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Channel: L'autre côté de la colline
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L'autre côté de la colline : présentation

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Le nom de ce blog n’est autre que la traduction littérale de The Other Side of the Hill1, une expression devenue courante dans le monde anglo-saxon, et définissant un intérêt porté aux acteurs méconnus d’un conflit. En effet, nous souhaitons apporter une contribution à l’histoire militaire, prise au sens large, notamment en favorisant des thèmes relativement peu étudiés ou évoqués. Ces derniers se trouvent souvent négligés non pas en raison d’une absence de sources qui rendrait leur évocation impossible, mais plus simplement parce que l’intérêt du public pour ceux-ci reste relatif, et que des publications payantes ne peuvent prendre le risque d’aller à l’encontre de celui-ci, alors que la gratuité inhérente à Internet nous affranchit de telles contraintes.

Enfin, Regards croisés sur l’histoire militaire se veut simplement le reflet d’une réalité, à savoir que ce blog est dans son essence le fruit d’un travail collectif, soit la mise en commun de publications simultanément mis en ligne sur nos blogs respectifs. Afin de garantir une certaine qualité, les articles sont systématiquement relus avant publication et, si nécessaires, amendés. En effet, un autre de nos objectif est de promouvoir une forme d’écriture à notre sens encore trop décriée ; la vulgarisation, que nous percevons dans son sens noble, à savoir un idéal résidant dans l’alliance de la clarté et du sérieux. Il va sans dire que nous accueillons très volontiers les propositions d’autres contributeurs, sous condition qu’elles respectent la charte sous-mentionnée (à envoyer à lautrecotedelacolline@gmail.com). Les articles seront ensuite mis en ligne après relecture et approbation par la rédaction.


  • Le texte doit comporter minimum 20 000 signes (notes de bas de page et espaces compris).
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1Du nom d'un ouvrage de Sir Liddell Hart, paru en 1948, et dans lequel l'historien britannique avait recueilli les témoignages de généraux allemands faits prisonniers par les Anglo-Américains. De quelques entretiens, il avait fait un livre conséquent en déformant la réalité, contribuant à enraciner une vision quelque peu mythique de la Wehrmacht qui allait marquer durablement l'opinion publique occidentale.

Quand la Pologne brisa l'Armée rouge : la guerre soviéto-polonaise de 1920

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La Grande Guerre, par son ampleur, ses destructions incommensurables, son étendue géographique, sa durée, a presque totalement éclipsée le souvenir des multiples petits conflits qui, entre la fin de 1918 et 1920 touchent l'est de l'Europe. C'est le sort que connaît la guerre soviéto-polonaise de 1920, souvent traitée comme l'appendice final de la guerre civile russe. Guerre de libération nationale ou croisade révolutionnaire, ce conflit présente un mélange de pratiques obsolètes et d’éléments stratégique novateurs, les charges de cavalerie se font au service d'une tactique qui préfigure la guerre éclair.

David François





Naissance d'un conflit: nationalisme contre internationalisme

Le conflit entre la Pologne et la Russie prend racine en 1815 quand le congrès de Vienne entérine les différents partages de la Pologne opérés au XVIII° siècle par la Russie, la Prusse et l'Autriche. Depuis, l'aspiration à la résurrection d'une Pologne indépendante marque profondément l'identité nationale polonaise. Et ce que trois insurrections et des décennies de résistance aux entreprises de russification ou de germanisation n'ont pu accomplir, la guerre de 1914-1918 va le réaliser. En 1916, les Allemands qui ont envahi la Pologne russe acceptent la formation d'un Royaume de Pologne semi-autonome. Les Alliés ne peuvent alors aller aussi loin sans mécontenter la Russie de Nicolas II. Mais quand celle-ci se retire du conflit au début de 1918, le président américain Woodrow Wilson peut inscrire dans ses 14 points, qui deviennent les buts officiels de guerre des Alliés, la création et l'indépendance de la Pologne. En octobre 1918 quand, face à l'effondrement des Puissances centrales, le conseil de régence à Varsovie proclame l'indépendance de la Pologne, les Alliés entérinent la naissance du nouvel État.

