pacifié », ou encore « Paix au Nord », rappelle la victoire du Sud « patriote » sur le Nord « arrogant et traître ». C'est le symbole de la réussite du « Peifa », ou « châtiment du Nord ». Aujourd'hui encore, pour la République de Chine en exile à Taiwan, la capitale, c'est Nankin, et « Beijing », la capitale rebelle, n'est toujours que Peiping...




Bibliographie indicative

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La bataille de Peregonovka, un tournant de la guerre civile russe ?

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La bataille de Peregonovka en septembre 1919 n'a jamais eu un grand retentissement y compris dans l'historiographie de la guerre civile russe. Les Soviétiques ne pouvaient célébrer un combat remporté par une armée anarchiste tandis que les Blancs ne voulaient rappeler qu'ils avaient en cette occasion été battuspar une troupe de paysans. Seule les fidèles de Nestor Makhno ont entretenu la mémoire de cette bataille en affirmant qu'elle a marqué un tournant de la guerre civile. Selon eux, en obligeant l'armée blanche de Denikine en route sur Moscou, à détourner des troupes vers l'Ukraine, Makhno a en effet favorisé la contre-attaque soviétique d'Orel qui a mis un terme final aux ambitions blanches de s'emparer de Moscou et d'abattre le pouvoir soviétique.

David FRANCOIS



L'Ukraine fut l'un des champs de bataille principale de la guerre civile russe. Son contrôle était vital pour chacun des camps en présence. Elle formait une base de départ indispensable aux Blancs pour menacer Moscou et, à contrario, son contrôle par les Rouges était le gage de la survie de la Révolution. Mais la situation n'était pas aussi simple sur le terrain puisqu'à coté des Blancs et des Rouges se trouvaient des nationalistes ukrainiens mais également des anarchistes. Le rôle de ces derniers dans la guerre civile en Ukraine fut essentiel puisqu'ils représentaient à la fois une force politique importante mais également militaire. Mais est-il possible d'affirmer, comme certains anarchistes le font, que leur contribution a permis aux Rouges de finalement l'emporter. 



Makhno et l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle.
La Révolution russe est, comme l'a montré Orlando Figes, un vaste soulèvement spontané de la population où s'imbriquent différents mécontentements et aspirations, paysannes, ouvrières, nationales. En quelques mois l'Empire russe se désintègre et si, finalement, les bolcheviks prennent le pouvoir en novembre, ils ne contrôlent qu'une petite partie de cet Empire déchu. La paix de Brest-Litovsk a ainsi ouvert les routes de l'Ukraine aux armées allemandes et austro-hongroises qui placent à la tête du pays un gouvernement fantoche dirigé par l'hetman Skoropadski. Cette situation provoque le mécontentement d'une partie de la population, une colère qui s'exprime par la formation de groupes de partisans qui pour certains se regroupent autour de Nestor Makhno pour former l'Armée insurrectionnelle d'Ukraine.

Makhno fut longtemps une figure controversée de la Révolution, dénoncée à la fois par les historiens soviétiques que par les auteurs libéraux ou conservateurs. Cette légende noire donne le plus souvent de lui l'image d'un antisémite ou d'un brigand avide de rapines. Fils de paysans pauvres de l'Ukraine occidentale, Makhno rejoint les rangs des anarchistes lors de la révolution de 1905. En raison de son activité politique il est condamné pour terrorisme en 1910 et ne sort de prison qu'à la faveur de la révolution de février 1917. Makhno retourne alors dans une Ukraine en pleine révolution où aux grèves succèdent les expropriations de terre par les paysans. Il commence alors à organiser les paysans armés pour chasser les grands propriétaires et procéder au partage des terres. En janvier 1918 il a rassemblé autour de lui environ 900 partisans pour combattre la Rada, l'assemblée nationaliste ukrainienne. Quand les troupes allemandes et austro-hongroises pénètrent en mars 1918 en Ukraine, il organise un détachement militaire, actif dans le sud-est du pays et qui se transforme en Armée révolutionnaire insurrectionnelle en septembre 1918, mais il ne peut s'opposer à l'avance des armées du Kaiser. Makhno devient alors le chef d'une troupe de partisans qui mène la lutte contre l'occupant et les forces de l'hetman Skoropadski à sa solde.

Nestor Makhno en 1919


En novembre 1918, la victoire des Alliés sur le front occidental entraîne le départ d'Ukraine des soldats allemands et austro-hongrois. L'Ukraine, jusque là relativement épargnée, redevient un enjeu majeur et un champ de bataille, pour les différentes armées qui s'affrontent pour le contrôle de la Russie. Dans le sud, le général Anton Denikine à la tête de l'Armée des Volontaires entame sa marche sur Moscou avec le soutien des Britanniques et des Français. Mais sa route croise celle de Makhno qui dispose d'une armée au moral élevé après ses succès contre les troupes des Puissances centrales et qui s'est renforcée avec l'arrivée de vétérans de la Grande Guerre.

Makhno ne dispose pas d'une formation militaire, il n'a jamais servi dans l'armée, mais il réussit à s'entourer de lieutenants compétents comme Fedor Schtuss, un ancien marin déserteur, ou Simon Karetnik. L'armée makhnoviste devient rapidement une force de plusieurs milliers de volontaires possédant sa propre logistique et un réseau de renseignement s'appuyant sur le soutien d'une partie de la population. Sa force repose sur une formidable puissance de feu mobile grace à l'utilisation d'une cavalerie expérimentée et des célèbres tachankas. Cette charrette à cheval conduite par un seul homme et qui peut transporter de deux à quatre combattants à l'arrière ou une mitrailleuse est largement répandue dans l'armée insurrectionnelle. Elle permet aux anarchistes d'effectuer des trajets de prés de 100 km en une seule journée. Les unités anarchistes, qui élisent leurs chefs, sont relativement autonomes, ce qui leur donne une grande souplesse d'adaptation puisqu'elles sont capables de se disperser sans perdre leur cohésion. La principale faiblesse de l'armée de Makhno concerne son approvisionnement en armes en munitions. Ne disposant pas de fabriques d'armement les anarchistes s'approvisionnent exclusivement grace à l'équipement capturé à l'ennemi. Cette précarité conduit à une sous-utilisation permanente de son potentiel militaire.
Fedor Schtuss, un des commandant de l'armée insurrectionnelle.




La situation au printemps 1919.
En 1919, la troupe de Makhno n'a plus en face d'elle une armée étrangère mais un nouvel ennemi, les régiments blancs de Denikine. En janvier, l'armée insurrectionnelle dispose de prés de 16 000 hommes au sud face aux blancs, de 10 000 au nord face à Petlioura et de 2 000 à l'ouest face aux nationalistes. Face au danger blanc, les anarchistes concluent une alliance militaire avec les bolcheviks. L'armée de Makhno est alors nominalement subordonnée à l'Armée rouge mais conserve sa structure et son organisation interne. Elle espère recevoir en contrepartie le matériel militaire promis par les bolcheviks. L'alliance garantit aussi la libre circulation des commissaires politiques ce qui leur permet de mener des opérations de propagande et de renseignements pour contrer l'influence grandissante des makhnovistes qui deviennent d'autant plus dangereux qu'ils forment un pôle d'attraction révolutionnaire concurrent des communistes. Moscou fournit finalement 100 000 cartouches et 3 000 fusils italiens. Cet armement est largement insuffisant pour les 30 000 hommes de l'armée insurrectionnelle en mars 1919. Cette dernière envoie néanmoins deux détachements combattre au coté de l'Armée rouge en Crimée et lance, à la demande des bolcheviks, une attaque sur Taganrog. 

L'Ukraine en 1919.

 
Les communistes doivent également composer avec Nikolaï Grigoriev, un ancien officier tsariste, qui bénéficie du soutien des paysans pauvres et dispose d'une troupe de 30 000 hommes à l'ouest du territoire makhnoviste. Moscou craint surtout à ce moment qu'une alliance ne se forme entre Grigoriev et Makhno qui pourrait évincer totalement les bolcheviks du sud de l'Ukraine. Les renforts communistes destinés à combattre Denikine sont donc détournés pour lutter contre Grigoriev. L'offensive blanche du printemps 1919 se heurte donc à un front rouge largement dégarni. 



L'offensive blanche.
En juin 1919 Denikine lance une grande offensive qui prend deux directions avec pour objectif final la prise de Moscou. A l'ouest l'Armée des Volontaires marche sur Kharkov et la Russie centrale tandis qu'à l'est l'armée du Caucase avance sur Tsaritsyne et la région de la Volga pour entrer en contact avec les troupes de l'amiral Koltchak venant de Sibérie. En Ukraine, les Blancs rencontrent peu de résistance et prennent Odessa sans grandes difficultés.

Au moment où Denikine passe à l'offensive en Ukraine, Makhno se trouve prés d'Alexandrovsk. Pour les Blancs, le contrôle de l'Ukraine est indispensable puisque la région forme une solide base de départ pour avancer sur Moscou. L'objectif est donc d'abord de préserver Elisabethgrad, une base blanche et surtout de protéger la ligne ferroviaire Odessa-Voznessensk par où passe l'essentiel de l'approvisionnement que les Alliés occidentaux fournissent aux Blancs. Ces derniers veulent donc liquider la menace anarchiste qui menace le flanc gauche de leur offensive vers le nord. Pour cela deux divisions de cosaques du Kouban et du Térek sont placées sous les ordres du général Chkouro. 

Le général Denikine, commandant de l'armée blanche dans le sud de la Russie.

 
Les makhnovistes essayent d'abord de contenir la poussée blanche. Face à l'indécision bolchevique, ils décident de reprendre leur autonomie par rapport à l'Armée rouge et de reconstituer l'armée insurrectionnelle. Pour enrayer l'avance blanche, Makhno fait creuser des tranchées le long du Dniepr et tient le pont de Kichkass, l'un des ponts de chemins de fer les plus importants de Russie enjambant le Dniepr prés d'Alexandrovsk. Finalement Chkouro réussit une percée le 17 mai mais le front reste néanmoins stationnaire car ses cosaques doivent partir prêter main-forte à Kalinine l'hataman des cosaques du Don qui a percé le front rouge à Lougansk. Makhno en profite alors pour lancer une contre-attaque sur Yousovka. Quand les cosaques reviennent face aux makhnovistes, Chkouro décide de ne pas lancer ses cavaliers de front contre les anarchistes mais d'attaquer au nord des positions de Makhno sur une portion du front tenu par les Soviétiques. Il souhaite ainsi déborder les anarchistes afin de les prendre à revers. Quand les cosaques bousculent les positions rouges, ils obligent les makhnovistes à battre en retraite sur 100 km abandonnant Marioupol et Gouliaï-Polié pour éviter l'encerclement. 

Les cosaques du Kouban du général Chkouro pressent sans arrêt les forces de Makhno.Les anarchistes, en position précaire, manquent en effet d'approvisionnement en armes alors qu'ils sont pour la première fois confrontés à des chars et des véhicules blindés. L'armée blanche ne cesse donc d'avancer en Ukraine orientale et s'empare d'Ekaterinoslav et de Kharkov deux semaines plus tard. Makhno décide alors de faire retraite vers l'ouest sur la rive droite du Dniepr. Il fait d'abord replier ses troupes sur Dolinskaya puis Elisabethgrad. 
La zone d'action de l'armée insurrectionnelle en Ukraine.

 
Afin d'éviter l'encerclement, les anarchistespénètrent dans le territoire contrôlé par Grigoriev. Depuis qu'il s'est rebellé contre les Soviétiques, les détachements de Grigoriev sont retranchés dans le gouvernement de Kherson et se livrent à des opérations de guérilla contre les Rouges. Ils attaquent les petites unités soviétiques qui stationnent dans les villages importants et détruisent les voies ferrées. Grigoriev parvient ainsi à tenir le pouvoir dans la région de Znamenka et d'Elisabethgrad. 
 
Une alliance entre Makhno et Grigoriev est d'abord envisagée mais les négociations secrètes que mène Grigoriev avec les Blancs et son implication dans des pogroms sont dénoncés. Makhno souhaite alors désarmer Grigoriev mais en récupérant les forces que ce dernier contrôle. Lors d'une assemblée des insurgés de Kherson, Tauride et Elisabethgrad, le 27 juillet 1919, quand Grigoriev annonce qu'il est prêt à s'allier avec Denikine contre les Soviétiques, il est mis en accusation par Makhno et exécuté séance tenante. Les détachements de Grigoriev rejoignent alors l'armée insurrectionnelle.

Face à la poussée blanche et à l'offensive de Denikine qui menace directement Moscou, l'Armée rouge abandonne l'Ukraine pour se replier sur Kiev et la Russie centrale afin de participer à la défense de la capitale soviétique. Des régiments rouges formés d'anciens makhnovistes refusent cette décision qui abandonne leur région aux Blancs et font défection pour rejoindre Makhno à Pomochtchnaja. Cette mutinerie des unités rouges de Crimée réduit à néant la présence militaire soviétique en Ukraine. 

La fuite de l'Armée rouge laisse finalement face à face en Ukraine, les nationalistes de Petlioura, les makhnovistes et les blancs. Ces derniers, au lieu de se retrancher solidement sur une ligne Odessa-Nikolaev-Elisabethgrad afin de défendre l'Ukraine orientale, décident de détruire les forces de leurs adversaires. Mais les Blancs, après leur percée facile à Marioupol et Yousovka en mai-juin, sous-estiment les capacités des makhnovistes et ne concentrent que 15 000 hommes dans le secteur de Voznessensk et Elisabethgrad pour affronter les anarchistes. Denikine envoie donc contre Makhno tout un corps d'armée rassemblant de 12 à 15 régiments d'infanterie, de cavalerie d'artillerie sous les ordres du général Slatchev. Les troupes blanches, formées alors essentiellement de volontaires, font preuve d'obstination et d'énergie. Certains régiments, composés presque essentiellement d'officiers, comme le 1er régiment de Simferopol et le 2erégiment Labinski sont des troupes d'élite qui bénéficient en outre des équipements fournis par les Alliés.

A la mi-août, alors que des unités de la 12e armée rouge se rallient à lui, Makhno contrôle encore la région au nord de Nikolaev. Il regroupe alors ses forces dans la région entre Elisabethgrad et Voznessensk et les organise en 4 brigades d'infanterie et de cavalerie, une division d'artillerie et un régiment de 500 mitrailleurs soit environ 15 000 hommes. Les unités de cavalerie, soit 2 000 combattants sont dirigées par Schtuss. Une escouade spéciale de cavalerie de 150 à 200 combattants forme la garde de Makhno. Une batterie d'artillerie est exclusivement composée de Juifs parlant yiddish tandis qu'un détachement de mitrailleurs regroupe l'ensemble des Grecs. Mais selon les nationalistes ukrainiens, Makhno ne peut compter réellement que sur 5 000 combattants et son artillerie ne compte que 35 pièces.

Les soldats de l'armée insurrectionnelle.


Le premier engagement avec les forces de Slatchev a lieu le 20 aout à Pomochtchnaja quand la 5e division de tirailleurs se heurtent aux anarchistes et se fait refouler avec de lourdes pertes en abandonnant 4 trains blindés dont l'imposant Invincible. Mais Denikine possède l'avantage du nombre et du matériel tandis que les makhnovistes manquent de munitions. Ces derniers doivent également affronter des détachements soviétiques qui remontent d'Odessa vers le nord.

Le front se stabilise alors de Pomochtchnaja à Elisabethgrad mais les Blancs regroupent leurs forces pour reprendre l'offensive. Slatchev décide de contourner Makhno par la gauche à Olviopol puis par la droite pour l'acculer vers le nord et l'ouest. Pour cela il utilise comme troupes de choc les régiments de Simferopol et de Labinsk. L'offensive blanche commence le 5 septembre avec la prise d'Arbouzinka et de Konstantinovka. Makhno lance des contre-attaques mais il manque de munitions. Il multiplie alors les raids sur les arrières blancs pour s'approvisionner obligeant ses adversaires à ne pas avancer par crainte de se trouver couper de leurs arrières. Slatchev qui devient alors le commandant de toutes les forces engagées contre les anarchistes décide de passer à l'attaque afin d'éliminer cette menace. L'attaque est un succès, les anarchistes perdent 300 prisonniers et 3 canons. Devant la gravité de la situation Makhno décide de se replier sur Ouman à l'ouest et fait sauter ses trains blindés.

L'armée insurrectionnelle, en proie à une épidémie de typhus, est contrainte de battre en retraite dans une Ukraine accablée par la chaleur de l'été. Les anarchistes organisent toujours quelques raids contre les cosaques mais ceux-ci accentuent leurs pressions, harcelant l'armée insurrectionnelle et lui laissant jour après jour moins d'espace pour se déplacer.

Les anarchistes, pour échapper à l'étreinte blanche, marchent donc vers l'ouest dans la région de Kiev. La retraite se déroule sur 600 km pendant deux semaines avec 8 000 blessés et malades au milieu des escarmouches et sur des routes de campagne, de village en village. Les nationalistes de Petlioura évitent quand à eux le combat dans l'espoir de parvenir à un accord avec les Blancs sur le statut de l'Ukraine. L'armée insurrectionnelle supporte donc seule durant cet été le gros de l'attaque blanche.

A la mi-septembre, elle atteint finalement la région au sud d'Ouman prés de la jonction entre les rivières Iatran et Siniukha. Les nationalistes ukrainiens stationnent au nord et à l'ouest et tiennent Ouman tandis que les Blancs se trouvent au sud et à l'est. Les nationalistes proposent alors un accord de neutralité à Makhno. Ce dernier accepte tout en étant conscient de sa fragilité. Mais il permet de gagner du temps, de faire évacuer les blessés et les malades et de sécuriser le flanc ouest de l'armée insurrectionnelle. Cette armée, qui ne compte alors plus que 8 000 combattants, se retrouve donc presque encerclée, dans une zone de 10 km carrés de steppes boisées autour de Peregonovka à une trentaine de km d'Ouman. 



La défaite blanche.
Les Blancs escomptent bien pouvoir enfin encercler les hommes de Makhno et les éliminer. Du 19 au 21 septembre, de petits engagements ont lieu autour de villages tandis que Peregonovka change de main à plusieurs reprises. Les combats se déroulent sur un terrain vallonné et coupé par des ravines ainsi que par la confluence de deux rivières, le Iatran à l'ouest et la Siniukha à l'est, deux cours d'eau larges et profonds, entourés de bois. La Siniukha n'est d'ailleurs franchissable qu'à deux endroits, à Novoarkhangelsk au nord et à Ternovka au sud.

Le 22, Slashchev lance les opérations d'encerclements. Il s'appuie pour cela sur le régiment de Simferopol qui tient la ligne Krutenkoe-Tekucha au centre tandis qu'à droite les hommes du général Skliarov marchent sur Ouman et qu'à gauche se trouve deux régiments d'infanterie et un régiment de Cosaques. Il compte pousser les anarchistes jusqu'à Ouman et les anéantir comme il en a reçu l'ordre. Les combats font rage entraînant dans chaque camp de lourdes pertes. Les Blancs se retrouvent sous le feu de l'artillerie makhnoviste mais continuent à avancer, délogeant les anarchistes des hauteurs et des forets prés de Peregonovka. L'armée insurrectionnelle parvient néanmoins à reprendre du terrain profitant de la mauvaise coordination entre les unités blanches.

Le 24 septembre, l'armée anarchiste est presque encerclée. La seule solution que peut envisager Makhno est une percée sur le flanc gauche de l'adversaire. Les Blancs, conscients du seul choix stratégique qui s'impose à Makhno, essayent de maintenir la cohésion de l'ensemble de leurs unités afin de pouvoir conserver leur supériorité numérique sur le plan stratégique. L'incapacité blanche à maintenir cette cohésion va permettre à Makhno d'obtenir l'avantage numérique face à un régiment blanc, avantage qu'il va s'employer à exploiter le plus rapidement possible. 

C'est à ce moment que Petlioura, qui négocie depuis plusieurs jours avec les Blancs dénonce l'accord passé avec Makhno et ouvre ses lignes aux troupes blanches qui parviennent ainsi à encercler complètement l'armée insurrectionnelle qui ne dispose alors plus de marge de manœuvres. Cinq régiments blancs atteignent les positions de l'armée insurrectionnelle en traversant le territoire contrôlé par les forces de Petlioura. Denikine, qui dispose de forces largement supérieures, bien équipées et ravitaillées face à un adversaire épuisé et acculé, donne l'ordre de détruire les troupes anarchistes.

Le 25 septembre au soir les makhnovistes se retrouvent donc encerclés par les troupes de Denikine dont le gros se concentre à l'est. L'armée insurrectionnelle ne peut plus battre en retraite. Elle se tourne alors vers l'est pour marcher sur les forces de Denikine. La première rencontre a lieu le soir du 25 septembre prés du village de Krutenkoe où la première brigade anarchiste attaque une unité blanche qui se retire. L'armée blanche se concentre alors principalement près du village de Peregonovka que les makhnovistes occupent.
Le 26, jour décisif, Skliarov s'est emparé d'Ouman mais ce faisant il a laissé une brèche d'une quarantaine de km s'ouvrir entre Rogovo au nord de Peregonovka et Ouman, entre ses forces et le régiment de Simferopol. C'est alors que Makhno décide de percer les lignes ennemies et pour cela il concentre ses troupes prés de Peregonovka, sur la rive gauche du Iatran, en occupant les hauteurs à l'est de Krutenkoe et de Rogovo face au faible flanc droit du régiment de Simferopol. Denikine estime qu'il ne s'agit là que d'une feinte puisque le gros de ses troupes se trouve justement près Peregonovka plus à l'ouest. 

Les troupes blanches repoussent pendant deux jours les assauts des anarchistes. Quand dans la nuit du 25 au 26 septembre, se rendant compte du renforcement des forces adverses, le commandant du régiment de Simferopol rend compte que ses deux bataillons sont épuisés, ses supérieurs lui demandent de tenir 24h de plus, le temps de terminer l'encerclement de l'ennemi. Les anarchistes livrent alors une escarmouche prés de Krutenkoe et font mine de retraiter pour faire croire qu'ils sont incapables de percer. Mais durant la nuit, profitant de l'obscurité, le gros des troupes de Makhno commence sa marche vers l'est. 

Selon Piotr Archinov dans la nuit du 25 au 26, 150 à 200 cavaliers qui forment la garde rapprochée de Makhno sont partis pour essayer de trouver une brèche dans l'encerclement blanc. Ces derniers, largement supérieurs en nombre attaquent frontalement Peregonovka. Vers 9h du matin, les anarchistes qui défendent le village commencent à perdre du terrain. Ils se retrouvent vite acculés dans sa périphérie. Toutes les personnes valides sont alors mobilisées pour faire le coup de feu notamment les femmes. Soudainement les soldats blancs se retirent. Les cavaliers de Makhno, empruntant un ravin, débouchent les flancs de l'adversaire. Les officiers blancs essayent d'abord de se retirer en bon ordre mais la panique commence à s'emparer des hommes tandis que les anarchistes retranchés dans Peregonovka passent à la contre-attaque. Les Blancs sont alors obligés de reculer avant que ne se produise une véritable débandade. Makhno lance sa cavalerie à la poursuite des fuyards. A la tête d'un de ces régiments il parvient, en empruntant un raccourci, à prendre à revers les blancs en fuite. La poursuite se déroule sur près de 20 km. Quand les troupes de Denikine atteignent enfin la rivière, elles ont été précédées par les cavaliers anarchistes qui les déciment. De nombreux Blancs sont faits prisonniers dont une bonne partie d'un régiment de réserve.

Le récit des événements tiré des sources blanches est légèrement différent. Il ne parle pas d'une charge miraculeuse des cavaliers de Makhno qui auraient sauvé in extremis l'armée insurrectionnelle. Il reconnaît malgré tout l'habileté militaire de Makhno qui a eu l'intelligence de masser une force supérieure face au flanc droit affaibli du régiment de Simferopol. Selon les Blancs c'est sous la pression de l'infanterie anarchiste que les compagnies de mitrailleuses du Simferopol, qui tiennent ce flanc droit, sont obligées de battre en retraite en direction de la Siniukha tout en étant harcelé par la cavalerie et l'artillerie de Makhno. Très vite c'est l'ensemble du régiment de Simferopol qui décroche. Après une retraite de 20 km, les troupes blanches atteignent un coude la rivière Siniukha qu'elles tentent de franchir. Mais sous le feu ennemi la tentative est un échec et les survivants se dirigent vers le sud en direction de Ternovka. Mais à Burakovka elles tombent sous les coups de la cavalerie anarchiste. Seule une centaine de soldats blancs parviennent finalement à franchir la rivière et à atteindre sa rive droite pour rejoindre Konstantinovka. Les unités blanches qui ne parviennent pas à franchir la rivière sont quant à elles taillées en pièces. Le régiment de Simferopol laisse ainsi derrière lui 20 canons, 100 mitrailleuses et environ 600 prisonniers dont 120 officiers. 

La tachanka, l'arme offensive par excellence de l'armée insurrectionnelle.




La reconquête de l'Ukraine.
La victoire de Makhno est complète et lui ouvre le chemin pour atteindre le Dniepr puisque ne se trouve plus face à lui que de faibles garnisons blanches. Surtout, à l'annonce de la défaite blanche, des insurrections éclatent partout en Ukraine facilitant la reconquête anarchiste et permettant à l'armée insurrectionnelle de recruter plusieurs dizaines de milliers de combattants. 

Makhno lance donc son armée de 7 000 hommes vers l'est et la rive gauche du Dniepr,. Ses troupes ne rencontrent aucune résistance. Le lendemain de Peregonovka, l'armée insurrectionnelle a déjà progressé de 100 km. Le jour suivant elle s'empare de Krivoï-Rog et de Nikopol puis le pont de Kischkass sur le Dniepr et Alexandrovosk sont repris. Rapidement tombe Gouliaï-Polie, Berdyansk, Melitopol et Marioupol. En 10 jours seulement les Blancs sont chassés du sud de l'Ukraine alors que la région bordant la mer d'Azov est vitale pour l'approvisionnement de Denikine. Les Blancs se battent donc pendant 5 jours pour défendre Volnovakha où se trouvent des stocks de munitions. Dans le port de Berdiansk sur la mer d'Azov les anarchistes détruisent prés de 60 000 obus et des munitions légères alors que Denikine prépare son assaut fatal sur Orel. Surtout l'armée insurrectionnelle contrôlant les routes et voies ferrées empêchent l'approvisionnement des troupes de Denikine. Ce dernier envoie contre Makhno les réserves stationnées prés de Taganrog. Mais ces troupes sont vaincues et l'armée insurrectionnelle s'empare du bassin du Donetz et remonte vers le nord, occupant Ekaterinoslav le 20 octobre.

Face à cette situation Denikine se rend compte que le sort de sa campagne se joue aussi dans le sud. Ses meilleures troupes commandées par Mamontov et Chkuro, soit 9 régiments de cavalerie cosaques, deux brigades de fantassins et une division de cavalerie tchétchène sont transférées du nord vers Gouliaï Polie. Grâce à ces renforts et aux véhicules blindés, les Blancs reprennent Marioupol et Berdyansk. Les combats durent en octobre et novembre. La cavalerie tchétchène des Blancs subit de lourdes pertes et fin novembre elle décide de cesser le combat pour retourner dans le Caucase alors que l'armée de Denikine s'effondre.

L'Armée rouge a profité de l'affaiblissement des forces blanches pour briser l'offensive de Denikine lors de la bataille d'Orel puis elle a rapidement repris les territoires perdus au printemps. La défaite blanche ne signifie pas pour autant la fin des épreuves pour les makhnovistes. Les bolcheviks, fort de leurs succès sur les différents fronts de la guerre civile, sont en effet bien décidés à asseoir leur pouvoir sur l'Ukraine et pour cela à éliminer les anarchistes. 

Makhno et le commandant de l'Armée rouge Pavel Dybenko.


Les soviets libertaires sont dispersés et les fidèles de Makhno sont persécutés par les nouvelles autorités soviétiques. Cette répression oblige l'armée insurrectionnelle à mener une guerre de guérilla à la fois contre lesBlancs et les Rouges durant l'hiver 1919 et le printemps 1920. Pendant l'été 1920, l'armée insurrectionnelle parvient à effectuer d'audacieux raids contre l'Armée rouge, ainsi 4 000 combattants en tachanka et chevaux parcourent 1 200 km en 20 jours puis réalisent un raid de 1 500 km en 30 jours. Les makhnovistes mettent alors hors de combats près de 30 000 soldats rouges et en capture plus de 10 000. Ces succès attirent l'attention du général blanc Wrangel qui a pris la succession de Denikine à la tête des armées blanches du sud de la Russie. Il envoie donc des représentants proposer une alliance à Makhno contre les Soviétiques. Ce dernier, fidèle au camp révolutionnaire quoiqu'il lui en coute, rejette ces avances et conclue à nouveau un accord avec les bolcheviks en septembre 1920. 

En octobre 1920, près de 6 000 makhnovistes participent, aux cotés des divisions de l'Armée rouge, à l'offensive qui chasse les troupes blanches du sud de l'Ukraine. Ils sont également présents le 7 novembre lors de la prise de l'isthme de Perekop qui marque l'effondrement militaire des Blancs. Mais la Crimée blanche conquise, l'Armée rouge se retourne à nouveau contre les makhnovistes qui sont arrêtés et victimes d'attaques. Makhno et sa garde réussissent néanmoins à échapper à l'encerclement et parviennent à rassembler des troupes éparses. 

Face à 150 000 soldats rouges, les restes de l'armée insurrectionnelle réussissent néanmoins à manœuvrer dans le sud de l'Ukraine. Mais les troupes anarchistes sont rapidement usées par d'incessants combats dans un rapport de forces qui leur est largement défavorable. Ses effectifs tombent de 5 000 combattants en janvier 1921 à 2 500 en avril. Le 28 août 1921, Makhno et cinquante survivants finissent par franchir le Dniestr et se réfugient en Roumanie. En 1924, Makhno arrive à Paris après un détour par la Pologne et l'Allemagne. C'est dans la capitale française qu'il meurt, dans la pauvreté, en juillet 1934.

Makhno en exil en France peu avant sa mort.



Pour l'historiographie anarchiste la victoire de Makhno à Peregonovka marque le tournant de la guerre civile puisqu'elle fragilise l'offensive blanche permettant à l'Armée rouge de sauver Moscou puis de reprendre l'initiative. L'historiographie soviétique quant à elle, si elle présente la victoire de l'Armée rouge lors de la bataille d'Orel en octobre comme le coup d’arrêt de l'avance de Denikine, ne mentionne pas, pour des raisons politiques évidentes, le rôle joué par l'armée insurrectionnelle. Pourtant la victoire de Peregonovka puis la coupure des approvisionnements affaiblissent considérablement les Blancs, obligés de transférer des troupes dans le sud pour protéger leur ligne de ravitaillement. Les coups portés par l'armée insurrectionnelle facilitent indéniablement la progression soviétique d'Orel à la mer Noire et à la mer d'Azov.

Mais au-delà du rôle respectif des anarchistes et des bolcheviks dans la défaite blanche, il apparaît que c'est surtout Denikine qui est le principal responsable de son désastre. Son plan pour s'emparer de Moscou par une offensive éclair est audacieux mais fragile. Ses lignes d'approvisionnement se retrouvent vite étirées et ses arrières ne sont pas sûrs. En effet il ne rallie pas les populations qui passent sous sa domination. Au contraire, les exactions des troupes, les pillages, les viols, les pogroms, la corruption de l'administration blanche provoquent un mécontentement qui explose en insurrection à l'annonce de la victoire anarchiste à Peregonovka. Cette bataille si elle est la preuve de l'habileté militaire de Makhno démontre surtout les faiblesses stratégiques des Blancs. La sous-estimation de l'adversaire et l'incapacité à se rallier la population entraînent leur défaite.


Bibliographie.

Piotr Archinov, La makhnovchtchina: l'insurrection révolutionnaire en Ukraine de 1918 à 1921, Spartacus, 2000. (Archinov a participé à l'aventure makhnoviste dont il retrace l'histoire en 1923).
Alexandre Skirda, Nestor Makhno, Le cosaque libertaire, Les Éditions de Paris, 1999.
Alexandre Skirda, Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Les Éditions de Paris, 2000.
Malcolm Menzies, Makhno, une épopée: le soulèvement anarchiste en Ukraine, 1918-1921, Belfond, 1972.
Peter Kenez, Red Advance, White Defeat. Civil War in South Russia, 1919-1920, New Academia Publishing, 2004.

Renaissance de la marine japonaise 1945-2014

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La « force d’auto-défense maritime » japonaise, héritière de la flotte impériale totalement démantelée en 1945, est devenue depuis 2012 la 3èmemarine militaire du monde en termes de tonnage1, derrière ses homologues américaine et russe. Elle se retrouve maintenant en première ligne face à une Chine qui entend s’affirmer de plus en plus sur mer. La marine du soleil levant est aujourd’hui à un tournant de son histoire, tiraillée entre son statut, très contraint par la constitution japonaise, et un contexte géostratégique tendu. Mais revenons tout d’abord sur les circonstances de l’émergence de ce géant maritime très discret, et comment en est-il arrivé là.
Jérôme Percheron 

En haut : le porte-avions Amagi, chaviré dans le port de Kure en 1946. En Bas : le "destroyer porte-hélicoptères"Izumo, lancé le 6 août 2013. Sources : U.S. Navy investigation board - U.S. Navy military archives [haut] et http://www.mycity-military.com [bas]





1945, année zéro

Le 2 septembre 1945, après 8 années d’une guerre atroce débutée par l’invasion de la Chine et terminée dans un Japon exsangue que les Américains s’apprêtent à envahir, le gouvernement de Tokyo signe la capitulation de ce qu’il reste de son empire.
Les quelques bâtiments de sa flotte de combat qui ont survécu sont réquisitionnés par les vainqueurs : certains serviront de cible aux essais atomiques dans le Pacifique, les autres seront détruits. Seules quelques unités auxiliaires vont être conservées pendant 3 ans pour rapatrier les soldats japonais disséminés en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique.
Ses forces militaires totalement démantelées, le Japon s’en remet entièrement aux Etats-Unis pour assurer sa défense. Les frontières de l’archipel sont en particulier garanties par l’U.S. Navy.

Les épaves de la défunte flotte impériale jonchent les ports japonais. Ici, Les cuirassés Ise, Harunaet Hyuga, coulés entre le 24 et le 28 Juillet 1945, lors de l'attaque, par pas moins de 7 porte-avions américains, du port de Kure dans laquelle s'était réfugié le gros de ce qui restait de la flotte.


Une nouvelle constitution et un traité de paix

Les services du général Mac Arthur, commandant en chef des troupes d’occupation, dictent2une nouvelle constitution au pays, dans laquelle non seulement l’empereur n’a plus aucun pouvoir politique, mais aussi, et surtout, le pays renonce à toute forme de droit à la guerre et à posséder une force militaire.
L’article 9 de cette constitution, adoptée en 1947 est très clair à ce sujet :
Aspirant sincèrement à une paix internationale basée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce pour toujours au droit souverain d'une nation d'utiliser la force ou la menace de cette force dans les conflits internationaux. (…) aucune force terrestre, maritime, aérienne, ou toute autre force militaire, ne sera possédée. Le droit de belligérance de l'état ne sera pas reconnu. »
Le Japon est un archipel de plus de 1000 îles, et dépend entièrement de la mer pour ses approvisionnements en matières premières et une bonne partie de sa nourriture (pêche). Le besoin se fait donc rapidement sentir de surveiller les littoraux. Une agence civile de garde-côtes, « l’agence de sécurité maritime » est ainsi crée en 19483. Elle hérite de quelques dragueurs de mines rescapés de la défunte marine impériale4. Elle permet de conserver un savoir-faire et quelques marins expérimentés.
En 1951, à San Francisco, est enfin signé le traité de paix, concrétisation du la capitulation de 1945, entre le Japon et ses vainqueurs : les Etats-Unis bien sûr, mais aussi 47 de leurs alliés (à l’exception de l’URSS et de la Chine Populaire qui ont refusé, la guerre froide s’étant déjà imposée). L’occupation du pays prend officiellement fin en 1952 et ce dernier se voit autorisé à constituer une « force d’auto-défense » non-nucléaire, non offensive, et interdite d’opérations extérieures, à laquelle pas plus de 1% du PIB doit être consacrée. Une lecture stricte de l’article 9 pourrait considérer cette force comme anticonstitutionnelle, mais les Etats-Unis, fortement engagés en Corée, sont ravis de pouvoir déléguer une partie de leurs obligations. Ils conservent malgré tout des bases militaires importantes sur l’archipel, notamment à Okinawa.

La création de la force maritime d’auto-défense et la guerre froide

En 1952, les Etats-Unis cèdent des patrouilleurs et des destroyers retirés du service à l’Agence de Sécurité Maritime, dont les effectifs enflent rapidement. Parallèlement, des chantiers navals nippons sont remis en état et les études pour un premier destroyer de conception nationale sont lancées…
En 1954, les « forces japonaises d’autodéfense » sont créées, en vertu du traité de paix de 1951. Leur composante maritime naît de la scission de la flotte gérée par l’Agence de sécurité maritime. Cette dernière conserve l’activité spécifique de gardes-côtes, qui reste sous administration civile et cède les bâtiments de combat, qui passent sous contrôle du ministère de la défense. Le « noyau » de marins expérimentés, issus de la défunte marine impériale et conservés par l’Agence, a donc permis cette naissance.
La nouvelle flotte reçoit la lourde tâche d’assurer la sécurité des frontières de l’archipel, au grand soulagement des Américains qui peuvent repositionner leurs moyens dans le contexte de la guerre froide :
  • La VIIème flotte, basée à Yokosuka tient en respect toute velléité de la Chine ou de l’URSS, et constitue la pièce maîtresse du parapluie nucléaire américain de l’archipel, qui assure (et assure toujours) la dissuasion nucléaire du Japon, ce dernier n’ayant pas le droit de posséder d’armes nucléaires en vertu du traité de paix de 1951.
  • L’île d’Okinawa, au sud, occupée jusqu’en 1972, concentre les trois-quarts des bases américaines de l’archipel et compte encore aujourd’hui plus de 20 000 soldats américains (principalement des Marines, de la Navy, et de l’U.S. A.F.)5.
En 1956, le premier navire de guerre conçu et fabriqué au Japon depuis 1945, entre en service. Il s’agit de l’Harukaze, un destroyer à vocation anti sous-marine, sans hélicoptère embarqué (cette technologie, à peine mature, n’est pas encore dans les usages maritimes à l’époque), construit par les chantiers navals Mitsubishi à Nagasaki. Ce modèle va être constamment perfectionné et donner naissance à 22 autres destroyers qui seront lancés jusqu’en 19786.

Le destroyer Harukaze, entré en service en 1956 et retiré en 1985. Source : http://en.wikipedia.org/wiki/Harukaze-class_destroyer

L’industrie navale japonaise va devenir très active et lancer de nouveaux types de bâtiments : destroyers lance-missiles, bâtiments de lute anti-sous-marine équipés d’hélicoptères, sous-marins d’attaque à propulsion classique (diesel-électrique)... Tous ces bâtiments bénéficient de transferts de technologie américains, notamment en ce qui concerne les radars, sonars et l’armement (canons anti-missiles Phalanx, missiles anti-navires Harpoonpar exemple). Dans une relative indifférence du peuple japonais, et malgré un budget de défense plafonné à 1% du PIB, une flotte puissante va se constituer petit à petit. Elle reste toutefois limitée à la protection des approches maritimes du pays, sans possibilité de projection, et axée sur un rôle défensif : seule la destruction des sous-marins et de bâtiments de surface d’un éventuel agresseur est recherchée.

Le destroyer multi-rôles Asagari, lancé en 1986. Il est équipé du système Mk15-CIWS Phalanx (protection rapprochée contre les missiles anti-navires) et de missiles anti-navires Harpoon. Source : http://www.seaforces.org/marint/Japan-Maritime-Self-Defense-Force/Destroyer/Asagiri-class.htm

En effet, avec la la guerre froide, la défense de l’archipel est principalement tournée, jusque dans les années 80, vers l’éventualité d’une invasion soviétique par le Nord7 : Sapporo, cinquième ville du Japon, située sur l’île septentrionale d’Hokkaido, est à moins de 800 km de Vladivostok, et les îles Kouriles, occupées par l’armée rouge depuis 1945, forment un pont entre le Kamtchaka, truffé de bases militaires soviétiques, en particulier le grand port de Petropavlosk, et la grande île japonaise du Nord.

Proximité du Nord du Japon avec Vladivostok et les îles Kouriles. Source : http://www.danube.fr/PDF/MAP/World_map_pol_2005-fr.pdf
L’Archipel nippon, morcelé, avec une population et des infrastructures principalement regroupées sur d’étroites bandes côtières, ne dispose pratiquement pas de profondeur stratégique : l’établissement d’une solide tête de pont ennemie se solderait rapidement par un écroulement des défenses. Il convient donc d’interdire l’approche de l’archipel à une flotte d’invasion, d’où le rôle principalement de « chasseurs » des bâtiments de la force d’auto-défense, mais aussi de l’aéronautique navale (patrouille maritime, lutte anti-sous-marine …).
A partir de la fin des années 1980, ce scénario est heureusement de moins en moins probable. Mais une nouvelle menace grandit à l’Ouest …


Face à la Corée du Nord

Infiltrations et enlèvements

Le régime de Pyongyang commence à infiltrer des espions au Japon pendant la guerre froide, pour son compte ou celui de l’URSS ou de la Chine, à l’aide de petites embarcations, mettant sur les dents les gardes-côtes. En effet, une forte communauté originaire de Corée vit au Japon : environ 600 000 personnes. Elle procure, bien malgré elle, une couverture idéale à ces agents.
La forme la plus tragique de ces actions reste l’enlèvement de citoyens japonais, utilisés pour former les espions à la langue et aux coutumes du pays. 17 enlèvements sont survenus entre 1977 et 1983, dont 13 ont été reconnus officiellement par la Corée du Nord en 20028. Ils concernaient des personnes âgées d’environ une vingtaine d’années, la plus jeune d’entre elles étant une collégienne de 13 ans, enlevée en novembre 1977 dans la ville côtière de Niigata. Cinq d’entre elles seulement on pu revoir le Japon, les autres sont présumées mortes en captivité… Ce sujet continue de nos jours d’empoisonner les relations du Japon avec la Corée du Nord. Mais les enlèvements ne concernent pas que le Japon, des centaines de cas suspects ont été recensés en Corée du Sud9, cible principale des attentions de Pyongyang.

Les enlèvements de citoyens japonais par des nord-coréens Source : http://factsanddetails.com/japan/cat22/sub149/item2923.html

La preuve des infiltrations nord-coréennes survient en 1990 lorsqu’est découvert, près de Mihama, une des plus grosses centrales nucléaires du Japon, un petit bateau espion échoué10, contenant des documents estampillés du régime nord-coréen, des armes légères et des livres de codes de cryptage. D’autres découvertes de bateaux-espions suivront, notamment grâce aux avions de patrouille maritime P3-C Orion de l’aéronautique navale, mais sans qu’ils puissent être arraisonnés à temps… Jusqu’en 2001 où, au sud de l’île de Kyushu, a eu lieu la première « bataille navale » impliquant des forces japonaises depuis 1945 : un chalutier armé nord-coréen, sous faux pavillon chinois, est pris en chasse par une vingtaine de navires des gardes-côtes. Ceux-ci le rattrapent et effectuent plusieurs tirs de semonce, auxquels le navire-espion répond par des tirs de mitrailleuse et de roquettes, occasionnant 3 blessés parmi les équipages japonais, qui alors répliquent et le coulent corps et biens11.

La poursuite du chalutier espion nord-coréen en 2001 Source : http://news.bbc.co.uk/olmedia/1720000/images/_1724913_boat2300ap.jpg

La menace balistique et les destroyers AEGIS

Bénéficiant dans les années 1970 et 1980 de transferts de technologies soviétiques et chinois, les nord-coréens conçoivent et fabriquent leurs propres missiles balistiques. A partir de 1988, ils développent le Hwasong-6, d’un portée de 900 km (exporté dans les années 1990 en Iran et au Pakistan). Il peut ainsi atteindre une partie des côtes Ouest du Japon12. Les recherches se poursuivent pour accroître sa portée, et des soupçons de programme nucléaire clandestin se font jour… La menace est sérieuse et le Japon souhaite se doter de systèmes anti-missiles.
C’est alors que les Etats-Unis vont leur faire cadeau d’une de leurs technologies militaires les plus précieuses : le système AEGIS (« bouclier » en grec). Il vient tout droit de la guerre froide : dans les années 1960, les Américains se rendent compte de la vulnérabilité de leurs bâtiments de surface, en particulier de leurs porte-avions, face aux bombardiers soviétiques équipés de missiles antinavires à longue portée. Les chasseurs embarqués peuvent en abattre une grande partie, mais, dans le cas d’attaques de saturation (où un très grand nombre de missiles sont lancés sur un même objectif), certains arriveront toujours à passer. Or il peut en suffire d’un seul pour mettre hors de combat un porte-avions, voire annihiler un groupe aéronaval entier si le missile est doté d’une tête nucléaire. Un système basé sur un radar à balayage électronique très puissant, guidant automatiquement des missiles anti-missiles lancés verticalement (Standard Missile 1 ou SM-1), et destiné à être embarqué sur un navire, est alors développé dans les années 70. Dès 1983, il équipe le premier croiseur AEGIS (classe Ticonderoga) de l’U.S. Navy.
Ces bâtiments sont donc, dans un premier temps, destinés à la protection des porte-avions américains. Mais on se rend compte bien vite de potentialités du système, capable d’atteindre tout missile balistique dans sa phase descendante. Il commence alors à assurer un rôle de parapluie anti-missile de théâtre (au sens « théâtre d’opérations »). C’est cette utilisation que les Japonais vont privilégier, tout en conservant une forte capacité anti-sous-marine et anti-aérienne, avec les destroyers AEGIS de la classe Kongo, basés sur leurs homologues américains de la classe Arleigh Burke, et destinés à constituer la colonne vertébrale de la flotte japonaise. Le premier des 4 exemplaires entre en service en 1991, et le dernier en 1998. Ils sont toujours utilisés et ont été rejoints dans ce rôle par deux nouveaux destroyers de la classe Atago, dérivés améliorés, en 2007 et 2008. 