Il faut pourtant attendre la conférence de Versailles, où les grands vainqueurs de la guerre, redessinent la carte de l'Europe pour connaître le contour du jeune État polonais. Mais les Alliés font alors face à une difficulté de taille. La Russie, devenue depuis 1917, le premier État communiste au monde, n'a pas été invitée à participer à la conférence. Si les Alliés ne désespèrent pas de la chute prochaine des Soviets et soutiennent de nombreux efforts en ce sens, ils sont malgré tout incapables de déterminer les frontières à l'est de l'Europe, notamment celle qui doit séparer la Pologne de son voisin russe.

Pendant ce temps les Polonais se donnent pour chef de l’État, Jozef Pilsudski. Ce dernier, ancien membre du Parti socialiste polonais, fut exilé par les autorités tsaristes pendant 5 ans en Sibérie. Farouchement anti-russe, il devient un fervent nationaliste. Pendant la Grande Guerre, il n'hésite pas à prendre la tête d'une légion polonaise qui combat sur le front oriental au sein de l'armée autrichienne. Refusant de prêter une allégeance totale aux Puissances centrales il se retrouve en prison à Magdebourg pour deux ans. Libéré en novembre 1918, il devient le héros national de la Pologne. 

Pilsudski a alors pour objectif de faire retrouver à la Pologne ses frontières de 1772, frontières qui englobent non seulement la Pologne mais également l'Ukraine, la Biélorussie et la Lithuanie. Il envisage donc de former une fédération des petits États issus de l'éclatement de l'empire tsariste qui puisse freiner les aspirations impérialistes de la Russie et de l'Allemagne. Cette ambition se heurte à la volonté des Alliés qui veulent imposer comme frontière avec la Russie la ligne fixée par lord Curzon, ministre britannique des Affaires étrangères. Cette ligne qui laisse des milliers de Polonais à l'est du Bug en dehors de la Pologne n'est pas acceptée par cette dernière alors qu'à l'ouest les Alliés hésitent à lui donner la région minière de Silésie pour ne pas mécontenter les Allemands. Les Ukrainiens et les Lithuaniens qui viennent juste d'accéder à une indépendance encore précaire rejettent tout autant le projet polonais de fédération que les ambitions territoriales de la Pologne. Les Français et les Britanniques mettent en garde les Polonais contre ces projets impérialistes et leur demandent de se contenter des territoires ethniquement polonais.

                                                Le maréchal Pilsudski (via polishnews)

Au moment où l’État polonais renaît, Lénine ordonne à l'armée rouge d'avancer à l'ouest reprendre les territoires occupés jusque là par les armées allemandes. Cette marche vers l'ouest fait face rapidement à l'émergence de pouvoir locaux, expressions des aspirations nationales des peuples de l'ancien domaine des Tsars. Les Soviétiques se heurtent donc aux Ukrainiens, aux Lettons, Estoniens, Lithuaniens et évidemment aux Polonais. Ces derniers affrontent l'armée rouge au printemps 1919. Mais les Soviétiques doivent à nouveau faire face à la menace des armées blanches soutenues par des détachements militaires alliés. La menace de Denikine est plus sérieuse que celle de Pilsudski. Profitant de la faiblesse russe, les Polonais poursuivent leur avance en Biélorussie. Ils s'emparent de Vilnius dont les Lithuaniens avaient fait la capitale de leur jeune république et atteignent la Daugava. Pour les Polonais, il s'agit surtout de mettre les Alliés devant le fait accompli afin qu'ils reconnaissent des frontières orientales polonaises élargies. A la fin de 1919 les Polonais occupent ainsi de larges parties de la Biélorussie, de la Galicie et de l'Ukraine. 

Au début de 1920, la situation a évolué. La guerre civile russe connait ses derniers soubresauts au profit des bolcheviks. Ces derniers peuvent de nouveau tourner leur regard vers l'ouest. Ils concentrent près de 700 000 hommes prés de la Berezina en Biélorussie. Persuadés, à juste titre, que les Russes s’apprêtent à passer à l'attaque, les Polonais veulent les prendre de vitesse en attaquant les premiers en Ukraine. Ils comptent s'appuyer pour réussir sur le soutien de l'ataman ukrainien Semyon Petlioura. Ce dernier, qui se bat depuis 1918 pour l'indépendance de l'Ukraine signe en décembre 1919 un accord avec la Pologne. Il accorde à celle-ci la Galicie orientale et la Volhynie occidental en échange de son aide afin qu'il puisse reprendre Kiev et étendre l'Ukraine indépendante jusqu'au Dniepr.

Pilsudski ordonne d'abord à ses troupes de marcher sur le nord, afin d'aider l'armée lettone à chasser les Soviétiques des rives de la Dvina. Les Polonais parviennent ainsi à s'emparer du point clé que constitue la forteresse de Dvinski le 3 janvier 1920 obligeant les Soviétiques à négocier. Mais Pilsudski, convaincu que les bolcheviks ne cherchent qu'à gagner du temps, fait traîner les pourparlers sur la définition de la frontière. Durant les mois d'hiver, il prépare son pays à la guerre. Les services de renseignements polonais concentrent l'essentiel de leur activité à suivre les mouvement des troupes soviétiques tandis qu'environ 100 000 soldats polonais sont déployés sur un front de près de 1000 km.

Les Alliés, apprenant les préparatifs polonais, mettent en garde Pilsudski. Lord Curzon le prévient le 9 février qu'il ne doit pas compter sur le soutien britannique. Le Conseil suprême Allié transmet une déclaration identique. Mais les services de renseignements polonais ne cessent d'annoncer l'arrivée quotidienne sur le front occidental de nouvelles troupes soviétiques. Pilsudski décide alors de passer à l'attaque. Son plan consiste à d'abord battre les Soviétiques au sud pour permettre la formation d'une République indépendante d'Ukraine sous la direction de Petlioura. L'armée que ce dernier doit mettre sur pied permettra alors aux troupes polonaises de remonter dans le nord où Pilsudski prévoit que doit se dérouler la bataille décisive. Avec la conclusion le 21 avril d'un accord militaire avec Petlioura, les Polonais sont enfin prêts pour passer à l'offensive.


Opération Kiev: les Polonais en Ukraine

Le 25 avril 1920, la 3° armée polonaise, commandé par le général Rydz-Smygly et accompagnée par deux divisions d'infanterie ukrainiennes, s'engage dans une offensive en profondeur en Ukraine. Face à elle se trouvent les 12 et 14° armées rouges commandées par le général Alexandre Iegorov. Les lanciers polonais, après avoir bousculé les troupes frontalières soviétiques, détruisent la 12° armée rouge, foncent en direction du Dniepr et s'emparent facilement de Kiev le 7 mai. Le gouvernement polonais proclame alors qu'il est venu apporter sa protection aux Ukrainiens qui doivent s'armer pour combattre les bolcheviks et gagner leur liberté avec l'aide de la Pologne.

Mais les Soviétiques se ressaisissent rapidement. D'abord ils n'ont pas été battus mais se sont repliés en ordre derrière le Dniepr. Les Polonais n'ont d'ailleurs pu établir qu'une petite tête de pont sur la rive orientale du fleuve et dès la fin mai ils doivent affronter les contre-attaques soviétiques. Le 26 mai 1920, des unités soviétiques appuyées par la 1° armée de cavalerie rouge attaquent autours de Kiev. Après une semaine de combat les Polonais rétablissent leurs positions. Au nord la 1° armée polonaise est battue et doit évacuer les territoires entre la Dvina et la Berezina pour stabiliser le front sur la rivière Auta.