Le destroyer AEGIS Kongo, entré en service en 1991. On distingue, à la proue, juste derrière la tourelle du canon de 127mm, les racks de lancement vertical des missiles SM-2. Les antennes radar du système AEGIS sont identifiables formes octogonales blanches sous la passerelle. Source : http://www.defenseindustrydaily.com/up-to-387m-for-japanese-naval-abm-components-0807/
 
Les nouvelles versions des missiles, SM-2 et surtout SM-3, toujours construits par les Américains, sont capables d’atteindre des missiles balistiques intercontinentaux dans leur phase ascendante (avant qu’ils ne puissent se séparer en têtes multiples, ce qui rend leur interception difficile), et même des satellites. Ce sont ces mêmes missiles qui constituent la pièce principale du bouclier anti-missile américain mais aussi de l’OTAN en Europe. Une débauche de technologie pour intercepter quelques maladroits missiles nord-coréens ? Non, car d’une part Pyongyang perfectionne ses missiles qui atteignent une portée de plusieurs milliers de km dans les années 2000, et d’autre part l’objectif est aussi d’arrêter ceux d’un autre puissant voisin : la Chine…

29 Octobre 2010 : tir d’un missile SM-3 depuis le Kirishima(sister-ship du Kongo), qui intercepte avec succès un missile balistique d’exercice, quelques minutes après sont lancement  depuis Hawaï. Source : http://www.mda.mil/global/images/system/aegis/jftm4stbd.jpg

Le réveil du dragon

Suite à la libéralisation de l’économie lancée par Deng Xiaoping à la fin des années 70, la Chine connaît depuis une croissance économique soutenue, et, de ce fait, des besoins en énergie, matières premières et import/export de produits toujours plus importants. Or, ces flux transitant principalement par mer, elle se rend compte de l’intérêt capital de sécuriser ses voies maritimes. La mer contient également d’énormes ressources, halieutiques, gazières, pétrolières … ce qu’un pays comme le Japon, doté d’une zone économique exclusive13(ZEE) 12 fois plus grande que son territoire émergé, a compris depuis longtemps.

Zone économique exclusive du Japon. On voit l’intérêt de posséder des îles éparses afin d’agrandir cette dernière. Source : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HER_141_0098

Or, les approches maritimes de la Chine sont littéralement corsetées par une chaîne d’îles appartenant à des états qui regardent avec la plus grande méfiance son développement (le Japon bien sûr, mais aussi Taïwan, Singapour, l’Indonésie, le Viêt-Nam), avec lesquels les Etats-Unis ont plus ou moins discrètement resserrés leurs liens.
L’amiral chinois Liu Huaqing, qui participa à la Longue Marche aux côtés de Mao, commandant en chef de la marine de l’Armée Populaire de Libération de 1982 à 1988, explique alors qu’il sera nécessaire de dominer l’espace maritime entre les côtes chinoises et cette chaîne d’îles (voir carte ci-après), et dans un deuxième temps de la percer pour atteindre une deuxième chaîne dont la maîtrise lui permettrait d’accéder librement au Pacifique et d’assurer efficacement la défense du pays. Ces objectifs doivent être atteints à l’aide d’une marine puissante et à la pointe de la technologie. Il initie la modernisation et l’expansion de celle-ci, qui est, de nos jours, en terme de tonnage, à la troisième place mondiale, ex-æquo avec le Japon, mais de nature nettement plus offensive que la marine du soleil levant. Elle dispose en effet d’un porte-avions (acheté non terminé à la Russie et modernisé) et en conçoit au moins un autre. D’autre part, elle a conçu, avec l’aide initiale de transferts de technologie russes plus ou moins volontaires14, ses propres équivalents des destroyers AEGIS, bien que moins perfectionnés (destroyers Type-52C et D) et teste des missiles balistiques capables d’atteindre des porte-avions et autres gros navires de surface.

Les deux chaînes d'îles de l'amiral Liu Huaqing Source: U.S. Naval Institute http://www.usni.org/magazines/proceedings/2011-11/drawing-lines-se

Comme ont peut le voir sur la carte, la première chaîne d’îles touche le Japon, ce qui explique bon nombre de différends en mer de Chine actuellement, mais la deuxième, initialement prévue d’être atteinte vers 202015, l’englobe ! Cette volonté d’expansion stratégique et technologique n’est pas une simple vue de l’esprit, mais traduit un profond sentiment chinois de ne plus avoir à subir les humiliations que le pays a connues au cours de son histoire contemporaine depuis les guerres de l’opium au XIXème siècle, en passant par la signature forcée de traités injustes et de violations de sa souveraineté (concessions étrangères, invasion japonaise …), généralement interprétées comme venant d’un différentiel technologique16. Dans l’histoire récente, deux porte-avions américains ont croisé dans le détroit Taïwan (bras de mer entre Taïwan et la Chine) pour apaiser la crise de 1996 entre « l’Empire du milieu » et sa « province rebelle ». Ce dernier ne le tolèrerait plus de nos jours.

Le porte-avions chinois Liaoning, escorté par 3 destroyers Type 52C. Posséder unporte-avions est une chose, maîtriser son emploi au sein d'un groupe aéronaval et optimiser la mise en oeuvre de son groupe aérien en est une autre. Ces aspects peuvent prendre des années voir des dizaines d'années à être acquis. Source : http://www.meretmarine.com/fr/content/la-chine-lheure-des-porte-avions

Aux avant-postes

Le Japon doit ainsi s’apprêter à protéger ses voies d’approvisionnements et à gérer des différends frontaliers situés dans sa ZEE, loin des côtes du pays, tout en évitant d’aller jusqu’à l’irréparable avec une Chine qui reste sa partenaire économique fondamentale. C’est le cas par exemple des îles Senkaku/Diaoyutai (respectivement nom japonais / nom chinois), revendiquées par Pékin (et Taiwan), mais sous administration japonaise, où de fréquents accrochages entre garde-côtes et navires chinois ont lieu. Autre exemple, bien que la situation soit moins tendue : Les îles Kouriles, anciennes possessions japonaises, occupées par l’Union Soviétique en 1945 et passées ensuite sous l’autorité de la Fédération de Russie, puissance maritime (ré-)émergente dans la région. Le Japon considère comme une menace potentielle leur proximité relative avec l’île d’Hokkaido. Cette menace pourrait être neutralisée par une maitrise de leur espace maritime.
Il ne s’agit donc plus de défendre les approches immédiates de l’archipel, mais bien d’assurer une présence dissuasive loin de celui-ci. Pour que cette présence soit crédible, il faut qu’elle montre que la force peut être utilisée, et ce, avec efficacité. Pour cela, il est nécessaire d’avoir des moyens importants capables de stationner longtemps dans une zone éloignée et d’en interdire le passage : c’est ce qu’on appelle une stratégie de « déni d’accès » ou d’ «interdiction ». La meilleure arme pour cela, hors zones littorales, est le sous-marin d’attaque. Ce dernier, difficile à détecter et d’autant plus dangereux s’il est capable de rester longtemps en plongée, est très efficace contre les bâtiments de surface. Son emploi est en revanche beaucoup plus délicat pour contrer ses homologues adverses. Le moyen le plus flexible pour la « chasse aux sous-marins » reste l’hélicoptère ou l’avion de patrouille maritime, par sa capacité à passer rapidement de la détection à l’attaque, par la variété des équipements de détection qu’il emploie (barrages de bouées acoustiques, détection infrarouge ou électromagnétique) et surtout l’impossibilité pour sa cible de répliquer17. Pour toutes ces raisons, la marine japonaise va se doter de nouveaux types de bâtiments : les sous-marins d’attaque à propulsion anaérobie ou AIP (Air Independant Propulsion) et les porte-hélicoptères de lutte anti-sous-marine.

Les sous-marins


L'Hakuryu, troisième sous-marin de la classe Soryu, en visite à Pearl Harbor en février 2013 Source : http://www.enderi.fr/Tractations-sous-marines_a233.html


Au début des années 2000, le Japon possédait déjà l’une des flottes de sous-marins d’attaque les plus importantes du monde (18 unités), et certainement les sous-marins classiques (propulsion diesel –électrique) les plus perfectionnés et automatisés, grâce à des industries de défense à la pointe de la technologie et affranchies du soutien américain. Vu son histoire contemporaine, on peut comprendre que la Japon renonce à utiliser l’énergie nucléaire dans le domaine militaire. Il n’est donc pas question d’envisager de construire des sous-marins à propulsion nucléaire. Pour augmenter le temps de présence des submersibles et leur furtivité sonore, Kawasaki et Mitshubishi Heavy Industries vont ajouter à la propulsion classique, dans les nouveaux sous-marins de la classe Soryu, la propulsion anaérobie, en l’espèce le système suédois Kockum basé sur le principe du moteur de Stirling18 : c’est un gaz en circuit fermé et non le produit d’une combustion interne qui assure la force de travail, en suivant un cycle chauffage / détente / refroidissement / compression. 4 de ces sous-marins, les plus gros (4200 t) construits au Japon depuis la 2èmeguerre mondiale, sont entrés en service entre 2009 et 2013, portant l’effectif sous-marin japonais à 22 unités, et 5 autres sont prévus ou déjà en construction, surclassant largement leurs homologues chinois. L’Australie, autre puissance émergente de la région, toute aussi inquiète de l’expansion chinoise, s’est même montrée intéressée par l’acquisition de ces sous-marins, posant la délicate question de l’exportation d’armes par Tokyo, jusqu’alors prohibée par l’interprétation stricte de la constitution.

Les porte-hélicoptères

Dès 2001, la décision est prise de mettre en construction 2 grands porte-hélicoptères afin de renforcer le parc existant de navires de même type mais aux dimensions modestes (classe Shiranede 1980 et Osumide la fin des années 90) et ainsi de faire face aux nouveaux défis de protection de la ZEE. Ce sont les « destroyers porte-hélicoptères » de la classe Hyuga. Qu’on ne s’y trompe pas, ils n’ont rien d’un simple destroyer et l’appellation est avant tout politique, pour ne pas donner l’impression de contourner la constitution. Pouvant opérer jusqu’à 11 hélicoptères et munis d’un radier19leur permettant des opérations d’assaut amphibie, ils peuvent servir de navires amiraux lors d’opérations de grande ampleur. Ce sont les plus gros navires militaires construits par le Japon depuis la seconde guerre mondiale. Ils sont assez proches en dimensions et en capacités de leurs équivalents français, les BPC de classe Mistral. Le Hyugaet son sister-ship, le l’Ise, entrent en service respectivement en 2009 et 2011. 

Le porte-hélicoptères Hyuga, survolé par les Sea Hawksde son escadron de lutte anti-sous-marine Source : wikipedia commons
 
Mais la course aux armements est loin d’être terminée. En 2013 a lieu un évènement qui va pousser la Chine a émettre des protestations officielles. Le record du plus gros navire de guerre japonais lancé depuis la seconde guerre mondiale est battu par le nouveau « destroyer porte-hélicoptères » Izumo. Sorte de version agrandie des Hyuga, sa longueur est à quelques mètres près celle du porte-avions français Charles de Gaulle. Ses 16 hélicoptères (ce qui représente une capacité de lutte anti-sous-marine considérable) sont à l’aise dans ses immenses hangars. Un deuxième bâtiment de cette classe est déjà en construction. Comme pour la classe Hyuga, ces navires reprennent le nom d’anciens cuirassés de la flotte impériale, ce qui ajoute à l’irritation de Pékin. Fait apparemment anodin mais à la signification très lourde : il s’est écoulé seulement 19 mois entre la pose de la quille de l’Izumoet son lancement, ce qui est une performance rare en temps de paix pour des chantiers navals militaires. Le Japon a voulu ainsi monter que son complexe militaro-industriel était prêt, s’il le fallait, à réagir et à monter en puissance très vite. La Chine y voit un « porte-avions déguisé » et donc émet des doutes sur les intentions pacifistes prônées officiellement par le Japon. Il est vrai qu’il pourrait, avec l’ajout d’un tremplin, mettre en œuvre des chasseurs à décollage/atterrissage court/vertical F-35B, mais cette version du F-35 n’est actuellement pas commandée par Tokyo. Un tel navire permet d’aller au-delà d’une stratégie de « déni d’accès » pour permettre une stratégie plus ambitieuse de « contrôle maritime »20, c'est-à-dire surveiller et maîtriser, dans le temps long, un espace maritime beaucoup plus étendu et le réserver à son usage personnel. C’est par exemple une telle stratégie de contrôle qui a permis finalement à la Royal Navy de s’opposer victorieusement à la stratégie de déni d’accès des sous-marins de la Kriegsmarine, pendant les deux guerres mondiales.

Le "destroyer porte-hélociptères" Izumo, lors de son lancement en 2013. Source http://snafu-solomon.blogspot.fr/2013/08/tail-of-tape-wasp-vs-isumo.html

La face cachée du soleil levant

Le grand public japonais commence à prendre conscience de la réémergence d’un complexe militaro-industriel. Le désengagement progressif des Etats-Unis dans la défense de l’archipel depuis la fin de la guerre froide et la pauvreté de ce dernier en termes de ressources naturelles n’offrent pas d’autre alternative à Tokyo que de réaliser un grand effort pour conserver la maîtrise de ses voies maritimes et de sa ZEE. Cela nécessite de disposer d’une marine à l’allonge suffisante pour les protéger. C’est aussi dans l’intérêt du Japon, lui permettant ainsi d’acquérir une autonomie stratégique de plus en plus grande. Mais ce réarmement, car il faut bien l’appeler ainsi, pose le problème de l’écart de plus en plus criant entre les capacités militaires réelles du pays et sa constitution pacifiste, complétée par le traité de 1951. D’autre part, pour financer cet effort dans un pays vieillissant où l’économie stagne plus ou moins depuis le début des années 90, l’exportation du matériel militaire (les sous-marins à l’Australie par exemple) serait la bienvenue, augmentant là aussi l’écart par rapport aux textes …
Aussi, les gouvernements successifs préparent l’opinion publique, encore très attachée au pacifisme, à ce que l’idée de modifier la constitution ne soit plus considérée comme folle… Pour parer au plus pressé, Tokyo a pris, avec la bénédiction des Etats-Unis, deux décisions d’une portée très importante en Juillet 2014 : la levée de l’interdiction d’exporter du matériel militaire et la possibilité d’engager les forces d’autodéfense dans des opérations de combat autres que celles liées à la défense nationale21. L’idée d’une armée « strictement défensive » n’ayant pas de fondements réels, les masques tombent et le « pacifisme d’état » japonais n’est dorénavant plus qu’une façade…
Aux yeux du gouvernement japonais, ce processus est amplement justifié par la différence de traitement que Pékin réserve à ses voisins de la Mer de Chine. Autant elle prend pour le moment des gants avec le Japon, autant sa politique est nettement plus agressive avec des nations plus faibles. C’est le cas de l’Inde, mais aussi du Vietnam, par exemple, qui s’est vu envahir manu-militari une partie de ses îles Paracels en 1974, et Spratly en 1988, riches en pétrole. Le cas de Taïwan est emblématique. La « province rebelle », pour qui les accrochages militaires avec sa grande sœur continentale ne sont pas une abstraction, bénéficiait encore il y quelques années, grâce à l’aide américaine, d’une supériorité aérienne qui garantissait sa marge de manœuvre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui suite à la rapide montée en puissance de la marine et de l’aviation chinoises. Or, les Etats-Unis se sont récemment opposés à l’acquisition par Taipei de matériel militaire dernier cri, de peur de froisser Pékin qui avait haussé le ton… Ce dernier point a agi comme un électrochoc au Japon, qui l’a vu comme ce qui pourrait lui arriver s’il ne poursuivait pas ses efforts. Si le soutien américain ne lui est plus automatiquement acquis, vers qui pourrait se tourner Taïwan pour éviter une « finlandisation » par la Chine ? Vers la seule puissance militaire capable de tenir tête à la Chine actuellement dans la région : le Japon. Ce rapprochement est déjà discrètement en cours22. Ce serait un retournement dont l’histoire a le secret, sachant que le pays du soleil levant l’a occupée de 1895 à 1945.

Jeu du chat et de la souris entre patrouilleurs Japonais et Chinois au large des îles Senkaku Source : http://www.csmonitor.com/Commentary/Opinion/2012/1025/US-must-clearly-back-Japan-in-islands-dispute-with-China-video

Conclusion
La puissante flotte japonaise, née de la volonté américaine, est taillée pour un rôle régional. Elle n’est pas capable actuellement de se projeter à l’autre bout du monde pour des opérations offensives comme peuvent le faire ses homologues américaine, britannique ou française. Elle est cependant un adversaire redoutable pour tout agresseur, excellant dans la lutte anti-sous-marine. Son développement soutenu ces dernières années la rend largement capable de défendre sa ZEE, et elle possède le potentiel pour grandir encore. En effet, il ne suffit pas de posséder des navires pour faire une flotte de combat efficace, mais de combiner intelligemment les facteurs suivants :
  • Un complexe militaro-industriel solide : seule garantie de s’affranchir d’ingérence extérieure dans la conception, la fabrication et l’emploi des navires (ce qui n’exclut pas des coopérations, bien au contraire), de pouvoir rapidement monter en puissance en cas de conflit prolongé, et tout simplement d’assurer soi-même la maintenance des navires. Le Japon excelle en ces domaines, et l’a prouvé dans la rapidité de construction du porte-hélicoptères Izumo.
  • Des équipages expérimentés et entraînés : c’est une des marines au monde qui accorde le plus de moyens à la formation.
  • Une doctrine d’emploi basée sur une étude claire des besoins et des menaces, ainsi que des matériels efficaces adaptés à la doctrine.
Cette alchimie est difficile et longue à émerger, et la caractéristique de nations ayant une longue expérience maritime, ce qui est le cas du Japon, qui maîtrise parfaitement ces critères.
Toutefois, bien qu’il n’ait pas vraiment le choix, son opposition frontale à l’expansion stratégique chinoise ne peut amener à moyen terme qu’à une aggravation des tensions. Or, si la Chine a une démographie et une puissance économique lui permettant de prendre tout son temps, ce n’est pas le cas du Japon, qui a du mal à se sortir d’une crise économique larvée, ne possède aucune ressource naturelle dans l’archipel lui-même et affiche une la natalité de plus en plus faible.


Bibliographie

Bernard Prézlin, Flottes de combat 2013, Editions Ouest France, 2013
Céline Pajon, Comprendre la problématique des bases militaires américaines à Okinawa, IFRI, Paris, Juin 2010
Jun NOHARA, Changement de l’environnement maritime en Extrème-Orient : La force d’autodéfense japonaise, Centre d’Etudes Supérieures de la Marine, 2011
William C. Triplett, How a Nuclear North Korea Threatens America, Regenery Publishing, Washington D.C., 2004, p. 114
Windy Marty, L’importance de la lutte anti-sous-marine au XXIè siècle, Centre d’études supérieures de la Marine, 2011
Julian S. Corbett, Principes de stratégie maritime, Economica, Paris, 1993

Notes
1 D’après : Bernard Prézlin, Flottes de combat 2013, Editions Ouest France, 2013.
2Morris I., L'évolution politique du Japon d'après guerre. In: Politique étrangère N°3 - 1956 - 21e année p. 326
3 http://www.kaiho.mlit.go.jp/e/pamphlet.pdf
4All ships of Japan Coast Guard 1948–2003. In : Monthly Ships of the World N° 613, Kaijinsha, Tokyo, 2003.
5 Céline Pajon, Comprendre la problématique des bases militaires américaines à Okinawa, IFRI, Paris, Juin 2010.
6 http://www.helis.com/database/sys/259_Harukaze_class/
7 Jun NOHARA, Changement de l’environnement maritime en Extrème-Orient : La force d’autodéfense japonaise, Centre d’Etudes Supérieures de la Marine, 2011.
8LeFigaro.fr, 9 Juillet 2014 : http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/07/09/97001-20140709FILWWW00431-pyongyang-revele-30-noms-de-japonais-enleves.php
9AsiaTimes online, 26 Février 2005 : http://www.atimes.com/atimes/Korea/GB26Dg01.html
10 William C. Triplett, How a Nuclear North Korea Threatens America, Regenery Publishing, Washington D.C., 2004, p. 114
11 BBC News, 25 décembre 2001 : http://news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/1727867.stm
12 Edouard Pflimlin, Le programme balistique nord-coréen : quelles menaces ?, LeMonde.fr, 20 avril 2012 : http://www.lemonde.fr/international/article/2012/04/06/le-programme-balistique-nord-coreen-quelles-menaces_1681516_3210.html
13 Zone économique exclusive : d’après le droit de la mer, il s’agit d’un espace maritime sur lequel un état côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources.
14 La Chine a profité, dans les années 90, de la situation désastreuse des anciennes républiques d’URSS pour acquérir du matériel moderne à bas prix, l’analyser et ainsi combler son retard
15 Jun NOHARA, Changement de l’environnement maritime en Extrème-Orient : La force d’autodéfense japonaise, Centre d’Etudes Supérieures de la Marine, 2011
16 Guilhen Penent, Défense et Sécurité Internationale n°108, DSI Presse, novembre 2014
17 Windy Marty, L’importance de la lutte anti-sous-marine au XXIè siècle, Centre d’études supérieures de la Marine, 2011, p. 25
18 De l’ingénieur anglais Robert Stirling qui en a élaboré les principes des 1816, confronté aux premières chaudières à vapeur qui avaient tendance à exploser.
19 Hangar immergeable permettant la mise à l’eau de navires de débarquement
20 L’historien et stratège maritime britannique Julian Corbett (1854-1922) est un penseur majeur de la stratégie maritime. Dans son ouvrage le plus célèbre, Some Principles of Maritime Strategy, il est le premier à théoriser et séparer les stratégies de déni d’accès et de contrôle.
21Défense et sécurité internationale, n°108, Octobre-Novembre 2014, p.24
22 Ibid., p. 69

Janvier 1919 : Feu sur Berlin la Rouge.

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Les hommes corps-francs du Regiment de Potsdam sous les ordres du major von Stephani sont prêts à passer à l'action. Pendant que les soldats se mettent en route, le major est déjà parti en reconnaissance observer l'édifice que sa troupe doit conquérir dans la journée. C'est déguisé en révolutionnaire que l'ancien officier de l'armée impériale pénètre dans l'immeuble qui abrite le siège du quotidien social-démocrate le Vorwärts. Sous le prétexte de s'engager dans les milices rouges il parvient à parcourir sans encombre les différents bureaux et peut donc minutieusement inspecter le bâtiment avant de rejoindre ses hommes qui ont déjà pris position. Il demande alors aux Spartakistes qui occupent l'immeuble de se rendre. Ces derniers refusent une telle proposition et s'en remettent au sort des armes pour juger de l'issue du conflit. Les mitrailleuses, obusiers et mortiers du corps-francs de von Stephani entrent alors en action. La bataille pour Berlin commence.

Cette bataille qui, aux premiers jours de l'année 1919, ensanglante la capitale du Reich est à l'origine de deux mythes. Le premier veut que ce soulèvement ouvrier soit l'œuvre délibérée des Spartakistes, ceux là qui ont créé fin décembre le Parti communiste allemand, estimant le moment venu d'installer le bolchevisme en Allemagne. Le second fait la part belle aux corps-francs présentés comme cette troupe invincible, ayant repris Berlin et ainsi sauvé l'Allemagne du péril communiste. Comme tous les mythes, ils présentent une part minime de vérité et beaucoup d'exagération et d'occultation. L'étude de cette insurrection et des combats de rue qu'elle provoque, la première du XX° siècle dans une capitale de l'Europe occidentale, peut seule permettre de casser les mythes patiemment entretenus et de mieux appréhender les débuts d'un aspect fondamental de l'art militaire: la contre-insurrection en milieu urbain.

David FRANCOIS



Aux origines du drame.

La guerre civile qui ensanglante la capitale du Reich à la fin 1918 prend sa source quelques mois plus tôt, en septembre, quand les chefs de l'armée allemande prennent conscience que leur pays n'a plus aucune possibilité de gagner la guerre contre les Alliés. Afin de négocier la reddition dans les meilleures conditions ils obtiennent la nomination comme Chancelier du libéral prince Max de Bade. Ce dernier forme alors un gouvernement où pour la première fois de l'histoire allemande, siège deux sociaux-démocrates, Friedrich Ebert et Philip Scheidemann. Ces changements politiques sont pourtant de peu d'effet devant le mécontentement qui étreint la majorité de la population allemande. Cette dernière est en effet épuisée par quatre années de guerre où sont tombés plus de 2 millions de soldats tandis que le blocus imposé par les Alliées alimente une inflation qui aggrave la misère et la pénurie.

La révolte éclate fin octobre 1918, non pas dans la population civile, mais chez les marins de la flotte de guerre. Le 29 octobre, à Kiel, les matelots refusent les ordres d'appareiller pour affronter la Royal Navy. Après quelques combats avec la police, le 4 novembre, Kiel est aux mains des insurgés et le drapeau rouge flotte sur les bâtiments de guerre allemands. Le mouvement de révolte se propage rapidement aux autres bases maritimes du pays. Il touche aussi les villes à l'intérieur du pays, notamment la capitale, Berlin. Le 9 novembre la révolte y éclate et les soldats fraternisent avec les insurgés. Confronté à cet effondrement de l'Empire avec l'annonce de l'abdication de Guillaume II, le social-démocrate Philipp Scheidemann, juché sur une fenêtre du Reichstag, proclame la République tandis qu'au même moment au château royal de Berlin, le chef des spartakistes Karl Liebknecht proclame quant à lui la naissance de la République socialiste d'Allemagne. Ces proclamations républicaines concurrentes symbolisent parfaitement la lutte qui s'engage alors entre les sociaux-démocrates et la gauche révolutionnaire et où se joue le sort de l'Allemagne.

Le parti social-démocrate (SPD) est alors le plus puissant sur la scène politique allemande. Théoriquement toujours marxiste, il s'est pourtant orienté vers un réformisme où domine la nécessité d'une transition démocratique afin de transformer l'Allemagne en une démocratie libérale. Mais surtout la guerre a fait du SPD un parti « patriote ». Les sociaux-démocrates ont en effet accepté le conflit en 1914, appelant à défendre la patrie allemande, à se battre pour la victoire et votant les crédits militaires présentés par le pouvoir impérial. Cette attitude nationaliste et belliciste a rapidement provoqué des remous dans les rangs entraînant en 1917 une scission qui donne naissance au parti social-démocrate indépendant (USPD). Ce dernier regroupe des socialistes de gauche pacifiste mais aussi une aile gauche rassemblée au sein de la Ligue Spartakus et dont les positions sont proches de celles des bolcheviks russes.

Affiche de la ligue spartakiste


La formation le 10 novembre d'un gouvernement réunissant SPD et USPD, avec l'accord du conseil des ouvriers de Berlin est un premier désaveu pour les spartakistes. Les conseils d'ouvriers et de soldats dans lesquels ils voient des soviets ne les suivent pas. Le nouveau gouvernement engage rapidement des réformes populaires et surtout annonce l'élection en janvier 1919 au suffrage universel d'une assemblée constituante. Cette politique a pour principal objectif d'empêcher que la situation politique et sociale ne se dégrade et profite ainsi aux révolutionnaires au premier rang desquels se trouvent les spartakistes.

Si le gouvernement semble prendre peu à peu l'ascendant sur ses adversaires, la situation paraît beaucoup plus difficile à Berlin. Dans la capitale du Reich les révolutionnaires bénéficient d'une certaine audience auprès des ouvriers et ils s'appuient sur le conseil des ouvriers et soldats de la ville pour chercher à disputer le pouvoir au gouvernement. Le conseil berlinois se pose en effet en concurrent du gouvernement et se montre très méfiant face à la perspective de l'élection d'une assemblée constituante qui le dépouillerait de tout pouvoir. Mais là aussi le bras de fer tourne très vite au désavantage des révolutionnaires. Ils échouent d'abord à mettre en place une garde rouge devant la détermination du gouvernement qui impose la formation d'une troupe de défense républicaine forte de plusieurs milliers d'hommes. Quand le congrès national des conseils d'ouvriers et de soldats approuve, le 20 décembre 1918, la politique gouvernementale et avant tout la convocation de l'Assemblée constituante, les révolutionnaires berlinois, c'est-à-dire les spartakistes mais aussi les membres du conseil des ouvriers et les indépendants de la capitale, n'ont plus comme solution, pour inverser un courant qui leur est défavorable que de tenter de s'emparer du pouvoir, ce qui passe par le déclenchement d'une insurrection.


Berlin aux mains des insurgés.

Parmi les révolutionnaires, les plus radicaux, ceux qui sont fascinés par l'exemple de l'insurrection armée bolchevique, qui estiment que seule l'emploi de la violence peut accélérer le cours de l'histoire prennent de l'influence et cette minorité agissante pousse à l'affrontement. Elle se regroupe en particulier au sein de la Ligue des soldats rouges dont l'influence s’accroît tout au long du mois de décembre.

Berlin et ses environs en 1919


Il est vrai que les signes de décomposition qui touchent alors l'armée peuvent apparaître encourageant. Les unités qui rentrent du front semblent disciplinées et obéir à leurs officiers mais sous cette apparence de solidité les idées révolutionnaires et plus encore le désir de retrouver sa famille et la vie civile affaiblissent et sapent la cohésion de l'édifice militaire. Le gouvernement en fait l'amère expérience au moment où il compte s'appuyer sur les troupes de retour du front pour reprendre le contrôle de la capitale. Le 8 décembre, à la demande du maréchal Hindenburg, le président Ebert accepte ainsi la présence de 10 divisions à Berlin sous les ordres du général Lequis. Pour les chefs de l'armée, ces troupes doivent assurer l'ordre en procédant au désarmement des civils. Ebert, qui craint finalement que cette opération ne se termine dans le sang, demande aux militaires de se contenter d'un défilé géant dans les rues de Berlin, qui doit à la fois rassurer la population et effrayer les révolutionnaires. A la suite du défilé, qui est un succès, les officiers se rendent vite compte que les soldats n'ont qu'une envie: retrouver leurs foyers. Plus graves ils fraternisent avec les ouvriers et écoutent avec sympathie les discours extrémistes. L'instrument militaire sur lequel comptaient les autorités pour mettre au pas les révolutionnaires s'évapore. Pire encore, le pouvoir n'a alors plus de forces militaires organisés à opposer aux Rouges, alors que ces derniers peuvent s'appuyer sur la Volksmarinedivision, la Division de marine du peuple.

Cette unité est formée à l'origine de matelots mutins venus de Kiel, courant novembre, pour propager la révolte à Berlin. Bientôt rejoints par des marins d'autres ports allemands, ils sont alors plusieurs milliers à occuper les rues de la capitale pour défendre les acquis de la révolution de novembre. Le gouvernement décide alors d'utiliser cette troupe comme force de l'ordre et les installe au Marstall, les écuries du Palais royal. Mais la Division de Marine se radicalise peu à peu sous l'influence d'un ancien lieutenant devenu spartakiste, Heinrich Dorrenbach. Ce basculement fragilise encore plus le gouvernement.

Pourtant à l'exception de la Volksmarinedivision les révolutionnaires ne peuvent s'appuyer sur une véritable force armée. La ligue des soldats rouges, une association regroupant des anciens combattants, possèdent quelques détachements mais ils sont peu nombreux. La ligue Spartakus si elle appelle également à la formation de Gardes rouges, semble bien incapable de les encadrer et encore moins de les diriger car elle ne possède pas dans ses rangs de véritables spécialistes militaires. En dehors de ce noyau solide mais faible, les révolutionnaires peuvent espérer obtenir le soutien des faibles forces de sécurité placées sous le commandement du préfet de police, l'indépendant Emil Eichorn. Il reste malgré tout l'espoir, constamment renouvelé par les rumeurs et les fausses informations qui ne cessent de circuler, d'un possible ralliement de la garnison de Spandau où selon certains bruits les révolutionnaires sont majoritaires. La faiblesse des révolutionnaires est encore accrue par l'absence d'un véritable état-major capable de coordonner l'action de ces formations hétéroclites. En définitive, les civils et les soldats armés qui parcourent les rues de la capitale du Reich, ce prolétariat en armes de Berlin ne forme en aucun car une véritable armée. Cette faiblesse s'avère de plus en plus insurmontable au fur et à mesure qu'il apparaît que le gouvernement cherche l'épreuve de force.

Le gouvernement ne peut accepter que la Volksmarinedivision fasse cause commune avec les révolutionnaires. Fin décembre il demande que les matelots quittent le cantonnement du Marstall au cœur de la capitale et réduisent de moitié leur effectif. S'ils refusent, Otto Wels, le ministre de l'Intérieur, menace de ne plus faire verser les soldes. Un accord est vite trouvé, mais l'évacuation terminée personne ne semble décidé à verser les salaires promis. Exaspérés les marins envahissent la Chancellerie puis marchent sur la Kommandantur. Durant le trajet se produit un incident qui fait basculer la manifestation. Les matelots sont en effet mitraillés par une voiture blindée et répondent par les armes. Devant cette agression, ils s'emparent de Wels, le ministre de l'Intérieur qu'ils gardent en otage au Marstall qu'ils ont également réinvesti. Ebert fait appel à l'armée pour mettre au pas les matelots. Les soldats ont alors ordre de ramener le calme et de dissoudre la Division de marine.

Milices ouvrières à Berlin


Le gouvernement parvient malgré tout à trouver un nouvel accord avec les marins. Mais dans le même temps, les hommes de la division de la Garde dirigés par le capitaine Pabst, que personne n'a visiblement prévenu du compromis passé entre le gouvernement et les mutins, ont encerclé le Marstall dans le but de libérer les otages par la force. Le matin du 24 décembre le bâtiment est bombardé pendant près de deux heures. Le son de la canonnade a aussitôt alerté les ouvriers berlinois qui se rassemblent et marchent sur le Marstall. C'est au moment où Pabst accorde aux marins une vingtaine de minutes de suspension de tir afin de les amener à se rendre, que la foule arrive et brise les minces cordons de soldats destinés à isoler le lieu de la bataille. Les soldats de la Garde pris alors à revers par la foule en furie doivent évacuer tandis que les officiers échappent de peu au lynchage. Au soir de ce Noël les révolutionnaires sont victorieux mais ils savent que la partie n'est pas terminée.
Ils ont pourtant des raisons de se réjouir. Spartakistes et partisans du conseil des ouvriers et soldats de Berlin dominent la capitale. Des hommes armés contrôlent les carrefours et les locaux des journaux comme le Worwärts et le Berliner Tageblatt. Le gouvernement ne contrôle plus que la Chancellerie et ne semble alors pouvoir compter sur aucune force organisée.


L'apparition des corps-francs.

La nomination du député social-démocrate, Gustav Noske en tant que ministre dans le gouvernement Ebert marque un tournant. Apprécié par les officiers, Noske, qui durant la guerre fut chargé d'assurer la liaison entre les socialistes et l'état-major, devient le responsable des affaires militaires du Reich avec le titre de commandant en chef et pour tache première de reprendre le contrôle de Berlin. Pour cela il sait qu'il ne peut compter sur l'armée traditionnelle qui continue à se débander. Il se tourne alors vers les quelques unités d'élite encore tenue en main et surtout vers cette troupe nouvelle, les corps-francs, qui font alors leur première apparition. C'est en effet le 6 décembre 1918, qu'une première formation de ce genre a vue le jour quand le général Maercker a décidé de former au sein de son unité un corps-franc des chasseurs volontaires destiné à combattre le danger bolchevik. Ces volontaires présentent plusieurs avantages: ils ont d'abord une solide expérience des combats, beaucoup ayant appartenu aux sections d'assaut de l'armée impériale. Ils sont en outre bien payés, motivés et idéologiquement opposés au bolchevisme. Maercker s'entoure également d'un état-major apte à conduire une guerre des rues. Le 24 décembre il dispose ainsi de prés de 4 000 volontaires installés près de Berlin et qui sont passés en revue le 4 janvier 1919 par le président Ebert et Noske en personne. Le phénomène prend vite de l'ampleur et début janvier, il existe environ une douzaine de corps-francs autours de Berlin.

L'offensive gouvernementale dirigée par Noske débute avec l'affaire Eichorn. Ce dernier, membre de l'USPD, est depuis la révolution de novembre, préfet de police de Berlin. Les sympathies qu'il porte aux révolutionnaires ne peuvent que déplaire à un gouvernement qui souhaite désormais le remplacer par un homme dévoué au pouvoir. Le 4 janvier 1919, le gouvernement démet Eichorn de son poste mais ce dernier refuse de s'incliner. Il sait qu'il peut compter sur le soutien de la population ouvrière ainsi que de l'ensemble des organisations révolutionnaires. Le 5 janvier une manifestation géante en sa faveur mobilise plusieurs centaines de milliers de personnes qui occupent le cœur de Berlin. De nombreux manifestants sont armés. Le soir, des groupes d'ouvriers armées prennent l'initiative de s'emparer des locaux du Vorwärts mais également des principales maisons d'éditions et de presse. De manière hâtive, des mitrailleuses sont installées pour défendre ces bâtiments.

Les corps francs dans Berlin


Le lendemain des policiers favorables à Eichorn, épaulés par des civils armés et par de l'artillerie prennent le contrôle des principales gares et nœuds de communications. Le 8 janvier c'est l'Imprimerie du Reich qui est occupée. Ces actions, qui sont essentiellement le fait d'éléments radicaux incontrôlés, n'ont comme résultat que de durcir le conflit et, paradoxalement, desservent les révolutionnaires. Aux yeux de l'opinion publique elles ternissent leur image tandis qu'elles offrent au gouvernement le prétexte pour intervenir militairement.

Le succès de la manifestation du 5 est telle que les dirigeants révolutionnaires, c'est-à-dire les spartakistes, les membres du conseil des ouvriers et soldats de Berlin et les indépendants de la capitale, s'interrogent pour savoir si le moment n'est pas venue de passer à l'offensive. Ils hésitent prétextant qu'ils ne connaissent pas assez le potentiel militaire sur lequel l'insurrection peut reposer. Dorrenbach affirme alors que la Volksmarinedivision et la garnison de Berlin sont dû côté de la Révolution. Il assure surtout que la garnison de Spandau où se trouve prés de 2 000 mitrailleuses et 20 canons l'est également. Fort de ces informations les dirigeants décident que le moment de la lutte pour le pouvoir, c'est-à-dire celui de l'insurrection armée, est venue. Le but n'est plus alors de défendre Eichorn mais de renverser le gouvernement. Un comité révolutionnaire est immédiatement désigné pour diriger le mouvement, comité où les spartakistes, qui depuis le 29 décembre ont fondé le Parti communiste allemand, sont minoritaires.

Le 6 janvier, la capitale du Reich semble aux mains de l'insurrection, le prolétariat de Berlin occupe les rues et les carrefours de la capitale. Au Marstall et à la Préfecture de police, des armes sont données aux ouvriers tandis que des agitateurs parcourent les casernes pour rallier les soldats. Des camions armés de mitrailleuses sillonnent les grandes avenues au cœur de Berlin.

La Chancellerie semble alors un objectif tentant pour les révolutionnaires. Pour empêcher que le gouvernement ne se retrouve prisonnier, l'adjudant Suppe qui commande une compagnie du corps-franc Reinhard, rejoint la Chancellerie qu'il transforme en camp retranché. Au matin du 6 janvier, les révolutionnaires passent à l'attaque mais ils sont repoussés par les volontaires. Ces premiers combats font une vingtaine de morts et une quarantaine de blessés. A la caserne de Moabit, les 150 hommes restants du corps-francs Reinhard parviennent également à repousser un assaut des révolutionnaires. Le gouvernement peut également compter sur la création au Reichstag d'une milice social-démocrate qui compte bientôt deux régiments de six compagnies, soit environ 800 hommes. Mais ces effectifs sont trop faibles pour faire face aux insurgés et retourner la situation. La police berlinoise et les soldats de la garnison n'étant pas jugée fiables le gouvernement dispose finalement de peu de troupes pour reprendre l'initiative. Conscient que Berlin ne peut être reprise de l'intérieur, Noske veut s'appuyer sur les troupes loyales qui stationnent prés de la ville. Il décide alors de les rejoindre et quitte clandestinement une Chancellerie qui peut d'un instant à l'autre tomber entre les mains des révolutionnaires. Pour préparer la contre-attaque il installe son état-major dans un pensionnat pour filles de banlieue à Dahlem.

Noske parvient à réunir huit corps d'armée en agrégeant différents corps-francs. Il veut agir vite et en finir avant la tenue des élections pour l'Assemblée constituante prévues pour le 19 janvier. Pour s'emparer de Berlin et mater l'insurrection il fixe trois objectifs successifs : prendre le contrôle de la ville Spandau, surtout de son arsenal, s'emparer ensuite du quartier de la presse puis faire pénétrer le gros des forces dans le centre de la capitale afin d'écraser définitivement l'insurrection.

Pendant ce temps les révolutionnaires tergiversent. Alors qu'une nouvelle manifestation le 6 janvier réunit une masse considérable d'ouvriers armés, les dirigeants ne donnent aucune consigne et comptent toujours sur le ralliement de la garnison de Spandau. La foule des ouvriers armés, sans ordres, ni direction effective, occupe des magasins, pille les immeubles appartenant au SPD et, au lieu de se préparer au combat, brûle dans la rue le matériel électoral devant servir pour les élections de l'Assemblée constituante. Le comité révolutionnaire n'agit pas, laissant des milliers de combattants révolutionnaires assoiffés d'action patienter dans les rues en attendant des ordres qui ne viennent pas. La journée du 6 janvier marque bien un tournant dans le rapport de forces militaires entre insurgés et gouvernementaux. La force des insurgés commence inexorablement à décliner tandis que celle du gouvernement ne fait que se renforcer.

Noske rassemble ces troupes sans perdre de temps. Dans la journée du 7, les premiers éléments des corps-francs prennent position dans les quartiers encore largement boisés à l'ouest de Berlin. Dans la caserne de Moabit au nord de la capitale, qui doit servir de base de lancement des premières opérations de reconquête de Berlin, les 900 hommes du colonel Wilhelm Reinhard attendent eux aussi de passer à l'action tout comme les 1 200 soldats du régiment de Potsdam commandé par von Stephani qu'accompagne une compagnie de mitrailleuse lourde et une batterie d'artillerie.


La conquête de Berlin.

Si Noske compte parvenir à ses fins grâce aux corps-francs et en investissant de l'extérieur la ville, à l'instar de ce que fut l'écrasement de la Commune de Paris, la reconquête de Berlin débute en réalité au sein même de la ville et sans liaison avec l'état-major de Noske. En effet, dans Berlin, les soldats du génie de la Garde, consignés jusque-là dans leur caserne, commencent à en sortir et se placent sous les ordres du gouvernement. Le 8, ces soldats, de leur propre initiative, reprennent le contrôle de la Direction des chemins de fer. Pendant ce temps, sous les ordres du sergent-major Schulze, des fusiliers de la Garde et des policiers s'emparent de l'Imprimerie du Reich. Ces forces gouvernementales, qui ne sont pas des corps-francs, agissent alors sans coordination, ni direction. La faiblesse de leur puissance de feu conduit d'ailleurs à des revers. Les cadres du régiment d'infanterie de la Garde échouent ainsi à reprendre l'agence de presse Wolf et le régiment du Reichstag subi de lourdes pertes en essayant de s'emparer d'une imprimerie que les révolutionnaires ont transformée en forteresse. Ces troupes gouvernementales sont également défaites lors d'escarmouches à la porte de Brandebourg. Le 9, ces combats autour de la Wilhelmstrasse et du quartier de la presse.

Des soldats révolutionnaires devant une auto blindée


Le 10, une partie du corps-franc Reinhard, dirigé par le lieutenant von Kessel prend la direction de Spandau. Il s'empare de l'hotel de ville après un bref bombardement. Spandau, lieu stratégique avec son arsenal et ses usines d'armement, est neutralisé. A Berlin les bureaux du Rote Fahne, le journal communiste, sont occupés tandis que les hommes de von Stephani prennent position dans la caserne des dragons de la Garde et dans le bâtiment des brevets face au siège du Vorwärts.

Le 11 janvier, après deux heures de bombardement, von Stephani donne aux combattants installés dans l'immeuble du Vorwärts dix minutes pour capituler. Sept insurgés sortent alors du bâtiment les mains en l'air et proposent de discuter d'une trêve. La réponse est sans appel, les assiégés doivent se rendre sans conditions. Pendant qu'un des révolutionnaires retourne dans le bâtiment pour apporter cette réponse, von Stephani, craignant que se répète le fiasco du Marstall, lance ses hommes à l'assaut. Un détachement s'élance depuis le bureau des brevets sur la Jacobstrasse et prend l'immeuble à revers. Mais il est vite bloqué par une haute clôture et se trouve sous le feu des mitrailleuses rouges. L'usage d'un lance-flamme est alors nécessaire pour abattre la clôture afin de permettre aux soldats de s'engouffrer dans l'immeuble où fait également irruption le premier détachement qui entre par la porte principale. Les grenades lancées dans le rez de chaussée obligent les assiégés à se réfugier au premier étage. Rapidement, la situation étant désespérés ces derniers décident de se rendre. Prés de 300 prisonniers dont beaucoup sont abattus par les volontaires des corps-francs qui, dans la journée, reprennent les immeubles de l'agence de presse Wolff ainsi que différents journaux.

Ce même 11 janvier, Noske prend la tête d'une colonne d'environ 3 000 volontaires issus des corps-francs des chasseurs de Maercker, du corps-franc de la Garde et de la Brigade de Fer et qui se dirige vers le centre de la capitale et la porte de Brandebourg. Des batteries d'artillerie, des détachements de cavalerie et une poignée de chars d'assaut accompagnent la troupe. Pendant ce temps des corps-francs sous la direction des généraux von Roeder et Maercker s'avancent vers les banlieues sud et ouest de Berlin. La colonne de Noske traverse quant à elle Berlin sans rencontrer de résistance puis se sépare en deux. Après cette démonstration de force une partie de la colonne retourne à Lichterfeld tandis que le reste rejoint à la caserne de Moabit les hommes de Reinhard qui ont reçu pour mission de prendre la préfecture de police, le dernier bastion des insurgés, défendu par 300 révolutionnaires sous les ordres du communiste Justus Braun.

L'insurrection est à bout de forces. Les forces sur lesquelles comptaient les révolutionnaires pour abattre le gouvernement se dérobent. Les soldats de la garnison accueillent fraternellement les troupes gouvernementales qui s'emparent de la gare de Silésie. Au Marstall, les matelots de la Volksmarinedivision décident finalement de rester neutre et de chasser les spartakistes qui leur demandent de se battre. Les chefs révolutionnaires et ce qu'ils leur restent de troupes n'ont plus comme refuge que la Préfecture de police. Ce 11 janvier, le siège du Parti communiste, à la Friedrichstrasse, est pris par les forces gouvernementales. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht se réfugient dans le quartier ouvrier de Neukoln.

Au matin du 12, les hommes de Reinhard rejoignent l'Alexanderplatz où l'artillerie entre en action pour l'acte final. Les obus qui s'abattent sur la préfecture de police éventrent les murs. Les assiégés ripostent. Alors les cadres des fusiliers de la Garde et les forces de police sous les ordres du sergent-major Schulze passent à l'attaque et pénètrent dans l'immeuble qui est le théâtre d'un véritable carnage. Après deux heures de combat, sous le bombardement qui fait s'écrouler tout un pan de la façade, l'immeuble est finalement pris, ses occupants pourchassés et abattus. Quelques rares défenseurs parviennent néanmoins à s'enfuir par les toits.

Les corps francs devant le siège du journal SPD Worwärts


Les principaux points d'appui de l'insurrection sont pris et la ville est cernée au sud et à l'ouest. Le nettoyage de la capitale commence par l'occupation des quartiers au sud de la Spree et des quartiers ouvriers. Les corps-francs reçoivent chacun un secteur à occuper. Ils forment alors de petites équipes qui s'emparent des carrefours, y installent des mitrailleuses pour prendre les rues en enfilades. Les maisons où l'on soupçonne que se cachent des spartakistes sont fouillés tandis que des autos blindées et des chars patrouillent. Le couvre-feu empêche les civils de sortir, les rassemblements sont interdits. La nuit des projecteurs balaient la ville et ceux qu'ils surprennent deviennent des cibles légitimes pour les tireurs des corps-francs. Ainsi pendant quatre jours des escarmouches éclatent encore entre révolutionnaires et soldats.

Le 15 janvier Berlin est aux mains du gouvernement. Déjà le 13, les comités ouvriers appellent à reprendre le travail. La traque aux révolutionnaires commence. Le 15 au soir Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont pris. Ils sont assassinés dans la nuit par les hommes des corps-francs. Berlin subit l'occupation des corps-francs jusqu'aux élections du 19 janvier. Celle-ci passée, ces derniers se retirent tandis que la Volksmarinedivision est réarmée par Noske avec l’accord du général Lüttwitz. Pourtant le calme qui règne à Berlin n'est qu'apparent. Sous la cendre le feu couve et ce premier chapitre du combat entre révolutionnaires et corps-francs aura à Berlin un prolongement encore plus sanglant, mais définitif, en mars 1919.


La bataille de Berlin en janvier 1919 est entrée dans l'histoire comme le moment de la première apparition des corps-francs. Toute une historiographie présente même ces derniers comme la force indispensable sans qui le gouvernement social-démocrate n'aurait jamais pu vaincre les révolutionnaires et empêcher finalement que l'Allemagne ne devienne communiste. Au-delà du fait que la majorité de la population allemande était favorable au gouvernement, les révolutionnaires ne disposaient au début de 1919 d'aucune force militaire organisée. Les communistes allemands ne pouvaient compter sur une garde rouge ou des régiments comme ce fut le cas pour les bolcheviks russe en novembre 1917. L'attitude de la Volksmarinedivision, de la police et des troupes de la garnison de Berlin qui oscille de la neutralité au ralliement au gouvernement ne laissent face aux troupes gouvernementales qu'environ un millier d'insurgés armés. Surtout au côté des corps-francs, le gouvernement a pu compter sur les troupes de volontaires sociaux-démocrates mais également sur les forces policières et militaires de Berlin restées fidèles comme celle du sergent-major Schulze et qui s'emparent de la préfecture de police. S'il est vrai que sans la présence des corps-francs la reconquête de Berlin aurait été plus longue, elle restait inéluctable.

L'utilisation des corps-francs par le gouvernement SPD a surtout été une erreur politique. La publicité que les volontaires acquièrent de leur participation à la bataille de Berlin accélère la prolifération de nouveaux corps-francs dans toute l'Allemagne pour aboutir à ce paradoxe que la jeune république n'a pour défenseurs que des troupes hostiles à la démocratie où se recruteront les cadres du nazisme. La propagande communiste ne manquera donc pas de rappeler que les sociaux-démocrates furent les complices des assassins de Rosa Luxembourg. Et ce sang qui sépare alors les deux partis de gauche, social-démocrate et communiste, profitera largement au Parti nazi débarrasser ainsi, au tournant des années 1930, de l'obstacle d'un front antinazi uni.


Bibliographie indicative:
Sur la République de Weimar:
Christian Baechler, L'Allemagne de Weimar, 1918-1933, Paris, Fayard, 2007.
Sur la révolution allemande:
Gilbert Badia, Les spartakistes. 1918, l'Allemagne en révolution, Bruxelles, Aden, 2008.
Pierre Broué, Révolution en Allemagne, Paris, éditions de Minuit, 1971.
Sebastian Haffner, 1918, une révolution trahie, Bruxelles, Complexe, 2001.
Alfred Doblin, Novembre 1918, une révolution allemande, Toulouse, Agone, 2009.

Sur les corps-francs:
Jacques Benoist-Mechin, Histoire de l'armée allemande, Paris, Robert Laffont, 1984.
Robert G. L. Waite, Vanguard of nazism, the Free Corps movement in Postwar Germany, 1919-1923, Harvard, Harvard University Press, 1969.
Dominique Venner, Histoire d'un fascisme allemand, les corps-francs du Baltikum, Paris, Pygmalion, 1997.
Carlos Caballero Jurado, The German Freikorps, 1918-23, Londres, Osprey Publishing, 2001.

Ernst von Salomon, Les Réprouvés, Paris, Omnia, 2011.

Les fantômes du Kansas; Guerre civile au Kansas, 1854-1861

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Dans les années qui ont précédé la guerre de sécession, une guerre civile a déchiré le territoire du Kansas, ouvert depuis peu à la colonisation. Son enjeu : l'implantation de l'esclavage dans ce futur état, et même au-delà : son extension vers l'Ouest. Au point où l'on se demande si ce n'est pas la petite guerre qui a participé au déclenchement de la grande ... Cet épisode est connu dans l’historiographie américaine sous le nom de Bleeding Kansas(« Le Kansas ensanglanté »).

Jérôme Percheron
Coups de feu dans les rues de Lawrence, Kansas, 1856
https://causesofthecivilwar.wikispaces.com/%E2%80%9CBleeding+Kansas%E2%80%9D

 

Un pays, deux sociétés que tout oppose


Les Etats-Unis du milieu du XIXe siècle sont profondément divisés entre un Nord industriel, commerçant, traversé par un fort courant abolitionniste, et un Sud rural et esclavagiste. Leurs intérêts divergents rendent l’Union de plus en plus fragile.

La métamorphose du Nord

Au début du XIXème siècle, les Etats très protestants de la Nouvelle-Angleterre (issus des premières colonies, au Nord-Est des Etats-Unis), ne bénéficiant pas d’un climat ni d’une terre propice à une agriculture florissante, misent sur le commerce, les échanges, et la conquête de l’Ouest pour trouver de nouvelles ressources. La révolution des transports (les canaux, puis les routes macadamisées et le chemin de fer) conjuguée à une industrialisation naissante (énergie hydraulique, puis vapeur) bénéficiant de la main d’œuvre apportée par l’immigration européenne, vont réduire les distances et le coût des produits. De nouvelles villes et usines vont pousser comme des champignons le long de ces nouvelles voies de communication et l'information va circuler presque instantanément grâce au télégraphe. En 35 ans, la vie des habitants du Nord-Est va être totalement bouleversée : en 1815, une famille produisait dans sa ferme ses propres vêtements, sa propre nourriture, une bonne partie de ses outils. Les enfants, qui y travaillaient, n’étaient pratiquement pas scolarisés. Tous les objets manufacturés utilisés étaient produits dans un rayon d'au maximum 30 km  (1). En 1850, la famille achète la plupart de ses produits et objets au lieu de les fabriquer, les parents s’échinent à l'usine ou à l’atelier et les enfants vont à l'école (la nouvelle économie a besoin de travailleurs instruits). Les immenses investissements nécessaires à une économie industrielle et financière en pleine croissance ne peuvent être assurés que par les banques, notamment grâce aux capitaux en provenance de la vielle Europe et à partir de 1848, par l'or de Californie.
Usines à Pittsburgh, 1843. Peinture de W.T. Russel
http://teachinghistory.org/history-content/beyond-the-textbook/23923

Quand le malheur vient d’une invention : le Sud prend un autre chemin

Aux Etats Unis, à la fin du XVIIIe siècle, l’esclavage s’étend encore sur tout le territoire, bien qu’en perte de vitesse. Mais alors qu’au Nord, une forme de puritanisme (2)et la nouvelle économie (3) vont progressivement le faire disparaître, il va connaître une autre histoire au Sud. Le climat y est très favorable à l’agriculture du maïs et du coton, et ce dernier nécessite de nombreuses « petites mains » pour séparer les graines des fibres. Mais les esclaves coûtent cher (surtout à l’achat) en regard des cours de cette matière première. Deux évènements vont tout changer : la croissance exponentielle de la demande en coton de la part de l’Angleterre, entrée dans la révolution industrielle dès le début du XIXème siècle, et dont l’industrie textile en a un besoin avide, et une invention : la machine à égrener le coton (appelée « cotton gin »)  en 1793. D’un coup, séparer les graines des fibres ne nécessite plus une main d’œuvre nombreuse et peut s’effectuer beaucoup plus vite. Un certains nombre d’Etats du « Sud profond » (Texas, Louisiane, Mississipi, Alabama, Géorgie, Floride, Caroline du sud) misent alors principalement sur le coton. Les terres cultivées s’étendent, nécessitant finalement toujours plus d’esclaves. Mais le coton appauvrit les sols, et il faut sans cesse trouver de nouvelles terres… vers l’Ouest. Le nombre d’esclaves va alors connaître une croissance sans précédent : de 700 000 en 1790, il va passer à 4 Millions vers 1850, soit un bon tiers de la population du Sud (4). Cette dernière ne voit pas l’intérêt d’une économie industrielle et financière comme le Nord. En effet il lui suffit de vendre sa matière première à prix d’or, et d’importer tous les biens de consommation dont elle a besoin (en provenance du Nord mais aussi d’Europe). Ceci implique des barrières douanières (les taxes sur les produits en entrée comme en sortie des Etats-Unis) les plus basses possibles (voir inexistantes), ce qui n’est pas du tout l’intérêt du Nord qui veut protéger son industrie en plein essor, concurrencée par ses homologues anglaises et françaises.
Esclaves utilisant la machine à égrener le coton, début du XIXe siècle
http://memory.loc.gov/service/pnp/cph/3c00000/3c03000/3c03800/3c03801v.jpg

Extension de la rivalité vers l’Ouest

La course entre le Nord et le Sud est lancée : chaque nouveau territoire conquis à l’Ouest, avant qu’il ne devienne un Etat et ne demande à entrer dans l’Union, devient une proie pour chaque camp afin de grossir ses rangs. Le Nord sait bien que si les Etats dits « libres » (sans esclavage) sont majoritaires, leur représentation proportionnelle au Sénat leur permettra d’imposer leurs vues au Sud. Malgré tout, si une majorité d’habitants du Nord sont favorables à un arrêt de l’extension de l’esclavage, ce n’est pas pour autant qu’ils sont prêts à vivre côte à côte avec des Noirs libres. De leur côté, si les Etats esclavagistes sont les plus nombreux, ils pourront pérenniser l’esclavage, voire même réintroduire la traite des Noirs depuis l’Afrique, interdite dès 1808.
Pour éviter à l’Union de se disloquer sous l’effet de ces forces contradictoires, un premier compromis est trouvé en 1820 à l’occasion de l’admission du Missouri : l’esclavage est autorisé dans cet Etat, mais sera interdit dans tous les futurs Etats qui pourraient être créés au nord de 36°30 de latitude (celle de la frontière sud du Missouri). Dans les années qui suivent, le Sud ne cesse d’essayer de le contourner. Il menace régulièrement de faire sécession si ses désirs ne sont pas suivis, notamment après la guerre contre le Mexique de 1847. Celle-ci apporte de nouveaux Etats : le Nouveau Mexique, l’Utah et la Californie. Chaque camp se les dispute, jusqu’à ce qu’en 1850, un nouveau compromis permette, suite à une consultation populaire, aux deux premiers Etats d’être esclavagistes, en échange d’une Californie « libre ».
La conquête de l’Ouest est loin d’être terminée. Les immenses territoires s’étendant du Nord du Texas jusqu’à la frontière canadienne commencent à être peuplés de colons qui demandent à faire partie d’un nouvel Etat rattaché à L’Union. De plus, le projet de chemin de fer transcontinental (qui doit relier les côtes Est et Ouest des Etats-Unis) se heurte à cette zone de non droit, sans administration (5). Le Sud freine toute tentative de débloquer la situation, car selon le compromis de 1820 ce territoire devrait être « libre ». C’est alors qu’un sénateur de l’Illinois, qui attend avec impatience que le chemin de fer passe par sa ville, propose qu’on laisse les habitants d’un territoire choisir si leur nouvel Etat sera esclavagiste ou non, en votant pour une assemblée constituante puis une constitution. Le projet de Loi est adopté en 1854, et porte le nom des deux futurs Etats qui seront créés à partir de ces territoires : le Kansas et le Nebraska. Ce dernier est situé trop au Nord pour jouir d’un climat propice au coton. Le Kansas, par contre, voisin du Missouri esclavagiste, intéresse beaucoup le Sud…
Ligne du compromis du Missouri et territoires esclavagistes ou libres
http://storiesofusa.com/images/kansas-nebraska-act-1854.jpg

 

 

Une forme de guerre

Free Soilers et Border Ruffians

Au cours de l’année 1854, des centaines de colons, espérant une vie nouvelle, quittent la Nouvelle Angleterre à destination du Kansas. Ces fermiers sont aidés par diverses associations abolitionnistes qui souhaitent promouvoir le peuplement du nouvel Etat par des militants anti-esclavagistes, les « Free Soilers ». Certaines n’hésitent pas à leur procurer des armes, comme les centaines de fusils Sharp (6) fournis par le pasteur New-Yorkais Henry Ward Beecher appelés les « Bibles de Beecher ». Ce dernier n’est autre que le frère de Harriet Beecher Stowe, auteure du célèbre roman « La Case de l’Oncle Tom ». Ces colons fondent plusieurs villes au Kansas, dont leur capitale, Lawrence. N’idéalisons pas toutefois leur projet. A la différence des abolitionnistes radicaux, l’idée de mixité raciale est très loin des conceptions du colon moyen (par simple racisme). La majorité d’entre eux ne veut pas d’un Kansas ou vivraient en harmonie Blancs et Noirs libres, mais plutôt un Etat uniquement peuplé de blancs et sans esclavage, non par idéal abolitionniste, mais parce que les grandes plantations de coton confisqueraient les terres (7).
Les Missouriens esclavagistes, qui n’ont que la frontière à franchir, réagissent en s’appropriant les terres proches de celle-ci. Ils sont soutenus par tout le Sud : le sénateur du Mississipi, un certain Jefferson Davis, déclare « Nous nous organiserons. Nous serons obligés de faire parler les armes, d’incendier et de pendre, mais ce ne sera pas long. Nous avons l’intention de ‘mormoniser’ les abolitionnistes » (8). Il fait référence aux Mormons, expulsés par la force du Missouri une quinzaine d’années plus tôt, ce qui a conduit à leur installation près du Lac Salé. L’élection d’un représentant du territoire au Congrès approchant, Atchison, sénateur du Missouri, prend la tête d’une invasion de milliers de « Borders Ruffians » (« bandits frontaliers ») chargés d’intimider les colons et de bourrer les urnes avec leurs votes. Ces « ruffians » sont en général des Blancs pauvres, ne possédant pas d’esclaves (les planteurs, propriétaires d’esclaves, sont une infime minorité de la population du Sud), mais motivés par leur haine des abolitionnistes (9) et des yankees (10) en général. En effet, même pour le plus pauvre des Blancs du Sud, le fait de savoir qu’il ne sera jamais en bas de l’échelle sociale, car il y aura toujours les esclaves en-dessous de lui, est un repère fondamental. L’élection est alors boudée, de gré ou de force, par les Free Soilers, et un gouvernement ainsi qu’un représentant pro-esclavagistes sont élus.
Border Ruffians du Missouri entrant au Kansas
http://www.economist.com/news/united-states/21599368-missouri-calls-economic-truce-kansas-new-border-war

En 1855, une seconde élection doit permettre d’élire les représentants à l’assemblée territoriale, à même de légiférer et d’élaborer une constitution. La même tactique permet aux esclavagistes de la remporter haut la main. Un recensement des véritables habitants du territoire, ordonné par le gouverneur Reeder (11), plutôt tolérant envers l’esclavage, montre clairement que les colons non esclavagistes sont largement majoritaires. Il déclare publiquement qu’il n’admet pas ces fraudes éhontées et reçoit alors des menaces de mort de la part des Missouriens. Il en réfère au président des Etats-Unis… qui le désavoue et le remplace par un sympathisant esclavagiste, Shannon, qui, en accord avec la nouvelle assemblée locale, s’empresse d’importer au Kansas le Code de l’Esclavage du Missouri, ensemble de lois punissant de prison voire de mort toute opposition à cette institution.
Alors que les autorités «élues », installées dans la ville de Lecompton, élaborent et font ratifier une constitution esclavagiste, les Free Soilers, décidant de ne pas les reconnaître, rédigent leur propre constitution « libre » et élisent un gouvernement à Lawrence, non reconnu par le président des Etats-Unis. Les sympathisants de chaque camp sont armés, sûrs de leur bon droit et prêt à en découdre … Il ne manque plus qu’une étincelle.

Le siège de Lawrence

En novembre 1855, un Free Soiler est assassiné par un Border Ruffian. Ce dernier est acquitté par la justice locale, déclenchant une vague de vengeances et de soulèvements. Les autorités locales décident alors, pour ramener le calme, de se débarrasser une fois pour toutes des abolitionnistes en attaquant Lawrence…
Le sénateur Atchison recrute 1500 Missouriens pour marcher sur la ville, en faisant dire à son bras droit « Repérez parmi vous chaque gredin contaminé si peu que ce soit par les idées des Free Soilers ou des abolitionnistes et exterminez le (…) car vos vies et vos biens sont en danger»(12). Ils se retrouvent bientôt face à un millier de défenseurs équipés de fusils Sharp et même d’un obusier. Le gouverneur Shannon réussi à s’interposer avec l’aide des maigres troupes fédérales présentes et, après de laborieuses négociations, convainc les Missouriens de rentrer chez eux. L’hiver qui suit, rigoureux, impose une trève. Mais dès le printemps (1856), l’arrivée de nouveaux colons, acquis aux idées des Free Soilers, exaspère les esclavagistes qui repartent en direction de Lawrence avec cette fois 4 canons. Pensant que rester dans la légalité leur attirera à nouveau les bonnes grâces du gouverneur, les habitants de la ville décident de ne pas opposer de résistance. Mal leur en prend : les Border Ruffians, après avoir abusé de whisky, se répandent dans les rues, détruisent au canon le bâtiment du gouvernement, incendient les journaux locaux et plusieurs maisons, sans toutefois faire de victimes parmi la population. Les Free Soilers réalisent alors que leur projet pour le Kansas ne pourra se faire en respectant la légalité. Ils décident, comme leurs adversaires, de recourir délibérément à la violence (13). 
Photographie de Lawrence, prise en 1856
http://www.legendsofamerica.com/ks-lawrencesacking.html
 
La nouvelle du « sac » de Lawrence arrive à Washington en pleine campagne pour les élections présidentielles, opposant Démocrates, à l’époque tenants de l’indépendance des Etats par rapport au pouvoir fédéral et plutôt pro-esclavagistes, et Républicains, partisans d’un Etat fédéral plus fort et sensibles au arguments des abolitionnistes. Le sénateur républicain Charles Sumner fait alors un discours resté célèbre intitulé « le crime contre le Kansas », qui selon lui représente le viol d’un nouvel Etat vierge par les esclavagistes. Un représentant démocrate de la Caroline du Sud au congrès, Preston Brooks, l’apostrophe alors sur ce qu’il considère comme un affront envers le Sud, et ne contenant plus sa rage, se précipite sur lui en le frappant à la tête de trente coups du pommeau d’or de sa canne. Le pauvre Sumner, qui sera retrouvé inanimé dans une mare de sang, en réchappera mais gardera des séquelles à vie. Tout le Sud acclame Brooks, qui ne doit acquitter qu’une faible amende grâce à un Jury acquis à sa cause…

L’usage des armes

Un illuminé s’en va-t-en guerre

John Brown, un abolitionniste radical de Pottawatomie Creek, au fin-fond du Kansas, père de 20 enfants et convaincu qu’il a reçu de Dieu la mission d’extirper le mal esclavagiste, veut venger le « sac » de Lawrence et l’agression de Sumner. Il considère donc qu’il est temps de faire naitre la terreur chez les esclavagistes (14). D’après lui, cinq Free Soliers ont déjà été abattus par les Missouriens depuis le début des évènements. Il décide alors de s’en prendre au même nombre de ses ennemis : dans la nuit du 24 au 25 mai 1856, avec l’aide de ses fils et de complices, il enlève cinq colons réputés pro-esclavagistes de son voisinage et les massacre froidement à coups de sabre. Peu de temps après, les soldats fédéraux, trop peu nombreux pour faire régner la loi, arrêtèrent toutefois deux de ses fils, mais doivent les relâcher faute de preuves. Une bande de Border Ruffians fous de rage dévaste alors la propriété de la famille, qui réussit à s’échapper et se cacher. Ces meurtres restèrent impunis jusqu’en 1879, date à laquelle les aveux d’un ancien complice de John Brown permirent de l’identifier comme assassin, ainsi que plusieurs de ses fils, alors qu’il était devenu entre-temps un martyr pour les abolitionnistes. En effet, il est l’auteur en 1859 de la célèbre tentative d’insurrection des esclaves à Harpers Ferry (arsenal fédéral) en Virginie, ce qui lui vaudra la pendaison cette même année.
Daguerreotype de John Brown, vers en 1856
http://mejail8-5.wikispaces.com/John+Brown%27s+Raid

L’armée du Nord

En Juillet 1856, les abolitionnistes rassemblent une « Armée du Nord » dans l’Illinois, sous le commandement de James H. Lane, élu de l’Indiana au Congrès et futur général de l’Union pendant la guerre de Sécession. Elle est constituée en réalité de quelques centaines de colons bien équipés, plus motivés par l’aventure et le pillage que par la cause abolitionniste. Ils pénètrent au Kansas et commencent à « nettoyer » la région de Lawrence en entamant la destruction méthodique des campements de Border Ruffians, encourageant les miliciens Free Soilers, qui se font nommer les « Jayhawkers », à se soulever. En réaction, 1500 Missouriens, traînant plusieurs canons et commandés par le sénateur Atchinson, se regroupent à la frontière et se portent à leur rencontre. Ils ont également comme objectif de débusquer John Brown, qui a été repéré suite à de nouveaux meurtres de colons esclavagistes dans la petite ville d’Osawatomie. Une colonne de Borders Ruffians se sépare alors de la force principale et se dirige vers cette ville. Brown, ayant recruté une cinquantaine de volontaires, leur a préparé une embuscade : cachés à la lisière d’un bois bordant la seule route menant à la ville, ils déclenchent un feu nourri avec leur fusils Sharp sur les Missouriens, surpris et désorganisés. Mais ces derniers finissent par se ressaisir et, sous les tirs, parviennent à mettre en batterie quelques canons qu’ils font tirer à la mitraille sur les bois, déclenchant la fuite de la bande de Brown. Cet engagement fait une douzaine de morts, dont un de ses fils. En représailles, les esclavagistes mettent à sac et incendient Osawatomie. Finalement, Les Missouriens, regroupés, rencontrent l’ «armée » abolitionniste à une quinzaine de kilomètres au Nord de cette ville, mais après quelques accrochages, chaque camp décide de rentrer dans son fief respectif, Lawrence pour Lane et le Missouri pour Atchison (15). 
Batterie de l'"armée du Nord"
imgarcade.com/1/free-soil-party-logo

L’escalade dans les violences entraîne une véritable terreur qui se propage dans tout le Kansas. Dans la ville et le comté de Leavenworth, des Border Ruffians ivres incendient les maisons des colonsnon acquis à leur cause, après en avoir expulsé les familles. Les plus chanceuses arrivent à fuir la ville, parvenant à se réfugier à Fort Leavenworth, sous la protection de l’armée fédérale. Les autres sont entassées dans des bateaux sur la rivière Missouri et expulsées hors du territoire. Dans le même temps, les nouveaux migrants qui débarquent à Leavenworth sont contraints de faire demi-tour sous la menace des armes. Ceux qui n’obéissent pas sont abattus sur le champ.
Massacre du Marais des Cygnes, 1858
http://www.legendsofkansas.com/civilwarbattles.html


Point de bascule

Gouverneur : un poste dangereux

L’élection présidentielle de 1856 porte de justesse au pouvoir un Démocrate, Buchanan. Décidé à ne pas se faire imposer sa politique par les différentes parties aux prises au Kansas, il nomme un nouveau gouverneur pour cet Etat, Geary, avec pour missions de ramener l’ordre et de traiter impartialement chaque camp. Ce dernier a fait ses preuves lors de son précédent poste de premier maire de San-Francisco, ville qui était en proie aux hors-la-loi qu’il a réussi à mater (16). Grâce au renfort de nouvelles troupes fédérales, il parvient à remplir son premier objectif. Constatant que les Free Soilerset sympathisants sont majoritaires, il demande aux autorités locales (esclavagistes) de mettre un peu d’eau dans leur vin et d’assouplir le Code de l’Esclavage. Ces dernières n’en tiennent aucun compte et même pire, envisagent l’adoption de la constitution définitive du futur Etat sans le traditionnel référendum populaire qu’ils risquaient de perdre. Geary se rend compte alors que toute l’administration du territoire est à la solde des esclavagistes et ne tarde pas à recevoir, lui aussi, des menaces de mort, qui le conduisent à démissionner. Arrivé au Kansas en tant que Démocrate convaincu, les événements vont finalement en faire un Free Soiler, puis général de l’Union pendant la Guerre de Sécession…
Le président nomme alors en 1857 un nouveau gouverneur (le quatrième en 3 ans), Walker, en espérant que cette fois-ci il le Kansas n’en viendra pas à bout en quelques mois. Ce dernier, sympathisant sudiste, comprend malgré tout qu’on ne peut ignorer l’opinion de la majorité de la population et tente d’imposer le référendum, cette fois avec le soutien du président. Au Congrès, Les représentants des Etats du Sud crient alors à la trahison et menacent de faire sécession (17)... Le président fini par céder et Walker retire son projet de référendum, ce qui vaut à Buchanan de perdre le soutien des Démocrates du Nord. Une nouvelle élection se présente alors au Kansas : celle du corps législatif. Les candidats pro-esclavagistes la remportent haut la main, mais Walker apporte la preuve de nombreuses malversations, bourrage d’urnes et intimidations de leur part et annule l’élection, ce que les sudistes s’empressèrent d’ignorer. Le 23 mars 1858, le Sénat, où les Démocrates sudistes sont majoritaires, ratifient l’entrée dans l’Union du Kansas en tant qu’Etat esclavagiste.

La victoire par les urnes

La Conquête de l’Ouest va-t-elle finalement se dérouler sous le signe de l’esclavage ? 75 ans après son indépendance chèrement acquise contre le Roi d’Angleterre, le « pays de la liberté » se prépare à basculer dans l’extension du travail servile, alors que ce dernier a été aboli depuis 1833 dans l’Empire britannique…
La constitution esclavagiste du Kansas est toutefois repoussée à la Chambre des Représentants (18) grâce à une alliance momentanée entre les Républicains et une partie des Démocrates du Nord (19). Devant cette situation de blocage, le gouvernement décide que le Kansas doit à nouveau voter, et ce par un référendum, sur une nouvelle assemblée constituante. Sur le terrain, les affrontements repartent alors de plus belle entre Free Soilers et Borders Ruffians. Ces derniers, en mémoire des meurtres commis par John Brown deux ans plus tôt, enlèvent 11 colons supposés abolitionnistes dans la région de la rivière du Marais de Cygnes et les exécutent. Brown réapparaît alors et porte la « guerre » dans le Missouri en tuant un planteur et en libérant ses esclaves, qu’il emmène au Canada (à l’époque appartenant à l’Empire britannique) où ils ne pourront pas être poursuivis. Malgré ce climat explosif, les Free Soilers, de plus en plus nombreux (et armés) grâce au flot intarissable de migrants, ne se laissent plus intimider et, après s’être organisés au travers de l’antenne locale du parti Républicain, se rendent massivement aux urnes. Ils remportent les deux-tiers des délégués à la nouvelle convention constitutionnelle de 1859, et le Kansas est enfin admis dans l’Union en tant qu’Etat libre en 1861. On estime à 157 le nombre des victimes de cette « mini » guerre civile, bien qu’il soit difficile de déterminer la part directement due à celle-ci, et la part due à des violences crapuleuses (20).
Les principaux affrontements
https://laguerredesecession.wordpress.com/2012/10/08/la-guerre-du-kansas/

Vers la guerre

Toutefois, le calvaire du Kansas n’est pas prêt de se terminer. Les fantômes des victimes de ces troubles vont revenir hanter ces terres, qui vont entrer sans transition dans la guerre de Sécession, vécue sur place comme un prolongement des affrontements déjà survenus.
En 1857-58, une grave crise économique va secouer les Etats-Unis. En effet, afin de répondre aux dépenses dues à la guerre de Crimée (1853-1856), les investissements européens, principalement britanniques et français, qui irriguaient jusque-là les banques nord-américaines, sont réorientés vers le vieux continent (21). Ces banques ne peuvent progressivement plus prêter, ce qui entraîne une crise de confiance et la fermeture des guichets. Tous les Américains qui avaient investi au-delà de leur capacité à rembourser se retrouvent ruinés. Cette crise financière atteint rapidement l’économie réelle : les entreprises, faute de pouvoir emprunter, commencent à fermer les unes après les autres, entraînant chômage massif et misère. Heureusement, l’or de la Californie injecte de plus en plus de capitaux et l’économie repart fin 1858.
Le Sud, peu touché par cette crise qui par sa nature concerne principalement l’économie industrielle et financière du Nord, est conforté dans l’idée que se séparer définitivement de ce dernier est une bonne idée. Au Nord, les Républicains mettent en avant le problème des taxes douanières insuffisantes, dont le faible niveau est défendu par les Démocrates et le Sud, comme principale cause de la crise. Cet argument est économiquement faux, mais a un grand retentissement dans la population, jouant un rôle non négligeable dans l’élection présidentielle de 1860. Celle-ci porte au pouvoir un Républicain du nom d’Abraham Lincoln, qui ne cache pas ses sympathies abolitionnistes. Les Etats du vieux Sud considèrent comme un casus belli ce résultat, et, avant même l’investiture du nouveau président, font sécession en février 1861.
Le pays va alors s’enfoncer dans la pire guerre de son histoire, dans laquelle le Kansas ne sera pas épargné. En effet les escarmouches et autres règlements de compte décrits précédemment vont se transformer en une guérilla sanglante, frappant indifféremment civils et militaires. En particulier, la désormais célèbre petite ville de Lawrence, symbole des abolitionnistes, va subir un sac d’une tout autre ampleur que celui de 1856. Le 21 août 1863, environ 400 guérilleros sudistes, parmi lesquels les frères Franck et Jessie James, venant du Missouri, investissent la ville à l’aube alors que les habitants dorment encore. Ils entrent de force dans les maisons, abattant froidement leurs occupants mâles, la plupart désarmés, puis incendient la ville. 185 hommes et garçons ont été tués, faisant plus de 200 orphelins et une centaine de veuves(22). James H. Lane, devenu sénateur du Kansas en 1861 et résident à Lawrence est la cible numéro un des sudistes. Il réussi à s’enfuir juste avant le massacre puis organise la poursuite de ces derniers.
Conclusion
Cet épisode tragique illustre à quel point la question de l’esclavage et son modèle économique déchire l’Union et est la mère des causes de la guerre de Sécession. Il nous montre aussi qu’une volonté de captation de ressources (un nouveau territoire vierge à l’Ouest), rejoint des idéologies (certaines respectables, comme l’abolitionnisme, d’autre moins, comme la « pureté raciale » sur un territoire ou encore l’esclavagisme comme principe), moyens bien plus efficaces que l’argument économique pour « recruter » pour sa cause. Ces causes finissent par s’entremêler au service d’intérêts économiques divergents. Chaque camp est alimenté par des puissances « extérieures » (ici les Etats du Nord ou du Sud), ce qui prolonge la guerre. D’autre part, le populisme comme moyen de manipulation des masses (par exemple les Sénateurs Atchison et Davis, laissant entendre aux Missouriens que les colons du Nord sont tous des abolitionnistes, venus pour prendre leurs biens et leur vies) permet d’instiller aux populations civiles la peur puis la haine de l’autre et les conduire aux pires exactions. C’est finalement un schéma que l’on peut observer dans maintes guerres civiles.


Bibliographie



James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991
G.C. Ward, The Civil War: An Illustrated History, Knopf, New-York, 1990
Thomas Goodrich, War to the knife, Bleeding Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998
Jay Monaghan, Civil war on the Western Border 1854-1865, University of Nebraska Press, 1984
Hugh Dunn Fisher, The Gun and the Gospel: Early Kansas and Chaplain Fisher, Medical Century Company, 1897, Nabu Press, 2011
Historia thématique n°94, La guerre de Sécession , Mars-Avril 2005,
Gérard Hawkins, Le Kansas ensanglanté, Confederate Historical Association of Belgium, http://chab-belgium.com/pdf/french/Kansas%20ensanglante.pdf




1. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 20 
2.Principalement les courants Quakers et Méthodistes
3.Selon Adam Smith (1723-1790), père du libéralisme économique, le capitalisme a besoin de travailleurs salariés (cherchant ainsi à s’améliorer par crainte de perdre leur emploi) et instruits (sachant s’adapter), plutôt que des esclaves.
4.Bertrand Van Ruymbeke, Le Sud veut être maître chez lui, In : Historia thématique n°94, Mars-Avril 2005, p. 40
5.James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 136
6.Fusil à un coup conçu en 1848, révolutionnaire pour l’époque car à la fois à canon rayé et à chargement par la culasse, tout en restant d’une grande fiabilité.
7.Gérard Hawkins, Le Kansas ensanglanté, Confederate Historical Association of Belgium, http://chab-belgium.com/pdf/french/Kansas%20ensanglante.pdf, p.16
8.G.C. Ward, The Civil War: An Illustrated History, Knopf, New-York, 1990 , p.21
9. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 162
10. Yankee : habitant du Nord
11. Le gouverneur d’un territoire (et non d’un Etat) est nommé par le président des Etats-Unis
12. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 163
13. Thomas Goodrich, War to the knife, Bleeding Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998, p. 120 
14. Thomas Goodrich, War to the knife, Bleeding Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998, p. 123 
15.Jay Monaghan, Civil war on the Western Border 1854-1865, University of Nebraska Press, 1984, p.82
16. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 179
17. Ce qui n’est pas prévu par la constitution
18. Le Sénat et la Chambre des représentants sont les deux assemblées législatives qui constituent le Congrès et siègent au Capitole à Washington.
19. Ibid, p.187
20. Dale E. Watts, How bloody was Beeding Kansas ?, Kansas History: A Journal of the Central Plains,18, Summer 1995, p. 123
21. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, pp. 208-210
22.Hugh Dunn Fisher, The Gun and the Gospel: Early Kansas and Chaplain Fisher, Medical Century Company, 1897, Nabu Press, 2011, p. 191








 












Le bûcher des hirondelles; les débuts du Kawasaki Ki-61-I Hien

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Le Kawasaki Ki-61 se distingua en étant le seul chasseur entré en service dans le service aérien de l’aviation impériale japonaise à être équipé d’un moteur en ligne.  Il fut aussi, avec le Nakajima Ki-44, le premier appareil produit en grandes quantités se démarquant de la tradition fermement établie au sein du service visant à mettre l’accent sur la maniabilité à basse vitesse, fut-ce au détriment de la protection et de l’armement. Pourtant, et malgré ses réelles qualités, le chasseur de Kawasaki fut impuissant à influer de manière déterminante sur le cours des campagnes aériennes opposant forces aériennes alliées et japonaises.
Adrien Fontanellaz





La violente bataille du Nomonhan, qui opposa soviétiques et japonais aux confins de la Mandchourie entre mai et septembre 1939, joua un rôle important dans la genèse du Ki-61. En effet, si l’excellente manœuvrabilité des légers Nakajima Ki-27 fut exploitée de main de maître par des pilotes nippons généralement chevronnés, les Soviétiques apprirent rapidement à renoncer au combat tournoyant pour privilégier des tactiques de frappes et d’esquives mettant à profit la puissance de feu et la vitesse en piqué de leurs Polikarpov I-16. Une fois les affrontements terminés, le Koku Hombu(Quartier-général du service aérien) conclut de cette expérience qu’il devait s’équiper d’appareils conçus pour être avant tout robustes, rapides et puissamment armés en parallèle à ses avions aux caractéristiques plus traditionnelles associant légèreté, faible armement et extrême manœuvrabilité. Outre le fait qu’elle déboucha sur la production en série d’un pur intercepteur sous la forme du Nakajima Ki-44, cette nouvelle politique s’avéra aussi propice pour la firme Kawasaki Kokuki Kogyo K.K qui se vit confier, en février 1940, le développement de deux appareils distincts ; un intercepteur et un chasseur de supériorité aérienne. La société était alors la grand spécialiste des moteurs en ligne de l’industrie aéronautique japonaise, et bénéficia probablement de la réputation flatteuse acquise en Europe par les chasseurs pourvus de ce type de motorisation.
Naissance d’une hirondelle
De fait, Kawasaki négociait depuis des années l’acquisition d’une licence de production pour le remarquable moteur DB-601A de la firme allemande Daimler-Benz qui équipait le Messerschmitt Bf-109E.Cet engin à douze cylindres en V inversé était refroidi par liquide et développait une puissance de 1'175 chevaux au sol alors qu’un compresseur à un étage lui donnait de bonnes performances à haute altitude. Les négociations se conclurent par l’arrivée d’une équipe d’ingénieurs de la firme japonaise dans les usines Daimler-Benz de Stuttgart en avril 1940. Lors de leur retour au Japon au début de l’été, ces techniciens ramenèrent non seulement les plans de l’engin mais aussi trois exemplaires complets du DB-601A. En outre, le Japon reçut deux Messerschmitt Bf-109E-4 à des fins d’évaluation. Il fallut cependant environ une année pour que le premier exemplaire japonais du moteur sorte d’usine en juillet 1941, sous le nom de Ha-40. Après une série d’essais en banc d’étalonnage, le moteur, pesant 640 kilos et développant 1'175 chevaux à 2'500 tours/minute au sol, fut officiellement adopté par l’armée avant que la production en série ne démarre très progressivement. Seuls 10 exemplaires furent produits en 1941 et 65 en 1942, la fabrication en masse ne débutant réellement qu’en 1943 avec 875 engins sortant des chaînes puis 2'047 en 1944.


Ki-61 de l'école d'Akeno, photographié en octobre 1943 (www.asisbiz.com)

En parallèle avec la mise au point de la version japonaise du DB-601A, Kawasaki confia la tâche de développer  les deux modèles de chasseurs commandés par le Koku Hombu, à une équipe dirigée par Takeo Doi et Shin Owada, deux ingénieurs déjà expérimentés qui avaient été formés par l’Allemand Richard Vogt. La priorité fut initialement donné à la conception de l’intercepteur, dénommé Ki-60, au détriment du Ki-61 - le chasseur plus polyvalent et plus léger. Le premier prototype du Ki-60 effectua son premier vol en mars 1941, à peine une année après la réception de la commande. Les performances de l’avion, armé de deux canons d’ailes allemands MG-151 de 20mm et de deux canons (dans la terminologie de l’armée, la désignation de canon se rapportait à toute arme capable de tirer des obus explosifs, même si dans les autres forces aériennes, le calibre de 12.7 mm appartenait à la catégorie des mitrailleuses) Ho-103 de 12.7 mm dans le capot, s’avérèrent cependant décevantes. Il se montrait entre autres instable en vol, souffrait d’une charge alaire particulièrement élevée, du moins selon les standards locaux, de 181.76 kg/m2, ainsi que de vitesses d’atterrissage et de décrochage bien trop élevées. De plus, le premier prototype s’avéra incapable de dépasser les 550 km/heure en palier alors que les ingénieurs avaient escompté une vitesse maximale de 600 km/heure. Malgré des mesures drastiques de réduction de poids incluant le remplacement des deux MG-151 par des Ho-103 nettement plus légers, les deux prototypes suivants ne parvinrent pas à corriger significativement à l’ensemble de ces défauts, même si la vitesse du dernier de ceux-ci fut amenée à 570 km/heure. Dès le mois de décembre 1940, les priorités furent inversées et Kawasaki concentra ses efforts sur le développement du Ki-61, qui débuta à ce moment, tandis que le Koku Hombu perdit son intérêt pour le Ki-60 dans la mesure où le Ki-44 de Nakajima arrivait à maturité et présentait une alternative beaucoup plus crédible. In fine, le projet d’intercepteur lourd de Kawasaki fut abandonné au cours de l’année 1941.
L’équipe de Takeo Doi et Shin Owada poursuivit donc le développement du Ki-61, prêtant une attention particulière à la réduction du poids ainsi que de la traînée du futur chasseur. Le fruit d’une année de labeur se concrétisa lorsqu’un premier prototype sortit de l’usine Kawasaki de Kagamigahara avant d’effectuer son premier vol en décembre 1941. Ce premier avion fut suivi de onze autres prototypes et appareils de présérie utilisés afin de perfectionner le nouveau modèle. Le treizième exemplaire du Ki-61 fut produit à l’aide de la chaîne d’assemblage récemment mise en place par Kawasaki et constitua dont le premier appareil de série. La phase d’essai ne se déroula cependant pas sans difficultés, notamment à cause de pannes des moteurs Ha-40 ainsi que de problèmes hydrauliques récurrents. Ainsi, le chef des pilotes d’essai de Kawasaki fut tué lorsque son appareil explosa en plein vol pour des raisons inexpliquées alors que plusieurs autres prototypes furent perdus. Malgré ces problèmes de fiabilité, le chasseur démontra ses performances lors d’une série d’essais comparatifs menés avec plusieurs autres modèles d’appareils locaux incluant des Nakajima Ki-43 et Ki-44 mais aussi étrangers dont un des Messerschmitt Bf-109E-4 livré par l’Allemagne, un Curtiss P-40E capturé et peut-être un Lavotchkine LaGG-3 dont le pilote avait fait défection et s’était posé en Mandchourie. Le Ki-61 s’avéra plus performant que l’ensemble de ses rivaux et seul le Nakajima Ki-43 le surpassa sur le plan de la maniabilité. La supériorité du dernier-né de Kawasaki sur le Messerschmitt Bf-109E, qui disposait d’une motorisation identique, témoignait par ailleurs de l’excellence du résultat obtenu par les ingénieurs nippons. Ces performances eurent pour effet l’interruption du développement du Ki-62 de Nakajima, également motorisé avec un Ha-40, et dont le Koku Hombu avait demandé la conception par mesure de précaution afin de palier à un éventuel échec du Ki-61. Ce dernier n’eut guère à attendre pour connaître le feu, son premier combat intervenant alors que les essais étaient encore en cours. Le 18 avril1 942, le lieutenant Umekawa, aux commandes d’un prototype armé en vue de mener des essais de tir fut détourné afin d’intercepter les B-25 survolant le Japon lors du célèbre raid mené par le colonel Doolittle. Le pilote japonais parvint à s’approcher de l’un des bombardiers américains mais ne put que lâcher qu’une rafale à grande distance avant de devoir abandonner la poursuite faute de carburant.
Le Ki-61 fut officiellement adopté par le service aérien de l’armée impériale à la fin en janvier 1943 en tant que 3 Shiki Sentoki  (Chasseur de l’armée type 3), aussi connu sous le nom de Hien(hirondelle volante), et les premiers exemplaires de série furent livrés à une escadrille de conversion opérationnelle indépendante, le 23eDokuritsu Dai Shijugo Chutai basé à Ota. La charge allaire de la première version de série du Hienrestait comparativement élevée dans le contexte japonais, mais déjà bien inférieure à celle du Ki-60, avec 147.5 kg/m2. L’avion, dont la longueur était de 8.74 mètres et l’envergure de 12 mètres, était pourvu de réservoirs auto-obturant d’une contenance de 550 litres, lui permettant de parcourir une distance de 600 kilomètres en configuration normale. En outre, le pilote bénéficiait de la protection,  inhabituelle chez les Japonais, d’une plaque de blindage de 13 mm protégeant son dos. Avec une masse à vide de 2'238 kilos, l’avion, relativement lourd, pouvait piquer à des vitesses bien supérieures à celle des légers A6M2 et Ki-43 Hayabusa. Cette caractéristique était déterminante sur le plan tactique car les chasseurs alliés utilisaient systématiquement le piqué pour esquiver les attaques de leurs adversaires japonais incapables de les suivre. Le Hienavait un plafond de 11'000 mètres et pouvait monter à 5'000 mètres en 5 minutes et 31 secondes, soit 19 secondes de plus que le Ki-43-I. En revanche, sa vitesse maximale en palier atteignait 590 km/h à 6'000 mètres, près de 100 km/h de plus que le Ki-43-I. La puissance de feu de la première version de série du Hien, le Ki-61-I restait limitée, avec seulement deux canons Ho-103 installé sur le capot-moteur et alimentés par 250 coups chacun et deux mitrailleuses type 89 de 7.7 mm disposées dans les ailes et pourvues de 300 coups chacune. Il en résulta qu’une seconde version du Hien, le Ki-61-I Otsu avec une paire de Ho-103, alimentés par 250 coups chacune, installées dans les ailes en lieu et place des type 89, entra rapidement en production. Grâce à la légèreté du Ho-103, cet accroissement conséquent de la puissance de feu ne nécessita pas de lourdes modifications structurelles et les performances du Ki-61-I Otsu restèrent très proches de celles du Ki-61-I .
Un envol contrarié
Le Hien représentait donc un progrès certain comparé au Hayabusa, véritable bête de somme de la chasse de l’armée impériale. Cependant, une combinaison de facteurs allait réduire l’impact du nouveau chasseur sur le cours de la guerre aérienne dans le Pacifique.  En effet, le premier prototype du Ki-61 prit son envol plus ou moins au moment où son cousin italien, le Macchi C.202 Folgore,  entrait en service au sein de la Regia Aeronauticaalors que le Messerschmitt Bf-109E avait fait son apparition au sein des Jagdgeschwader allemandes dès 1939. De ce fait, le Ki-61-I était le dernier-né de la famille des chasseurs motorisés par une variante du DB-601 avec pour conséquence que la période durant laquelle il affronterait des appareils alliés de même génération, comme le P-40, serait nécessairement réduite compte tenu des progrès aéronautiques accélérés qui marquèrent la Seconde Guerre Mondiale. En effet, en 1943, la puissance du Ho-40  était comparativement limitée et il devint rapidement indispensable d’adopter un moteur d’avion bien plus puissant pour permettre au Hiende garder son rang dans la course généralisée à la vitesse et à la puissance de feu. De fait, les évolutions ultérieures du Ki-61-I s’avèrent problématiques dans la mesure où l’adoption de canons de 20 mm afin de renforcer leur armement se traduisit par une diminution sensible de la performance. Ainsi, le Ki-61-I Heï, dont les ailes avaient été renforcées afin de permettre l’emport d’une paire de MG-151, vit son poids à vide augmenter de 392 kilos et sa vitesse maximale diminuer de 10 km/heure alors que dans le même temps, le plafond se réduisait de 1000 mètres et que le temps pour atteindre une altitude de 5'000 mètres passait à 7 minutes. Par ailleurs, le Ho-140 de 1500 chevaux développé par Kawasaki pour succéder au Ho-40, et qui équipa le Ki-61-II lui-même apparut en 1944, s’avéra encore plus délicat et peu fiable que son prédécesseur, avec des résultats désastreux pour la carrière de la seconde génération de Hien. De plus, la production des deux premières versions du Hien démarra lentement, avec seulement 34 Ki-61-I sortis de la chaîne de montage de Kagamigahara durant l’année 1942. Ceux-ci furent suivis en 1943 par 354 autres , 311 exemplaires appartenant à la version Otsuet 45 de la version Heï. A titre de comparaison, la production de Hayabusa en 1943 correspondit, avec 1'437 exemplaires toutes versions confondues, au double de celle du Hien.  