Les Polonais se montrent rapidement incapables d'être à la hauteur de l'ambitieux plan stratégique de Pilsudski. Leur avance rapide sur Kiev a ainsi démesurément étendu leur ligne de ravitaillement. De plus ils ne trouvent guère de soutien parmi les population ukrainiennes qui sont autant anti-russes qu'anti-polonaises. Alors que les Polonais espéraient la formation d'une armée ukrainienne nombreuse leurs espérances sont vite déçues. Les forces ukrainiennes sont incapables de tenir le front face aux Soviétiques obligeant les unités polonaises à rester en Ukraine.

Les troupes polonaises doivent alors tenir un front de plus de 300 kilomètres avec seulement 120 000 hommes appuyés par 460 pièces d'artillerie. Les généraux polonais s'inspirant de la guerre sur le front occidental souhaitent établir une ligne de défense linéaire couvrant l'ensemble du front. Mais à la différences du front occidental saturé de mitrailleuses, de canons et de troupes, le front polonais est pauvre en hommes et en artillerie et ne dispose d'aucun ouvrage fortifié. A cela s'ajoute le fait que les Polonais ne disposent d'aucune réserve stratégique pour pallier une éventuelle percée ennemie.

De leur coté les Soviétiques ne cessent de se renforcer. Le fer de lance de l'armée rouge, la première armée de cavalerie rouge, commandée par le général Semyon Boudienny, et qui rassemble prés de 16 000 cavaliers appuyés par 5 trains blindés rejoint ses positions de départ sur le front ukrainien à la fin mai. Au nord, prés de 100 000 soldats rouges sont mobilisés. Il ne fait pas de doute que les Soviétiques veulent frapper un grand coup mais veulent-ils seulement infliger une correction aux Polonais ?

Au début de 1920, conscient que la guerre civile est gagnée, Lénine développe l'idée d'exporter la révolution en Europe occidentale par le biais des soldats de l'armée rouge. Et le plus court chemin pour atteindre Berlin puis Paris passe par Varsovie. Sinon, la Russie soviétique restera une forteresse isolée, d'autant plus fragile qu'elle est ruinée par des années de guerre.

    L'avance polonaise en juin 1920 (via wikipedia)

L'offensive soviétique: en route vers l'Occident

Le 5 juin, la cavalerie rouge de Boudienny s'élance sur les lignes polonaises au sud de Kiev. Les unités à cheval s'infiltrent derrière les lignes polonaises pour couper les communications. La lutte est féroce et quand sur sa route les cavaliers soviétiques s'emparent d'un hôpital militaire rempli de soldats polonais blessés, ils l'incendient. Les troupes polonaises, incapable de contre-attaquer sont obligées de reculer vers l'ouest, vers la Volhynie. Ils abandonnent Kiev le 11 juin, emportant dans leurs fourgons le gouvernement de Petlioura qui laisse définitivement l'Ukraine derrière lui.

Mais l'attaque soviétique sur l'Ukraine n'est qu'un aspect de l'assaut soviétique contre la Pologne qui comprend un second volet. Si la cavalerie rouge de Boudienny a pour mission principale de chasser l'armée polonaise d'Ukraine, au nord, les Soviétiques ont rassemblée 4 armées (4°, 15°, 3°, 16° du nord au sud) soit près de 160 000 hommes dont 11 (000) (?) cavaliers, soutenus par près de 700 canons et 3000 mitrailleuses. Ce front est commandé par le jeune général Mikhail Toukhatchevski alors âgé de 27 ans mais déjà auréolé par ses victoires lors de la guerre civile. Il a pris soin de concentrer ses troupes sur quelques secteurs décisifs afin de bénéficier de l'avantage du nombre qui est alors de 4 contre 1, puis de progresser selon l'axe Smolensk-Brest Litovsk.