Le moteur Ha-40 (http://cyber.breton.pagesperso-orange.fr)
De plus, le Ho-40 s’avérait particulièrement complexe à produire avec pour corollaire que des défauts furent détectés sur de nombreux moteurs à la sortie de la chaîne de fabrication, et ce d’autant plus que les contrôles de qualité durent être renforcés afin de limiter le nombre d’engins défectueux arrivant au sein des unités. L’ampleur du phénomène fut suffisamment importante pour perturber l’ensemble du cycle de production du Hien avec pour résultat que des cellules étaient immobilisées dans l’usine d’assemblage dans l’attente de moteurs. In fine, l’ensemble de ces facteurs garantit que,  compte tenu de la forte attrition subie par les unités de chasse durant cette période du conflit, seule un nombre réduit de ces dernières pourraient aligner cet appareil simultanément, et que l’apparition graduelle de l’avion sur le front laisserait à l’ennemi le temps de s’y adapter. De fait, seuls les 18e, 68e, 78e et 244esentai (régiment forts d’une quarantaine d’avions) se convertirent sur Ki-61en 1943.
Nantô Homen
Les deux premiers régiments à être équipés de Hienfurent les 68eet 78eSentai. Ils avaient tous deux été formés en mars 1942 en Chine et en Mandchourie à partir d’un cadre fourni par les 9e, 13e et 64esentai pour le premier et avec un noyau de personnels détachés des 24e et 33eSentai pour le second. Ces deux unités, initialement équipées de Nakajima Ki-27, furent placées sous un commandement unique en formant le 14eHikodan(brigade aérienne), alors qu’elles entamaient leur conversion sur Ki-43. Le 68e Sentai rallia ensuite la base d’Akeno au Japon, une des principales écoles du service aérien de l’armée, en décembre 1942 où ses pilotes entamèrent leur conversion sur Ki-61. Celle-ci se termina en Mars 1943, mois durant lequel il fut entièrement rééquipé avec le nouveau chasseur. Dans un contexte général où, à la suite de la défaite de Guadalcanal et à la menace de plus en plus pressante que faisaient peser les Alliés sur la Nouvelle-Guinée, l’armée impériale faisait feu de tout bois pour renforcer un théâtre d’opérations perçut comme essentiel, le régiment fut mobilisé pour renforcer le Nantô Homen (front du Sud-Est) immédiatement après sa conversion. L’unité embarqua à Yokosuka sur le porte-avions Taiyo de la marine impériale  à destination de la base navale de Truk où elle arriva le 10 avril 1943. Le 68eSentaiéchappa de peu à l’annihilation un jour avant son arrivée à Truk lorsque le Taiyofut touché par une torpille tirée par le sous-marin américain USS Tunny. L’engin, défectueux, n’explosa pas, et le navire japonais ne subit que des dégâts mineurs. En revanche, le régiment fut durement frappé peu après, lorsqu’une première formation de chasseurs décolla de Truk pour rallier Rabaul, le pivot de la présence japonaise dans le Sud-Ouest du Pacifique. Sur les treize avions, un seul arriva à destination, deux durent faire demi-tour et retourner à Truk, huit atterrir en catastrophe, alors que les deux derniers disparurent corps et bien. Une explication partielle de ce désastre résidait dans la présence de valves à essence défectueuses qui conduisirent plusieurs avions à la panne sèche. Après son installation à Rabaul, le 68eSentai assura la couverture aérienne de navires de transport en transit avant de mener sa première mission offensive le 17 mai 1943, où il dépêcha 30 appareils pour escorter des bombardiers bimoteurs Ki-21 envoyés contre les positions ennemies à Wau, en Nouvelle-Guinée mais sans rencontrer de réaction de la chasse ennemie. Le 2 Juillet, une autre mission similaire contre Rendova, où des troupes américaines avaient débarqué le 30 juin, conduisit à la perte de trois avions et de leurs pilotes à la suite d’une erreur de navigation. Le 78eSentai arriva à son tour à Akeno en avril 1943 pour s’y convertir sur le Ki-61-I. Contrairement à son prédécesseur, il rejoignit le Nantô Homen directement par la voie des airs, quittant le Japon le 16 juin avant de parcourir les 9'000 kilomètres le séparant de Rabaul en transitant par Formose et les Philippines avant d’arriver à destination le 5 juillet 1943. Le régiment ne fut pas plus épargné par les défaillances mécaniques que le 68eSentai dans la mesure où sur les 45 avions partis du Japon, 33 arrivèrent à destination. Une dizaine de jours après avoir été à nouveau rassemblée, la 14eHikodanfut redéployée à Wewak, directement en Nouvelle-Guinée, laissant à Rabaul  un détachement chargé d’acclimater ses nouveaux pilotes aux particularités locales avant de les engager au combat. Le climat local était non-seulement particulièrement éprouvant pour les personnels, mais aggravait encore considérablement le manque de fiabilité des Ha-40. Son dispositif de refroidissement ne parvenait en effet pas à compenser la chaleur ambiante, avec pour résultat que les moteurs surchauffaient au décollage, alors que la poussière et même la moisissure due à l’extrême humidité ambiante, contribuaient également à soumettre les mécaniques à rude épreuve. Ces déficiences étaient exacerbées par le manque de mécaniciens maîtrisant les arcanes de ce type de moteurs, la plupart d’entre eux étant familiarisés avec les moteurs en étoile équipant pratiquement tous les autres modèles d’avions de l’armée, et ce alors que les forces japonaises présentes sur ce théâtre des opérations dépendaient  d’une chaîne logistique de plus en plus ténue au fur et à mesure que les pertes infligées à la marine marchande nippone s’aggravaient, compliquant d’autant l’acheminement de pièces de rechanges. 


Rangée de Ki-61 à Akeno en Septembre 1943 (www.asisbiz.com)
La première victoire en combat aérien des Hien survint le 20 juillet lorsque cinq appareils du 68eSentai abattirent  un quadrimoteur B-24 du 320eBomber squadron, et ce deux jours après une autre première, soit un affrontement avec des P-38 appartenant aux 39eFighter squadron. Bien que les pilotes japonais revendiquèrent une victoire et leurs homologues américains six à cette occasion, aucun camp ne subit de pertes. En revanche, le 21 juillet, une vingtaine d’avions des 68e et 78eSentai escortant, aux côtés de Hayabusa, des bombardiers Ki-48 du 208eSentai, affrontèrent à nouveau des P-38 appartenant aux 39e et 80eFighter squadrons américains. Cette rencontre se traduisit par la perte d’un Lightning et de deux Ki-61 ainsi que par celle de leurs pilotes. Le 23 juillet fut à nouveau marqué par deux affrontements contre des P-38 qui coutèrent la vie à deux pilotes de Ki-61, alors que les deux Sentairevendiquèrent cinq victoires. Trois jours plus tard, trois autres Hien furent perdus après avoir été surpris peu avant d’atterrir par des P-38 du 9eFighter squadron. Les pilotes du 78eSentai prirent leur revanche le 15 août lorsqu’une vingtaine d’entre eux, faisant partie de l’escorte d’une formation de bombardiers partie attaquer le terrain nouvellement construit de Tsili-Tsili, abattirent un C-47 et quatre P-39 en conjonction avec des Ki-43. Un autre raid le lendemain eut des résultats bien différents avec deux Ki-61 abattus par des P-38 et des P-47.  Pendant ce temps, la 5eAir Force américaine, bénéficiant des informations recueillies par l’interception et le décodage du trafic radio ennemi, avait suivi la montée en puissance de la 4eKokugun à Wewak, devenu le centre de gravité de la puissance aérienne japonaise en Nouvelle-Guinée. Une attaque d’une ampleur inédite fut ainsi planifiée pour tuer dans l’œuf la tentative ennemie de reconquérir la maîtrise du ciel. Dans la nuit du 16 au 17 août 1943, douze B-17 et 36 B-24 pilonnèrent les quatre aéroports formant le complexe de Wewak, avec pour but de rendre les pistes inopérables jusqu’au matin afin d’y immobilier les avions ennemis. Cette première vague fut suivie à l’aube par 32 B-25 escortés par 85 P-38 qui s’attaquèrent aux mêmes objectifs, les bombardiers effectuant des passes de mitraillage à très basse altitude tout en larguant leurs cargaisons de bombes retardées par parachute. L’assaut pris les Japonais totalement par surprise, la DCA mettant plusieurs minutes pour ouvrir le feu et le raid américain dévasta littéralement la 4eKokugun. Le 78eSentai  souffrit particulièrement car 32 de ses chasseurs étaient alignés et dans l’attente de décoller pour une nouvelle mission contre  Tsili-Tsili lorsque les B-25 firent irruption. La 5eAir Force réitéra son opération le lendemain avec 26 bombardiers quadrimoteurs et 53 B-25 escortés par 74 Lightning, qui se heurtèrent cette fois à une opposition farouche de la chasse japonaise, dont une partie décolla à temps. Au cours des combats aériens qui s’ensuivirent, un des cinq Hien dépêchés par le 68eSentai fut abattu. Les 23 chasseurs japonais appartenant à cinq Sentaidifférents qui participèrent à la mêlée parvinrent à abattre un B-25 et deux P-38. Les américains continuèrent ensuite de lancer des attaques d’une ampleur moindre contre Wewak jusqu’à la fin du mois d’août, moment où les pertes de la 4eKokugun au sol et dans les airs se montèrent à 112 appareils alors la 5eAir Force ne perdit que cinq bombardiers et six chasseurs pour obtenir ce résultat, les raids du mois d’août contre Wewak marquant un tournant de la guerre aérienne en Nouvelle-Guinée. Les deux régiments équipés de Hien partagèrent le même sort que les autres unités engagées sur ce théâtre des opérations, tant et si bien qu’à la fin du mois d’août, seuls une poignée de Ki-61 restaient opérationnels à Wewak, et tous deux furent brièvement rappelés à Manille pour y être rééquipés avant de revenir en Nouvelle-Guinée.
Conclusion
Hormis lors de brèves périodes de reconstitution, les deux régiments furent constamment engagés jusqu’à leur anéantissement en avril 1944, lorsqu’à la suite d’un nouveau débarquement allié à Hollandia, leurs personnels durent abandonner leurs bases et se réfugier dans la jungle. In fine, cette brève narration de l’introduction au combat du Ki-61, précipitée car le Koku Hombuétait conscient que les défauts de jeunesse d’avion n’étaient pas encore surmontés, démontre que si les avions de combat fascinent pour une multitude de raisons, ils ne sont que la composante la plus visible de l’ensemble bien plus complexe que sont les forces aériennes. Si les performances du Hien pouvaient faire la différence entre la vie et la mort pour leurs pilotes engagés au combat, d’autres facteurs sont bien plus déterminants pour expliquer l’échec relatif de l’avion. Outre les défaillances de la base industrielle chargée de sa production et son arrivée tardive, pratiquement au moment où une nouvelle génération d’avions alliés apparaissait à son tour avec des résultats dévastateurs, le Hien à la mécanique délicate souffrit d’être engagé sur un théâtre d’opérations pratiquement dépourvu d’infrastructures, dépendant intégralement d’un ravitaillement qui devait être acheminé sur des milliers de kilomètres, et ce face à un adversaire dont les capacités matérielles et organisationnelles en la matière étaient bien supérieures. Dans ce contexte, le résultat obtenu par le déploiement d’un nouveau modèle de chasseur en relativement faible quantité ne pouvait être que transitoire et limité sur le plan tactique. De fait, depuis le début de l’année 1943, l’armée impériale ne fit qu’injecter dans la région des moyens de plus en plus considérables dans le vain espoir d’inverser une situation sans issue, consumant inutilement de nombreuses troupes et une grande partie de son service aérien, qui ne se remit jamais de la saignée subie dans le Pacifique Sud.  En effet, l’attrition accélérée les unités se traduisit, en l’espace de quelques mois, par une perte de compétence liée à la disparition des pilotes chevronnés, remplacés par des recrues formées de plus en plus hâtivement au fur et à mesure que la fin de la guerre approchait.

Bibliographie
Bernard Baeza, Les avions de l’Armée impériale japonaise 1910-1945, Lela Presse, 2011
Ikuhiko Hata, Yasuho Izawa et Christopher Shores, Japanese army air force fighter units and their aces, 1931-1945, Grub Street, 2002
Krzysztof Janowicz, 68 Sentai, Kagero, 2003
William Green et Gordon Swanborough, Japanese Army Fighters, Part 2, Pilot Press Limited, 1977
René J. Francillon, Japanese Aircrafts of the Pacific War, Naval Institute Press, 1987
W.F Craven & J.L. Cate, The Army Air Forces in World War II, Vol.IV, via http://www.ibiblio.org/hyperwar/AAF/

L'impossible réforme : l'armée soviétique sous l'ère Gorbatchev 1986-1991

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Les deux décennies de pouvoir brejnevien ont doté l'URSS d'une formidable puissance militaire mais cela s'est fait au prix de l'appauvrissement du pays. Le niveau de vie baisse, la productivité décline et la croissance est absente. Lorsqu'il arrive au pouvoir après les deux courts règnes de Iouri Andropov et de Konstantin Tchernenko, Mikhaïl Gorbatchev est convaincu que la situation précaire de l'économie mais également les problèmes démographiques et écologiques qui touchent le pays entrainent lentement l'URSS sur la voie du déclin, un point de vue qui est d'ailleurs largement partagé par les élites dirigeantes. Le système doit donc être profondément réformé pour assurer in finesa survie. Pour cela le nouveau secrétaire général du PCUS prend la décision de revenir sur 7 décennies de politique militaire, une étape qu'il estime nécessaire pour effectuer les changements politiques mais surtout économiques indispensables.

La série de réformes qu'il impulse alors bouleverse profondément l'armée. Il fait sortir le pays du bourbier afghan, met un terme à la course aux armements, réduit le budget alloué à la défense et engage le retrait des forces soviétiques d'Europe orientale. Mais les transformations induites par les politiques de la Perestroïka et de la Glasnost déstabilisent l'armée. Pilier central du régime au côté du Parti, le processus de démocratisation la place inévitablement sous le feu des critiques. Elle perd rapidement un prestige inentamé depuis 1945, se divise entre réformateurs et conservateurs et s'effrite sous le coup des revendications nationalistes. En moins de dix ans, la plus puissante armée du monde se décompose, incapable en aout 1991 de renverser un Gorbatchev déjà fragilisé, avant de disparaître définitivement en même temps que le drapeau soviétique était descendu une dernière fois sur le Kremlin.

David FRANCOIS

 

L'armée, victime de la Perestroïka

L'idée de diminuer le fardeau militaire qui pèse sur l'économie soviétique n'est pas propre à Gorbatchev. Déjà en1976, Brejnev, pour stimuler une économie déclinante, a pris la décision de réorienter les dépenses militaires de l'État vers le secteur civil et pour cela il a choisi de s'engager dans des négociations sur le contrôle des armements avec l'Ouest. Cette politique est poursuivie par ses successeurs, Andropov puis Tchernenko. Mais c'est à Gorbatchev qu'il revient d'apporter des solutions de plus grandes ampleurs afin de sauver le pays du naufrage.Gorbatchev, un protégé d'Andropov, partage en effet avec ce dernier l'avis qu'il est nécessaire de réaliser des changements politiques et économiques plus profonds que ceux envisagés par Brejnev. Sa principale cible va être le complexe militaro-industriel, un mastodonte engloutissant les ressources d'un pays au détriment du reste de l'économie. Premier secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) a ne pas être un ancien combattant, il sait que le but qu'il s'est fixé n'est pas aisé à atteindre et qu'il doit agir avec prudence afin de ne pas renverser l'équilibre instable instauré depuis 1917 entre le Parti et l'armée, équilibre qui assure la survie et la stabilité du régime
 
Pour affirmer son ascendant, Gorbatchev souhaite d'abord réaffirmer la prééminence du Parti et de l'État sur l'armée. C'est chose faite lors du 27e congrès du Parti en février 1986 où il réussit à convaincre les dirigeants d'apporter deux changements majeurs au crédo idéologique jusque-là en vigueur1.Le premier souligne la nécessité d'entretenir des relations pacifiques sur la scène internationale qui n'est plus pensée seulement comme un espace de confrontation. C'est la fin de l'idée que l'URSS doit mener une inlassable lutte des classes internationales contre le monde capitaliste. Le second changement, qui découle du premier, insiste sur l'idée que la guerre n'étant plus un outil de la politique étrangère, l'URSS n'est donc plus obligée de se surarmer afin d'être prête à affronter l'ensemble de l'Occident.

Mikhaïl Gorbatchev dirige l'URSS de 1985 à 1991


Ces changements doctrinaux majeurs impliquent inévitablement une réorientation de la doctrine militaire en vigueur. Dans ce domaine, Gorbatchev estime que la politique de contrôle des armements est une meilleure garantie de sécurité pour le pays qu'une ruineuse course en avant vers plus de matériels. Il définit en conséquence une doctrine dite de « suffisance raisonnable » qui abandonne l'idée d'un nécessaire maintien de l'équilibre des forces et de l'armement avec l'Ouest au profit d'un outil militaire qui doit seulement posséder la capacité de dissuader tout adversaire qui souhaiterait s'en prendre à l'URSS. Il ne s'agit plus alors que de disposer d'une armée capable de stopper une attaque puis de rétablir l'intégrité des frontières. Ce changement de la doctrine militaire, qui devient alors purement défensive, heurte de nombreux militaires qui restent attachés à une tradition militaire pour laquelle la victoire dans un conflit ne peut venir que d'opérations offensives2.


En même temps qu'il réaffirme le rôle dirigeant du Parti en matière de défense et d'orientations stratégique, Gorbatchev fait également en sorte que des officiers favorables à sa politique soient placés à des postes clefs. L'affaire Rust, le survol du territoire de l'URSS par un petit avion de tourisme qui se pose en plein milieu de la Place Rouge sans avoir été inquiété par la défense aérienne, lui donne l'occasion de reprendre en main l'armée. Le dirigeant soviétique est en effet convaincu que les militaires ne sont pas intervenus sciemment afin de l'embarrasser et ainsi de la forcer à ralentir sa politique de réformes. 
 
Il profite donc de l'occasion pour limoger presque tous les militaires de haut rang dans une proportion qui dépasse les purges staliniennes de 1937-19383. Le ministre de la Défense Sokolov est ainsi remplacé par le général Dimitri Iazov un fervent partisan de la Perestroïka4. En décembre 1988, il nomme également le général Mikhail Moïseev à la tête de l'État-Major afin qu'il remette au pas les critiques envers la nouvelle politique. Il s'agit encore une fois pour Gorbatchev de réaffirmer la prééminence du pouvoir civil et de minimiser la force de nuisance de l'établissement militaire. Mais n'ayant jamais eu de contacts avec les militaires, il connait mal ce milieu. Il nomme donc à la place des limogés des responsables, certes obéissants, mais qui n'étant guère convaincus par le nouveau cours politique, vont plutôt tenter de freiner les réformes.

Le maréchal Iazov, ministre de la Défense de 1987 à 1991


Après cette purge des responsables militaires, Gorbatchev semble donc tenir l'armée bien en main, ce qui lui apparaît d'autant plus nécessaire qu'il sait qu'il va devoir lui demander de nouveaux sacrifices. Il est surtout conscient qu'il ne peut imposer des réformes par la force face à un commandement et à un complexe militaro-industriel réticent et dont l'inertie bureaucratique est encore redoutable. 
 
Encouragé par Edouard Chevarnadze, son ministre des Affaires étrangères, il cherche donc à imposer ses idées par une approche indirecte qui repose principalement sur la politique étrangère. Pour cela il utilise les négociations sovieto-américaines sur le contrôle de l'armement dont les progrès servent à justifier les économies draconiennes qu'il souhaite imposer au complexe militaro-industriel. Il est en cela aidé par l'étroite collaboration qui s'établit entre Chevardnaze et son homologue américain, le secrétaire d'État George Schultz, mais également par ses rapports amicaux avec le président Ronald Reagan. Ces négociations aboutissent en quelques années à une série d'accords, de celui de décembre 1987 sur les missiles en Europe à celui sur les armes stratégiques en juillet 1991, qui conduisent à la fin de la guerre froide, officiellement proclamé lors de la rencontre entre Gorbatchev et le président Bush à Malte en décembre 19895. En parallèle à ces pourparlers Est-Ouest, Gorbatchev s'engage également, au nom de l'amélioration des relations avec les alliés socialistes d'Europe orientale, à retirer les forces soviétiques de ces pays. 
 
Mais pour la majorité des militaires, les négociations sur le désarmement ne doivent pas entrainer une réduction du poids de l'armée. Pour le ministre de la Défense mais également l'État-Major le risque de guerre est toujours possible en Europe. Selon eux, la doctrine défensive définie par Gorbatchev, signifie, certes, qu'en cas d'attaque de l'OTAN, il sera nécessaire de mener d'abord une bataille défensive mais celle-ci devra être suivie par une contre-attaque. Afin de mener à bien celle dernière, ils estiment donc avoir besoin d'autant de matériels et de troupes que précédemment. En raison de cet état d'esprit, de 1987 à 1988, si les médias discutent en abondance de la nouvelle doctrine militaire défensive, celle-ci se traduit peu dans les faits. Pour briser cette résistance, Gorbatchev décide alors d'accélérer les négociations de désarmement. En 1988, Américains et Soviétiques signent un accord qui complète celui sur la réduction des forces nucléaires intermédiaires, ils progressent également dans les négociations sur la réduction des armes stratégiques et entament des discussions afin de réduire leurs forces conventionnelles en Europe. Si ces progrès permettent de réduire les tensions internationales, les économies en matière d'armement restent toujours minimes6.

Pour aller plus loin dans les réformes et surmonter les oppositions qui se font de plus en plus vives au sein du Parti, Gorbatchev décide alors de réduire le monopole du pouvoir qu'exerce le PCUS et de créer des structures permettant de transférer le pouvoir du Parti à l'État. Il parvient ainsi, en juin 1988, à convaincre la conférence du Parti de donner l'intégralité du pouvoir législatif au Congrès des députés du peuple, dont les deux tiers des membres sont élus au suffrage universel et à une chambre haute, le Soviet suprême. Dans la seconde moitié de 1988, il arrive à évincer de nombreux conservateurs du bureau politique et d'autres instances dirigeantes. Enfin en 1989, il se fait élire président de l'URSS par le Soviet suprême, renforçant ainsi sa position à la tête de l'État.

Son pouvoir consolidé et renforcé, Gorbatchev décide de frapper un grand coup pour briser la résistance des militaires hostiles à la réduction des effectifs de l'armée. Le 7 décembre 1988, devant l'assemblée générale de l'ONU, il annonce une réduction unilatérale de la taille de l'armée soviétique qui doit perdre 500 000 hommes, des milliers de chars, de canons et d'avions de combat. Il annonce également que les unités de nature offensives stationnées en Europe orientale seront retirées. Si Gorbatchev stupéfie le monde par ces déclarations, il a néanmoins pour lui le soutien du bureau politique. En novembre, la direction soviétique est en effet tombée d'accord sur la nécessité de réduire unilatéralement les dépenses militaires afin de réaliser des économies à court terme et d'accélérer les négociations de désarmement avec les États-Unis. Les militaires font également le même constat7. Mais l'ampleur des sacrifices demandés ne peut qu'ébranler un outil militaire déjà fragilisé et ébranlé par le processus de démocratisation qui souffle sur l'URSS.

Soldats soviétiques en opération en Afghanistan



Glasnost et démocratisation au sein de l'armée.

En janvier 1987, dans le cadre de sa politique de la Glasnost, Gorbatchev lance la campagne de démocratisation de l'armée. Si au départ les objectifs sont limités, le phénomène s'accélère avec l'affaire Rust en mai 1987. La faillite de la sécurité militaire en cette occasion provoque un scandale. Les critiques contre l'armée se déchainent notamment de la part de Boris Eltsine. Cette affairemet également en lumière des problèmes plus profondément enracinés au sein de l'armée. La discipline, le niveau de formation et le moral des troupes n'ont en effet jamais été aussi bas que depuis 1945 en raison notamment du mauvais encadrement, des conditions de vie misérables dans les casernes et des ravages de la dedovchtchina, cette pratique des mauvais traitements et du travail forcés dont sont victimes les jeunes conscrits. 
 
La libération de la parole publique dans le cadre de la Glasnost permet à la presse de signaler au public ces problèmes. Les plaintes et revendications des mères et des épouses des soldats servant en Afghanistan reçoivent également un plus large écho dans les médias. Les mauvais traitements sur les soldats et l'alcoolisme dans l'armée sont dénoncés dans la presse. La dedovchtchinadevient l'objet de débats publics d'autant que ses victimes ne craignent plus de parler ouvertement des brutalités dont ils ont été l'objet. 
 
Une Union pour la protection des militaires, réservistes et membres de leurs familles voit le jour en octobre 1989. Elle compte bientôt 10 000 membres dont 10 députés soviétiques et 8 députés de la Fédération de Russie. Elle demande une réduction du nombre des généraux, une réforme du ministère de la Défense, l'abolition des organes politiques dans l'armée et la suppression des officiers politiques. Un autre organisme, le Comité des mères de soldats est fondé en 1990 pour lutter contre la dedovchtchinaet améliorer les conditions de vie de la troupe. Il demande surtout que l'armée ne soit plus un espace de non-droit, que les officiers soient ainsi tenus responsables des mauvais traitements infligés aux soldats, qu'il soit accordé à ces derniers une plus grande protection juridique et militaire et que des indemnisations soient versées aux familles en cas de décès. Gorbatchev adopte finalement un décret pour satisfaire ses demandes8.

Manifestation de mères de soldats


Rapidement les critiques contre l'armée concernent également l’entraînementdes troupes jugé inadéquat, la préparation trop faible de l'armée et le manque de technicité des militaires. Ces scandales lézardent l'image d'Épinal et le prestige qui entourent l'armée depuis la Seconde Guerre mondiale. Les Soviétiques commencent alors à s'interroger sur la nécessité de conserver une armée pléthorique de jeunes recrues dirigées par des généraux incompétents9. Certains officiers acceptent pourtant ces critiques et estiment que la démocratisation et la Glasnost peuvent être utiles pour réformer l'outil militaire afin d'accroitre ses performances et de corriger les erreurs du système. 

A la fin de 1988, le haut-commandement essaye néanmoins de limiter les effets de la démocratisation car il craint ses conséquences sur le moral et la discipline des troupes. C'est alors qu'un pas de plus est franchi dans la mise en cause de l'armée quand, en novembre 1988, un colonel, soutien de Gorbatchev, publie un article demandant la restructuration de l'armée autour d'un petit noyau de professionnels appuyé sur un système de milices territoriales. En vérité, ilrevient à Anatoli Tchernaïev, un conseiller de Gorbatchev de lui avoir rédigé en premier une note suggérant l'idée de transformer l'armée de conscription en une force professionnelle.Cette idée d'une armée de métier reçoit rapidement des soutiens de poids parmi les réformateurs notamment celui d'Edouard Chevardnaze et de Boris Eltsine. Elle est au contraire violemment rejetée par le haut-commandement qui dénonce cet abandon de la conscription. Finalement si les militaires l'emportent sur cette question, ils doivent reculer sur celle de l'exemption du service militaire pour les étudiants qui est adoptée en juillet 1989. Afin d'apaiser complètement les craintes de l'armée, le comité central de juillet 1989 adopte un texte qui met en garde contre l'image négative donnée de l'armée et réaffirme le principe de la conscription.

Si la Glasnost met à mal le prestige et l'autorité de l'armée soviétique en la plaçant directement sous le feu de la critique de l'opinion, elle accroit également les divisions en son sein. Dans une armée où les commandants, coupés des soldats et des sous-officiers, agissent le plus souvent avec brutalité, sans tenir compte des plaintes et des demandes des subordonnés, certains demandent qu'ils deviennent plus accessibles. L'idée d'une démocratisation interne apparaît alors comme le meilleur moyen de combattre les défauts et abus de la hiérarchie. Des militaires demandent ainsi la création de tribunaux indépendants pour assurer la justice face à l'arbitraire des commandants, d'autres que des conseillers juridiques soient affectés aux unités afin de mieux faire connaître leurs droits aux officiers et aux soldats.

Conscrits soviétiques


La démocratisation ne touche pas seulement la question des relations hiérarchiques et des droits des soldats. Les débats sur le rôle des armes nucléaires, le sens de la nouvelle doctrine militaire ou la question de la professionnalisation de l'armée agitent les militaires qui n'hésitent plus à prendre position publiquement. Des officiers réformateurs, le plus souvent subalternes, comme le major Vladimir Lopatine ou le lieutenant-colonel Alexandre Savinkine, appellent ainsi à la réduction des forces nucléaires et de la marine ainsi qu'au retrait des troupes stationnées à l'étranger pour ne conserver que les forces nécessaires à la défense du territoire soviétique. Face à eux se retrouver autour du colonel Viktor Alksnis des officiers conservateurs appelés les Colonels noirs qui s'opposent aux réformes et souhaitent au contraire garder une armée nombreuse basée sur la conscription10
 
Alors qu'en 1989 les premières élections au suffrage universel ont lieu en Union soviétique, des militaires s'engagent dans des camps opposés. A Samara le lieutenant-colonel Podziruk, candidat pour la plateforme démocratique favorable à une armée professionnelle, l'emporte contre le général Snetkov commandant des forces soviétique en RDA favorable au maintient du statu-quo11. Cette division sur des sujets essentiels concernant aussi bien le futur de l'armée que celui de l'URSS pose rapidement la question de la place du Parti au sein de l'armée et donc celui de son administration politique.

A l'image de ce qui se passe dans le reste de l'armée, les rapports entre les supérieurs et les subordonnés au sein de l'administration politique sont distants. Au niveau local les officiers politiques dénoncent de plus en plus cet éloignement qui ne leur donne plus qu'un simple rôle d'exécutant devant appliquer des directives. Certains suggèrent donc de faire élire les instances dirigeantes de l'administration politique par les cellules du Parti dans l'armée afin de donner à ces dernières la possibilité de définir ses orientations. Jusqu'en 1989, il n'est encore question que de réformer cette administration et son existence n'est pas remise en cause. D'ailleurs en 1989, près de 80% des officiers sont encore membres du Parti. L'administration politique est également farouchement défendue par le haut-commandement qui estime qu'elle joue un rôle essentiel pour le maintien du moral de l'armée.

Mais la politisation de l'ensemble de la société soviétique à la fin des années 1980 fait courir le danger pour l'administration politique de perdre son monopole. Le développement de la liberté d'expression entre alors rapidement en contradiction avec sa mission qui est d'imposer la ligne du Parti tandis que soldats et officiers sont attirés par les partis politiques qui naissent à ce moment un peu partout en URSS. Son rôle et son existence même deviennent rapidement l'objet de débats. Y compris au sein de l'armée où pour de nombreux officiers la tutelle du Parti sur l'armée est un frein à la professionnalisation en favorisant un conformisme qui bride les innovations et l'esprit d'initiative.
Face à cette contestation grandissante, la direction de l'administration politique de l'armée réaffirme le rôle dirigeant du Parti et déclare illégale l'adhésion de militaires aux partis autre que le PC. Mais devant les appels de civils et de militaires à sa dissolution, ses dirigeants sont obligés d'élaborer des plans destinés à rendre les organisations du Parti indépendantes de l'administration politique et à organiser le multipartisme dans l'armée. 
 
Au terme de ce processus de « décommunisation », au début de 1991, l'administration politique perd son statut d'organisation indépendante dans l'armée. Gorbatchev signe alors un décret qui met fin à sa subordination au comité central pour la placer sous le contrôle du ministère de la Défense, donc du gouvernement et non plus du Parti12.

En 1989, malgré les réticences et les conservatismes, l'armée n'échappe donc pas à la réforme gorbatchevienne. Les effectifs militaires sont réduits, une nouvelle doctrine de défense est élaborée et la démocratisation anime un débat intense dans les rangs de l'armée. Mais ces réformes ont un prix: l'armée est critiquée, son prestige dans l'opinion est ébranlé, elle est divisée entre réformateurs et conservateurs. L'armée soviétique reste néanmoins encore solide et le processus de réforme semble maîtrisé. Ce sont les événements de 1989 qui vont lui porter un coup fatal entraînant sa lente décomposition dont elle ne se relèvera pas.

L'armée soviétique quitte définitivement l'Afghanistan en 1989




La mort de l'armée soviétique.

En février 1989, le général Iazov détaille les mesures concrètes prises à la suite du discours de Gorbatchev devant l'ONU. Le budget de la défense soviétique est ainsi réduit de 14% et celui du pacte du Varsovie de 13%, la taille de l'armée de 12% et la production d'armement de 19%. Les effectifs de l'armée doivent baisser de 500 000 hommes en 1989-1990, soit 240 000 en Europe orientale, 200 000 en Mongolie et Sibérie et 60 000 en Russie. Cette baisse des effectifs doit également toucher 100 000 officiers. Gorbatchev prévoit qu'en janvier 1990 les effectifs de l'armée soient ramenés à moins de 4 millions de personnes. Il s'engage aussi à retirer 10 000 tanks d'Europe dont 5 000 doivent être détruits. En outre 8 500 pièces d'artillerie et 820 avions doivent être réformés avant la fin 1991. Le district militaire d'Asie central est alors supprimé, en février les troupes quittent définitivement l'Afghanistan puis la Mongolie tandis qu'en décembre prés de 265 000 conscrits sont exemptés.En juillet 1990, 21 divisions ont été ainsi démobilisés, 1 400 postes de généraux et 11 000 de colonels supprimés13.

L’État-major soviétique n'avait pas planifié les mesures nécessaires pour faire face aux réductions décidées par Gorbatchev. Quand il commence finalement à les mettre en œuvre à la fin de l'année survient la chute des régime communistes en Europe orientale. Cet événement est un choc pour les dirigeants militaires soviétiques qui doivent affronter de nouveaux problèmes. Les pouvoirs qui émergent alors en Europe de l'Est souhaitent en effet le départ, le plus rapidement possible, des forces soviétiques stationnées sur leurs territoires. Ils commencent à réduire la taille de leurs propres forces militaires et, soucieux de se rapprocher de l'Ouest, ne voient la nécessité de rester dans le pacte de Varsovie. Début 1990, la Tchécoslovaquie et la Hongrie font ainsi pression sur l'URSS pour qu'elle retire les 170 000 soldats qui demeurent encore sur leur territoire. La perspective de la réunification allemande à court terme oblige également à organiser le retrait de l'ensemble des troupes soviétiques d'Allemagne de l'Est14.

Cet effondrement du pacte de Varsovie transforme ce qui était initialement un retrait bien ordonné dans le cadre de la politique définie par Gorbatchev à l'ONU en une retraite chaotique de 31 divisions un an plus tard. Paradoxalement, le pacte de Varsovie n'est dissous qu'en juillet 1991. Cette disparition est néanmoins souhaitée par certains pays dés juin 1990 mais Gorbatchev et l'OTAN, qui souhaitent finaliser les négociations sur le désarmement, demandent son maintien afin que les accords signés puissent s'appliquer à l'ensemble des deux alliances militaires. Le traité de désarmement est finalement signé le 31 mars 1991, neuf mois seulement avant la fin de l'URSS15.

Le retour des forces soviétiques stationnées à l'étranger représente un défi considérable. Il s'agit de rapatrier en effet près de 650 000 personnes dont 350 000 soldats et 150 000 officiers avec leurs familles. Si les soldats, des conscrits, sont démobilisés pour retrouver leurs foyers et reprendre leur vie, le retour est plus difficile pour les officiers16. Dans un pays à l'économie à bout de souffle, presque rien n'a été préparé pour ce retour17. Les officiers doivent donc affronter la pénurie de logements, d'écoles et de garderies pour leurs enfants, l'absence d'emplois pour leurs conjoints. L'armée est alors surtout préoccupée par la nécessité de construire de nouvelles bases et de nouvelles installations pour abriter le matériel rapatrié en hâte. Ce retour des militaires de l'étranger s'effectue également dans un climat de tension nationale. Les républiques périphériques, qui ne veulent plus que des unités militaires soviétiques stationnent sur leur territoire, craignent en effet que l'installation d'officiers rapatriés ne servent à mater les mouvements indépendantistes.

Les conditions de vie des militaires ne cessent alors de se dégrader. Au manque de logement et d'infrastructures s'ajoute une baisse des revenus. Ceuxdes familles d'officiers sont ainsi inférieurs de 30% à ceux des familles ouvrières. La majorité des officiers en sont réduits à puiser dans leurs économies pour faire face aux frais inhérents à leurs grades. Au sentiment de déclassement dans l'échelle sociale s'ajoute aussi la baisse du prestige de l'armée dans l'opinion publique qui affecte le capital symbolique des officiers. Rapidement l'armée soviétique n'arrive plus à recruter et à conserver ses cadres. Quand en janvier 1990, le ministère de la Défense accorde aux officiers le droit de démissionner sans subir de pénalités, le nombre de démissions est telle que la mesure est rapidement annulée. Au final, la carrière militaire n'attire plus. De nombreuses places dans les écoles et académies militaires restent ainsi vacantes18.

Le chaos qui entoure le retour au pays de centaines de milliers de militaires provoque une véritable décomposition au sein de l'armée. La discipline se délite, des militaires commencent à vendre illégalement des armes, des munitions et des fournitures militaires à des groupes paramilitaires ou à des organisations criminelles. Ces ventes au marché noir entraînentle développement de la corruption. Les officiers profitent également de la situation pour utiliser les conscrits comme main-d'œuvre bon marché à des fins personnels. La dedovchtchina, loin de disparaître, tend à s’accroîtreprovoquant une hausse des suicides et des désertions chez les conscrits. Au final, la cohésion de l'armée se disloque entre des soldats victimes de brutalités, des officiers subalternes incapables de contrôler la troupe et un corps d'officiers supérieurs gangrené par la corruption19.

L'État-Major est alors surtout préoccupé par les problèmes d'effectifs. En raison de la baisse du nombre de recrues il devient en effet de plus en plus difficile de compléter les unités. En juillet 1990 le ministère de la Défense affirme qu'il manque 500 000 hommes à l'armée et que ce chiffre doit atteindre 700 000 à l'automne. En 1990, alors que trois millions d'hommes sont susceptibles d'être incorporés, la moitié échappe à la conscription, dont une partie en raison de la poursuite d'études supérieures, de leur situation familiale, de leur état de santé ou de leur emploi dans l'industrie20. Si les exemptions d'incorporation pour les étudiants, pratiques abandonnées durant les années 1970 et rétablies en 1989, font ainsi perdre 200 000 recrues en 1989-1990, c'est le refus de la conscription qui explique en grande partie cette chute majeure du nombre de conscrit.

Le phénomène d'insoumission et de désertion est attisé par la montée des nationalismes en URSS. En 1989 apparaissent les premières demandes pour que les conscrits accomplissent leurs obligations militaires dans leur région d'origine. Tandis que des groupes nationalistes radicaux appellent déjà les jeunes à ne pas rejoindre l'armée, les républiques baltes suggèrent de créer des unités militaires sur une base territoriale. La suggestion est reprise ensuite dans le Caucase. C'est le refus du commandement militaire soviétique d'accéder à ces demandes qui provoque une résistance plus active. En novembre 1989, à Tbilissi, des conscrits et quelques recrues en uniforme organisent ainsi une grève pour demander d'effectuer leur service militaire en Géorgie. L'armée répond en autorisant 25% des appelés du Caucase ou des pays baltes à servir sur place mais uniquement s'ils sont mariés, ont des enfants ou en cas de circonstances familiales difficiles. Cette concession ne satisfait pas les Baltes, ni les Caucasiens et provoque la colère des Russes qui se plaignent d'être contraint de servir dans les républiques périphériques où ils seraient victimes de harcèlement.

Les chars près de la Place Rouge lors du putsch d'aout 1991


Signe de la dislocation progressive de l'URSS, en 1990, le président de la Moldavie décide que ses concitoyens serviront dans l'armée soviétique uniquement s'ils en font la demande écrite et avec une autorisation parentale. L'Ukraine déclare quant à elle que ses nationaux ne serviront que dans leur république. L'Ouzbékistan et l'Arménie emboitent rapidement le pas21. Les chiffres de la conscription continuent de s'effondrer, seuls 25% des conscrits lettons répondent à l'appel sous les drapeaux en 1990, 28% en Géorgie, 7% en Arménie. Le général Iazov constate que cette contestation reçoit l'appui des autorités locales, aussi bien celles du Parti que de l'armée, qui aident et encouragent les jeunes à éviter la conscription pour des motifs nationalistes. Le service militaire obligatoire est ainsi délibérément bloqué dans les républiques périphériques. Mais le phénomène touche également la Russie où de plus en plus de jeunes refusent de rejoindre l'armée. En 1990, seulement 79% des conscrits rejoignent l'armée ce qui signifie que la majorité des réfractaires sont alors des Russes22
 
En 1991, l'armée soviétique n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a été quelques années auparavant. La population soviétique est critique à son égard, sinon hostile. La baisse drastique des effectifs et le rapatriement des troupes stationnées à l'étranger la laissent inorganisés et démoralisés tandis que la montée des nationalismes fracture ses rangs.

La politique de Gorbatchev, qui bouleverse profondément l'Union soviétique, ne donne pas les effets escomptés provoquant au contraire une crise économique et sociale inédite. Pour les militaires elle conduit à la remise en cause de la place centrale jusque-là tenue par l'armée dans la société et le système politique et semble conduire tout droit à la désintégration de l'URSS. Les conservateurs au sein de la direction du PCUS s'organisent alors pour renverser Gorbatchev afin de pouvoir restaurer la puissance du Parti, de l'armée et la domination des Russes sur l'Union. Le chef de la conspiration, Krioutchkov, le responsable du KGB, est conscient que sans le soutien de l'armée la tentative de destitution du président de l'URSS a peu de chances de réussir. Il parvient donc à s'assurer le soutien réticent du ministère de la Défense, le général Iazov, mais également du responsable des forces terrestres, le général Varennikov, du vice-ministre de la Défense, Achalov, du commandant des troupes aéroportées, le général Grachev et du commandant de l'armée de l'air, le général Chapochnikov. Mais ces derniers montrent néanmoins des doutes sur la réussite du complot et ne suivent que par fidélité à Iazov.

Sous les ordres de Varennikov et de Grachev, deux divisions blindées et des unités parachutistes se dirigent sur Moscou les 19 et 20 aout 1991 pour appuyer les putschistes du Comité d'État pour l'état d'urgence. Mais Iazov est alors pris au dépourvu par les réactions des populations de Moscou et du Caucase qui se montrent prêtes à affronter les militaires. Les soldats se montrent hésitants tandis que les généraux, comme à Novotcherkassk en 1962, sont réticents à donner l'ordre d'ouvrir le feu contre les civils. Les forces spéciales refusent ainsi de prendre d'assaut la Maison blanche, le parlement russe, tandis que le 21 aout la grande majorité des troupes à Moscou fait défection ou se rallie à Eltsine. Iazov, qui craint alors de déclencher une guerre civile, décide finalement le 21 aout de retirer les troupes de Moscou. Ce retrait des militaires provoque l'effondrement du putsch et démontre que l'armée n'est plus une menace pour le pouvoir politique23.

La foule résiste à l'armée lors du putsch de 1991


De retour au pouvoir mais très fragilisé, Gorbatchev révoque Iazov et nomme le maréchal Chapochnikov ministre de la Défense. Ce dernier quitte alors le PCUS et limoge le chef de l'État-major de l'armée, le général Moïseev, pour sa compromission avec les putschistes. Le ministère de la Défense et les administrations militaires sont également purgés. Surtout l'échec du putsch d'aout 1991 entraine la mort virtuelle du PCUS. Trois jours son retour de Crimée, Gorbatchev signe un décret annonçant l'interdiction de l'activité des partis politiques dans l'armée. Une semaine plus tard, le ministre de la Défense met fin à l'existence de l'administration politique dans l'armée24. L'ère des commissaires politiques appartient dès lors au passé.

La mainmise de Boris Eltsine sur la Russie après l'échec du putsch et la dissolution formelle de l'URSS en décembre 1991 aboutissent finalement à la disparition de l'armée soviétique. Certains de ces éléments restent au sein de la Fédération de Russie tandis que d'autres s'intègrent aux nouvelles Républiques indépendantes. Après 73 ans d’existence, l'Armée rouge n’est plus.



Conclusion
En quelques années Gorbatchev a totalement bouleversé l’armée soviétique. Cette dernière est en effet passé de 5,3 millions d'hommes en 1985 à 3,9 millions en 1990 et à 2,7 millions à la fin de 1991. S'ils sont conscients du fardeau que représente cette puissance sur l’économie du pays, ni Gorbatchev, ni l’appareil militaire soviétique n'ont jamais su développer un programme structuré de réforme de l’armée pour faire face notamment à la démobilisation massive. Ils ont avant toutcherché à garder intacte sa structure tout en diminuant sa taille et le contrôle politique du Parti. Ils ne se sont pas rendu compte de l'incompatibilité qu'il y avait à faire coexister l'ancien système et l'esprit des réformes engagées aussi bien économiques que politiques. Cette cécité a finalement conduit à l'implosion de l'URSS et à la disparition de la plus puissante armée qui ait jamais existé.

Le 25 décembre 1991, le drapeau soviétique est descendu pour la dernière fois sur le Kremlin



1  Steven F. Larrabee, "Gorbachev and the Soviet Military." in Foreign Affairs, Vol. 66, No. 5, 1988,pp. 1002-1026.
2  Leon Goure, "A 'New" Soviet Military Doctrine:Reality or Mirage?"Strategic Review, 1988, pp. 25-33.
3 William Odom, The Collapse of the Soviet Military, Yale University Press, 1998, p. 110.
4 Archie Brown, « The Gorbatchev Revolution and the End of Cold War » in Melvyn Leffler, Odd Arne Westad (sld), The Cambridge History of the Cold War, Vol. III, Cambridge University Press, 2010, pp. 250-251
5 Odom, pp. 99-102.
6 Odom pp. 120-124.
7 Odom pp. 141-146.
8 Roger R. Reese, The Soviet Military Experience. A History of the Soviet Army, pp. 174-175, Routledge, 1999. pp. 177-178.
9 Odom, pp. 109-110.
10 Odom pp. 147-172.
11  Robert G. Kaiser, Why Gorbachev Happened: His Triumphs and His Failures, Simon and Schuster, 1991, p. 265.
12 Reese, pp. 181-182.
13 Reese, pp. 174-175.
14 Odom p. 275.
15 Odom pp. 275-278.
16 Vladimir Kusin, “The Soviet Troops: Mission Abandoned,” RFE Report on Eastern Europe Vol. 1, 1990, 37-38.
17 Odom, pp. 292-304.
18 Reese p. 177.
19 Odom pp. 286-294.
20 Reese, p. 175.
21 James Brustar, Helen Jones, The Russsian Military's rôle in Politics, National Defence University, 1995. p. 6.
22 Reese p. 176.
23 Brusstar, Jones, pp. 12-16.
24 Reese pp. 182-183.

Une brève histoire de la garde républicaine

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La notoriété de la garde républicaine remonte à la deuxième guerre du Golfe, où elle fit son apparition dans les médias occidentaux. Elle continua à être abondamment mentionnée durant les différentes périodes de tension qui marquèrent la crise irakienne, et ce jusqu’à la chute du régime de Saddam Hussein. Elle constitue à cet égard un paradoxe, car malgré sa célébrité, elle reste peu connue. Cet article vise donc à présenter brièvement l’histoire de ce corps.
L’armée est le plus souvent un sujet très sensible dans la plupart des pays du Moyen-Orient ; photographier un engin militaire peut potentiellement déboucher sur une peine de prison. Cette opacité ne facilite évidemment pas la tâche d’éventuels chercheurs ou historiens. Il faut aussi l’admettre, l’histoire militaire des pays arabes n’intéresse pas un large public, ce qui n’incite pas les éditeurs à financer la traduction et la publication de mémoires et autres écrits de militaires arabes. Enfin, il existe sans doute aussi un substrat de dédain culturel, pour ne pas parler d’un reste d’occidento-centrisme, favorisant un certain manque de curiosité sous nos latitudes. Tout ceci explique en grande partie pourquoi la guerre Iran-Irak, qui fut la plus longue guerre conventionnelle depuis la deuxième guerre mondiale, ait fait l’objet de si peu d’intérêt. La courte guerre des Malouines entre l’Argentine et l’Angleterre, à l’origine d’une véritable avalanche de publications, illustre bien ce contraste
Dans une perspective plus large, l’histoire de la garde républicaine irakienne, voulue par Saddam Hussein comme une résurgence moderne de la garde impériale de Napoléon, illustre combien un contexte politique peut influencer, voire déterminer, l’efficacité d’une institution militaire. Enfin, et c’est sans doute une raison suffisante pour s’y intéresser, la garde républicaine, comme l’armée irakienne dans son ensemble, connut une expérience exceptionnellement variée ; elle affronta non seulement la redoutable infanterie iranienne, mais aussi, à deux reprises, le colosse américain.
Enfin, il convient de préciser à quel point la rédaction de cet article a dépendu des contributions des participants du Air Combat Information Group, et surtout, des recherches menées par l’armée américaine après l’invasion de 2003 et dont le résultat est disponible en ligne. Les américains, suivant les mêmes pratiques que lors de la défaite de l’Allemagne et du Japon en 1945, cherchèrent à comprendre la perception des vaincus, au moyen de leurs archives, mais aussi d’interviews menées auprès de gradés de haut rang. Ces textes donnent, dans le cas irakien, non seulement un accès passionnant sur les mécanismes internes de la dictature irakienne, mais aussi sur le fonctionnement de sa machine de guerre. Bien entendu, l’histoire militaire de l’Irak de ces quarante dernières années reste encore à écrire, et l’ambition de cet article sur la garde républicaine se limite à soumettre au lecteur quelques éléments nouveaux sur cette institution.


                           Adrien Fontanellaz, article déjà publié sur le blog Militum Historia





Chapitre I : Naissance et développement

La garde républicaine (Al Haris Al Jamhuri) naquit dans le contexte politique extrêmement troublé de la fin des années soixante, sous la présidence du général Aref. De la taille d’une brigade, son recrutement privilégiait à l’origine la tribu du chef de l’état, les Al-Jumayla. Sa création était donc antérieure à la prise de pouvoir par le parti Baath en 1968. Le nouveau régime n’augmenta pas les effectifs de la garde, qui restait chargée de la protection de la capitale, mais créa une armée populaire (Jeish Al Shabi) en 1970 pour « préserver les réalisations de la révolution [et] soutenir et protéger le parti contre les conspirations… ». Celle-ci était en réalité une milice recrutée parmi les membres du parti Baath. L’entraînement de ces soldats à temps partiels était limité à l’emploi des armes légères. En septembre 1980, l’unique brigade de la garde républicaine comptait un bataillon de chars T-72, un régiment de commandos, un bataillon d’artillerie et un bataillon de lance-roquettes multiples (LRM) BM-21.

Le siège de Khorramchahr

L’attaque irakienne contre l’Iran le 23 septembre 1980 avait pour objectif principal de s’emparer rapidement de gages territoriaux afin de contraindre le régime des ayatollahs à renégocier en position de faiblesse le tracé de la frontière entre les deux pays. Saddam Hussein, le président irakien depuis le 12 juillet 1979, pensait qu’une courte campagne militaire serait suffisante, l’ancienne armée impériale iranienne ayant subi des purges sévères après la révolution, alors que la taille de son homologue irakienne avait doublé au cours de la décennie précédent la guerre pour atteindre quatorze divisions. Le calcul du dictateur s’avéra rapidement erroné. Les colonnes de blindés irakiennes se heurtèrent à la résistance acharnée des miliciens, ou Basiji (abréviation de Basiji Mostazafan; la mobilisation des opprimés), iraniens, appuyés par les faibles formations de l’armée régulière présentes sur le théâtre des opérations. Début octobre, une division blindée irakienne manqua l’occasion de prendre Khorramchahr, une des grandes villes du Khuzestân iranien, par un coup de main. Le siège devint vite un abcès de fixation en détournant des unités indispensables à la prise d’autres positions stratégiques, comme la ville d’Abadan. Malgré un usage massif de l’artillerie et de bombes au napalm larguées par des avions de transport Iliouchine 76 précédant l’engagement de commandos appuyés par des blindés, les Irakiens ne parvinrent pas à écraser rapidement la résistance des Pasdarans (gardes révolutionnaires) et des soldats réguliers iraniens.
Scène de combats de rue à Khorramchahr (via Wikimedia)

La garde républicaine fut dépêchée sur place pour épauler les unités régulières durement éprouvées, puis participa à une attaque massive le 24 octobre 1980, aux côtés de la 12ème division d’infanterie de l’armée. Usés par trois semaines d’intenses combats, les défenseurs durent céder et Khorramchahr tomba le jour suivant. Surnommée le « Stalingrad iranien », la bataille fut si acharnée que seule une poignée des bâtiments de la ville de 175’000 habitants échappèrent à la destruction. En moins d’un mois, les deux adversaires perdirent un total de quinze mille tués ou blessés. La capture de la cité coûta aux Irakiens une centaine de blindés détruits. Une autre de ses conséquences fut qu’elle laissa aux Iraniens le temps nécessaire pour acheminer suffisamment de renforts dans le Khuzestân pour stopper l’avance irakienne.
La brigade de la garde républicaine, affaiblie lors du siège, ne fut pas en mesure d’intervenir lorsque, de mars à juin 1982, une série d’offensives expulsèrent les Irakiens du sol perse en leur infligeant des pertes considérables. Deux des quatre divisions blindées irakiennes se trouvèrent ainsi réduites à l’état de brigades en sous-effectifs, alors que l’armée dans son ensemble ne comptait plus que 150'000 hommes au lieu de 210'000 au début des hostilités.

Muslim Ibn Aqil et Moharram

Dans la soirée du 1er octobre 1982, les iraniens lançaient l’opération Muslim Ibn Aqil sur le terrain vallonné du centre du front. Leur objectif était de prendre la ville de Mandali, située à 120 kilomètres de Bagdad. Le cœur du dispositif d’attaque iranien était composé de la 28ème division d’infanterie mécanisée et la 81èmedivision blindée de l’armée régulière, renforcées par des unités de Pasdarans et de Basiji. Les Iraniens parvinrent au prix de violents combats, chaque colline étant contestée, à quelques kilomètres de la ville le 4 octobre. Une contre-attaque irakienne incluant des commandos de la garde républicaine appuyés par des hélicoptères de combat Gazelle et Mi-25 parvint ensuite à déloger les Iraniens de leurs positions surplombant Mandali.
Une autre offensive iranienne, l’opération Moharram, suivit moins d’un mois après. Elle visait, dans sa première phase, à reprendre des portions de territoire iranien encore occupées par l’Irak et à s’emparer du champ de pétrole de Bayat. Trois divisions régulières et cinq brigades des gardes révolutionnaires participèrent à l’assaut dans la nuit du 1ernovembre, et malgré les champs de mines et le terrain détrempé par de fortes pluies, parvinrent à capturer une cinquantaine de puits de pétrole, avant qu’une contre-attaque des blindés irakiens ne se développe dans la matinée du 2 novembre. Celle-ci fut repoussée avec de lourdes pertes grâce à l’intervention massive de l’aviation iranienne, les hélicoptères Cobra se révélant particulièrement meurtriers pour les tankistes irakiens. Le 6 novembre, les forces iraniennes parvenaient à couper la liaison routière entre Sharahani et Zobeidat, l’un des objectifs de la deuxième phase de l’offensive, puis donnèrent l’assaut sur la seconde de ces cités. La brigade blindée de la garde républicaine, dépêchée directement de Bagdad, contre-attaqua à ce moment et chassa les Iraniens de Zobeidat. Ses chars T-72 flambants neufs infligèrent de lourdes pertes aux équipes antichars desPasdarans, montées sur des motos. Leur blindage frontal était invulnérable face aux RPG-7 de l’ennemi, forçant celui-ci à s’exposer pour tenter de les frapper par les flancs. Le front se stabilisa dès le 7 novembre, à cause de l’épuisement des adversaires et de pluies torrentielles qui transformèrent le terrain en champs de boue.
Changement de rôle
La garde républicaine se renforça avec la formation de la 2ièmebrigade blindée au début de 1982 puis de la 3ième brigade de Maghawir(commandos) en 1983. Cette dernière fut constituée à partir de vétérans de la bataille de Khorramchahr et d’éléments de l’armée régulière. La 4ièmebrigade d’infanterie apparut dans l’année qui suivit. Une série d’exercices de grande ampleur, supervisés par Saddam Hussein en personne, eut lieu au début de l’année 1983. Cette montée en puissance se fit en même temps qu’une transformation du rôle de la garde républicaine. Assurer la sécurité du palais présidentiel et des autres sièges du pouvoir resta la prérogative de la 1ère brigade, alors que les autres unités devenaient une réserve opérationnelle, préservée en temps normal et engagée pour contre-attaquer seulement si la situation sur le front devenait critique. La politique de recrutement des officiers fut aussi modifiée ; jusque-là domaine réservé de proches du président, les postes d’encadrement furent dorénavant attribués à des officiers de l’armée sélectionnés avec soin pour leur compétence. Seule la 1ère brigade continua à recruter ses cadres exclusivement dans la tribu du président, les Al-Tikriti. Un état-major divisionnaire fut mis en place le 7 avril 1984 pour encadrer l’ensemble de ces brigades, jusque-là contrôlées directement par Saddam Hussein.
Division de la garde républicaine (avril 1984)

 Brigades
Type
1ère
mixte
2ème
blindée
3ième
commando
4ième
infanterie
10ième
blindée
D’après Saddam’s generals

Parallèlement, après une année de guerre, les Irakiens avaient dû faire appel à l’armée populaire (Jeish Al Shabi), dont le rôle se limitait jusque-là à des tâches de défense civile et de sécurité intérieure, pour pallier aux effectifs insuffisants de l’armée. Son recrutement avait été étendu à l’ensemble de la population mâle de 18 à 45 ans, et atteignit 400'000 hommes en février 1982. Les limites de cette milice devinrent très vite apparentes ; elle n’avait jamais disposé d’un vivier de cadres expérimentés, et ses unités mal entraînées furent bientôt réputées pour leur faible combativité. Surnommée« l’armée impopulaire » et regardée avec dédain par les autres branches des forces armées, le Jeish Al Shabi pouvait, pour ces raisons, difficilement constituer la base nécessaire à la constitution de la réserve stratégique bien entraînée et politiquement fiable voulue par le haut-commandement irakien.
Badr
La garde républicaine fut à nouveau mobilisée lors de l’opération Badr, lancée par les Iraniens à travers l’immense marais de Hawizeh pour couper la liaison autoroutière entre Bassora et Bagdad. Dans la nuit du 11 mars 1985, des Pasdaranset des Basiji débouchèrent du marais, prenant les défenseurs irakiens par surprise. Dans les trois jours qui suivirent, l’équivalent d’une brigade de Pasdaransatteignit l’autoroute, après avoir franchi le Tigre à l’aide de pontons pausés de nuit par le génie. Le 16 mars, la nouvelle 4ème brigade de la garde et une de ses consœurs, rapidement acheminées sur place grâce à l’importante flotte de camions porte-chars dont l’Irak s’était équipé, contre-attaquèrent avec des unités de l’armée sur plusieurs axes, prenant la poche iranienne en tenaille. Appuyés par une concentration massive d’artillerie tirant des obus à charges explosives et chimiques accompagnée par des attaques aériennes contre les voies de communications ennemies, les soldats irakiens parvinrent à refouler les Pasdarans dans les marais après deux jours de combats.
L’enfer de Fao
Au début de 1986, le commandement des gardes révolutionnaires planifia une nouvelle offensive, Valfajr VIII, afin de traverser le Chatt-El-Arab à l’extrême Sud de la frontière entre les deux pays puis de s’emparer de la péninsule de Fao, qui fournissait une base de départ idéale pour prendre les défenses de Bassora à revers. Parallèlement, une opération de diversion fut mise en place plus au Nord afin de masquer l’axe d’attaque réel. Trois divisions et une brigade autonome de Pasdarans furent allouées à l’offensive avec trois divisions de l’armée. Dans la nuit du 10 février 1986, masqués par l’obscurité et de fortes pluies, des nageurs de combats ouvrirent la voie à un assaut amphibie mené par l’équivalent d’une division d’infanterie, appuyé par les tirs de l’artillerie positionnée sur la rive iranienne du Chatt-El-Arab. La ville de Fao tomba dans la journée du 11 février, alors que la 26ième division irakienne, qui tenait le secteur, s’effondrait dans la nuit du 13 au 14 février.
Les 3ièmeet 4ième brigades de la garde républicaine furent dépêchées en catastrophe pour contre-attaquer. Repérées avant même d’avoir pu terminer leur déploiement en formation de combat, et alors qu’elles étaient prises dans des embouteillages causés par la boue, les deux brigades devinrent la cible de volées de roquettes tirées par des BM-21 iraniens depuis l’autre rive du fleuve, puis furent attaquées dans la foulée par les deux divisions de Pasdarans présentes dans la tête de pont. Les gardes républicains ne parvinrent à s’extirper du piège qu’après avoir perdu en quelques heures un tiers des leurs et la presque totalité de l’équipement lourd.
Plusieurs autres brigades de la garde républicaine, dont les 2ièmeet 10ièmeblindées participèrent à une contre-attaque massive du VIIèmecorps de l’armée le 23 février 1986. Trois colonnes blindées, chacune de la taille d’une division, soutenues par des feux d’artillerie guidés par des hélicoptères ou des Pilatus PC-7, tentèrent une nouvelle fois de chasser les Iraniens de la rive irakienne du Chatt-El-Arab. L’effort irakien comprenait aussi l’intervention massive de forces aériennes, dont le nombre de missions culmina à 725 par jour au plus fort de la bataille. Les Pasdarans avaient eu cependant le temps de se retrancher, et utilisèrent des pompes pour transformer les axes de pénétration en champs de boue et faire des chars ennemis, enlisés, des proies faciles. Les combats tournèrent au corps-à-corps dans les nombreuses palmeraies situées le long du front. Les Irakiens durent jeter l’éponge après avoir perdus près de 2000 soldats. Ils n’étaient pas parvenus à reprendre Fao, mais empêchèrent les Iraniens d’utiliser le territoire conquis comme tremplin vers leur objectif majeur ; Bassora. Le front se stabilisa à la fin du mois de mars. Les pertes irakiennes totales durant la bataille se montèrent de 8'000 à 10'000 hommes, les Iraniennes de 27'000 à 30'000 hommes. Une part importante des soldats iraniens furent victimes des armes chimiques massivement utilisées par les Irakiens. Quant à la garde républicaine, elle perdit le tiers de ses effectifs dans la bataille. Saddam Hussein devait par la suite vanter à plusieurs reprises le « martyre » de sa garde dans des discours évoquant l’affrontement.
L’expansion de 1986 à 1988
Peu après la bataille de Fao, le président irakien décida de doubler la taille de la garde républicaine. De cette impulsion résulta, dans les mois qui suivirent, la création des divisions blindées Hammourabi et Al-Madina al-Munawwara ainsi que des divisions d’infanterie Bagdadet Nabuchodonosor. Une division de Maghawir vit également le jour. Leur mise en place nécessita non seulement la création de plusieurs nouvelles brigades ex-nihilo, mais aussi le transfert d’unités de l’armée vers la garde. Celle-ci bénéficia de la priorité dans l’allocation des matériels parmi les plus performants de l’arsenal irakien, comme les chars T-72 et les véhicules de combat d’infanterie (VCI) BMP-2 soviétiques. L’expansion se poursuivit avec la création de la division d’infanterie Adnan, puis celle de la division d’infanterie mécanisée Tawakalnaavant les grandes offensives irakiennes de l’année 1988. L’année 1986 vit également la création de l’Ier corps de la garde républicaine. Celui-ci englobait les divisions Al-Madina al-Munawwara, Bagdad et la division de Maghawir.
Pour faire face à l’explosion des besoins en soldats, le vivier de recrutement, jusqu’alors limité aux natifs de la région d’origine du dictateur, fut étendu, pour inclure, entre autres, les étudiants bénéficiant d’une formation technique. Les chefs tribaux furent aussi mis à contribution pour trouver de nouvelles recrues. Les volontaires ne manquèrent pas car la mise en place prochaine de la conscription universelle avait été annoncée peu avant par le régime. Prendre les devants pour entrer dans la prestigieuse garde républicaine présentait une alternative séduisante pour un jeune homme convaincu de ne pas pouvoir échapper, à terme, à l’enrôlement dans l’armée régulière ou l’armée populaire. Ce statut d’élite reposait sur plusieurs piliers. Les soldes étaient plus élevées que dans l’armée, et l’entraînement des recrues était, dans le contexte irakien, soigné ; la formation de base durait trois mois puis se poursuivait au sein des unités. La politique de vampirisation du corps des officiers de l’armée régulière par le recrutement de ses meilleurs éléments se poursuivit.

Commandement des Forces de la Garde Républicaine, 1986

Divisions
Type
Hammourabi
blindée
Al-Madina al-Munawwara
blindée
Bagdad
infanterie
Nabuchodonosor
infanterie
Division Maghawir
commandos
D’après Saddam’s war

La garde républicaine était supervisée par le général Hussein Kamil, par ailleurs ministre de l’industrie et de l’industrialisation militaire et gendre du président. Son autorité considérable lui permettait de dépasser les clivages bureaucratiques au sein de l’appareil d’état et garantir que les requêtes de ses commandants soient exhaussées le plus rapidement possible. Général politique plus qu’officier de carrière, il ne se mêlait pas de la direction militaire des unités. Il convient de rappeler que durant tout son règne, Saddam Hussein conserva la haute main sur le commandement de l’ensemble des forces armées irakiennes. Il s’entretenait par ailleurs régulièrement avec les commandants de brigades et de divisions de la garde républicaine, contribuant à renforcer le sentiment d’appartenance des soldats à un corps faisant figure d’enfant chéri du régime.
Karbala V ; la Somme de la guerre Iran-Irak
La grande offensive iranienne suivante visa Bassora. Pour les ayatollahs, prendre la principale ville du Sud irakien pouvait mettre fin à la guerre en causant l’effondrement du régime baathiste. Mais les obstacles à surmonter étaient de taille ; la ville avait déjà été la cible d’attaques iraniennes durant la guerre, et ses défenses continuellement renforcées. Cinq divisions irakiennes barraient les approches de la cité. Elles s’appuyaient sur six lignes défensives successives et un lac artificiel, le « lac aux poissons ». Pour accéder à chacune de ces lignes, un attaquant devait passer sous les tirs croisés de positions défensives protégées par des monticules de sables. Le terrain était de surcroît quadrillé par de nombreux canaux. Enfin, un réseau de routes et de dépôts avait été établi sur les arrières du dispositif pour faciliter l’acheminement de renforts en cas de nécessité.
Les Iraniens investirent des moyens considérables dans l’opération. Quatre divisions de Pasdaran et trois de l’armée régulière, renforcées par des Basiji, soit un total de près de 200'000 hommes furent alloués à l’offensive. Les gardiens de la révolution avaient tiré les leçons de la bataille de Fao ; mieux équipés que l’année précédente, ils avaient également renforcé l’encadrement subalterne de leurs unités et s’étaient entraînés aux opérations interarmes et de franchissement au cours de grandes manœuvres. L’effet de surprise fut obtenu en trompant les Irakiens avec des simulacres de préparatifs dans le saillant de Fao. Enfin, d’autres opérations plus limitées étaient planifiées dans d’autres secteurs du front, après le début de l’assaut, pour y immobiliser le plus possible de troupes irakiennes.
Baptisée Karbala V, l’offensive débuta dans la nuit du 8 au 9 janvier 1987. Elle prit la forme d’une attaque en tenaille menée par deux groupes de taille identique le long de deux axes de pénétration longeant les rives Nord et Sud du « lac au poissons ». Les 60'000 hommes de la pince Nord parvinrent à percer les deux premières lignes irakiennes et à capturer la ville de Salamcheh, à environ 30 kilomètres de Bassora, puis, malgré les contre-attaques irakiennes, percèrent la troisième ceinture défensive irakienne le 29 janvier au cours d’un assaut nocturne. Bassora se trouvait désormais à portée de l’artillerie à moyenne portée iranienne. Le groupe formant la pince Sud de l’offensive réussit à forcer le dispositif ennemi et à s’approcher de la banlieue de la grande ville, avant d’être bloqué sur l’étroite bande de terrain entre le lac et le Chatt-El-Arab. Au plus fort de la bataille, le front peu étendu était pilonné quotidiennement par des centaines de milliers d’obus tirés par les près de 5'000 canons et chars d’assauts massés par les belligérants. Le fait que les Iraniens revendiquèrent avoir tué, blessé ou fait prisonnier 93'000 soldats irakiens et détruit ou capturé 1'000 blindés reflète également l’intensité des combats, qui s’achevèrent à la fin du mois de février. Certaines unités irakiennes, comme la 37ième brigade blindée de l’armée furent complètement anéanties dans les affrontements. Autre réminiscence de la guerre des tranchées, les Irakiens se distinguèrent à nouveau par leur usage massif de l’arme chimique, dont ils maitrisaient de mieux en mieux l’emploi.
La garde républicaine n’échappa pas au maelström. Au début de Karbala V, cinq de ses brigades étaient positionnées comme réserve dans la région de Bassora, et contre-attaquèrent le 12 janvier mais furent repoussés par les Pasdaran appuyés par l’intervention des Cobra iraniens. Une nouvelle contre-attaque de grande ampleur fut lancée contre la pince Nord iranienne le 18 janvier. La division Al-Madina al-Munawwara parvint à chasser les Iraniens de la rive Ouest de la rivière des Jasmins, un affluent du Chatt-El-Arab. Il s’agissait cependant d’une victoire à la Pyrrhus. Le chef de l’armée, le général Adnan Khairallah, fixa aux gardes des objectifs irréalistes alors que les informations en provenance du front étaient parcellaires. Des pertes massives et l’anéantissement de plusieurs des brigades de la garde résultèrent de ce plan mal conçu. La densité des barrages de l’artillerie iranienne et les infiltrations de leur infanterie rendaient par ailleurs la communication des unités engagées avec leurs arrières très difficiles.
Passage à l’offensive
Le sacrifice d’une partie de la fine fleur des forces armées iraniennes lors de Karbala V accéléra le déclin relatif de la puissance militaire du pays face à l’Irak. L’Iran était désavantagé par des contraintes extérieures, comme l’embargo américain sur les armes ou son isolement sur le plan international, ou auto-imposées, comme sa réticence à enrôler dans ses armées une part aussi importante de sa population que son adversaire. Après Karbala V, le nombre d’Iraniens sous l’uniforme atteignait 600'000 hommes, bien moins que le million d’Irakiens mobilisés. Les livraisons d’armes américaines par Israël, puis par l’administration Reagan dans le cadre de l’Irangate,n’atteignirent jamais un volume suffisant pour renouveler les stocks accumulés sous le régime du Shah. Les autres fournisseurs du pays, comme la Lybie ou la Corée du Nord, étaient incapables de livrer des équipements d’une qualité équivalente à ceux acquis avant la révolution. L’Irak, au contraire, bénéficiait de financements octroyés par ses alliés, d’un accès ouvert au marché de l’armement international, et avait introduit la conscription universelle. C’est pourquoi les Iraniens avaient lancés leurs offensives dans des régions peu propices à l’utilisation des chars afin de réduire l’avantage procuré aux Irakiens par leur supériorité matérielle croissante.
En 1987, l’Irak avait déjà perdu 40'000 prisonniers, 250'000 tués et 750'000 blessés. Une telle saignée risquait de susciter, à terme, une contestation du régime. Mettre fin à la guerre en contraignant le pouvoir iranien à accepter un cessez-le-feu et récupérer les territoires perdus nécessitait cependant de quitter la posture défensive tenue par les forces terrestres irakiennes depuis 1982. Les troupes iraniennes affaiblies concentraient leurs opérations dans les montagnes du Nord de l’Irak, alors que celui-ci avait enfin pu dégager les marges nécessaires au retrait du front de certaines formations et avait eu le loisir de les ré entraîner. En effet, l’armée régulière irakienne vit sa taille augmenter tout au long de la guerre; et atteignit cinquante divisions réparties en neuf corps en 1987, alors elle n’alignait que quatorze divisions en septembre 1980. Parallèlement, le pays reçu 2'000 tanks, dont 800 T-72, entre 1986 et 1988 et son arsenal culmina à 5'000 tanks, 4'500 véhicules blindés et 5'500 pièces d’artillerie en avril 1988, soit un inventaire trois à quatre fois supérieur à celui des Iraniens. Au début de 1988, encouragé par cette conjoncture favorable, Saddam Hussein prit la décision de changer de stratégie et de passer à l’offensive.
La promotion de nouveaux officiers, plus expérimentés, à des postes de haut-commandement découla de ce changement stratégique. A l’évidence, le raïs irakien avait pris conscience de la nécessiter de s’appuyer sur des militaires professionnels pour mener ses troupes à la victoire. Dans ce contexte, un nouvel homme, le général Ayad Al-Rawi, fut nommé à la tête du Commandement des Forces de la Garde Républicaine (CFGR). Il était réputé pour sa compétence, sa méticulosité et son franc-parler, une qualité peu répandue dans un climat aussi répressif que celui de l’Irak de Saddam Hussein. Le général Hussein Kamel continuait par ailleurs à superviser la garde. Pour préparer la troupe à l’offensive, des manœuvres axées sur la coordination interarmes furent menées à l’échelon du corps d’armée. Elles incluaient les divisions de la garde et des unités blindées de l’armée. Des positions iraniennes reconstituées à l’aide de photographies de Fao prises par les satellites américaines furent utilisées pour accroître le réalisme des entraînements, qui se faisaient à balle réelle.
La planification d’une série d’attaques visant à reconquérir les territoires perdus durant la guerre, avec un premier assaut visant la péninsule de Fao, se déroula dans le plus grand secret. La cellule chargée de préparer l’opération se limitait à Saddam Hussein et à une petite dizaine d’officiers généraux, et laissait les structures hiérarchiques conventionnelles dans l’ignorance. Afin de tromper l’ennemi sur l’orientation de la menace, un faux quartier-général fut créé dans le Nord de l’Irak, et des photographies d’une visite du Ministre de la Défense auprès d’unités de la garde républicaine stationnées dans cette région diffusées dans la presse officielle.
La seconde bataille de Fao
La première des offensives planifiée par les Irakiens débuta le 17 avril 1988. Visant la reconquête de la péninsule de Fao, elle fut baptisée Ramadan Al-Moubarak, car le 18 avril marquait le début du Ramadan cette année-là. L’assaut devait se dérouler le long de deux axes de pénétration. Le VIIèmecorps de l’armée, incluant la 7ième division d’infanterie et la 6ièmedivision blindée, avait pour mission d’attaquer en suivant la route la plus au Sud, longeant le Chatt-El-Arab. L’Ier corps de la garde républicaine était responsable de la deuxième branche de l’offensive. Il représentait 60 % du total des forces engagées dans la bataille. Le commandant de la garde, le général Ayad Al-Rawi, étant chargé de la coordination entre cette dernière et l’armée.
L’assaut fut précédé d’une violente préparation d’artillerie ; un canon visait chacun des 70 postes d’observation iraniens, hauts de vingt à trente mètres, disséminés le long du front. Les gardes républicains étaient appuyés par les tubes de quatre bataillons d’artillerie. La garnison de la péninsule fut noyée sous un déluge d’obus explosifs et chimiques. Les divisions blindées Hammourabi et Al-Madina al-Munawwara appuyées par la division d’infanterie Bagdad percèrent rapidement le front puis s’engouffrèrent dans la brèche avant de foncer vers Fao. Le vent ayant tourné, les soldats irakiens durent mener l’assaut en portant leurs masques à gaz. Dans le même temps, La 26ièmebrigade de la garde républicaine, spécialement entraînée aux opérations amphibies par des experts étrangers sur les eaux du lac Al-Habbaniyah, et renforcée par des troupes de marine, débarqua sur les arrières de l’ennemi. La résistance des deux divisions défendant la péninsule finit par s’effondrer sous les coups de butoir ennemis. Une part importante des soldats iraniens parvint à s’échapper grâce au dernier ponton reliant les rives irakiennes et iraniennes du Chatt-El-Arab, laissé intact à dessein par les Irakiens, mais durent abandonner la totalité de leur équipement lourd.
Les Irakiens avaient prévu cinq jours pour mener l’opération à son terme mais atteignirent leurs objectifs en 35 heures, au prix de pertes relativement légères. Plusieurs facteurs étaient à l’origine de ce triomphe. Outre une supériorité écrasante en artillerie et en blindés, les Irakiens alignaient environ 100'000 hommes, contre 8'000 à 15'000 soldats iraniens. L’aviation irakienne dominait l’espace aérien au-dessus du champ de bataille et enfin, les Iraniens ne disposaient de rien de similaire à opposer aux armes chimiques irakiennes, si ce n’est les seringues d’atropine et les masques à gaz distribués à la troupe. Le complexe militaro-industriel mis en place par Saddam Hussein était parvenu à produire d’immenses quantités de Sarin, un gaz neurotoxique bien plus efficace que le gaz moutarde utilisé depuis 1984.
Tawakalnah al-Allah
Le 25 mai 1988, les Irakiens débutèrent une nouvelle offensive dans le secteur de Bassora par un des barrages d’artillerie les plus violents de l’histoire, déversant des tonnes de gaz neurotoxiques non-persistants sur le champ de bataille. Des LRM Astros II brésiliens capables de tirer des roquettes à sous-munitions à une distance de 65 kilomètres, furent introduits sur le champ de bataille à cette occasion par les Irakiens.

Là-aussi, les Iraniens avaient été préalablement trompés sur l’axe de l’effort principal ennemi, le secteur visé ayant été dégarni au profit du marais de Hawizeh. La préparation d’artillerie fut suivie par une attaque massive des forces mécanisées irakiennes contre le dispositif iranien densément fortifié. Celles-ci parvinrent, en une dizaine d’heure, à reconquérir l’ensemble des territoires perdus durant Karbala V. Les Iraniens mobilisèrent 30'000 soldats et contre-attaquèrent dans le secteur de Salamcheh le 14 juin, avant d’être repoussés le jour d’après après avoir perdu 4'000 hommes. Les Irakiens capturèrent 100 tanks et 150 pièces d’artillerie durant l’ensemble de la bataille. Les combats s’avérèrent cependant beaucoup plus meurtriers qu’à Fao. Les irakiens perdirent au moins plusieurs dizaines de blindés alors qu’à Bagdad, le nombre de banderoles mortuaires suspendues par les familles en deuil connaissait un accroissement soudain. La division mécanisée Tawakalnah al-Allah de la garde républicaine se distingua en subissant des pertes particulièrement élevées.
Cette attaque était la première d’une série d’offensives collectivement baptisées Tawakalnah al-Allah, littéralement «nous avons mis notre confiance en Allah», qui avaient pour but la dislocation des forces terrestres iraniennes et la reconquête des territoires perdus les années précédentes. Début juin, sur le front central, le IIème corps et des éléments de la garde républicaine s’enfoncèrent de 45 kilomètres en territoire iranien, s’emparant de la ville de Dehloran. Puis, les 17 et 18 juin, près de deux divisions de Pasdaransstationnées dans la région de Mehran furent détruits par les forces irakiennes renforcées par des éléments de l’Armée de Libération Nationale (ALN), la branche militaire de l’Organisation des Moujahidins du Peuple Iranien, composée d’exilés iraniens hostiles à la république islamique et équipée par les Irakiens. Le 19 juin, une centaine d’hélicoptères déposèrent, en plusieurs rotations, une brigade de Maghawir de la garde républicaine sur les arrières des positions iraniennes pour faciliter la pénétration du front par les éléments mécanisés.
Moins de deux semaines plus tard, une attaque en tenaille minutieusement planifiée était déclenchée dans la région des marais du Hawizeh et chassait les troupes iraniennes des îles Majnoon. Les divisions Hammourabi, Al-Madina al-Munawwaraet Nabuchodonosor de la garde républicaine assaillirent frontalement les positions iraniennes tandis que les troupes du IIIème corps de l’armée contournèrent le dispositif ennemi et coupèrent les défenseurs des îles Majnoon de leurs arrières. Les Irakiens lancèrent dans la bataille près de deux mille véhicules blindés, alors que les Iraniens ne pouvaient leur opposer que une petite centaine de tanks. Cette offensive s’avéra décisive; entre six et huit divisions des Pasdarans ou de l’armée régulières iranienne y furent décimées.
Les pertes subies lors de Ramadan Al-Moubarak et Tawakalnah al-Allah,associées au désastre subi par la marine iranienne face aux américains lors ce que ceux-ci lancèrent l’opération Praying Mantis, et enfin la campagne menée par l’armée de l’air irakienne contre les infrastructures économiques iraniennes, ajoutées au tirs de missiles balistiques contre Téhéran, finirent par pousser l’ayatollah Khomeiny à annoncer lors d’une allocution à la radio, le 20 juillet 1988, qu’il se résignait à boire une potion plus mortelle que le poison en consentant à un cessez-le-feu avec l’Irak en acceptant la résolution 598 des Nations-Unies.


Chapitre II : Face à la tempête

D’une guerre à l’autre
L’acceptation par la République Islamique d’Iran de la résolution 598 des Nations-Unies mit donc fin à un des conflits les plus meurtriers de la seconde moitié du XXèmesiècle. Pour le régime irakien, il s’agissait d’une victoire à la Pyrrhus. Il avait certes survécu à une menace mortelle, contraint son adversaire à jeter l’éponge, et récupéré les territoires perdus avec les accords d’Alger de 1975, mais ces succès avaient été payés au prix fort. Le pays était massivement endetté, à hauteur de 70 milliards de dollars, alors même qu’il fallait reconstruire les nombreuses infrastructures détruites durant la guerre. Aggravant la situation, Saddam Hussein démobilisa son armée au compte-goutte, craignant qu’une injection massive d’hommes sur un marché du travail incapable de les recevoir ne génère une hausse spectaculaire du chômage, et donc, une source potentielle de contestation du régime. En 1990, plus d’un an après la guerre, le budget de la défense se montait encore à 12.9 milliards de dollars. Le couteux développement du complexe militaro-industriel continua à être prioritaire. Il devait permettre à l’Irak de devenir auto-suffisant dans le domaine de l’armement et à accéder à la parité stratégique avec Israël en se dotant de l’arme nucléaire. Entre 1984 et 1990, le pays importa auprès de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie et des Etats-Unis pour 14.2 milliards de dollars d’équipements industriels. L’ouverture des portes de l’exposition internationale de matériel de défense à Bagdad le 28 avril 1989 révéla au monde les progrès réalisés par l’Irak dans le domaine des armements, et eut l’effet d’une douche froide pour les services de renseignement occidentaux.

A l’issue de la guerre, la menace iranienne sur les pays du Golfe s’était estompée, et avec elle, la nécessité de soutenir l’Irak à tout prix. L’Irak ne parvenait plus à obtenir de nouveaux financements auprès des riches monarchies pétrolières du Golfe, qui demandaient le remboursement des dettes existantes. Le régime baathiste réagit par une politique de surenchère, se brouillant avec pratiquement tous ses voisins. Le régime irakien choqua le monde occidental en faisant pendre pour espionnage, le 15 mars 1990, un journaliste anglais, Farzad Bazoft. Le 2 avril, dans une allocution, le raïsirakien dénonçant une campagne «psychologique, médiatique et politique» le visant, menaça de brûler la moitié d’Israël en représailles à une éventuelle attaque de ce pays. En juillet, l’Irak accusa le Koweït de dépasser son quota de production pétrolière fixé par l’OPEP, et de pousser ainsi le cours du brut à la baisse. L’Emirat était aussi accusé de pomper du pétrole dans des nappes situées en Irak. Le 25 juillet 1990, le président irakien crût obtenir un « feu orange » de Washington pour régler son contentieux avec le Koweït par la force lors un entretien avec l’ambassadrice américaine à Bagdad, April Glaspie. A ce moment, Saddam Hussein avait déjà ordonné de préparer l’invasion de l’émirat, censé résoudre les difficultés financières du régime. Les satellites américains détectèrent la présence d’éléments de deux divisions de la garde républicaine près de la frontière entre les deux pays dès le 21 juillet 1990.

L’invasion du Koweït

Le projet 17, nom de code du plan d’invasion de l’émirat, confiait l’exécution de l’opération à la garde républicaine. Le plan irakien prévoyait une avance rapide afin de ne pas laisser le temps à l’ennemi de prendre position le long de la crête de Mitla, seul obstacle géographique propice à la défense le long des 160 kilomètres séparant la capitale koweïtie de l’Irak. L’offensive suivait les grands axes de communications reliant la frontière irakienne à Koweït City. La division Fao, partant d’Um Qasr, devait descendre la route côtière jusqu’ à la capitale de l’émirat. La division Hammourabi, suivie par la division Nabuchodonosor, parties de Safwan, devaient traverser la passe de Mitla avant de déboucher dans la périphérie de Koweït City. Des commandos de la 3ème brigade Maghawiravaient pour mission de faciliter leur progression en étant héliportés sur les hauteurs de la crête de Mitla. La division Tawakalnah al-Allah devait progresser sur le flanc Ouest de la division Hammourabi, s’emparer de la base aérienne d’Ali Al-Salim, puis se laisser dépasser par la division Al-Madina al-Munawwara, avant de se déployer sur la frontière entre le Koweït et l’Arabie Saoudite. La pince Ouest de l’offensive irakienne était composée de la division Al-Madina al-Munawwara, chargée d’ouvrir la voie aux divisions Adnanet Bagdad. Elle avait pour objectif le port de Mina Al-Ahmadi, après être passée par la ville d’Al-Abraq et la base aérienne d’Ali Al-Salim. Enfin, des éléments la 16ième brigade Maghawir devaient être héliportés à l’aube directement aux abords de la capitale, avec pour mission prioritaire la capture de l’émir du Koweït et de sa famille. Chaque division blindée et mécanisée fut renforcée par une brigade d’infanterie, chargée de réduire d’éventuels îlots de résistance ennemis sans ralentir la manœuvre. Des canons de 130 mm étaient placés à l’arrière des formations d’assaut, facilitant leur progression nocturne en tirant des obus éclairants. Afin de limiter les pertes koweïties, le commandement irakien renonça par contre aux barrages d’artillerie massifs qui précédaient habituellement ses offensives.
Une colonne de T-72 de la garde dans Koweït City(via www.theweek.co.uk)

Le combat allait s’avérer inégal ; le Koweït ne pouvait opposer que quatre brigades (les 15ième et 35ième brigades blindées, la 6ièmebrigade d’infanterie mécanisée, la 80ièmebrigade d’infanterie, un bataillon de commandos et la garde royale) aux sept divisions et aux trois brigades irakiennes engagées dans l’opération. Cette infériorité numérique n’était pas compensée par une supériorité qualitative ; le Chieftain, cheval de bataille des unités blindées koweïties, était considéré par les Irakiens comme inférieur à leurs T-72. Ceux-ci avaient déjà eu l’occasion d’affronter ce char d’origine britannique lors de la guerre Iran-Irak, et en avaient capturé des centaines.
Après deux semaines de préparations intensives, l’assaut débuta dans la nuit du 2 août 1990 à 01h00. Les formations mécanisées irakiennes, déployées en colonnes pour accroître leur vitesse, progressèrent rapidement vers leurs objectifs. Peu après 06h00, la division Hammourabi atteignit la passe de Mitla, après avoir échangé des tirs avec des éléments de la 6ièmebrigade d’infanterie mécanisée koweïti. Les Irakiens détruisirent plusieurs véhicules blindés ennemis, mais perdirent un T-72 durant l’accrochage, avant que les koweïtis, croyant affronter une simple unité de reconnaissance, ne décrochent.
Les éléments de tête irakiens, après avoir traversé la passe, tombèrent nez-à-nez avec des Chieftain koweïtis, dans la périphérie de la ville de Jahra. Ceux-ci appartenaient à un bataillon de marche hâtivement constitué par la 35ième brigade blindée, casernée dans les environs. Les militaires koweïtis avaient été pris au dépourvu par l’invasion irakienne ; plusieurs compagnies de la brigade avaient été détachées dans d’autres régions du pays, les permissions n’avaient pas été révoquées, et les blindés n’étaient pas approvisionnés en munitions. Vers 07h00 Le commandant koweïti ne parvint donc à déployer aux abords de Jahra vers 07h00 que quatre compagnies de chars avec 38 Chieftain, une compagnie d’infanterie mécanisée montée sur une dizaine de BMP-2 et M-113, une batterie de sept obusiers M-109 et une section équipée de missiles antichars TOW. Les défenseurs ouvrirent le feu et revendiquèrent la destruction de nombreux véhicules de la division Hammourabialors qu’elle suivait l’autoroute à six voies contournant la ville avant de poursuivre vers Koweït City. Le commandant de la 17ième brigade, qui ouvrait la voie au reste de la division, ne rapporta cependant qu’avoir essuyé un feu imprécis et perdu un seul tank. A 09h30 du matin, cette brigade atteignit les rives du Golfe Persique après avoir traversé la capitale, non sans être ralentie par les embouteillages causés par la population paniquée. En fin d’après-midi, la division Nabuchodonosoravait également atteint la ville et avait sécurisé plusieurs de ses quartiers.
Provenant de l’Ouest, la division Al-Madina al-Munawwara, déployée en colonne, arriva à son tour devant Jahra, toujours défendue par la 35ième brigade, vers 11h00. Son avant-garde, ignorant la présence d’éléments ennemis, fut repoussée par les blindés koweïtis, puis soumise aux tirs de leur batterie d’obusiers automoteurs. La réplique de l’artillerie irakienne ne se fit pas attendre, et plusieurs obus touchèrent le poste de commandement de l’unité koweïtie. Face à cette résistance inattendue, la division Al-Madina al-Munawwara déploya ses 10ième et 14ième brigades en formation de combat, puis passa à l’attaque. A court de munitions et menacés d’encerclement, les koweïtis se replièrent en direction de la frontière saoudienne. Le combat fit perdre un temps précieux à la division irakienne, dont la mission était de bloquer les voies de communications entre Koweït City et la frontière saoudienne, et ne s’empara du port de Mina Al-Ahmadi que le 3 août à 01h30. Ce retard permit notamment à la 15ième brigade koweïtie, casernée au Sud de la capitale, de se replier vers l’Arabie Saoudite.
A l’aube du 2 août, une cinquantaine d’hélicoptères de transport, escortés par des hélicoptères de combat Mi-24 et Bo-105, déposèrent des commandos la 16ièmebrigade de la garde républicaine dans la périphérie de Koweït City. Plusieurs appareils percutèrent des lignes électriques, causant des pertes et perturbant l’assaut des commandos contre le palais Dawan, farouchement défendue par la garde royale appuyée par des automitrailleuses Saladin. L’émir Jaber III et sa famille parvinrent à échapper à la capture. L’arrivée des éléments mécanisés irakiens dans la capitale plus tard dans la journée scella le sort des défenseurs du palais, qui tomba à 13h00 après un nouvel assaut irakien appuyé par de l’artillerie. Enfin, la 26ièmebrigade navale de la garde républicaine débarqua sans rencontrer d’opposition majeure dans la banlieue Sud de la ville, mais évita in extremis un échange de tirs fratricides avec l’échelon précurseur de la division Al-Madina al-Munawwara qui arrivait dans la zone. L’essentiel de la résistance organisée des forces koweïties cessa le 2 août, même si des combats sporadiques continuèrent les jours suivants.
Les pertes subies durant la conquête furent légères, malgré les combats de Jahra, ceux autour du palais de l’émir, et les attaques des A-4 de l’aviation koweïti qui bombardèrent les divisions Al-Madina al-Munawwara et Bagdad. Les divisions engagées perdirent en moyenne moins d’une centaine de tués, à l’image de la division Hammourabi avec 99 tués, 249 blessés et 15 disparus durant la campagne.