Le 4 juillet il lance son flanc droit, commandé par l'Arménien Gayk Bzhishkyan, le long de la frontière lituanienne et prussienne et le 3° corps de cavalerie caucasien déborde des Polonais obligés de fuir. Les 4°, 15° et 3° armée rouges progressent vers l'ouest soutenues au sud par la 16° armée rouge et le groupe Mozyr. Si les Polonais se battent bravement, ils manquent de ravitaillement, surtout en munitions et ne peuvent donc stopper l'avance soviétique. Pendant trois jours le sort de la bataille paraît incertain mais la supériorité numérique soviétique parvient à l'emporter, non sans mal. Ainsi deux bataillons du 33° régiment d'infanterie polonais parviennent à bloquer pendant une journée deux divisions de l'armée rouge empêchant ces dernières de déborder par le nord le front polonais. Cette défense opiniâtre empêche Toukhatcheski de réaliser son plan initial: pousser les Polonais au sud-ouest dans les marais de Pinsk. Le 12 juillet, Minsk, la capitale de la Biélorussie tombe au main de l'armée rouge. 

Les Polonais se retranchent finalement sur la ligne dite « des tranchées allemandes », un ensemble de fortifications de campagne construit pendant la Grande Guerre et qui donne une opportunité de stopper l'avance soviétique. La bataille de Vilnius qui se déroule de 11 au 14 juillet montre rapidement les limites de ce système défensif. Les troupes polonaises qui sont toujours en nombre insuffisant pour tenir l'ensemble du front ne peuvent empêcher que les Soviétiques, qui concentrent leur attaques sur les points les moins défendus, finissent par percer obligeant l'ensemble du dispositif polonais a reculer. Le 14 Vilnius est prise par les Soviétiques et les Lituaniens, qui rejoignent à ce moment les Russes dans la guerre, puis c'est au tour de Grodno de tomber le 19. Le 1er août, Brest-Litovsk est aux mains des Soviétiques. Dans le sud, les troupes de Boudienny continuent à progresser s'emparant de Brodno et s'approchant de Lvov et Zamosc. 

La route de Varsovie s'ouvre devant l'Armée rouge qui a alors chassé les Polonais d'Ukraine et de Biélorussie. Le 20 juillet, plein de confiance, Toukhatchevski lance son célèbre ordre du jour: « Le sort de la révolution mondiale se décide à l'ouest; la route de l'incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ! A Varsovie ! » Le sort de la Pologne indépendante est en jeu.

    L'avancée soviétique en aout 1920 (via wikipedia)

Une bataille pour l'Europe ?

Face à l'attaque polonaise, les autorités soviétiques se sont appuyées sur le traditionnel patriotisme russe, ralliant à leur cause certains de leurs adversaire, notamment d'anciens officiers tsaristes comme le général Broussilov le dernier commandant en chef de l'armée russe. Mais dès que l'Armée rouge quitte la Biélorussie et l'Ukraine en direction de l'ouest, les dirigeants bolcheviks commencent à croire en la possibilité de vaincre la Pologne, de la transformer en république soviétique. L'armée rouge se retrouverait alors sur la frontière allemande, à environ 200 km de Berlin. Et l'Allemagne, patrie de Marx et nation la plus industrialisée d'Europe, est pour Lénine, le cœur de la Révolution mondiale. Son Parti communiste est d'ailleurs le plus puissant au monde après celui de la Russie soviétique. Le pays se relevant difficilement de sa défaite de 1918, reste encore la proie de troubles. En mars 1920 à la suite d'un putsch raté organisée par l'extrême-droite contre la république de Weimar, une grève générale a paralysé le pays. Dans le bassin de la Ruhr, une armée rouge composée d'environ 80 000 ouvriers a contrôlé rapidement l'ensemble du bassin minier avant d'être battu par l'armée régulière. Pour Lénine, l'entrée de l'armée soviétique en Pologne ne peut que rallumer les feux de la révolution allemande et si, Varsovie prise, le prolétariat allemand demande la fraternelle assistance des Soviétiques, rien n'empêchera la cavalerie rouge de déferler sur le Reich et pourquoi pas d'atteindre le Rhin. Cela signifierait inévitablement l'instauration du communisme à l'ensemble de l'Europe.