La garde républicaine à son zénith

La garde républicaine démontra ses capacités en improvisant un véritableBlitzkriegà petite échelle, combinant l’avance de pointes blindées coordonnées avec des héliportages massifs et une opération de débarquement. Le fait que les Koweïtis représentaient un piètre adversaire comparé aux Iraniens n’enlève rien à la performance représentée par la mise en œuvre aussi rapide d’une opération complexe incluant sept divisions et deux brigades.
Contrairement aux calculs du raïs irakien, l’invasion, puis l’annexion pure et simple du Koweït généra une réprobation unanime de la communauté internationale. Sous l’égide de l’ONU, et avec une très forte implication de la diplomatie américaine, de puissantes forces militaires se déployèrent dans le Golfe Persique. Le commandement irakien réagit en augmentant la taille de ses forces armées. C’est ainsi que quatre nouvelles divisions, Al-Quods, Al-Abid, Moustafa et Al-Nidavirent le jour. Certaines ne furent jamais complètement établies, et d’autres n’étaient pas encore opérationnelles en janvier 1991. Ainsi, au moment où éclata la guerre du Golfe, le CFGR, toujours dirigé par le général Ayad Al-Rawi alignait huit divisions opérationnelles réparties en deux corps. Deux de ces divisions étaient blindées et une mécanisées. Quant à l’armée régulière, elle comptait, à la fin de 1990, soixante divisions, dont six étaient blindées et quatre mécanisées.

Ordre de bataille de la garde républicaine en décembre 1990

Ier corps
Division blindée Hammourabi
8ième brigade blindée
17ième brigade blindée
15ième brigade mécanisée
Division blindée Al-Madina al-Munawwara
2ième brigade blindée
10ième brigade blindée
14ième brigade mécanisée
Division mécanisée Tawakalnah al-Allah
9ième brigade blindée
18ième brigade mécanisée
29ième brigade mécanisée
Division d’infanterie Al-Fao
24ième brigade d’infanterie
25ième brigade d’infanterie
27ième brigade d’infanterie
IIème corps
Division d’infanterie Bagdad
4ième brigade d’infanterie
5ième brigade d’infanterie
6ième brigade d’infanterie
Division d’infanterie Nabuchodonosor
19ième brigade d’infanterie
22ième brigade d’infanterie
23ième brigade d’infanterie
Division d’infanterie Adnan
11ième brigade d’infanterie
12ième brigade d’infanterie
21ième brigade d’infanterie
Non-rattachée à un corps
Division Maghawir
3ième brigade de commandos
16ième brigade de commandos
26ième brigade navale
Compilé selon Saddam’s war, Saddam’s generals, The Mother of All Battles, Iraq Armed Forces Forum et le forum acig,. Plusieurs sources mentionnent que l’une des divisions d’infanterie aurait été mécanisée, mais sans s’accorder sur son nom.

Les Irakiens avaient beaucoup fait évoluer le modèle organisationnel britannique sur lequel leur armée avait été basée en y intégrant des éléments inspirés des pratiques soviétiques, américaines, ou simplement issues de leur propre expérience opérationnelle. En 1990, une division se composait donc théoriquement de trois brigades, bien que durant la guerre contre l’Iran, les Irakiens transféraient régulièrement des brigades d’une division à une autre selon les besoins. Les divisions blindées alignaient deux brigades blindées et une brigade mécanisée, cette proportion s’inversant dans le cas d’une division mécanisée. Les divisions d’infanterie comprenaient, outre leurs trois brigades d’infanterie, un bataillon blindé. Chaque division disposait en sus d’une brigade d’artillerie, de bataillons de génie, de reconnaissance, de commandos et d’unités logistiques.
Les brigades blindées s’articulaient en trois bataillons (katiba, aussi traductible par régiment dans la terminologie irakienne, le terme Lawai désignant une brigade) blindés et un bataillon mécanisé. Les brigades mécanisées, en un bataillon blindé et trois mécanisés. Ces bataillons comptaient trois compagnies. Chaque compagnie mécanisée disposait de treize VCI ou VTT (Véhicules Transports de Troupes) et plusieurs camions.
L’organisation des unités de la garde républicaine différait en plusieurs points de celles de l’armée régulière. Les compagnies de blindés incluaient quatre sections au lieu de trois. Avec les deux chars de sa section de commandement, une compagnie était forte de quatorze chars contre onze pour une unité analogue de l’armée ; un bataillon blindé de la garde républicaine disposait ainsi de 44 tanks. Les brigades blindées et mécanisées se démarquaient également en possédant un bataillon d’artillerie organique. Ainsi, les divisions Hammourabi, Al-Madina al-Munawwara et Tawakalna al-Allah alignaient chacune quatre bataillons d’artillerie autopropulsée et au moins un bataillon d’artillerie tractée à longue portée répartis entre leurs trois brigades de manœuvre et leur brigade d’artillerie ; soit 90 pièces d’un calibre égal ou supérieur à 122 mm, auxquelles s’ajoutaient des LRM.

Dotation théorique en blindés des unités de la garde républicaine
Type d’unité
Chars
VCI / VTT
division blindée
308
200
division mécanisée
220
280

Les unités blindées de la garde républicaine étaient équipée de T-72 modifiés localement, et rebaptisés Assad Babyle(lions de Babylone), par l’ajout d’un brouilleur anti-missiles et d’un système d’enfouissement. Plus d’un millier de ces chars auraient été livrés à l’Irak par l’URSS et la Pologne entre 1979 à 1988. L’infanterie mécanisée était montée sur des VCI BMP-1 et BMP-2 soviétiques. La 26ième brigade navale disposait de VTT amphibies EE-11 Urutu d’origine brésilienne. Le parc d’artillerie était majoritairement russe ; obusiers automoteurs 2S1 de 122 mm, 2S3 de 152 mm et canons tractés M-46 de 130 mm. Les canons G-5 de 155 mm, achetés en Afrique du Sud, faisaient figure d’exception à cet égard. Au 31 janvier 1991, les services de renseignements militaires américains estimaient que la garde républicaine alignait dans ses unités opérationnelles 990 chars d’assaut, 630 canons et 600 véhicules blindés.
L’artillerie anti-aérienne était dotée de l’équipement classique dans les pays fournis par l’URSS : canons tractés d’un calibre allant de 14.5 mm à 57 mm, canons automoteurs ZSU-23/4, missiles anti-aériens à guidage infra-rouge portables SA-7 et 14, et montés sur chenillés SA-13. En règle générale, les systèmes de missiles guidés par radar, même mobiles, dépendaient de la force aérienne irakienne.
Un obusier 2S1 irakien abandonné durant Desert Storm (via Wikimedia)

La garde républicaine avait grandi durant les années de guerre contre l’Iran, et évolué directement en fonction des contraintes nées de ce conflit. Certaines de ses caractéristiques témoignaient de cet héritage. L’existence de ses quatre divisions d’infanterie ne se comprenait que par la nécessité de disposer d’une force bien entraînée pour renforcer les secteurs du front menacés par une percée des Iraniens. Rappelons que ceux-ci, tant qu’ils eurent l’initiative, choisissaient le plus possible des théâtres d’opération peu propices au déploiement de grandes formations mécanisées, et que les Irakiens durent donc s’adapter en disposant d’infanterie en suffisance. Pour les mêmes raisons, l’artillerie bénéficia d’un développement bien plus accentué que la lutte anti-char.
En attendant la tempête
L’invasion du Koweït menée à bien, les divisions de la garde républicaine furent progressivement relevées par des troupes de l’armée régulière et de l’armée populaire, et redéployées entre Bassora et la frontière koweïtie. L’attaque irakienne suscita, contrairement aux espérances du dictateur irakien, un véritable tollé sur la scène internationale. La probabilité d’un conflit armé avec les troupes mandatées par l’ONU pour contraindre les Irakiens à se retirer du Koweït augmenta au fil des mois, au fur et à mesure de la montée en puissance de ces dernières, qui culmina avec l’arrivée du VIIèmecorps américains en provenance d’Allemagne à la fin de l’année 1990. Si la guerre devait éclater, la stratégie du raïsirakien consistait à laisser l’adversaire attaquer puis transformer son offensive en sanglante bataille d’attrition. Cette stratégie reposait cependant sur deux prés requis qui allaient s’avérer erronés. Le premier était que les Américains, à la fois dirigeants et contributeurs largement majoritaires de la coalition, hésiteraient à l’idée de subir des pertes importantes, alors que le second postulait que les méthodes développées durant la guerre contre l’Iran s’avéreraient adéquates contre la coalition.
Le dispositif irakien reflétait cette conception, et se conformait à la doctrine élaborée durant la guerre contre l’Iran. Les divisions d’infanterie, déployées le long de la ligne de front avaient une mission purement statique. Chacune utilisait deux de ses brigades pour tenir son secteur, et gardait sa troisième brigade en réserve. La doctrine irakienne préconisait en effet de contre-attaquer le plus vite possible, sans laisser le temps à l’ennemi de consolider ses gains. Les divisions blindées et mécanisées se tenaient en retrait, prêtes à intervenir en cas de percée ennemie. La ceinture défensive irakienne avait plusieurs faiblesses majeures. Elle ne s’appuyait pas, comme devant Bassora en 1987, sur des obstacles naturels, mais se situait en plein désert. Les Irakiens s’attendaient à un assaut frontal contre le Koweït depuis l’Arabie Saoudite accompagné d’opérations amphibies et aéroportées, et leur dispositif atteignait sa densité maximale le long de la frontière entre ces deux pays, puis se réduisait progressivement le long de la frontière irako-saoudienne. Les Irakiens pensaient en effet que l’immense désert séparant l’Arabie Saoudite des grands axes de communications du Sud de l’Irak offrait une protection suffisante. Enfin, le milieu désertique tend à favoriser l’adversaire le plus mobile, et accentue l’impact de l’aviation. De fait, la force aérienne irakienne ne comptait pas être en mesure de contester la maîtrise des cieux à la coalition si les hostilités éclataient.
La mission de la garde républicaine était double : servir de réserve stratégique prête à contre-attaquer et défendre Bassora. Elle déploya ses divisions en deux lignes lâches. La plus proche du Koweït se composait, d’Ouest en Est, des divisions Tawakalnah al-Allah, Al-Madina al-Munawwara,Hammourabi, Bagdad et de la division de Maghawiralors que la seconde ligne, en retrait plus au Nord, incluait les divisions Nabuchodonosor, Al-Fao et Adnan. Des mesures furent prises pour contrer les inévitables bombardements alliés ; trois bataillons de missiles guidés par radar SA-6 furent affectés à la protection des quartiers généraux de la garde. Pour compliquer le travail de recueil de renseignements américain, les transmissions radios furent strictement limitées et remplacées par l’usage d’estafettes ou de liaisons filaires et des exercices de grande ampleurs, de jour et de nuit, furent menés pour tenter d’échapper à la surveillance des satellites américains. Afin de minimiser l’impact des bombardements, les blindés furent enterrés, et les unités se dispersèrent, à l’image de la 17ième brigade de la division Hammourabi qui répartit ses bataillons sur une surface de 100 kilomètres carré.
Sous les bombes
L’opération Desert Storm débuta dans la nuit du 17 janvier 1991 par une série de frappes visant principalement le réseau de défense aérienne irakien. Néanmoins, sur l’insistance du commandant en chef de la coalition, le général Norman Schwarzkopf, huit bombardiers B-52 déversèrent cent tonnes de bombes sur les positions de la division Tawakalnah al-Allah cette nuit-là. La garde républicaine avait été définie par le général comme un des centres de gravité du régime irakien, et donc une cible prioritaire. Ainsi, le tiers des 18'000 missions dites« stratégiques » lancées par la coalition durant la guerre visa la garde républicaine, alors que 37% de l’ensemble des sorties de B-52 la prirent pour cible. Celle-ci tenta de compliquer la tâche des planificateurs de la coalition en déplaçant une partie de ses effectifs quotidiennement. Les gardes républicains parvinrent à leurrer l’aviation américaine en cessant d’ouvrir le feu sur leurs appareils durant plusieurs semaines. Le 15 février, des avions d’appui rapprochés A-10 attaquèrent les divisions Tawakalnah al-Allah et Hammourabi. Trompés par la ruse irakienne, les A-10 s’aventurèrent à basse altitude. Un premier appareil fut endommagé dans la matinée par un SA-13 tiré par une batterie de la Tawakalnah al-Allah, puis plus tard dans la journée, deux autres appareils du même type furent abattus par la DCA de la division Hammourabi, un des pilotes étant tué et l’autre capturé. Les attaques s’intensifièrent à partir de la deuxième semaine de février, les positions de la garde étant bombardées en moyenne toutes les deux heures. Confrontés à la difficulté d’atteindre des véhicules enterrés, les américains recoururent à des bombes guidées par laser pour toucher les blindés irakiens, les repérant de nuit grâce à leurs appareils de visions thermiques. A la fin de la campagne aérienne, les renseignements militaires américains estimaient avoir diminué la capacité opérationnelle des trois divisions blindées et mécanisées de la garde de 23 à 46% selon les unités.

Etat des unités de la garde républicaine, en pourcentage de leur dotation théorique à effectifs pleins à la fin de la campagne aérienne
Division
% de l’effectif théorique
Hammourabi
77
Al-Madina al-Munawwara
54
Tawakalnah al-Allah
58
Al-Fao
100
Nabuchodonosor
88
Adnan
83
D’après Rebecca Grant in Air Force Magazine, mars 2003

La mère de toutes les batailles
La phase terrestre des opérations débuta au petit matin du 24 février 1991. Le plan de manœuvre coalisé mettait à profit les faiblesses du dispositif irakien. Dans un premier temps, deux divisions de Marinesaméricaines, flanquées par des contingents arabes, attaquèrent frontalement les lignes irakiennes au Koweït, pour masquer l’axe d’attaque principal et attirer les réserves ennemies. Quelques heures après, le VIIèmecorps américain du lieutenant-général Franks devait pénétrer en Irak à la hauteur de Bassora, puis bifurquer vers le Koweït et prendre à revers les divisions de la garde républicaine. Déjà assaillie sur son front par les Marines, l’armée d’occupation irakienne se verrait ainsi coupée de ses arrières. Il s’agissait d’une manœuvre classique de débordement de l’adversaire par les flancs associée à une feinte sur l’axe d’attaque escompté par l’ennemi, présentant certaines similitudes avec le plan jaune allemand de 1940.
Simultanément, le XVIIIème corps aéroporté pénétra en Irak depuis la frontière saoudienne avec pour objectif ultime de couper les liaisons terrestres entre Bassora et Bagdad, puis de descendre vers Bassora afin de détruire les unités de la garde républicaine stationnées entre cette ville et la frontière koweïtie en coordination avec le VIIème corps. Le corps aéroporté ne rencontra pratiquement pas d’opposition lors de son avance, et le 25 février, sa 101st Airborne Divisionétablit une position de blocage dans les environs de la ville de Nasiriya. Sa formation la plus puissante, la 24th Infantry Division(infanterie mécanisée), pénétra ensuite dans la vallée de l’Euphrate où elle mena de violents combats contre des éléments bien retranchés appartenant aux 47ième et 49ième divisions d’infanterie de l’armée régulière, à la division Nabuchodonosoret à une brigade de commandos, avant de s’emparer des bases aériennes de Tallil et Jabbah le 27 février. Dans la matinée, le quartier général de la garde républicaine rapportait l’effondrement de la 21ièmebrigade de la division Adnan, dont l’artillerie avait blessé 23 soldats américains la nuit précédente avant d’être réduite au silence par les tirs de contre-batterie de ces derniers. Les divisions Nabuchodonosor, Adnan et Al-Fao avaient été positionnées à 46 kilomètres de Bassora afin de défendre les approches de la digue permettant la traversée du lac Hammar et de l’autoroute reliant Bassora à Bagdad. L’avance de la 24th Infantry Division les contraignit cependant à se replier vers Bassora.
Les Irakiens n’avaient pas détecté les immenses concentrations de troupes faisant face à leur flanc dégarni avant le 18 février, où un rapport urgent des services de renseignement fut adressé au secrétariat de la présidence. Même plusieurs heures après le déclenchement de l’offensive coalisée, leraïsrefusa d’ordonner le retrait de troupes du Koweït pour renforcer les secteurs menacés, de crainte de fragiliser l’ensemble du dispositif irakien. Mais, le 25 février, confrontés à la vitesse de la progression ennemie et prenant conscience de la menace, les Irakiens se résolurent à organiser le retrait de leurs unités du Koweït et la défense de Bassora. La division Tawakalnah al-Allah reçut l’ordre de couvrir la retraite, alors que la division Al-Madina al-Munawwara devait établir une position de blocage au Sud de Bassora, et la division Hammourabi, se replier. Les mouvements irakiens furent compliqués par les chaînes de commandement distinctes de la garde républicaine et de l’armée régulière, cette dernière étant souvent laissée dans l’ignorance des positions occupées par la première. 
  
Le sacrifice de la Tawakalnah al-Allah
L’assaut principal, mené par le VIIème corps du lieutenant-général Franks, démarra le dimanche 24 février, une dizaine d’heure après ceux des Marines et du XVIIIèmecorps. Il était composé des 1st Infantry Division (infanterie mécanisée, surnommée la Big Red One), des 1st and3d Armored Divisions (blindées), de la 1st Armored Division britannique (blindée), du 2d Armored CavalryRegiment (blindé, équivalent à une brigade) et de la 11th Aviation Brigade, ainsi que de quatre brigades d’artillerie de campagne. Ces unités alignaient un total de 1587 tanks, 1502 VCI, 669 pièces d’artillerie et 223 hélicoptères d’attaque.
Après avoir percé les défenses frontalières, le corps effectua sa rotation vers l’Est le 26 février, laissant à la 1st Armored Division anglaise le soin de réduire les unités de l’armée irakienne situées au Sud de son axe de progression, et se dirigea droit sur les positions de la division Tawakalnah al-Allah. Le jour précédent, cette dernière avait réorienté son dispositif, à environ 130 kilomètres de Koweït City, pour faire face au VIIèmecorps, et s’était vue renforcée par les restes de la 12ième division blindée de l’armée, très affaiblie. Entre le 26 février à 15h30 et la fin de l’après-midi le jour suivant, les gardes républicains furent anéantis par une succession d’assauts menés par le 2d Armored CavalryRegiment, la Big Red One, puis la 3d Armored Division et la 1st Armored Division. En tout, l’équivalent de neuf brigades américaines participa à la bataille. A lui seul, le 2d Armored CavalryRegiment comptait 125 tanks M1A1alors que la 3d Armored Division alignait 316 M1A1 et 285 VCI Bradley. En bon tacticien, le lieutenant-général Franks était parvenu à masser puis à lancer une force écrasante contre son objectif. Les combats furent cependant âpres ; à deux reprises, les brigades de la Tawakalnah al-Allah parvinrent à stopper la progression ennemie pendant plusieurs heures, et les américains perdirent durant la bataille neuf M1A1, sept Bradley, onze tués et cinquante-cinq blessés, victimes de tirs irakiens ou fratricides.
La division Al-Madina al-Munawwarane tardapas à subir à son tour la puissance des formations blindées américaines. Sa 2ième brigade blindée avait pivoté vers l’Ouest et établi une ligne défensive longue d’une dizaine de kilomètres à l’abri d’une crête. Le 27 février, elle fut assaillie par les 166 M1A1 de la seconde brigade de la 1st Armored Division. Après un bref combat, l’unité irakienne fut anéantie, les américains rapportant la destruction de soixante T-72 et de plusieurs dizaines de VCI sans subir de pertes.
La fin des opérations
Le 27 février au soir, prises entre le marteau de la progression des XVIIIèmeet VIIème corps et l’enclume des cours d’eau de la région de Bassora, dont la plupart des points de franchissement avait été bombardés, les unités survivantes de la garde républicaine étaient confrontées à la perspective d’un anéantissement certain durant la journée suivante. Au petit matin, Radio Bagdad avait diffusé un ordre de retrait à toutes les unités au Koweït. Paradoxalement, à ce moment, le commandement irakien ne se considérait pas comme vaincu, estimant que l’état des divisions Hammourabi et Adnan était « bon », et que la division Al-Madina al-Munawwara restait opérationnelle à plus de 50 %. Ces unités auraient pourtant pu être dans un état bien pire ; les attaques aériennes de la coalition visant les secteurs où elles se déplaçaient diminuèrent en effet considérablement ce jour-là.
Une colonne de BMP-1 détruits non loin de l'Euphrate (via Wikimedia)
Pour minimiser les risques de bombardements fratricides, les commandants de corps américains délimitaient avec l’US Air Force un secteur dans lequel seules les frappes aériennes guidées par des contrôleurs aériens avancés accompagnant les troupes étaient possibles, à cause du risque d’imbrication entre unités coalisées et irakiennes dans les secteurs concernés. Hors, anticipant des mouvements rapides et sur de longues distances, les états-majors des XVIIIèmeet VIIème corps délimitèrent des zones très étendues pour la journée du 27 février. Il en résulta que plusieurs des divisions de la garde républicaine se trouvaient à l’intérieur de celles-ci, à l’abri d’attaques dirigées depuis les airs, mais aussi hors de vue des observateurs américains au sol. Ainsi, les divisions Nabuchodonosor,Adnan, Al-Madina al-Munawwara et Hammourabise trouvèrent protégées du gros des frappes aériennes. Alors que les commandants de corps américains se préparaient à donner le coup de grâce aux unités irakiennes dans la journée du 28 février, le général Norman Schwarzkopf, croyant que la garde républicaine avait déjà perdu toute cohésion et l’ensemble de son matériel lourd, ne souleva pas d’objections lorsque fut prise la décision de proclamer un cessez-le-feu pour le 28 février au matin. Grâce à cette erreur d’appréciation, la garde échappa à l’anéantissement, et même diminuée, resta un atout majeur pour le régime de Saddam Hussein.
Les américains prélevèrent cependant un dernier tribut avant de quitter l’Irak. Le 2 mars, un combat de plusieurs heures, causé par des tirs d’armes légères contre des soldats américains au petit matin, opposa la 17ièmebrigade de la division Hammourabi à la 24th Infantry Division. La brigade irakienne, se déplaçant à l’extrémité Sud de la digue traversant le lac Hammar, était déployée en colonne et fut littéralement massacrée par les tanks américains appuyés par les tirs de cinq bataillons d’artillerie et plusieurs compagnies d’hélicoptères de combat. Les Américains comptèrent 30 carcasses de tanks, 147 d’autres blindés et 400 de camions et Jeeps. Un seul M1A1 fut détruit dans l’affrontement.

La mort des lions de Babylone

L’écrasante défaite subie par les forces armées irakiennes en janvier et février 1991 surprirent le monde. Certes, personne ne pensait qu’elles auraient pu prévaloir contre la coalition, mais bien peu se seraient doutés qu’un effondrement aussi rapide soit possible. Cependant, la dissolution des divisions d’infanterie stationnées le long des frontières n’est pas si surprenante. En plein désert, une armée dépend totalement de son approvisionnement, même pour couvrir ses besoins en eau. Hors, la chaîne logistique irakienne fut annihilée par la campagne aérienne alliée, laissant les soldats isolés et affamés, et soumis de surcroît à des bombardements massifs. Sur ce type de terrain, des unités peu ou pas mécanisées, quel que soit leur taille, sont à la merci d’un opposant plus mobile. Les mêmes causes avaient produit les mêmes effets dans le désert libyen en 1940.
L’ensemble des unités de la garde républicaine et certaines de l’armée se battirent néanmoins avec acharnement, mais sans réussir à infliger des pertes conséquentes à leur adversaire. La cause première de la défaite ne fut donc pas, contrairement à l’impression que pourrait laisser penser les nombreuses images de prisonniers alors diffusées dans les médias, une absence de combativité universelle au sein de l’appareil militaire irakien. La question reste entière, comment une armée nombreuse et expérimentée put-elle être balayée en une centaine d’heures ? La puissance militaire de l’Irak était-elle seulement une illusion ? Les affrontements entre les divisions Tawakalnah al-Allah et Al-Madina al-Munawwara, deux des meilleurs unités irakiennes, et le VIIèmecorps américain peuvent amener des éléments de réponse.
Le dispositif tactique de la Tawakalnah al-Allah, hâtivement constitué, était classique. Une zone de sécurité faiblement défendue servait à détecter les axes de pénétration de l’ennemi et à le ralentir. Elle était suivie d’une zone d’opération, ou ligne de défense principale, où étaient stationnées le gros de l’unité, et enfin d’une zone arrière, où étaient positionnés les appuis et la logistique. Tant dans le cas de la division Tawakalnah al-Allahque dans celui de la 2ième brigade de la Al-Madina al-Munawwara, les Irakiens avaient établi dans la mesure du possible leurs positions derrière une crête, afin de rendre vulnérables les tanks ennemis au moment où ils en franchissaient le sommet tout en restreignant la distance à laquelle ils pouvaient détecter et engager les blindés irakiens. Pourtant, ces dispositions eurent très peu d’effet sur l’écrasante supériorité tactique détenue par les troupes américaines. Le plan défensif des deux divisions comptait des lacunes, mais les raisons de l’infériorité irakienne doivent avant tout être recherchées dans les caractéristiques de son adversaire.
Ces deux batailles, passées à la postérité sous le nom de 73 Easting et Medina Ridge, impliquèrent des unités du VIIème corps de l’US Army. Cette formation était basée en Allemagne, et sa mission consistait à contrer une éventuelle offensive de l’armée rouge. Il en résultait qu’elle était très bien entraînée et équipée. Les meilleures unités mécanisées irakiennes affrontèrent bien leurs alter egos américains. A niveau égal, les unités américaines avaient une puissance de feu bien supérieure à celle de leurs homologues irakiennes. Une division blindée américaine disposait par exemple d’un bataillon d’hélicoptères de combats Apache pour l’appuyer. Dans l’ensemble, le matériel était bien supérieur, comme l’illustre l’évocation de deux systèmes d’armes dont le rôle allait être prédominant pour déterminer l’issue de ces combats. Les échelons subalternes irakiens avaient de surcroît été laissés dans l’ignorance de l’infériorité de leurs équipements, et par extension, de la nécessité d’élaborer des tactiques pour compenser celle-ci.
Le cheval de bataille des unités blindées américaines était le M1A1 Abrams. Il surclassait les T-72 alignés par les gardes républicains dans deux domaines essentiels: le blindage et la puissance de feu. Les chars du VIIèmecorps disposaient d’une conduite de tir leur permettant d’engager leurs adversaires irakiens à distance de sécurité, soit en restant en dehors de l’enveloppe de tir de l’armement des chars irakiens. De nuit ou dans les conditions visuelles exécrables régnant de jour sur le champ de bataille lors des affrontements, le système de vision thermique des Abrams leur conféra un autre avantage majeur. Les missiles antichars AT-3 Sagger de conception soviétique utilisés par les Irakiens avaient un inconvénient majeur. L’opérateur devait guider le missile jusqu’à sa cible manuellement, à l’aide d’une manette. Il s’agissait d’une procédure bien plus complexe et difficile que pour les missiles TOW américains, qui se calaient sur le faisceau infrarouge émis par le poste de tir, l’opérateur n’ayant qu’à garder sa cible au centre de son réticule de visée.
Les soldats de l’US Army avaient reçu un entraînement beaucoup plus poussé que leurs adversaires de la garde républicaine, en prévision des immenses combats mécanisés susceptibles d’éclater au Centre de l’Europe contre les puissantes forces blindées du pacte de Varsovie. Par ailleurs, l’humiliation de Vietnam avait été à l’origine de profondes mutations au sein de l’institution militaire américaine. La doctrine de l’US Army débuta alors une évolution qui dura plusieurs années, avant de déboucher sur la publication du manuel FM 100-5 dans les années 80. Celui-ci prônait notamment l’usage de la manœuvre, la recherche de la bataille en profondeur et une combinaison interarmes poussée au maximum, le tout connu également sous le nom de doctrine Air Land Battle. La division Tawakalna Ala Allah se trouva ainsi non seulement soumise à des tirs d’artillerie et attaquée sur son front par des blindés supérieurs aux siens, mais fut aussi victime des hélicoptères d’assaut opérant contre ses arrières. Le tempode l’assaut américain satura les capacités de réaction du commandement divisionnaire qui perdit rapidement le contrôle de la bataille. Le fait que les obus tirés par l’artillerie irakienne tendaient à tomber derrière les pointes américaines ou que des équipages de blindés furent surpris en dehors de leurs véhicules à plusieurs reprises illustre l’incapacité des unités de la garde républicaine à réagir à une vitesse adaptée aux mouvements ennemis.
Sur le plan stratégique, le pouvoir politique américain avait aussi compris les dangers de l’interminable montée en puissance des forces engagées au Vietnam ainsi que celle des différentes campagnes de bombardement visant le Nord de ce pays. L’engagement militaire dans le Golfe fut donc massif dès le début et les objectifs donnés aux militaires précis. Le président Bush résista par ailleurs à la tentation de s’immiscer dans le planning opérationnel et tactique des forces armées contrairement à ses prédécesseurs deux décennies auparavant, et à Saddam Hussein, dont le rôle de chef de guerre ressemblait à celui joué par Josef Staline lors de la « grande guerre patriotique ».
Que ce soit sur le plan matériel, celui de l’entraînement, de la doctrine ou encore celui de la stratégie, les forces armées irakiennes durent affronter un adversaire contre lequel elles ne pouvaient pas gagner. Mais, tout comme la défaite française de 1940 fit rétrospectivement et exagérément passer le statut de grande puissance militaire de la France au rang d’ineptie, l’anéantissement des troupes irakiennes défendant le Koweït put induire en erreur. Malgré toutes leurs limites, en 1990, les forces armées irakiennes étaient au moins aussi capables que l’armée égyptienne lors de la guerre du Yom Kippour en 1973, ou que l’armée syrienne en 1982. Hors celles-ci étaient parvenues à mettre sérieusement en difficulté Tsahaldans des guerres conventionnelles. La garde républicaine à elle seule surclassait sans difficultés les armées richement équipées et financées mais peu professionnelles des monarchies du Golfe, Arabie Saoudite en tête. Le raïs irakien imposa donc à ses militaires, pour reprendre la formule consacrée, de combattre le mauvais ennemi au mauvais endroit et au mauvais moment.



Chapitre III : Un déclin de douze ans


Intifada
Alors que le cessez-le-feu entre les troupes irakiennes et la coalition entrait en vigueur, une nouvelle menace mortelle pour le régime apparut. Dans tout le pays, le retour des conscrits de l’armée régulière défaite au Koweït si fit de manière désorganisée, leurs unités s’étant dissoutes dans les combats. Certains de ceux-ci manifestèrent leur révolte en tirant sur des portraits de Saddam Hussein dans le Sud du pays. Ces gestes de rébellion furent l’étincelle qui déclencha un soulèvement qui se répandit au début du mois de mars dans les villes de Bassora, Karbala, Nadjaf et Koufa, dont la population était majoritairement chiite. Les insurgés s’en prirent prioritairement aux antennes locales du parti unique et des organes de sécurité, lynchant les membres sur lesquels ils mettaient la main.
A l’autre extrémité du pays, dans le Kurdistan irakien, la débâcle du Koweït encouragea, à partir du 5 mars, le Front du Kurdistan Uni, composé principalement du PDK (Parti Démocratique Kurde) et de l’UPK (Union Patriotique du Kurdistan), à faire descendre des montagnes ses 15'000 peshmergaspour soutenir les soulèvements ayant éclaté dans les villes en plaine. A la différence de l’intifada au Sud, l’insurrection avait été planifiée par les mouvements indépendantistes kurdes. Les villes de Ranya, Souleimanie, Arbil et Kirkuk tombèrent entre le 5 et le 20 mars 1991. Les forces gouvernementales présentes dans la région ; armées régulière, milices kurdes progouvernementales et Jeish Al Shabi n’opposèrent pratiquement pas de résistance aux peshmergas. La 24ièmedivision de l’armée s’effondra en quelques heures sans combattre, alors que les soldats de l’armée populaire firent massivement défection. Seules les membres des antennes locales des services de renseignements opposèrent une résistance acharnée, conscients du sort que leur réserverait la population en cas de capture. Deux semaines après le début des soulèvements au Nord et au Sud, le régime ne contrôlait plus que 14 des 18 provinces irakiennes.
Dans le Sud, la progression de l’insurrection fut ralentie par le manque d’organisation inhérent à ce type de soulèvement spontané. Les rebelles ne parvinrent pas à s’organiser pour monter vers Bagdad en mettant à profit le chaos généralisé frappant le pays et les structures répressives du pouvoir. Mais le coup de grâce vint des Américains, qui refusèrent de soutenir l’intifada de crainte qu’elle ne soit manipulée par l’Iran. L’abandon de l’initiative par les insurgés et le« lâchage » politique de Washington permirent au régime de contre-attaquer. La garde républicaine, dont la plupart des divisions étaient restées opérationnelles, servit de fer de lance à la riposte du raïs. Appuyée par des hélicoptères, elle contre-attaqua à partir du 9 mars, et écrasa l’insurrection à Bassora la semaine suivante, la dernière ville révoltée, Karbala, étant reprise le 16 mars. La reconquête menée par les gardes républicains fut brutale ; face à des adversaires munis d’armes légères, ils utilisèrent des chars d’assaut et de l’artillerie de manière intensive, y compris aux alentours des lieux saints présents dans certaines des cités insurgées. A Bassora, les combats puis la féroce répression qui suivit l’intifada firent au minimum un millier de morts dans la population.
Le Sud mâté, les forces de régime se retournèrent contre les peshmergas. Dès le 20 mars, ceux-ci durent affronter 5'000 soldats iraniens de l’Armée de libération Nationale (ALN) autour de Kirkuk. Puis, dans les derniers jours du mois, deux divisions blindées de la garde républicaine lancèrent un assaut frontal contre la ville accompagné d’un mouvement tournant pour couper les voies de retraites ennemies. La dernière ville importante tenue par les peshmergas, Souleimanie, tomba à son tour le 2 avril 1991. Un cessez-le-feu imposé par les Nation-Unies entra ensuite en vigueur le 19 avril, mettant fin à l’exode massif des populations civiles. Les combattants kurdes, équipés d’armes légères, ne pouvaient affronter les forces mécanisées du pouvoir central en terrain ouvert. Bien que des éléments de l’armée et de l’ALN, bras armé de l’Organisation des Moujahidins du Peuple Iranien participèrent à la répression au Kurdistan aux côtés des forces de la garde républicaine, c’est bien cette dernière qui fut le socle sur lequel régime s’appuya pour reprendre le contrôle des provinces perdues.
Les légions d’Ubu
Plusieurs facteurs déterminèrent l’évolution des forces armées irakiennes durant la décennie précédent la chute du régime. Le premier de ceux-ci était la crainte croissante de Saddam Hussein d’être victime d’un coup d’état. De fait plusieurs tentatives eurent lieu durant cette période. Ainsi, en juin 1996, une vaste conspiration, soutenue par la Central Intelligence Agency américaine, fut découverte par les services de renseignement. Des membres de l’armée régulière et de la garde républicaine étaient impliqués dans le complot. Quelques mois plus tôt, le 7 août 1995, Hussein Kamel, l’un des hommes les plus influents du cercle intérieur du pouvoir irakien, gendre du président et responsable de la garde républicaine, avait fait défection en Jordanie avant de revenir en Irak et d’être exécuté. Ces événements ne firent qu’amplifier la tendance du régime à diviser son appareil militaire en branches séparées et rivales. Par ailleurs, les soulèvements de 1991 avaient constitué une alerte sérieuse pour le pouvoir en place, qui consacra une part importante de ses ressources militaires à prévenir la résurrection d’une telle menace. Enfin la définition par Saddam Hussein des adversaires potentiels à l’extérieur du pays joua également un rôle majeur dans l’évolution des forces armées du pays. L’élaboration des grands axes stratégiques de la politique de défense irakienne tendait à être biaisée, car les avis du président irakien ne souffraient d’aucune contestation, et, à partir de 1996, plus personne ne se risquait à énoncer des avis susceptibles de causer son courroux. Par conséquent, une véritable culture du mensonge se répandit à tous les niveaux de l’appareil d’état irakien.
En 1991, le raïs avait redéfini les missions de ses forces armées ; protéger le régime, se préparer à affronter un adversaire régional, l’Iran et Israël étant les adversaires considérés comme les plus probables, et enfin, se prémunir contre une attaque américaine. Le raïs irakien était convaincu que ces derniers, par crainte de subir des pertes, ne se lanceraient jamais dans une invasion terrestre de l’Irak, mais limiteraient leurs éventuelles actions à des frappes aériennes, comme durant l’opération Desert Fox en 1998.

La taille de l’armée régulière avait été drastiquement réduite après Desert Storm, mais d’autres organes virent le jour. Issue de la brigade de la garde républicaine dédiée à la sécurité présidentielle, la garde républicaine spéciale, totalement autonome, fut créée en 1991 et comprenait deux bataillons de chars T-72 ainsi que plusieurs bataillons d’infanterie mécanisées et de commandos. Elle était spécifiquement chargée de la protection de la capitale et des sites présidentiels. Les milices Al-Quods(Jérusalem) naquirent également durant cette période pour pallier à la faillite du Jeish Al Shabi durant l’insurrection de 1991. Leur mission consistait à écraser sans délais toute tentative de soulèvement populaire. Dispersés dans tout le pays, les miliciens de cette organisation étaient aussi chargés d’assurer la défense territoriale. Leurs armes avaient été prélevées sur les stocks de l’armée. Une autre force parallèle, les Fedayin Saddam, apparut en octobre 1994. Dirigée par Oudaï Hussein, elle était aussi chargée de la sécurité intérieure du pays, mais se composait de volontaires engagés à plein temps, contrairement aux miliciens d’Al-Quods. Ses membres étaient entraînés aux opérations de sabotage et de guérilla, mais subissaient une discipline féroce, pouvant inclure l’usage de châtiments corporels.
La garde républicaine en 2002
A la fin de l’année 2002, la garde républicaine alignait encore trois divisions blindées, trois divisions d’infanterie et les 3ièmeet 26ièmebrigades Magawir. La composition de ces unités reste difficile à établir, mais compte tenu des pertes subies en 1991, la dotation organique en matériel des brigades avait probablement été réduite. Il paraît difficilement concevable que ces divisions aient dans leur ensemble disposé d’une puissance de feu équivalente à ce qu’elle avait été avant Desert Storm, même en tenant compte des équipements rendus disponibles par la dissolution de plusieurs grandes unités entre 1991 et 2002. Malgré cet affaiblissement, le poids relatif de la garde républicaine comparé à celui de l’armée s’était fortement accru, cette dernière ayant été réduite à 17 divisions après 1991.


Divisions blindées
Division Hammourabi
8ième brigade blindée
17ième brigade blindée
15ième brigade mécanisée
Division Al-Nida
41ième brigade blindée
42ième brigade blindée
43ième brigade mécanisée
Division Al-Madina al-Munawwara
2ième brigade blindée
10ième brigade blindée
14ième brigade mécanisée

Divisions d’infanterie
Division Bagdad
4ième brigade
5ième brigade
6ième brigade
Division Nabuchodonosor
19ième brigade
22ième brigade blindée
23ième brigade
Division Adnan
11ième brigade
12ième brigade
21ième brigade

Compilé selon Saddam’s war, Saddam’s generals, The Mother of All Battles, A View of Operation Iraqi Freedom from Saddam’s Senior Leadership, Iraq Armes Forces Forum et le forum acig.

De toutes ces grandes formations, seule la division Al-Nidaétait, avec 500 blindés et 13'000 hommes, à effectif plein. Son commandant bénéficiait d’une grande autonomie, car natif de Tikrit, la ville d’origine du raïs irakien. Son matériel, chars T-72, VCI BMP-2, canons de 130 mm et 155 mm, était bien entretenu. Mais, dans l’ ensemble, la valeur opérationnelle de la garde républicaine était réduite comparée à ce qu’elle avait pu être à la fin de la guerre Iran-Irak. L’embargo sur les armes frappant le pays depuis 1990 avait rendu le remplacement du matériel perdu impossible et l’approvisionnement en pièces de rechange erratique. L’industrie d’armements locale n’était pas capable de remédier aux effets de l’isolement du pays. Elle avait non seulement été durement frappée durant Desert Storm, mais fut aussi victime d’une gestion calamiteuse après la guerre. Ses capacités déjà insuffisantes furent détournées dans des projets trop ambitieux au détriment des besoins urgents émis par les forces armées. De plus, la garde républicaine avait été affaiblie durant l’opération Desert Fox ; une série de frappes aériennes lancées par les américains et les britanniques en réaction à l’expulsion par les Irakiens des inspecteurs de l’ONU chargés de la destruction des stocks d’armes de destruction massive du pays. Neuf des cent objectifs visés durant l’opération appartenaient à la garde républicaine. 

Des gardes républicains photographiés en 2003 (via Wikimedia)
Ses difficultés n’étaient pas seulement d’ordre matériel. Après la défection d’Hussein Kamel, la supervision de la garde républicaine échut à Koussaï Hussein, un des deux fils du dictateur. Elle était continuellement espionnée par les différents services de renseignements du régime, eux-mêmes mis en situation de rivalité. Enfin, la taille de son propre bureau de surveillance fut multipliée plusieurs fois après 1991, et finit par compter plusieurs centaines d’hommes. Les commandants de divisions et de corps ne pouvaient normalement pas déplacer leurs unités sans l’aval de l’état-major de la garde républicaine. Ces officiers évitaient par ailleurs de se rencontrer de manière informelle, de peur d’éveiller les suspicions. Cette atmosphère délétère ou être soupçonné équivalait à être reconnu coupable ne pouvait que tuer tout esprit d’initiative chez les cadres de la garde, leur survie dépendant d’une obéissance aveugle et inconditionnelle aux ordres reçus. Autre exemple de cette culture du cloisonnement et du soupçon, les officiers de la garde républicaine ne disposaient pas de cartes de Bagdad, domaine réservé de la garde républicaine spéciale, alors qu’ils étaient chargés de la défense de sa périphérie. Une perte de professionnalisme et de compétence découla inévitablement de la conjugaison entre paranoïa ambiante et pénuries matérielles.
L’expérience durement gagnée durant Desert Stormne se traduisit pas en évolution doctrinale significative. Pour Saddam Hussein, l’arrêt de l’offensive de la coalition le 28 février1991 était le fruit de la résistance héroïque des forces armées irakiennes, et non un choix politique délibéré du président américain. Cette version, que nul ne pouvait se risquer à contester, paralysa le processus de retour d’expérience des cadres de la garde républicaine. Les principales leçons retenues se limitèrent donc à l’importance de la dispersion et du camouflage des unités.
La montée des périls
Les attentats du 11 septembre 2001 offrirent à l’administration Bush junior un contexte politique favorable à une politique étrangère agressive. Après le renversement rapide du régime des talibans en Afghanistan, l’attention des idéologues entourant le Président américain se tourna vers l’Irak. A leurs yeux, renverser le régime baasiste et le remplacer par un système politique modelé sur celui des Etats-Unis serait la première étape d’un vaste remodelage du Moyen-Orient. « Contaminés » par les succès du nouveau pouvoir irakien, les autres pays de la région ne pourraient qu’adopter le même modèle. Au terme de ce processus, Washington ne compterait plus que des pays amis dans la région stratégique du Moyen-Orient.
Cette ambition se concrétisa, à partir de 2002, par une intense campagne de dénonciation de l’Irak sur la scène internationale, et une longue série de manœuvres diplomatiques visant à obtenir le soutien d’autres pays et la bénédiction des Nations-Unies à une invasion de l’Irak. Parallèlement, la pression militaire sur les forces irakiennes s’accrût. A partir du mois de juin 2002, la lutte opposant l’aviation américaine et le réseau de défense anti-aérienne irakien dans le Sud du pays s’accentua fortement. Le 11 janvier 2003, le secrétaire d’état américain à la défense, Donald Rumsfeld, ordonna le déploiement de 60'000 hommes dans le Golfe Persique. La Grande-Bretagne suivit quelques jours plus tard en annonçant l’envoi de 26'000 hommes et 100 avions. Parallèlement, le Koweït accepta de servir de base de départ à une invasion de son grand voisin du Nord. Officiellement, cette montée en puissance s’inscrivait dans une stratégie de coercition visant à garantir l’abandon par le pouvoir irakien de toute capacité de stockage, de développement ou de production d’armes de destructions massives. Saddam Hussein contribua à offrir un casus bellià l’administration Bush à cause des contradictions inhérentes à sa rhétorique. Il tendait à vouloir simultanément convaincre l’Occident qu’il ne disposait plus de ce type d’armes, tout en laissant entendre le contraire à d’autres publics pour rehausser son prestige.
Le raïs irakien réagit à la menace en définissant une nouvelle stratégie défensive qui prenait à contre-pied la planification établie par les états-majors irakiens durant les années précédant la crise. Le 18 décembre 2002, le nouveau plan fut présenté aux cadres de la garde républicaine. Bagdad devait être protégée par une série de lignes défensives concentriques dont elle constituait le noyau. Les troupes de la garde devaient commencer par défendre la plus éloignée, puis retraiter en bon ordre d’un cercle défensif à un autre tout en épuisant l’ennemi. Etabli par Saddam Hussein et son entourage immédiat sans consulter les militaires, ce plan était vague et ne tenait aucun compte des caractéristiques géographiques du théâtre des opérations. Les officiers présents le 18 décembre durent se contenter de prendre des notes. Le président irakien attendait des chefs de sa garde qu’ils sachent faire preuve d’initiative et d’autonomie ; des comportements qu’il avait pourtant découragé à des degrés divers tout au long de son règne. Avant même que la guerre ne débute, la garde républicaine se trouva ainsi dépourvue d’une stratégie cohérente et conforme à ses moyens. Les préparatifs concrets pour faire face à l’invasion imminente furent limités.
A partir de la mi-février 2003, des positions défensives furent préparées et les unités se dispersèrent et se camouflèrent. Chaque blindé devait disposer de plusieurs emplacements préparés à l’avance. Les soldats reçurent des rations et des munitions pour un mois de campagne, et se virent alloués trois mois de solde. La garde républicaine, déployée pour défendre les approches de Bagdad, était divisée en deux corps. Le Ier corps, avec les divisions Hammourabi, Adnan, Nabuchodonosor et la 26ièmebrigade de commandos, défendait le Nordde la capitale alors que le IIème corps protégeait le Sud. Celui-ci comprenait les divisions Al-Madina al-Munawwara, Al-Nida, Bagdad, la 3ième brigade de commandos et une division de marche recrutée parmi les cadets des écoles militaires de la garde.
Iraki Freedom
A la mi-mars 2003, les américains et les britanniques avaient achevé leur montée en puissance dans le Golfe Persique. Le refus de la Turquie de servir de base de départ pour des opérations contre l’Irak contraignait les Alliés à mener leur invasion sur un seul front, en partant du Koweït, où leurs troupes se massèrent. La direction globale de l’opération, baptisée Iraqi Freedom, était placée sous l’égide du Central Command américain du général Tommy Franks, également chargé des actions menées en Afghanistan. La mise en œuvre de l’invasion relevait de la 3ièmearmée du lieutenant-général David Mc Kiernan, chapeautant à son tour le Vèmecorps de l’US Army, la 1st Marine Expeditionary Force et le contingent fourni par les Anglais.
Le fer de lance du Vème corps américain était la 3rd Infantry Division. Contrairement à ce que son nom laisserait supposer, elle alignait près de 270 chars de combat Abrams, et l’ensemble de son infanterie était transportée par des VCI Bradley. La majeure partie de la 101st Airborne Division et une brigade de la 82nd Airborne Division, moins lourdement équipées, complétaient les effectifs du corps. La 1st Marine Expeditionary Forcese composait de la 1st Marine Division et de la Task Force Tarawa, un groupement ad hoc de la taille d’une grosse brigade. Enfin, une unité hybride de blindés et d’infanterie légère, la 1st Armoured Division regroupait les troupes anglaises.
L’ouverture des hostilités approchant, des équipes de forces spéciales s’infiltrèrent en Iraq pour recueillir du renseignement susceptible de favoriser l’avance coalisée. La guerre éclata le 20 mars 2003 par des frappes aériennes d’opportunité sur Bagdad, un renseignement ayant fait croire aux américains qu’ils connaissaient la position précise de Saddam Hussein à ce moment. Contrairement aux attentes irakiennes, les forces terrestres coalisées passèrent à l’attaque dans les 24 heures suivantes, sans longue préparation aérienne comme cela avait été le cas en 1991. En effet, le rendement militaire d’une telle campagne aurait été amoindri par la dispersion des forces irakiennes dans des zones habitées, contrairement à 1991, où elles étaient majoritairement concentrées dans des régions désertiques. De plus, les Alliés craignaient que les dommages collatéraux inhérents à ce type d’action ne permettent au dictateur irakien de marquer des points sur le plan médiatique, devenu un front à part entière dans toute guerre contemporaine.
Les commandos de marine britannique de la 3rd Commando Brigade, soutenus par les Marines américains, débarquèrent sur la péninsule de Fao le 21 mars 2003, puis s’emparèrent du port d’Umm Qasr après de durs combats. Les fusiliers marins anglais rejoignirent ensuite les gros de la 1st Armoured Division, dont la tâche était de s’emparer de Bassora. Simultanément, la 3rd Infantry Division débutait son avance parallèle à la vallée de l’Euphrate à travers le désert alors la 1st Marine Division entamait sa progression vers Kut. L’objectif ultime des deux divisions américaines était de prendre Bagdad le plus rapidement possible.
Ainsi sonne le glas
Le début de la guerre surprit la division Nabuchodonosor alors qu’elle était en transit entre ses casernements habituels de Kirkuk et le sud de la capitale où elle devait renforcer le IIème corps. Au cours de son périple de plusieurs centaines de kilomètres, la division dut abandonner son matériel lourd de crainte de le voir détruit par les frappes aériennes ennemies, et ses soldats furent contraints de se déplacer en petits groupes pour minimiser cette menace. Malgré cela, lorsqu’elle se regroupa à Al-Hilla, sa destination, l’unité avait perdu 10 % de ses effectifs et la majeure partie de sa puissance de feu organique.
En général, les mesures de camouflage et de dispersion des unités irakiennes limitèrent leurs pertes tant qu’elles restaient statiques. Mais, le moindre mouvement était fatal ; aussitôt détectées, elles subissaient les tirs extrêmement précis de l’aviation. Lors de Desert Storm, 10 % des armes tirées par les avions coalisés étaient guidées, alors que durant Iraqi Freedom, cette proportion était montée à 70 %. Les militaires américains avaient fait aussi d’immenses progrès dans le recueil de renseignements durant la décennie séparant les deux guerres. Ainsi, des drones surveillaient constamment le champ de bataille. Les officiers irakiens ne pouvaient pas utiliser leurs moyens de communications non-filaires de crainte d’être détectés, puis bombardés. L’effet sur le moral de la troupe de la capacité ennemie à les frapper avec une extrême précision de jour, de nuit et par tous les temps fut dévastateur.
Le sort de la division Al-Nida illustre les effets de la campagne aérienne. Bien camouflée et dispersée, elle subit peu de dégâts durant la première semaine de guerre, seul un de ses bataillons d’artillerie étant détecté et détruit. Les Américains parvinrent cependant à localiser ses 42ième et 43ième brigades au début de la deuxième semaine, et les soumirent à des attaques intensives durant plusieurs jours. La division fut ensuite détachée pour renforcer le Iercorps, mais, à la fin de son transfert, elle ne comptait plus, de l’aveu de son commandant, que 1'500 hommes sur 13'000, 70 % des soldats ayant déserté. La plus puissante division de la garde républicaine fut littéralement dissoute par l’aviation de l’ennemi, sans même avoir pu affronter ses forces terrestres. Dans les derniers jours du mois de mars, une autre unité, la division Bagdad, chargée de la défense d’Al-Kut, affronta brièvement les Marines avant de retraiter vers Abou Ghraib. A la fin de son repli, sa taille était inférieure à celle d’une brigade.
Les gardes républicains réussirent cependant à riposter contre l’armada aérienne alliée à une reprise. Dans la nuit du 23 mars au 24 mars, 30 hélicoptères de combat AH-64 Apaches du 11th Aviation Helicopter Regiment de l’US Army furent envoyés pour frapper la division Al-Madina al-Munawwara. La formation fut prise à partie par un violent barrage de tirs d’armes automatiques et de missiles portables après avoir survolé Karbala. Les Irakiens avaient éteint puis rallumé l’éclairage de la cité pour donner le signal de l’ouverture du feu à l’ensemble de leurs unités. Tous les appareils engagés furent endommagés à des degrés divers par les tirs irakiens, même si un seul d’entre eux fut abattu et son équipage capturé. Réutilisant la ruse appliquée avec succès en 1991, les gardes républicains s’étaient abstenus de dévoiler leurs positions anti-aériennes avant que des cibles vulnérables ne s’aventurent à portée de tir. Contraints dès le début de l’affrontement à se lancer dans des manœuvres évasives, les pilotes américains ne purent revendiquer que la destruction d’une douzaine de chars, de quelques véhicules divers et six canons antiaériens S-60 de 57 mm, un maigre bilan compte tenu de la puissance de feu phénoménale de leurs AH-64.
T-72, abandonnés par leur équipages et qui survécurent aux frappes aériennes (via Wikimedia)

Le 2 avril, La 1st Brigade de la 3rd Infantry Division parvient à traverser l’Euphrate non loin de Karbala grâce un pont laissé intact par le génie irakien sur ordre de Saddam Hussein. Le fleuve représentant le dernier obstacle géographique majeur avant Bagdad, la réaction du commandement irakien fut de mobiliser tous les moyens disponibles pour réduire la tête de pont américaine. Des éléments de la 10ièmebrigade de la division Al-Madina al-Munawwara, dela 22ièmebrigade de la division Nabuchodonosoret de la 3ièmebrigade Magawir, soutenue par les unités d’artillerie disponibles, furent dépêchés par le IIème corps pour contre-attaquer. L’assaut irakien eut lieu dans la nuit du 2 au 3 avril, les éléments mécanisés progressant sur deux axes et les fantassins sur un autre. Peinant à coordonner leurs mouvements en pleine nuit, les soldats irakiens se firent massacrer par la puissance de feu américaine. Leurs blindés, équipés d’équipements de vision nocturne obsolètes, furent détruits à longue portée par les tirs à longue portée des Abrams, alors que leurs voies de retraites étaient pilonnées par les LRM ennemis. A l’aube, les unités déjà décimées furent encore soumises aux attaques aériennes. Les forces irakiennes laminées, la 3rd Infantry Division reprit sa progression et s’empara de l’Aéroport International Saddam, dans la périphérie de Bagdad, dans la nuit du 3 au 4 avril 2003.

Simultanément, la 2nd Brigadede la 3rd Infantry Division fut détachée au Sud-Est de la capitale pour éliminer les 2ième et 14ièmebrigades de la division Al-Madina al-Munawwara, laissés en arrière par la progression américaine. Progressant sur deux axes, les blindés américains prirent à revers les deux brigades simultanément. Les Irakiens, attaqués par derrière et dont les blindés étaient dispersés dans les palmeraies, furent incapables de réagir de manière coordonnée. Les soldats des deux brigades désertèrent en masse sous le choc. La 17ième brigade de la division Hammourabi fut également anéantie à l’Ouest de la capitale par d’autres éléments de la 3rd Infantry Division. Dans les jours suivants, des colonnes blindées américaines pénétrèrent dans Bagdad, surmontant facilement l’opposition fanatique mais désorganisée des éléments irréguliers cherchant à les stopper. Le 9 avril, une statue de Saddam Hussein fut renversée sur la place Firdos, symbolisant la chute de la ville, tombée sans être devenue le « Stalingrad sur le Tigre » que beaucoup craignaient. La résistance organisée cessa avec la disparition du raïsirakien.
L’inéluctable défaite
En 2003, les gardes républicains ne se battirent pas avec le même acharnement que lors de Desert Storm. A la différence de la guerre précédente, ils connaissaient l’étendue de leur infériorité face aux Américains. Usés par l’omnipotence de la menace aérienne, la plupart mirent à profit la confusion due aux combats pour déserter. Ainsi, en 2003, la résistance la plus acharnée fut le plus souvent l’œuvre des Fedayin Saddam. Il faut néanmoins tenir compte du fait que ces derniers combattirent fréquemment en milieu urbain, plus favorable que la campagne où les gros de la garde républicaine étaient déployés.
Mais, la faillite de la garde républicaine fut avant tout celle de son haut-commandement. Il s’avéra, dès le déclenchement des opérations, complètement coupé des réalités du terrain. Les informations transmises par les chefs des Fedayin Saddam et les dirigeants locaux du régime étaient le plus souvent lacunaires et d’un enthousiasme trompeur. Le 1er avril 2003, alors que l’US Army débouchait de la trouée de Karbala, Saddam Hussein ordonna le transfert de la division Al-Nida du IIème corps vers Ier. Le raïsétait convaincu que la progression ennemie venant du Koweït était une diversion, et que l’offensive réelle proviendrait du Nord en partant de la Jordanie.
Le volume des forces terrestres coalisées était bien inférieur à ce qu’il avait été douze ans plus tôt, mais la rapidité de leurs mouvements désorienta les Irakiens. Ceux-ci ne disposaient pas de remède face à la mobilité alliée ; leur suprématie aérienne interdisant à leurs brigades de manœuvrer. Avant même que la guerre n’éclate, la seule liberté des Irakiens était de choisir leurs positions défensives et d’abandonner l’initiative à l’ennemi sans même pouvoir s’y adapter. Avec de tels désavantages, bien peu d’armées auraient pu mettre les Américains en difficulté dans un combat conventionnel. De surcroît, comparé à ses adversaires, la garde républicaine était mal armée et mal entraînée.


Conclusion

« Oui, les gardes jouent un rôle très important et nous en remercions Dieu. Quand les historiens écriront sur la garde de Napoléon, ils la placeront aux côtés de la garde républicaine irakienne »
Saddam Hussein

Cette affirmation du dictateur irakien peut faire penser, dans un premier temps, à une de ces fanfaronnades dont il était coutumier mais sa comparaison contient paradoxalement des éléments de vérité. Comme la garde consulaire puis impériale, la garde républicaine recruta en partie en puisant parmi les meilleurs éléments de l’armée régulière. Engagée dans les situations les plus critiques, elle servit aussi de dernier rempart avant l’effondrement. Comme pour sa consœur deux siècles plus tôt, sa montée en puissance eut nécessairement pour effet symétrique un affaiblissement de l’armée. Néanmoins, la garde républicaine, contrairement à son ancêtre française, portera toujours une tache indélébile ; celle d’avoir aussi été un instrument de répression au service d’un système totalitaire, et massivement utilisé en tant que tel. Mais, il est vrai qu’aux yeux du dictateur irakien, les massacres de civils n’avaient guère d’importance.
Cette brève histoire de la garde républicaine montre à quel point l’efficience d’un corps militaire ne peut être jaugée qu’en prenant aussi en compte le contexte politique dans lequel il évolue. En effet, les attentes, ou en d’autres termes, les missions implicites qu’il reçoit du pouvoir déterminent ensuite ses capacités purement militaires. De fait, la garde républicaine navigua constamment entre deux exigences antagonistes ; l’efficacité sur les champs de bataille et une soumission absolue au régime. A l’origine simple organe de protection des lieux de pouvoir, elle devint en quelques années une puissante force armée capable de mener des opérations interarmes à l’échelle du corps. Durant la longue guerre contre l’Iran, la survie politique du raïs reposait sur le succès de ses troupes. Conscient de cela, il accepta le retour d’une relative autonomie professionnelle au sein de celles-ci. Cette évolution chez Saddam Hussein rappelle celle de Staline après l’enclenchement de l’opération Barbarossa. Face à un ennemi extérieur et par pur pragmatisme, le dictateur redonne, à contrecœur, un peu de liberté et d’autonomie à ses officiers. Puis, dès la fin de la guerre Iran-Irak et encore plus après la défaite de 1991, le mouvement de balancier s’inversa, et autant qu’un atout, la garde devint une menace potentielle. La surveillance exercée à son encontre ne fit alors que s’accroître. Que cela se fisse nécessairement au détriment de sa capacité militaire devenait secondaire. Pour le raïs, la menace interne était devenue plus forte que la menace externe.
Enfin, le contraste entre l’efficacité de la garde républicaine en 1988 et ses cuisantes défaites de 1991 et 2003 souligne qu’il est vain d’évaluer les performances d’une armée sans prendre en compte les caractéristiques de ses adversaires.


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Les Prétoriens de Lénine: Histoire des fusiliers lettons rouges

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Les conditions de l'accession à l'indépendance des pays baltes début 1991, puis le développement à l'intérieur de ces jeunes États d'une politique anti-russe symbolisée en Lettonie par l'instauration d'une journée de commémoration en l'honneur des anciens volontaires de la Waffen SS, laissent l'image d'une nation lettone fortement hostiles au communisme. Si cette hostilité est ancienne, elle ne doit pas occulter le fait que de nombreux Lettons mirent leurs espoirs dans la jeune révolution soviétique. Et cette espérance ne fut pas seulement sociale mais également et paradoxalement nationale.

David FRANCOIS



Des Lettons, soldats dans l'armée de cette Russie, qui avant 1914 était toujours une « prison des peuples », mirent leurs expériences et leurs talents militaires au service d'un Lénine qui proclamait alors le droit des peuples à l’autodétermination. Ces fusiliers lettons formèrent un instrument militaire de premier plan à l'heure où l'ancienne armée russe se désintégrait et où la jeune armée rouge faisait malhabilement ses premiers pas. A plusieurs reprises, ils sauvèrent le pouvoir bolchevik d'une déroute certaine et ce fut dans leurs rangs que Lénine choisit ses gardes du corps et la garde du Kremlin.

L'histoire de ces hommes fut longtemps occultée. En Lettonie, ils sont considérés comme des traîtres tandis que l'honneur national russe supporte mal leur réputation de troupe d'élite aux cotés d'unités russes défaillantes. Des études en anglais et en allemand retracent en détail cette histoire et il nous a semblé intéressant de réaliser une synthèse de ces travaux afin de présenter la contribution des fusiliers lettons à l'instauration du régime soviétique au moment de la Révolution et la Guerre civile.


Un pays révolutionnaire ?
Au début du XX° siècle, l'idée d'une nation lettone, réunissant l'ensemble des personnes parlant la langue lettone existe, bien que la Lettonie ne fût jamais un État indépendant. Depuis le début du XVIII° siècle, les provinces de Kurzeme, Latgale et Vidzeme où vivent ces populations sont des territoires de l'Empire russe, directement gérés par Saint-Pétersbourg. Et malgré les tentatives de russification des provinces, l'inexistence d'une immigration russophone fait que le sentiment national letton ne se développe pas prioritairement contre la Russie mais plutôt contre la noblesse allemande.
Les tsars en incorporant la Livonie et la Courlande dans l'Empire n'en ont pas modifié les structures sociales héritées du Moyen-Age. Depuis l'arrivée des chevaliers Teutoniques et des marchands de la Hanse qui ont fondé les villes, la terre et le pouvoir continuent d'appartenir à leurs descendants, la noblesse balte. Bien que loyal envers la monarchie russe, qu'ils servent dans l'administration et l'armée, ces nobles cultivent la culture allemande, notamment la langue, en gardant des liens étroits avec le reste du monde germanique. Maîtres des terres et des industries qui naissent à la fin du XIX° siècle, ils dominent socialement et économiquement les Lettons qui forment pourtant 90% de la population en 1914. Chez les Lettons s'ancre peu à peu l'idée que leur nation subit depuis des siècles le joug de l'oppression allemande.

La Lettonie connaît un rapide développement industriel à la fin du XIX° siècle notamment à Riga. La ville croît et prés de 400 000 ouvriers travaillent dans les usines de la ville. C'est là que se développent également les courants socialistes et en 1904 naît le Parti ouvrier social-démocrate letton qui tombe rapidement sous l'influence des bolcheviks.

En 1905, quand la révolution éclate en Russie, les Lettons s'y rallient avec enthousiasme lui donnant une tonalité particulière. Lutte sociale et lutte nationale sont intimement mêlées puisque dans les deux cas l'adversaire est la noblesse allemande. Ce combat prend la forme d'attaque contre les propriétés des nobles et parfois de violences directes contre ces derniers. Dans les bois s'organisent, autour de jeunes militants social-démocrates, des groupes armés qui tendent des embuscades aux forces tsaristes. Cette guérilla rurale, qui perdure jusqu'en 1914, est exalté par Lénine qui la justifie dans son fameux article La guerre des partisans. Elle est aussi le lieu d'un apprentissage de la violence pour de nombreux jeunes, à l'instar de Peter Kyuzis, le futur Jan Berzin, qui encore adolescent combat au sein de cette guérilla. En retour la répression est d'une grande férocité, bien plus que dans le reste de l'Empire russe. Les pendaisons, les fusillades sont nombreuses et les activités nationalistes durement réprimées.


La naissance des régiments de fusiliers lettons.
En 1914, si la Russie a quelques raisons de se méfier des Lettons, ces derniers préfèrent combattre à leurs cotés par haine des barons allemands. La plupart des Lettons incorporés dans l'armée du tsar sont regroupés dans le XX° corps d'armée qui marche en août 1914 sur la Prusse-Orientale. Emporté par la défaite des lacs de Mazurie, le XX° corps est quasiment anéanti en février 1915 par les attaques allemandes dans les forêts d'Augustow. En mai 1915 les armées du Kaiser pénètrent en Lettonie atteignant la rivière Daugava et coupant ainsi le pays en deux. Une grande partie de la population lettone fuit l'occupation allemande tandis que les autorités russes évacuent prés de 85 000 ouvriers de Riga, qui, pour la plupart, se retrouvent à Petrograd, dans le quartier de Vyborg où ils renforcent les rangs bolcheviks.

Sur le plan militaire, pendant la retraite russe dans les pays baltes, deux bataillons lettons sont parvenus à repousser l'avant-garde allemande à Jelgava. Ce succès, popularisé par la propagande, pousse les Lettons, notamment les députés à la Douma, à demander au grand-duc Nicolas, le commandant en chef de l'armée russe, la permission de constituer des unités purement lettones de volontaires pour défendre la Lettonie. Si les Russes ne sont pas favorables à ce type de demande, qui représente une forme de séparatisme, la situation militaire de l'Empire, qui nécessite la mobilisation de toutes les forces, oblige à des compromis. Le 1° août 1915, le grand-duc accepte la demande lettonne. Les nouvelles unités deviennent les bataillons de fusiliers (Strelniki) lettons. Huit bataillons sont formés en novembre 1915, auxquels s'ajoutent un bataillon d'instruction et un de réserve. Les drapeaux portent des inscriptions en letton, le commandement est letton et les ordres donnés en letton.

Fusiliers lettons en 1915


Le commandement russe estime que ces unités seront plus efficaces pour défendre la Lettonie dont la chute menacerait inéluctablement la sécurité de la capitale Saint-Pétersbourg. Les bataillons lettons rencontrent un certain succès puisqu'ils sont assiégés par les volontaires, dont des émigrés de retour en Russie, tandis que les Lettons servant dans l'armée russe demandent à pouvoir y être affecté. En définitive ces bataillons strictement lettons ne comprennent pas plus d'un quart des Lettons servant dans l'armée russe, soit en septembre 1916 environ 30 à 35 000 hommes sur 150 à 160 000 Lettons mobilisés dans l'armée impériale.

Sur le front, les bataillons parviennent à contenir l'avance allemande à la fin de 1915. Les troupes du Kaiser ne parviennent pas à atteindre Riga et au début de 1916 le front est stabilisé. Entre septembre et novembre 1916, les 8 bataillons sont transformés en 8 régiments divisés en 2 brigades, l'une commandée par le Major-Général August Misins, la seconde par le colonel Auzans. C'est à ce moment que Jukums Vacietis, un diplômé de l'Académie militaire de Saint-Pétersbourg et commandant du 5° régiment letton demande la création d'un corps d'armée letton.

Fusiliers lettons dans les tranchées face aux Allemands


En mars 1916, les régiments lettons sont à l'avant-garde de l'offensive lancée par la 12° armée russe sur le front nord. En juillet, ils participent à une offensive de diversion vers Riga, puis à la bataille de l'ile de la Mort et à l'offensive de Noël. Souvent, lors de ces opérations, les Lettons parviennent à percer le front allemand, mais à chaque fois les unités russes qui les accompagnent sont à la traine et ne peuvent les relever causant ainsi dans les rangs lettons de lourdes pertes et les obligeant à revenir à leur point de départ. Dans ces conditions il est peu étonnant que se diffuse chez les fusiliers le sentiment de servir de chair à canon et d'être les victimes d'une trahison de la part des Russes, même si l'incompétence des généraux du Tsar et le manque d'allant des fantassins russes expliquent avant tout les défaillances lors des offensives. Les social-démocrates lettons qui se sont opposés à la formation des régiments lettons, dans lesquels ils voient avant tout des gardiens de la puissance tsariste, profitent de ces sentiments pour développer leur propagande.


Les fusiliers de Février à Octobre 1917.
Avec la révolution de Février 1917, le calme s'installe sur le front balte. Dans la partie de la Lettonie non occupée par les Allemands s'installe un conseil territorial provincial bien que le gouvernement provisoire n'accorde qu'une autonomie très réduite à la province. Les idées socialistes se développent chez les ouvriers lettons où les bolcheviks prennent rapidement l'ascendant sur les autres groupes socialistes. A Petrograd, c'est dans le quartier de Vyborg que se trouvent les cellules bolcheviques les plus actives et celles-ci sont largement dominées par des Lettons. De la même façon, après la révolution de Février se forment des unités de gardes rouges lettons composés de fusiliers déserteurs et d'ouvriers lettons, la plupart venant de Vyborg. Au moment où Lénine compte accroître la puissance militaire des bolcheviks, le contrôle de ces gardes rouges est une question importante.

L'agitation révolutionnaire touche également les fusiliers lettons. Ces derniers se réunissent en mars lors d'une assemblée de délégués pour demander la formation d'une Lettonie autonome au sein de la république russe. En avril, ils renouvellent cette exigence, ajoutant la volonté de poursuivre la guerre jusqu'à la conclusion d'une paix sans annexion. La propagande bolchevik de paix immédiate ne semble donc pas toucher des régiments où domine le nationalisme letton. Pourtant une minorité bolchevique s'organise parmi les fusiliers et au second congrès, en mai, les résolutions bolcheviques condamnant le gouvernement provisoire et demandant le pouvoir aux soviets sont adoptées, un comité exécutif à majorité bolchevik est désigné. Malgré la formation par les nationalistes d'une association nationale des soldats lettons, la majorité des fusiliers suivent désormais les bolcheviks. Il est vrai que le discours de Lénine qui promet l’autodétermination avec droit de sécession est plus en phase avec les aspirations des Lettons tandis que le gouvernement Kerensky se montre toujours centralisateur. L'espoir de reconquérir la Lettonie dans le cadre d'une révolution mondiale apportant la paix et le bonheur au genre humain s'empare donc des soldats après trois ans de guerre.

Des soldats lettons en 1917


Pourtant les choses changent quand le 1° septembre, l'armée allemande passe à l'offensive en Lettonie. Elle ne trouve face à elle que des troupes russes démoralisées dont la valeur militaire est nulle. Ce qui reste d'armée russe se disloque et bat en retraite. Seuls les régiments lettons, qui ont su maintenir une stricte discipline, contre-attaquent. Malgré des pertes énormes ils ne peuvent malgré tout empêcher la chute de Riga le 3 septembre. La volonté des autorités allemande de faire de la Baltique une terre de colonisation pour les vétérans de guerre du Reich semble prendre forme et annihiler les espoirs d'indépendance de la Lettonie. Dans les villes, particulièrement à Riga, les bolcheviks s'organisent clandestinement.

A Petrograd, l'influence des bolcheviks continue à grandir et ils peuvent toujours compter sur le soutien des Lettons. La garde rouge lettone est en effet aux avant-postes lors de la manifestation du 3 juillet, dispersée par les mitrailleuses des forces gouvernementales, puis dans le soutien à Kerensky en septembre face à la tentative de coup d’État du général Kornilov. L'Institut Smolny, quartier général des bolcheviks est au même moment protégé par une unité de gardes rouges lettons. Cette garde de Smolny devient par la suite officiellement le 1° Détachement communiste letton, chargé d'assurer la protection de Lénine et des autres dirigeants, une sorte Garde prétorienne communiste.

Le 8 octobre 1917, Trotsky est élu à la présidence du Soviet de Petrograd. Le 23 octobre, Lénine parvient à convaincre la direction du Parti de la nécessité de lancer l'insurrection. Un comité militaire révolutionnaire est désigné pour diriger le soulèvement. Dans le plan bolchevik un rôle particulier est donné à la 12° armée, dont font partie les régiments lettons, et qui est la force armée la plus proche de la capitale. Lénine envoie donc Vladimir Antonov-Ovseenko, membre du comité militaire révolutionnaire, auprès des soldats lettons avec des instructions précises concernant le déroulement de l’insurrection. Ensemble ils décident de former des comités militaires révolutionnaires dans chaque régiment letton et un comité pour l'ensemble de la 12° armée. Les troupes de cette armée devront, au cours de l'insurrection, occuper les nœuds ferroviaires stratégiques afin d’éviter que Kerensky, le chef du gouvernement provisoire, ne puisse faire venir des renforts loyalistes à Petrograd. Le comité militaire révolutionnaire de la 12° armée est formé le 31 octobre avec à sa tête le Letton Juris Carins. Au même moment, certainement conscient du danger et voulant l'enrayer, Kerensky accepte l'unification des régiments lettons dans un corps des fusiliers lettons. Mais il est trop tard, les Lettons ne lui font plus confiance. Durant la nuit du 7 au 8 novembre 1917, les fusiliers lettons et les gardes rouges s'emparent des points stratégiques de Petrograd, le Palais d'Hiver est pris d'assaut et le gouvernement provisoire chassé. Les marins qui participent à l'assaut sont commandés par le Letton Eizens Bergs.


Les fusiliers, remparts de la Révolution.
Lénine connaît l'importance des régiments lettons au moment où il s'empare du pouvoir. En effet, alors que l'armée russe se disloque et que les soldats russes rentrent chez eux, les Lettons, qui ne peuvent retourner dans leur pays tenu par les Allemands, restent la seule force militaire organisée et disciplinée. Le succès ou la déroute de la Révolution d'Octobre dépend en grande partie de l'attitude des Lettons.

Et ils choisissent de soutenir Lénine. Ainsi, quant au sein de la 12° armée, le soviet de soldats, dominé par les mencheviks, se déclare, le 8 novembre, opposé au gouvernement bolchevik, les fusiliers lettons se débarrassent d'abord des anti-bolcheviks présents dans leur rangs puis occupent les villes de Cesis, le 9 novembre, et de Valmiera, le 11. Le régiment de réserve qui se trouvent alors en Estonie prend quant à lui le contrôle de la ville de Tartu. Les Lettons empêchent ainsi le soviet de la 12° armée d'envoyer des troupes contre Petrograd. Le 20 novembre, le quartier général de la 12° armée installé à Valka et dernier bastion anti-bolchevik de cette unité et à son tour occupé par les fusiliers lettons. Le colonel Vacietis, qui a coordonné l'opération, est nommé commandant de la 12° armée.

Vacietis en 1917


A Moscou où les combats entre bolcheviks et partisans du gouvernement provisoire durent jusqu'au 15 novembre, le Kremlin, arsenal pour les gardes rouges, est tenue par le Letton Jan Berzin tandis que la garde rouge est commandée par un autre Letton, Janis Piece. Mais c'est dans toute la Russie que les Lettons sont présents et actifs dans les postes de commandement de la révolution: August Klavs-Klavins est le commandant militaire de Petrograd tandis que Martin Lacis, Karlis Petersons et Peter Stucka sont membres du comité militaire révolutionnaire de la ville.

La place des Lettons dans le dispositif militaire révolutionnaire va encore s’accroître. En effet, les bolcheviks ne peuvent faire confiance aux régiments de la garnison de Petrograd dont certains ont refusé de combattre les soldats de Kerenski. Les marins de Kronstadt, à l'humeur instable, n'apparaissent pas non plus totalement fiables tandis que la garde rouge est militairement faible. Dans cette situation, le comité militaire révolutionnaire suggère, afin de protéger le pouvoir bolchevik, de transférer des régiments de fusiliers lettons dans la capitale. Une compagnie spéciale chargée de la garde de l'Institut Smolny, quartier général des bolcheviks arrive le 9 décembre 1917 et le 6° régiment, chargé de garder la ville, arrive le 8. Moscou demande également son contingent ainsi que de nombreuses villes. Quand, début décembre, le pouvoir bolchevik fonde la Tcheka, une police destinée à détruire les menaces contre-révolutionnaires, de nombreux Lettons intègrent cet organisme qui se dote d'un corps militaire où, en avril 1918, des fusiliers lettons sont transféré notamment des soldats déjà chargés de la protection de Lénine. A Petrograd, fin 1917, les fusiliers gardent les bâtiments officiels mais aussi les entrepôts et les magasins. Des escarmouches éclatent parfois avec des soldats démobilisés ou des foules qui souhaitent se livrer à des pillages.

Un détachement de Lettons à Moscou


Malgré la prise du pouvoir par Lénine, l'état de guerre perdure encore officiellement entre la Russie et les Empires centraux. Dans la partie de la Lettonie non occupée par les Allemands s'est formé un gouvernement soviétique, dominé par les bolcheviks, nommé la République d'Iskolat, et qui peut s'appuyer sur une partie des régiments lettons qui y sont restés stationner. Mais la situation reste instable et quand, lors des négociations de Brest-Litovsk entre Allemands et Soviétiques, ces derniers refusent les conditions allemandes, les troupes du Kaiser passent à l'attaque. Elles prennent Daugavpils puis Valka le 22 février. Les régiments lettons reculent, les 7° et 8° réussissant à échapper à l'encerclement en quittant Pskov le 25 février. Quand la paix est enfin signée, l'Iskolat a disparu et la Lettonie dans son entier devient un protectorat allemand. La situation se fige, les bolcheviks sont incapables de remettre en cause la domination allemande sur les pays baltes d'autant qu'à l'intérieur de la Russie la situation se dégrade.

La paix de Brest-Litovsk provoque la colère des socialistes-révolutionnaires de gauche jusque-là alliés des bolcheviks. Soucieux de reprendre la guerre, ils n'hésitent pas à utiliser le terrorisme et organisent un coup d'État pour chasser les bolcheviks. Le 6 juillet, ils tentent de s'emparer de Moscou et marchent sur le Kremlin protégé par le 9° régiment letton. La plupart des unités de gardes rouges préfèrent rester neutre. Seuls les Lettons défendent les bolcheviks. Lénine nomme alors Vacietis commandant des forces bolcheviques de Moscou. Ce dernier fait entrer les 1°, 2° et 3° régiments dans Moscou durant la nuit et les lance dans une contre-attaque le matin du 7. Un détachement d'artillerie letton commandé par Eduard Berzin bombarde alors le quartier général des SR de gauche dont le coup a échoué. Moscou reste aux bolcheviks. A Petrograd la révolte est matée par les 6° et 7° régiments lettons. Ces régiments participent ensuite à la prise de Iaroslav le 21 juillet, la ville étant entre les mains du SR Boris Savinkov. Après la prise de la ville il semble que les fusiliers ont participé aux exécutions massives orchestrées alors par la Tchéka. Cet épisode va durablement entacher la mémoire des fusiliers. Mais une fois encore ils ont sauvé le pouvoir bolchevik.

Malgré l'écrasement du soulèvement des SR de gauche, les forces anti-bolcheviques se renforcent et s'organisent dans toute la Russie donnant le signal au déclenchement d'une guerre civile impitoyable. Le pouvoir bolchevik doit désormais lutter pour sa survie et là encore un rôle déterminant est donné aux fusiliers lettons, seule force disciplinée et fiable, noyau de l'Armée rouge en gestation, et troupes de choc pour sauver les situations désespérées.


Combats sur la Volga.
Le 22 février 1918, le 3° régiment de fusiliers lettons et une unité de garde rouge commandés par le Letton Rudolf Sivers s'emparent de Rostov, la capitale des Cosaques du Don alors entre les mains de l'armée des Volontaires du général blanc Denikine. Le 11 février, le 1° régiment et un bataillon du 4° s'emparent de Rogatchev, en Biélorussie, tenue par des Polonais anti-bolcheviques. En mars et avril 1918, les régiments lettons sont intégrés à l'Armée rouge en formation. Bien qu'éparpillés, les 9 régiments sont regroupés en une division lettone : les 1°, 2, 3, 4 et 9° régiments sont à Moscou, le 6° à Petrograd, les 5 et 8° à Bologoye et le 7° à Novgorod. La division possède également des unités de cavalerie, d'artillerie, d'aviation et du génie. Le 9° régiment a la particularité d’être formé à partir de la compagnie spéciale des gardes du corps de Lénine. Les effectifs sont également complétés par des ouvriers lettons évacués en Russie. La division lettone compte alors 8 000 soldats en mai 1918 et 17 000 en novembre. Mais elle ne regroupe pas l'ensemble des Lettons combattant au coté des bolcheviks. Les unités lettones de garde rouge sont transformés en unités de l'armée rouge mais sans être incorporés à la division lettone comme le régiment letton de Saratov.

En juillet 1918, Jukums Vacietis est nommé commandant des forces soviétiques du front oriental. Il installe son quartier général à Kazan où le 5° régiment letton repousse une attaque de la légion tchécoslovaque le 4 août. Le 6, les forces blanches investissent Kazan et en chassent les rouges après de violents combats de rue. Vacietis, qui a décidé de défendre Kazan jusqu'au bout, rassemble à son quartier général 180 fusiliers, deux pièces d'artillerie et deux véhicules blindés. Avec 120 fusiliers, il brise l'encerclement blanc et cherche à rejoindre la forteresse de la ville. Mais quand ces hommes y parviennent, la garnison, qui a changé de camp, leur tire dessus. Les Lettons se séparent alors en petit groupes pour fuir Kazan. L'entreprise est périlleuse et dans le groupe que dirige Vacietis et qui compte 27 fusiliers, seul 6 réussissent à rejoindre les lignes bolcheviques, les autres sont tués. Les Lettons ont subi de lourdes pertes à Kazan. Mais la résistance dont ils ont fait preuve a permis aux forces soviétiques de se regrouper et de ralentir l'avance des Blancs. Le 5° régiment letton est alors le premier régiment de l'armée rouge à recevoir le Drapeau d'Honneur, une décoration que vient de créer le gouvernement soviétique.

Fusiliers lettons pendant la guerre civile russe


Pour redresser la situation sur le front de la Volga, les 1° et 6° et une partie du 2° régiment lettons rejoignent Sviajsk et empêchent les Blancs de s'emparer de la ville le 28 août. Le 5 septembre, ce sont les Lettons qui contre-attaquent et, avec l'aide d'une flottille de canonnières remontant la Volga, reprennent Kazan le 10 septembre, signant là la première victoire d'importance de l'armée rouge dans la guerre civile. Le 6 septembre, Trotski nomme Vacietis premier commandant en chef de toutes les forces armées soviétiques.


Espoirs et échec d'une Lettonie soviétique.
A l'ouest, la situation politique et militaire connaît de profonds bouleversements. Les Empires centraux s'effondrent entre la fin octobre et le début novembre 1918. Les bolcheviks, profitant de la situation, dénoncent le traité de Brest-Litovsk le 13 novembre dans le but de reprendre les territoires perdus. C'est également l'espoir de porter secours aux révolutionnaires allemands qui cherchent à forcer la voie vers une Allemagne soviétique qui motive Lénine à exporter la révolution communiste au moyen des baïonnettes de l'Armée rouge.

Fin novembre 1918, Jukums Vacietis a transféré une partie des régiments lettons vers Pskov. Ces derniers pénètrent dans le sud de l'Estonie et le nord de la Lettonie le 2 décembre. Les Soviétiques suivent les troupes allemandes en retraite, sans jamais chercher le combat, sachant, par le biais des conseils de soldats allemands, que les hommes ne souhaitent que retrouver leurs foyers. Le 4 décembre, dans les territoires lettons occupés par l'Armée rouge, un gouvernement bolchevik letton dirigé par Peter Stucka est établi, reconnu par Lénine le 22 décembre. Les fusiliers lettons et des unités soviétiques continuent toujours à avancer en Lettonie. Le 1° janvier 1919, les fusiliers mettent en déroute les unités de la Landeswehr organisée par les barons baltes. L'armée allemande accentue alors son évacuation tandis que la flotte Alliée, qui croise dans la Baltique, à ordre de ne pas intervenir.

Le 3 janvier, les fusiliers lettons prennent Riga tandis que le gouvernement letton nationaliste dirigé par Ulmanis fuie en direction de Jelgava puis de Liepaja ,un port de la Baltique. Face aux Soviétiques ne se trouvent alors que 400 soldats lettons indépendantistes, 500 hommes de la Landeswehr et 200 volontaires allemands de la brigade de fer. Fin janvier, les nationalistes lettons ne tiennent plus qu'une petite poche de 50 km de diamètre autour de Liepaja.

Malgré leur supériorité les Soviétiques ne se lancent pas à l'assaut du réduit letton. Il est vrai qu'une fois entré en Lettonie de nombreux fusiliers ont déserté les rangs pour retrouver leurs foyers, affaiblissant du même coup le potentiel militaire soviétique. Au même moment, dans le nord des pays baltes, les nationalistes estoniens, ravitaillés par les Alliés, démarrent avec l'aide finlandaise, une offensive menaçant les arrières soviétiques. Pour écarter cette menace, deux brigades de fusiliers lettons sont envoyés repousser les Estoniens. Il semble que le départ de ces unités composées de vétérans a sauvé le réduit de Liepaja de l'anéantissement. Les forces allemandes encore présentes dans les pays baltes se renforcent alors avec l'arrivée de milliers de volontaires venues d'Allemagne qui forment des corps-francs. Dans leur enclave les nationalistes estoniens mobilisent 1400 hommes et reçoivent prés de 5000 fusils et 50 mitrailleuses des Britanniques en février. Quand les Estoniens avancent dans le nord de la Lettonie, des officiers lettons partent en Estonie pour organiser dans les territoires libérés des unités lettones.

Insigne des fusiliers lettons rouges


Les fusiliers lettons forment alors le noyau d'une petite armée soviétique lettone. Début février 1919 ils sont organisés en deux divisions: la 1° comprend les anciens régiments lettons issus de l'armée impériale tandis que la seconde est composée d'unités créées depuis la Révolution à l'exemple du régiment de Saratov ainsi que des quelques milices rouges levées en Lettonie. L'historien Visvaldis Mangulis estime que ces deux divisions comptent 12 000 hommes en février 1919, puis 27 000 en mai après que le gouvernement de Stucka ait décrété la mobilisation des hommes dans les territoires qu'il contrôle. Mais ces chiffres sont critiqués puisqu'à la même époque les divisions soviétiques ne comptent pas plus de 5000 soldats et que les armées qui au même moment ont envahi l'Estonie et la Lituanie ne comptaient pas plus de 8 000 soldats chacune. Il est plus que probable que, suite à la mobilisation, les divisions lettones n'ont pas dépassé les 10 000 hommes. Mais cette mobilisation change le caractère des régiments lettons. Aux anciens, nourris aux idées bolcheviks, mais dont les rangs sont décimés par les combats, se joignent des recrues à la fidélité incertaine surtout après que le gouvernement Stucka a nationalisé la terre, frustrant les paysans de la possession de terres appartenant depuis des siècles aux barons baltes. Les déceptions et rancœurs que provoque le gouvernement bolchevik letton qui applique également les principes de la Terreur rouge expliquent que la plupart de ces nouvelles recrues se débandent dés les premiers combats.

Alors que les unités soviétiques sont victimes d'une hémorragie liée aux désertions de masse, leurs adversaires ne cessent de se renforcer. Le général allemand Rudiger Von der Golz arrive à Liepaja le 1° février 1919 pour prendre la tête du 6° corps de réserve allemand en Lettonie qui comprend la brigade de fer (4000 hommes) et la 1° division de réserve de la Garde (5000 hommes). Son but est officiellement de sécuriser les frontières orientales de l'Allemagne contre le bolchevisme. Les Russes blancs vivant en Lettonie forment quant à eux une unité de 200 hommes intégrés aux forces de défenses lettones.

Les forces nationalistes lettones et les Allemands franchissent la rivière Venta et passent à l'attaque début février 1919. La Landeswehr reprend Kuldiga le 13 février et Ventspils le 22. Face à la faible résistance soviétique, Von der Golz poursuit l'offensive. Le 26 mars les troupes allemandes se trouvent à 30 km à l'ouest de Riga sur les rivières Lielupe et Musa mais Von der Golz décide alors de rester l'arme au pied pendant 2 mois.

Les régiments de fusiliers lettons sont alors concentrés face aux Estoniens dont les positions menacent directement Petrograd et qui soutiennent les troupes blanches de Ioudenitch. Ils remportent des petits succès mais ces gains sont rapidement perdus lors de contre-attaques ennemies. Au sud, les Soviétiques attaquent également mais ces combats violents contre les Allemands rencontrent peu de succès et ne débloquent pas la situation. La position des Soviétiques devient alors vite intenable puisqu'ils sont coincés entre deux adversaires puissants, les Estoniens au nord et les Allemands au sud. L'Armée rouge risque donc d’être coupé de ses arrières car ses adversaires menacent les voies ferrées reliant Riga à la Russie alors que la ligne passant par Pskov est déjà coupée à plusieurs reprises.

Von der Golz envoie, fin mai 1919, la Landeswehr, commandé par le baron Manteuffel et où se trouvent de nombreux Allemands, prendre Riga. Le 22 mai la ville tombe. Les Lettons profitent alors de la retraite soviétique pour avancer au sud et à l'est. Ils prennent Cesis le 30 mai, Jekapbils le 6 juin, Pskov le 25 mai. Ils rencontrent peu de résistance car les Soviétiques se retirent en hâte du piège que représente le saillant letton tout comme de la Lituanie qui est totalement évacué fin mai. Seule le sud-est de la Lettonie reste encore sous contrôle soviétique.

La guerre se poursuit en Lettonie mais elle oppose désormais les nationalistes lettons aux Allemands. Ces derniers sont battu fin juin et un armistice est signé début juillet sous l'égide des Alliés. Les Allemands quittent alors la Lettonie et seule la Landeswehr reste sur place pour combattre les rouges sous la direction du général britanniques Alexander.


Les fusiliers lettons et la défaite des armées blanches russes.
La guerre entre Lettons nationalistes et Allemands est bien accueillie par les Soviétiques. Elle soulage un pouvoir soviétique dont la situation au printemps 1919 semble désespérée. L'Ukraine est en révolte tandis qu'au nord, soutenu par les Estoniens, l'Armée blanche du Nord-Ouest commandé par Nikolaï Ioudenitch commence sa marche sur Petrograd. Au sud, les troupes blanches de Denikine avancent en direction du nord et de Moscou, s'emparant de Tsaritsyne et de Kharkov en juin.

Sur ordre de Lénine les régiments lettons sont transférés en août du front ouest vers le sud, de la Lettonie à la Biélorussie, pour combattre les blancs autours d'Orel. Ils ont été réorganisés après la retraite de Riga et les deux divisions ont été fondus en une seule. Cette mesure et le transfert des régiments visent a enrayé les désertions toujours aussi nombreuses sur le front letton. A Orel, la division lettone ne compte plus que 9000 soldats.

La garde lettone du Kremlin


Les régiments lettons font encore merveille. Ils brisent le front blanc et prennent Krom au sud-ouest d'Orel le 15 octobre 1919. Pendant ce temps une division rouge estonienne attaque Denikine au nord-ouest. Les 13° et 14° armées rouges avancent au sud. Denikine est alors obligé d'évacuer Orel le 20 octobre. Les Lettons malgré de lourdes pertes et une épidémie de typhus continuent à se battre et prennent Karkhov le 12 décembre. La résistance de Denikine s'effondre.

A l'ouest, le 3 janvier 1920, les Estoniens signent un armistice avec les Soviétiques, ce qui a pour effet de libérer des troupes rouges pour se battre en Lettonie. Mais les Polonais et les Lituaniens se sont joint aux Lettons pour reprendre la ville de Latgale. L'armée lettone qui est passé de 400 hommes en janvier 1919 à 70 000 en janvier 1920 passe à l'offensive début janvier et, avant la fin du mois, a libéré l'ensemble du pays. Un armistice est alors conclu avec la Russie le 1° février mais les Soviétiques demandent à ce qu'il reste secret. La paix ne sera signée que le 11 août 1920.

Au sud, contre le général Wrangel, qui a pris la succession de Denikine à la tête des derrières troupes blanches en Crimée, la division lettone part à l'assaut du Mur des Turcs, un ensemble de fortifications bâti jadis par les Tatars dans l'isthme de Perekop. Le 13 avril 1920, les Lettons prennent le contrôle d'une partie de ces fortifications mais ils subissent de lourdes pertes, et, quand la cavalerie blanche contre-attaque, ils ne reçoivent aucun renfort. Pour l'historien Visvaldis Mangulis, le commandement soviétique a voulu délibérément, sur ordre de la direction bolchevique, anéantir, en la sacrifiant, une division lettone fatiguée par des années de combat et dont les hommes aspirent de plus à plus à retrouver leurs foyers. Ces derniers peuvent s'appuyer sur un précèdent puisque la division estonienne a demandé, conformément au traité passé entre le gouvernement estonien et soviétique, de rejoindre l'Estonie, ce qui a été accepté, non sans difficulté. Une unité d'artillerie lettone a également voté une résolution demandant de pouvoir rentrer en Lettonie dés que les conditions seraient réunies. Mais le traité de paix avec la Lettonie restant secret, la division lettone reste dans l'ignorance des possibilités de rapatriement.

Malgré la lassitude les Lettons restent des combattants redoutables. Ils repoussent la cavalerie blanche le 13 avril 1920 mais doivent abandonner le Mur Turc. Ils repartent à son assaut les 14 et 16 mais sans succès. L'attaque polonaise à l'ouest, qui débute en avril 1920, oblige alors les Soviétiques à dégarnir le front de Crimée, permettant à Wrangel de réorganiser ses troupes. Le 7 juin, ce dernier attaque avec des chars et des avions, obligeant les Soviétiques à reculer sur la rive droite du Dniepr. Le 9° régiment letton est anéanti tandis que les 4°, 5° et 6° ont subi de lourdes pertes. Début juillet 1920 la division lettone parvient toutefois à établir une tête de pont sur la rive gauche du Dniepr autour de Kakhovka, mais, à la suite de sanglants combats, elle doit se replier. C'est à ce moment que le 6° régiment refuse d'attaquer et demande son rapatriement en Lettonie. Le commandement de l'armée rouge envoi des officiers et commissaires politiques installer un tribunal militaire pour réduire le mécontentement, mais en vain car les Lettons continuent à déserter seul ou en groupe.

Dans la nuit du 6 au 7 août la division franchit à nouveau le Dniepr près de Kakhovka et établit une tête de pont. L'arrivée de trois autres divisions rouges en renfort renforce une position qui tient prés de trois mois menaçant les arrières de Wrangel. Après la signature, début octobre, d'un armistice avec la Pologne, les Soviétiques peuvent à nouveau concentrer l'essentiel de leurs forces contre Wrangel. Le 28 octobre 1920 une grande offensive soviétique repousse les forces blanches qui ne tiennent plus que la Crimée. Le 29, l'Armée rouge, dont la division lettone, atteint l'isthme de Perekop. Le Mur Turc est pris le 9 novembre. Les Blancs ne possèdent plus comme ligne de défense que le Ushun, une ligne fortifiée également d'origine tatare. La division lettonne, qui est restée en réserve, attaque cette position le 11 novembre et parvient à s'en emparer mettant fin à la résistance blanche en Crimée.


La fin des fusiliers lettons.
Avec la fin de la guerre civile et la consolidation du pouvoir soviétique, la division lettone ne présente plus le même intérêt pour les bolcheviks. L'existence d'un État letton indépendant stimule les espoirs des soldats qui ne souhaitent pas continuer à servir dans l'Armée rouge. Mais surtout les autorités soviétiques ne peuvent plus tolérer l'existence d'une organisation militaire puissante dont le recrutement national ne peut qu'exacerber les sentiments nationalistes. La division lettone est dissoute le 29 novembre 1920. Le traité de paix avec la Lettonie est alors connu de tous et des milliers de soldats rentrent chez eux.

De nombreux Lettons restent malgré tout en URSS et servent dans l'armée rouge. Ils sont aussi présents au sein de la police, de la diplomatie, de l'appareil gouvernemental ou du Parti tout au long des années 1920 et 1930. Quand Staline, à partir de 1937, s'attaque en priorité aux étrangers dans le cadre des purges, les Lettons n'échappent pas à la Terreur. Des centaines sont liquidées en 1937-1938. Jekab Alsknis commandant en chef des forces aériennes soviétiques est fusillé en 1938, Rudolf Peterson commandant du train blindé de Trotski pendant la guerre civile et commandant du Kremlin de 1920 à 1935 est fusillé en 1937, Robert Eidemanis commandant des 13 et 14° armées rouges pendant la guerre civile puis chef de l'organisation de la défense civile est exécuté en 1937, Jan Berzine, le chef du renseignement militaire soviétique, est tué de retour d'Espagne en 1937, Eduard Berzin, qui fit tirer au canon, contre les SR de gauche à Moscou est tué en 1938. Jukums Vacietis, ancien commandant de la division des fusiliers lettons et premier commandant en chef de l'Armée rouge, est professeur à l’Académie militaire Frunze à Moscou quand il est arrêté avant d’être abattu en 1938. Heinrih Eihe le vainqueur de Koltchak est un des rares à échapper au massacre.

Monument de l'époque soviétique en l'honneur des fusiliers lettons



Bibliographie.
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Raymond Leonard, « From War through Revolution: The Story of the Latvian Rifles », European Studies Conference, University of Nebraska, Omaha, 2007.
Visvaldis Mangulis, Latvia in the Wars of the 20thCentury, Cognition Books, Princeton, 1983.
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La guerre civile grecque, 1944-1949

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De 1944 à 1949, la Grèce estla proie d’une guerre civile, qui plonge à la fois ses racines dans le passé récent du pays maiségalement dans un environnement international marqué par l’apparition de la guerre froide. Seul conflit armée sur le sol européen où s’affrontent le bloc communiste et le bloc occidental, elleressemble sur bien des points aux multiples guerres insurrectionnellesqui naîtront du contexte de guerre froide, du Vietnam au Nicaragua en passant par Cuba.


À travers l’exemple de la guerre civile grecque se dessine les linéaments desguerresinsurrectionnelles qui marqueront la seconde moitié du 20esiècle mais également les moyens employés pour la contrer et la vaincre. Apparaît également l’importance dans ce type de conflitde facteurs non spécifiquement militaires comme le contrôle de la population ou l’environnement international. Mais avant tout cette guerre civile est incontournable pour appréhender et mieux comprendre la Grèce contemporaine.

David FRANCOIS 



La Grèce

La Résistance grecque divisée
La guerre civile grecque de 1944 à 1949 plonge ses racines dans la politique intérieure hellène des années 1930. Par crainte des réformes avancées par le Parlement où domine le centre-gauche, le roi Georges II fait en effet dissoudre l’assemblée en août1936 et nomme à la têtedu pays, un dictateur, le général Ioannis Metaxas. S’inspirant de l’exemple du fascisme mussolinien, ce dernier instaure un régime autoritaire avec l’appui du roi, de l’armée et de l’administration. Les partis politiques sont interdits notamment le Parti communiste grec (KKE) qui passe à la clandestinité pour survivre. Les opposants au régime sont arrêtés, les grèves interdites et la censure est omniprésente.

Le régime de Metaxas ne bénéficie d’un soutien populaire qu’à partir de l’attaque italienne contre la Grèce en octobre 1940. La résistance armée grecque, dirigée par le général Alexandre Papagos, brise l’offensive des troupes du Duce qui se voient même repoussées à l’intérieur de l’Albanie. Devant le fiasco italien, Hitler est contraint d’intervenir. Le 6 avril 1941, la Wehrmacht attaque la Grèce. Alors qu’elle avait vaillamment résisté contre les Italiens, l’armée grecque ne peut faire face devant les troupes allemandes qui, en trois semaines, prennent possession de l’ensemble du pays. Le roi Georges et le gouvernement fuient le pays pour se réfugier en Égypte sous la protection britannique.

À leur arrivée en Grèce, les Allemands trouvent dans les prisons un grand nombre de communistes emprisonnés par le régime de Metaxas. Désireux de rester en bons termes avec leurs alliés soviétiques, ils décident de les libérer ce qu’ils ne tarderont pas à amèrement regretter. En effet, quand la Wehrmacht attaque l’URSS en juin, les communistes fondent immédiatementle Front de libération nationale (EAM) puis l’Armée nationale populaire de libération (ELAS) sa branche armée, faisantappel au patriotisme pour appeler à la résistance contre les envahisseurs allemands.

Parallèlement apparaît un autre mouvement de résistance armée en Grèce, la Ligne nationale démocratique grecque (EDES) de Napoleon Zervas. Cette dernière, qui reçoit le soutien du roi et du gouvernement en exil, est relativement faible et limite ses actions aux régions du nord-ouest du pays. Néanmoins, l'EDES, bien qu’anticommuniste, n’hésite pas à mener des opérations communes avec l'ELAS contre les Allemands et les Italiens. Plus à droite, existe l’Organisation X du colonel Georges Grivas qui mène une politique de terreur et de contre-terrorisme contre les communistes. Dans cette situation les formations les plus modérées sont rapidement marginalisées tandis que se développe une rivalité sanglante entre l’EDES et l’ELAS, les deux organisations étant en lice pour prendre le pouvoir après la libération du pays. L’EDES fournit ainsi quelques informations aux Allemands pour traquer l’ELAS tandis que cette dernière lance des attaques contre les forces de l’EDES dès la fin 1942.

En octobre 1943, l’ELAS, avec ses 20 000 hommes, accroît ses opérations contre l’EDES qui ne compte que 5 000 combattants. Les Britanniques, craignant une mainmise communiste sur le pays après la guerre, fournissent des armes à l’EDES qui en février 1944 reprend les territoires qu’elle avait perdus. Finalement les deux organisations conviennent d’une trêve tandis que les Britanniques, afin de résoudre le conflit, organisent une conférence au Liban réunissant les représentants des partis et des mouvements de résistance. Quatre mois plus tard, l’EDES et l’ELAS acceptent de passer sous commandement britannique.

Manifestation communiste à Athènes


À l’automne 1944, les troupes allemandes commencent à évacuer la Grèce. En octobre, le général britannique Scobie débarque à Athènes avec deux brigades et des unités grecques libres, soit environ 26 000 hommes tandis que le gouvernement en exil s’installe dans le pays libéré où les luttes politiques ne tardent pas à reprendre. La Grèce est alors dévastée par la guerre, le pays est en faillite, l’industrie està l’arrêt, les ports et les villes sont en ruine. Le gouvernement royal se montre vite inefficace face aux problèmesdu pays et manque de soutien dans une population qui lui reproche à la fois d’être l’héritier de Metaxas et d’être inféodé à la Grande-Bretagne.

Le KKE veut profiter de cette situation et montrer le soutien populaire dont il bénéficie. Avant la fin de la guerre, les partisans communistes ont déjàcommencéà consolider leur contrôle des campagnes.L’EAM organise donc une manifestation, le 2 décembre, à Athènes, malgré l’interdiction du gouvernement. La démonstration tourne au bain de sang, plusieurs manifestants sont tués. Les Britanniques ordonnent alors aux unités de l’ELAS d’évacuer la région d’Athènes dans les 72 heures. L’ELAS répond le 6 décembre en attaquant des bâtiments gouvernementaux ainsi que des unités de l’EDES dans le nord du pays. Les soldats britanniques reçoivent la mission de rétablir l’ordre mais en quelques jours, l’ELAS prend le contrôle du pays à l’exception des villes où se trouvent des garnisons anglaises. Le gouvernement grec se montre alors totalement incapable de contrôler une situation qui ne cesse de se dégrader.

Combats de rue à Athènes fin 1944


Dans les zones qu’ils contrôlent, les communistes organisent une force de police secrète l'OPLA qui s’en prend auxennemisréels ou présumés du KKE et qui,en trois semaines, exécute prés de 13 500 personnes. Les unités de l'ELAS comptent alors 40 000 hommes et femmes organisés en deux armées, celle du sud commandée par Siantos et Mandakas avec 18 000 combattants et celle du nord dirigée par Saraphis et Aris avec 23 000 combattants.

Pendant six semainesunesanglante lutte a lieu jusqu’à ce que les Britanniques, encouragés par la visite de Churchill à Athènes le jour de Noël 1944, repoussent les partisans communistes. Si ces derniers ont obligé l'EDES à fuir le continent pour se réfugier dans l’îlede Corfou, ils ne sont pas parvenusà prendre le contrôle de la capitale. Ils se retirent des environs d’Athènes en refusant de libérer les 16 000 otages civils qu’ils ont raflés, une décision qui entame leur popularité dans les campagnes et permet ainsi aux forces gouvernementales de reprendre le contrôle de nombreux territoires. L’offensive britannique force finalement l’ELAS à demander un armistice le 11 janvier 1945. Lors des négociations qui suivent, cette dernière accepte de rendre une partie de ses armes tandis que le gouvernement promet une amnistie, des élections libres et un scrutin pour décider le maintien du roi Georges sur le trône. Cettepremière phase, relativement courte,de la guerre civile a néanmoinsfait 25 000 morts.


Les communistes en position de force.
Le compromis de janvier 1945 est instable. De nombreux groupes communistes sont certesdissous et l'ELAS remet une partie de ses armes, mais de nombreux partisans refusent de désarmer et se réfugient dans les régions montagneuses du pays.En décembre 1945, le KKE est parvenu àréorganiser ses forces dont une partie est passée par descamps d’entraînement établis en Yougoslavie et en Albanie etrentre clandestinement en Grèce. La Bulgarie, la Yougoslavie et l’Albanie fournissent également des armes et du matériel aux insurgés communistes, ce qui n’est pas le cas de l’URSS qui maintient une réserve prudente. Mais le 21 janvier 1946, lors de la réunion du conseil de sécurité de l’ONU, le représentant soviétique condamne bruyamment les persécutions des militants communistes en Grèce. Le KKE voit dans cet incident le signe que Staline soutiendra la rébellion armée. Il est vrai que la politique gouvernementale ne fait qu’envenimer la situation en permettant à des unités terroristes paramilitaires denettoyer les villes des hommes de l'ELAS ce qui ne fait que renforcer les forces rebelles.

En mars 1946, le KKE refuse de participer aux élections nationalesoù la droite remporte une victoire écrasante. Sous les ordres de Markos Vafiadis, célèbre sous le nom de commandant Markos, de petites unités de l'ELAS commencent à effectuer des raids éclairs à travers la frontièrepour obtenir du matériel et des volontaires. Àla fin mars, un groupe arméentre dans le village de Litochoro, au pied du mont Olympe, et attaque un peloton de l’armée qui se rend rapidement. Le poste de gendarmerie résiste mais doit également se rendre. Les insurgés se retirent rapidement sans subir de perte alors qu’une unité britannique approche. C’est le signal pour tous les partisansde l'ELAS dans le pays. La trêve de janvier 1945 est définitivement brisée.

Markos Vafiadis, commandant des forces communistes grecques


Quelques mois plus tard un groupe de 1 000 à 1 500 partisans s’emparent de la ville de Deskati en Thessalie. Ils sont armés avec des mortiers de trois pouces et des armes anti-chars. Il faut cinq jours aux forces gouvernementales pour nettoyer la zone et rétablir l’ordre. Les partisans en retraite passent la frontière yougoslave protégéspar les soldats de Tito. À la fin de 1946, les incursions communistes deviennentquotidiennes, des routes sont minées, des villages pris. Si les rebelles possèdent des combattants dans l’ensemble du pays, la guérilla est particulièrement forte dans quatre régions : la Macédoine le long de la frontière avec la Yougoslavie et l’Albanie, la Thrace, la région de Tripoli-Sparte au sud du Péloponnèse, la région montagneuse de Thessalie.

Le gouvernement hésite sur la conduite à tenir, laissant les groupes d’extrême-droite commettre des exactions dans les villes au lieu d’envoyer l’armée dans les campagnes protéger la population. Sous l’influence britannique, le pouvoirassimile les rebelles à des bandits et non à des guérilleros, ce qui le conduit à commettre de lourdes erreurs. Ainsi c’est à la gendarmerie, à la garde nationale et à la police qu’il donne mission de combattre la rébellion, ce dont ses forces sont incapables. Il faut attendre octobre 1946 pour que le gouvernement engage 100 000 militaires qui ne sont ni formés, ni organisés pour des opérations de contre-insurrection.

Markos dirige alors environ 4 000 guérilleros en unités semi-autonomes de 100 combattants chacune. À la fin de 1946, il commande 7 000 combattants qui prennent le nom d’armée démocratique grecque. Il établit alors son quartier général dans la zone montagneuse de Gramos et de Vitsi à la jonction des frontières albanaises, yougoslaves et grecques. Au début de 1947, l’armée démocratique contrôle environ 100 villages qui lui permettent de s’approvisionner et de lever des impôts.Dans ces zones contrôléespar les communistes, des milliers de sympathisants du gouvernement sont condamnés après des parodies de procès tandis que les habitants doivent assister à des rassemblements obligatoires.

Les forces communistes ne cessent de croître tout au long de l’année 1947. En mars, Markos commande 13 000 insurgés dans des unités organisées et reçoit le soutien actif d’environ 50 000 autres tandis qu’il peut compter sur environ 250 000 sympathisants dans tout le pays. À la mi-1947, les rebelles dirigent environ 23 000 combattants soit de 65 à 70 bataillons de 250 hommes ou femmes. En octobre 1947, selon le gouvernement, l’armée démocratique a attaqué 83 villages, détruits 218 bâtiments, fait exploser 34 ponts et détruit 11 trains. À ce moment plus de 250 000 civils sont sans abri et les quatre cinquièmes du pays connaissent des troubles.

Les communistes reçoivent une aide importante de la part des pays du bloc de l’Est. À l’exception de l’URSS qui se montre prudente, la Yougoslavie et d’autres pays socialistes approvisionnent les communistes grecs fournissant aussi bien de la nourriturequede l’artillerie antiaérienne. Un général yougoslave est même envoyé au quartier général de l’ELAS conseiller les camarades grecs. Le gouvernement d’Athènesest alors dans une situation désespérée.Les communistes contrôlent déjàles massifs le long de la frontière avec l’Albanie mais également le mont Gramos à l’extrémité nord de la chaînedu Pinde. À partir de ces bases, ils menacent tout le nord-ouest de la Grèce. Par la suite, Markos déploie ses unités dans tout le pays au lieu de les garder concentrer dans les montagnes, fournissant par la mêmeoccasion des cibles plus facilespour l’armée.

Àla fin de 1947, les communisteslancent une attaque sur la ville de Konitsa prés de la frontière albanaise soutenu par des canons de 105 mm situés en Albanie. La bataille qui s’engage est cruciale pour les communistes qui veulent faire de la villela capitale d’une zone libérée dans l’espoir d’être reconnu officiellement par les pays socialistes. Ils jettent doncdans la bataille 10 000 combattants. Le premier objectif est le pont de Bourazani qui enjambe la rivièreAoos. C’est par que doivent arriver les renforts gouvernementaux venant de Ioannina la capitale provinciale. Pour répondre à l’attaque, larmée est obligée deréquisitionner des DC-3 pour transporter ses troupes sur place. Du 25 au 29 décembre, la bataille fait rage. Finalement les communistes doivent se retirer laissant prés de 1 200 blessés derrière eux.

Combattants de l'ELAS


La défense de Konitsa a pour résultat de remonter le moral d’une armée qui compte alors 200 000 hommes. A Athènes, un gouvernement de coalition se forme dirigé par Papandreou tandis que le colonel Zervas, l'ancien chef de l'EDES, est nommé ministre de l’Intérieur. Il fait arrêter prés de 3 000 communistes dont certains sont condamnés à mort tandis que le contre-terrorisme s’installe dans les villes et les villages, réprimant les sympathisants de gauche. La violence anticommuniste se déchaîne et de nombreux excès, notamment l’organisation d’exécutions publiques, entraînent des protestations de la part des États-Unis et de la Grande-Bretagne. En réaction, en mars 1947, les communistes, malgré les protestations internationales, déplacent 28 000 enfants vers les pays du bloc de l’Est. 
 
Au niveau international, l’année 1947, marque un tournant pour le gouvernement grec. Au début de l’année, la Grande-Bretagne annonce qu’elle ne peut plus soutenir militairement et économiquement la Grèce. Elle demande donc aux États-Unis de prendre le relais, ce qu’accepte le président Truman. Pour les Américains, une victoire communiste en Grèce mettrait en péril la Turquie et l’ensemble du Moyen-Orient, ce qu’ils ne peuvent tolérer. Une aide économique mais surtout militaire avec l'envoi sur place de conseillers se met en place qui va porter ces fruits en 1948.

Sur le plan militaire, durant toute l’année 1947, l’armée grecque montre son incapacité à venir à bout de l’insurrection communiste. Faute de matériel et d’effectifs suffisants pour mener des opérations dans l’ensemble du pays, les généraux grecs ont choisi de vaincre d’abord la guérilla dans le sud puis d’envoyer le gros des troupes dans le nord. Les opérations contre les guérilleros se déroulent en trois phases. Durant la première phase les troupes gouvernementales encerclent une région pour piéger les rebelles et les forcer soit à se battre, soit à se rendre. Dans un second temps, des ratissages sont effectués afin de nettoyer la zone puis, dans un troisième temps, le gros des troupes remonte vers le nord pour effectuer une nouvelle opération. Cette stratégie se révèle vite un échec. Les communistes parviennent en effet le plus souvent à fuir les régions visées par ces opérations tandis que la population locale, consciente que les rebelles reviendront une fois les militaires partis et craignant les représailles, refuse de coopérer. Pour tenir le terrain, l’armée est donc obligée de laisser des troupes sur place ce qui réduit ses forces pour mener des opérations ultérieures.

Devant cette impasse, le gouvernement grec essaye de négocier avec les rebelles, proposant une amnistie à deux reprises en 1947. Pour les communistes, c’est là un aveu de faiblesse d’autant que le gouvernement prévient qu’il ne pourra assurer la sécurité des guérilleros contre des représailles des groupes d’extrême-droite. Finalement à l’automne 1947, l’armée dédie l’essentiel de ses effectifs à des missions de défense statique. Manquant de capacité offensive efficace, elle est incapable d’obtenir une victoire militaire, laissant l’initiative aux communistes. Sur le conseil des Américains, le gouvernement met finalement sur pied un corps de défense nationale. Il s’agit de bataillons à base régionale qui sont exclusivement chargés de missions de défense statique et doivent libérer l’armée de ces taches pour lui permettre de se consacrer à des missions offensives.

À la fin de 1947, la perspective d’une victoire communiste en Grèce apparaît sérieuse. Le 24 décembre, Markos annonce la formation d’un gouvernement provisoire démocratique de la Grèce libre, un véritable défi pour Athènes qui ferme la porte à tout règlement politique et pacifique du conflit. Au même moment, refusant une intervention directe, le président Truman accepte en novembre 1947 l’envoie sur place d’une équipe de planification, sous les ordres du général James Von Fleet, chargée de donner des conseils opérationnels à l’armée grecque.

Van Fleet prépare alors un plan d’opérations pour 1948 qui consiste dans un premier temps à réduire les forces communistes en Grèce centrale puis à attaquer la région de Gramos en Épire début juin. Ensuite l’armée grecque devra nettoyer le Péloponnèse des restes des formations rebelles. Une campagne d’hiver dans la région de Vitsi, au nord du pays, mettra un point final au conflit.


La campagne indécise de 1948
Au début de 1948, 2 000 partisans communistes contrôlent la Grèce centrale coupant ainsi Athènes du reste du pays. Pour le gouvernement, reprendre cette région doit à la fois permettre de rétablir les liaisons entre la capitale et le reste de la Grèce et isoler les unités communistes stationnées dans le Péloponnèse. Trois corps d’armée sont engagés dans l’opération ainsi que deux groupes de commandos. Le 15 avril, les divisions attaquent depuis le nord et le sud tandis que des commandos bloquent les cols de montagnes pour empêcher les rebelles de fuir. Mais la veille de l’attaque, un groupe de guérilleros, profitant des conditions météorologiques, parvient à franchir les lignes gouvernementales et à s’enfuir.

L’opération une fois lancée se déroule avec lenteur. Ainsi le corps d’armée A a besoin d’un mois complet pour nettoyer une zone de 90 km de long sur 50 km de large. Cela laisse largement le temps à la plupart des unités communistes pour s’échapper et rejoindre le gros des forces rebelles dans le nord du pays. Néanmoins l’armée grecque est parvenu à chasser les insurgés de Grèce centrale et peut enfin revendiquer un succès.

La seconde phase du plan de Van Fleet débute le 20 juin 1948 avec pour objectif de prendre le contrôle complet de la zone montagneuse de Gramos centre névralgique des forces militaires communistes. Elle concentre en effet plus de 7 000 guérilleros prêts à défendre à tout prix la région. Lors de cette opération, l’armée doit d’abord de nettoyer les abords de la zone tenue par les rebelles puis s’emparer des lignes de défense communistes. Lors de la dernière phase, l’armée a pour objectif de couper les lignes de communication entre la région du Gramos et l’Albanie et de lancer une offensive sur la seconde ligne de défense communiste. 
 
Markos, qui est informé du plan de l’armée gouvernementale, répond en renforçant ses lignes de défense. Il établit également une réserve de 3 000 combattants en Épire qui doit couper les lignes de ravitaillement de l’armée une fois que celle-ci aura lancé son attaque.

Partisans communistes à l'entrainement


L’opération Couronne débute donc le 20 juin. Son déroulement s’avère lent et difficile dans une zone montagneuse où les défenses communistes sont bien préparées. Les rebelles de l’Épire quant à eux harcèlent les arrières de l’ennemi, l’obligeant à immobiliser des unités pour les protéger. Van Fleet, dénonce alors l’incompétence du commandant du corps d’armée B dont il demande le remplacement. Il l’obtient et c’est le général Kitrilakis qui prend la direction des opérations. Dans le Gramos, 40 000 soldats affrontent 8 000 guérilleros. Les deux forces se battent pour contrôler les massifs. Pour prendre celui du Kleftis, l’armée lance 20 000 obus sur la crête qui n’est prise que lors de combats au corps-à-corps. Markos doit alors faire venir en renfort 4 000 partisans pour contenirà contenir l’armée. Le 17e jour de l’opération, les militaires prennent finalement le contrôle de la ligne de défense extérieure des rebelles. Après douze autres jours de combats, Markos ordonne à ses hommes de battre en retraite. L’écrasante supériorité des troupes gouvernementales le menace en effet de tous cotés. Certains rebelles prennent alors la direction de l’Albanie mais la majorité, soit près de 8 000 hommes, arrive à rejoindre la région de Vitsi, l’armée grecque étant incapable de réaliser l’encerclement prévu de la région de Gramos.

Malgré la lenteur des opérations et la fuite des guérilleros qui sont encore 17 000 dans tout le pays, le gouvernement grec est plutôt optimiste. L’opération Couronne est officiellement terminée le 21 août tandis qu’une division se lance à l’attaque des fortifications de la guérilla dans la région de Mourghana.

La région autour du mont Vitsi, dernier objectif du plan conçu par Van Fleet, offre un refuge sûr pour les communistes ayant fui le Gramos d’autant qu’elle permet un excellent approvisionnement par les routes venant d’Albanie et de Yougoslavie. Le relief montagneux favorise également la guérilla qui transforme la région en forteresse. Pour l’armée grecque et les conseillers militaires américains, si les rebelles ne sont pas délogés de cette zone avant l’hiver, ils pourront la tenir ensuite jusqu’au printemps 1949. Le corps d’armée B de Kitrilakis prépare donc une attaque depuis le sud et l’est contre les 4 500 guérilleros qui tiennent la région. L’offensive est lancée le 30 août mais progresse lentement en raison de la forte résistance de l’ennemi et des mauvaises conditions météorologiques. Deux brigades supplémentaires sont alors envoyées en renfort pour permettre une percée. Le 5 septembre alors que l’armée est sur le point de couper les lignes de ravitaillement des rebelles avec l’Albanie, les communistes lancent une vigoureuse contre-attaque qui oblige les militaires à battre en retraite jusqu’à leurs positions initiales.

Le corps d’armée B reçoit alors le renfort d’une division ce qui lui permet de reprendre l’offensive. Cependant la guérilla lance une nouvelle attaque qui oblige l’armée à reculer de 3 km, un terrain perdu que les militaires ne reprennent qu’après deux jours de combats. Les chances du groupe d’armées B de s’emparer de la région de Vitsi avant l’hiver semblent alors largement compromises. Les préparatifs pour un nouvel assaut laissent en effet le temps aux communistes de renforcer leurs positions de défense. Ils en profitent également pour recruter de nouveaux volontaires dans la région ce qui leur permet d’avoir un effectif de 7 000 hommes en octobre.

L’armée grecque lance deux dernières grandes offensives en octobre mais les deux tentatives se transforment en piteux échecs. À la fin du mois, elle cesse ces opérations sans avoir réalisé ses objectifs puisque avec 6 500 hommes les communistes continuent à contrôler la région. Pour les conseillers américains, la raison principale de cet échec provient du manque d’agressivité des officiers grecs qui soit ordonnent la retraite dès qu’ils rencontrent une résistance sérieuse ou se retirent en désordre quand les communistes contre-attaquent.

À la fin de 1948, le gouvernement grec a encore peu de raisons d’être optimiste. Pendant que l’armée a essayé, en vain, de prendre le contrôle de la région de Vitsi, la guérilla en a profité pour accroître ses activités en Thessalie et dans le Péloponnèse. Les communistes sont même parvenus à combler les pertes subies durant l’année.

Pour Van Fleet, l’échec de Vitsi montre la nécessité de renforcer et d’améliorer les capacités de combat de l’armée grecque. Mais le temps manque pour cela alors que la guérilla ne cesse de se renforcer. Pour les conseillers américains, il est indispensable pour pouvoir l’emporter de fermer rapidement les voies de communication entre les communistes grecs et l’Albanie et la Yougoslavie. Cela peut être obtenu soit par un assaut rapide, soit par une augmentation des effectifs de l’armée. Mais à la fin 1948, l’armée s’est montrée incapable de réaliser la première option tandis que la seconde ne signifie aucunement une amélioration des qualités combatives des unités.

Pendant ce temps les communistes ne restent pas inactifs. Alors que la situation reste bloquée dans la région de Vitsi, ils réinvestissent lentement celle du Gramos avec deux divisions. À la fin 1948, trois brigades ont déjà établi des bastions dans cette zone. Dans le reste du pays, les raids communistes se font plus nombreux et plus audacieux. De décembre 1948 à février 1949, les rebelles parviennent également à recruter près de 5 000 combattants. Ainsi au début de 1949, ils contrôlent toujours fermement les régions de Gramos et de Vitsi et conservent l’initiative ailleurs en Grèce.

Le général Van Fleet en compagnie d'officiers grecs



La défaite communiste.
Afin de répondre aux critiques de Van Fleet et de redonner de l’allant aux troupes, le 21 janvier 1949, le général Alexandre Papagos, héros de la guerre contre l’Italie en 1940, est nommé commandant en chef des forces armées grecques. Ce dernier prend des mesures drastiques pour rétablir un esprit offensif. Les commandants jugés passifs sont menacés de la cour martiale, les unités n’ont le droit de battre en retraite que sur l’ordre du quartier général et les officiers sont autorisés à abattre tous ceux qui feraient preuve de lâcheté au combat.

Pendant que Papagos reprend en main l’armée, une opération est organisée dans le Péloponnèse afin d’écraser les forces communistes qui s’y trouvent. Si la région ne compte plus que 800 guérilleros au début de 1948, ils sont près de 4 000 à la fin de l’année. L’impasse stratégique dans laquelle se trouve alors l'armée dans le nord du pays après son échec contre Vitsi offre une chance de reprendre le contrôle du Péloponnèse. 
Le général Papagos, commandant en chef de l'armée grecque

 
Les militaires n’ont pas les ressources nécessaires pour mener des opérations simultanées dans l’ensemble de la région. Le corps d’armée A décide donc dans un premier temps de nettoyer le nord du Péloponnèse tout en essayant de neutraliser l’activité de la guérilla dans le sud, puis dans un second temps l’effort principal doit consister à nettoyer l’ensemble du Péloponnèse du nord au sud. Pendant l’ensemble de ces opérations, la marine grecque installe un blocus maritime le long du golfe de Corinthe pour empêcher l’arrivée de renforts communistes ou la retraite par mer des rebelles. L’opération qui débute le 19 décembre 1948 se déroule comme souhaitée par l’armée. Les militaires font arrêter 4 500 personnes soupçonnées d’aider la rébellion, privant ainsi la guérilla de ses principaux soutiens logistiques ainsi que de sources de renseignements. Les bandes de guérilleros ont alors beaucoup plus de mal à échapper aux militaires. Malgré des contre-attaques réussies, elles subissent sans relâche la pression de l’armée. Celle-ci agit méthodiquement et sans précipitations afin de ne laisser s’échapper aucun rebelle. À la fin mars, ces derniers ne sont plus que 250 dans le Péloponnèse. La reprise de la région est un succès pour le gouvernement.

Pour soulager la guérilla mise à mal dans le Péloponnèse, les communistes lancent une attaque sur la ville de Karpenisi au sud du Pinde le 19 janvier et s’en emparent. Il s’agit par cette manœuvre de forcer Papagos à détourner des troupes du Péloponnèse mais l’armée ne mord pas à l’hameçon. Elle laisse la ville aux mains des communistes pendant une quinzaine de jours et attend l’arrivée de troupes des régions débarrassées des rebelles pour reprendre la cité. 
 
C’est à ce moment du conflit que le 27 janvier 1949, Markos lance par radio depuis Belgrade une proposition de paix qui comprend un appel au cessez-le-feu, une amnistie générale, des négociations pour former un nouveau gouvernement et la tenue d’élections dans les deux mois. Cette annonce peut signifier que les communistes se sentent en position de force après les échecs de l’armée à la fin de 1948 et les succès des raids de la guérilla les deux derniers mois. Mais une semaine plus tard, la rébellion annonce que Markos, le chef de la guérilla, a été relevé de ses fonctions militaires ainsi que de ses responsabilités sein du KKE pour raison de santé. Le KKE est en fait victime d’une purge et Markos ainsi que de nombreux responsables de l’armée démocratique sont limogés pour « opportunisme ». C’est le résultat d'un conflit entre Markos, le commandant militaire, et Nikos Zakariadis le chef du KKE. Markos, qui ne pense plus avoir les moyens de remporter la victoire militairement, souhaite poursuivre une stratégie de guérilla basée sur l’organisation de raids et éviter toute confrontation directe avec l’armée tout en cherchant une solution politique avec le gouvernement. Zakariadis, au contraire, souhaite convertir l’armée démocratique en une force conventionnelle capable de conquérir et de tenir des territoires et de battre l’armée grecque. Au-delà de la stratégie militaire, un autre point de discorde est apparu, concernant le sort de la Macédoine. Zakariadis est en effet favorable à ce que cette région devienne autonome ce à quoi s’oppose Markos.
Avec le départ de Markos et de ses fidèles, Zakariadis a le champ libre. Il annonce que la Macédoine doit devenir indépendante au sein d’une fédération balkanique. Cela provoque l’afflux de volontaires macédoniens dont les effectifs, 14 000 hommes, représentent rapidement près des deux tiers de ceux de l’armée démocratique. Mais cette politique mine la base populaire de la guérilla, car les combattants, s’ils luttent pour une Grèce meilleure, ne veulent en aucun cas la division du pays. La politique macédonienne du KKE a également des répercussions internationales en lui aliénant le soutien de la Yougoslavie. Tito cesse alors de soutenir l’armée démocratique qui dés juin 1949 ne reçoit plus d’approvisionnement de la Yougoslavie qui ferme ses frontières avec la Grèce le 10 juillet.
Pendant ce temps, l’armée grecque et les conseillers américains préparent les plans pour la campagne de 1949. Van Fleet propose de ne plus chercher à nettoyer des régions entières mais plutôt à battre les formations de l’armée démocratique. Il insiste aussi sur la nécessité de lancer des opérations simultanées sur une vaste zone dans le but d’empêcher l’adversaire de se soustraire aux attaques. Il souhaite donc une offensive majeure dans le centre de la Grèce puis une autre dans la région de Gramos-Vitsi. Cette stratégie, une fois adoptée, est mise en pratique au printemps 1949 avec l’opération Pyravlos, l’offensive dans le centre de la Grèce.

L’opération débute le 25 avril avec le blocage par l’armée des passages qui conduisent au nord du pays. Le 5 mai, la principale attaque commence. Les communistes réagissent en divisant leurs forces en petits groupes de 80 à 120 hommes qui cherchent à éviter tout contact avec l’armée pour mieux réapparaître une fois que le gros de celle-ci se sera déplacé vers le nord. Contrairement à ces espérances, l’armée ne se presse pas pour prendre la route du nord. Le corps d’armée A, plutôt que d’agir dans le cadre de formations massives se met à copier les tactiques de la guérilla. Les unités sont ainsi divisées en petits groupes facilitant la poursuite des rebelles. Plus important encore, la population locale fournit des informations sur la localisation des guérilleros. L’opération Pyravlos se caractérise donc par des dizaines d’escarmouches durant trois mois plutôt que par quelques grandes batailles décisives. À la fin de juillet, les communistes sont vaincus dans le centre de la Grèce, en Thessalie et dans le sud du Pinde.

Le succès de l’opération Pyravlos est le prélude à l'assaut final contre l'armée démocratique dans le nord, qui débute le 2 août alors que les opérations de ratissage continuent dans le centre du pays. La situation de l’armée démocratique à l'été 1949 est mauvaise et oblige Zakariadis à revenir sur sa décision de construire une armée conventionnelle. Il ordonne que les huit centres de formation situés dans les pays communistes amis soient fermés, que les combattants qui s’y trouvent se forment en groupes de guérilla et infiltrent le nord du pays. Mais ces formations ne réussissent pas à obtenir le soutien de la population locale qui les dénonce aux autorités locales.

Dans la zone de Gramos-Vitsi, les communistes, témoins des préparatifs d’offensive de l'armée décident de tenir leurs positions défensives plutôt que de battre en retraite vers l’Albanie. Ils espèrent résister jusqu’à l’hiver quand les conditions météorologiques obligeront l’armée à cesser toute offensive. Ils pourront alors reconstituer leurs forces et reprendre le combat au printemps 1950.

Officiers grecs après la victoire sur le mont Gramos


L’armée grecque lance d’abord une attaque de diversion sur le Gramos avec l’intention de forcer les communistes à y déployer l’ensemble de leurs réserves tandis que l'attaque principale a pour cible le Vitsi. Le stratagème fonctionne, les réserves communistes sont envoyées dans le Gramos tandis que l’armée lance l’assaut contre Vitsi le 10 août. Après cinq jours de combats, la région est sous le contrôle des militaires. Zakariadis décide alors de défendre le Gramos qui est attaqué à partir du 25 août, notamment par 50 avions Helldiver livrés par les États-Unis. L’armée s’empare des positions défensives communistes en trois jours. Des combats sporadiques se poursuivent jusqu’à la fin août alors que le gros de l’armée démocratique s’est déjà réfugié en Albanie.

Enver Hoxha, le dirigeant albanais, qui craint une invasion de son pays par l'armée grecque et qui ne veut pas lui fournir un prétexte, décide alors de désarmer et d’interner tous les Grecs présents en Albanie. Associé à la décision de la Yougoslavie de cesser toute aide aux communistes grecs cette mesure signe la fin des combats. Staline, de son côté,a depuis longtemps comprisqu’avec l’aide américaine, les communistes grecs n’avaient aucune chance de l’emporter. L’armée grecqueélimine progressivement les petites bandes d’insurgés qui n’ont pas suivi la retraite. Pour Staline, depuis Yalta en 1945, la Grèce appartient à la sphère occidentale, il ordonne donc à l’armée démocratique de déclarer un cessez-le-feu. La guerre civile est alors finie.

Prisonniers communistes internés par l'armée grecque


Conclusion
Le coût de la guerre civile grecqueest énorme. Environ 160 000 personnes ont perdu la vie tandis que des centaines de milliers d’autresont perdu leur maison et l’ensemble de leurs biens. 80 000 sympathisants des rebelles ont prisle chemin de l’exil pour s’installer dans les pays du bloc de l’Est, la plupart ne rentrant en Grèce qu’après le vote de lois d’amnistie en 1985. Du côtédes combattants, l’armée a perdu 11 000hommes et les rebelles environ 38 000. 
 
La guerre civile grecque, l’un des premiers conflits armés de la guerre froide et le seul à se dérouler en Europe, inaugure une série d’affrontements que les théoriciens militaires nommeront guerres révolutionnaires dans les années 1960 puis guerres asymétriques au début du 21esiècle. Les communistes, inférieures en nombre et moins bien équipés, mènent essentiellement une guerre de partisans, faite de coups de main où la mobilité et l’esprit offensif leur assurent le succès. L’armée grecque répond d’abordpar des méthodes classiques, croyant, à tort, que sa supériorité numérique pourra venir à bout de l’insurrection. Le tournant militaire du conflit survient au moment où les communistes se dotent d’une assise territoriale, la République de Konitsa, qu’ils ne peuvent conserver que par une stratégie défensive conventionnelle. Dans cette configuration, la puissance de feu supérieure de l’armée, alliée à l’abandon des insurgés par la Yougoslavie, conduit inéluctablement à la victoire du gouvernement d’Athènes.

La guerre civile grecque montre l’importance du contrôle des populations pour assurer le succès ou non d’une guerre insurrectionnelle. Les communistes commettent dans ce domaine une série d’erreurs, imposant la conscription obligatoire ou instaurant une politique antireligieuse dans les zones qu’ils contrôlent ce qui a pour résultat de leur aliéner une partie de la population.Du côtégouvernemental, une décision importante est la mise en place du corps de défense nationale dédié à la défense statique qui permet de regagner le soutien de la population. Celle-ci, convaincue d’être protégé et de ne pas subir les représailles de la guérilla, commence alors à collaborer avec les autorités et à donner des informations à l’armée.

Fermement ancré dans le camp occidental après la victoire sur les communistes, la Grèce profite alors du plan Marshall pour se reconstruire puis intègre l’OTAN en 1951. Mais l’anticommunisme, avivé par le souvenir de la guerre civile, est particulièrement puissant au sein de l’armée et d’une partie de l’administration. Il joue un rôle prépondérant dans les soubresauts que connaît la jeune démocratie grecque et qui débouche sur la prise de pouvoir par l’armée en 1967 instaurant la dictature des Colonels qui s’achève en 1974. La fin de la dictature entraînela légalisation du KKE qui va dominer le champpolitique à la gauche du Parti socialiste, le PASOK, jusqu’en 2012 où il est supplanté par Syriza, dont le chef et actuel Premier ministre, Alexis Tsipras a débuté sa carrière politique au sein des jeunesses communistes.


Bibliographie :
Dominique Eudes, Les Kapetanios : la guerre civile grecque, 1943-1949, Fayard, 1970.
Mark Mazower, Dans la Grèce d’Hitler 1941-1944, Les Belles lettres, 2002.
Christophe Chiclet, Les Communistes grecs dans la guerre, L’Harmattan, 1987.
Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce (1941-1946), La Fabrique, 2012 .
André Gerolymatos, Red Acropolis, Black Terror: The Greek Civil War and the Origins of Soviet-American Rivalry, 1943-1949, Basic Books, 2004.
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