Cet espoir révolutionnaire enfièvre le second congrès de l'Internationale communiste qui s'ouvre à Petrograd le 19 juillet. Dans la salle où se déroulent les séances du Komintern, une immense carte a été dressée où chaque délégué peut suivre, par le biais de petits drapeaux, l'avance des unités de l'armée rouge en Pologne, et espérer que l'Europe sera soviétique avant Noël.Pourtant à la direction du Parti bolchevik des dissensions se font entendre. Trotsky et Staline refusent en effet l'idée de Lénine, de marcher sur l'Allemagne. Ils bénéficient dans leur opposition du soutien de Karl Radek qui avance l'argument que les populations polonaises et allemandes ne sont pas préparées à accepter le communisme. Mais pour Lénine, c'est le sort de la Révolution en Europe qui se joue sur le front polonais. Appuyé par Kamenev et Zinoviev il l'emporte finalement. 

La victoire de Lénine se traduit par la création à Byalistok d'un comité révolutionnaire polonais, embryon du futur pouvoir soviétique en Pologne, dirigé par Felix Dzerjinski, le créateur et dirigeant de la Tcheka, Julian Marchlevski et Felix Kon. Le 3 août ce comité publie un « Manifeste au peuple travailleur polonais des villes et des champs » et se proclame gouvernement révolutionnaire socialiste et se charge d'administrer les territoires polonais conquis par l'armée rouge. Mais il rencontre peu d'écho car il n'a aucun lien avec le monde ouvrier polonais. Bien au contraire, face à la menace russe, les ouvriers polonais se portent volontaires pour défendre Varsovie. Malgré les avis prédisant qu'aucune insurrection prolétarienne dans Varsovie n'est probable ni d'ailleurs n'importe où en Pologne, Lénine exige que la capitale polonaise soit prise le plus rapidement possible. Il ne tient surtout pas compte de l'avis de Trotski qui lui fait remarquer que la prise de Varsovie ne peut se réaliser que par un étirement extrême des lignes de ravitaillement soviétiques, étirement qui peut se révéler rapidement dangereux.

Face à la perspective d'une chute de Varsovie qui semble inéluctable et qui signifie la mort de la Pologne indépendante, le nouveau chef du gouvernement Wladislaw Grabski se rend à Spa demander l'aide du Conseil suprême des forces alliés. Les critiques envers l'action des Polonais sont sévères et les conditions mises pour une aide sont drastiques. Le protocole de Spa signé le 10 juillet impose que la Pologne se plie enfin aux décisions du Conseil allié concernant ses frontières avec la Tchécoslovaquie et la Lithuanie et qu'elle retire toute ses troupes derrière la ligne Curzon jusqu'à ce qu'un armistice puisse être signé.
Malgré cette sévérité les Alliées sont inquiets. Ils craignent que les Soviétiques traversent le Bug et s'emparent de Varsovie. Ils ne peuvent donc rester sourds aux appels à l'aide des Polonais qui réclament des armes et des munitions et n'ont d'autre choix que de les aider. Le gouvernement britannique demande aux Soviétiques de cesser les hostilités et d'accepter la ligne Curzon comme frontière sinon la Grande-Bretagne soutiendra la Pologne par tous les moyens. Sans réponse de la part des Soviétiques, Britanniques et Français envoient en Pologne une mission interalliée qui arrive à Varsovie le 25 juillet. En son sein se trouve le général Maxime Weygand, le chef d'état-major du maréchal Foch pendant la guerre, accompagné de son aide de camp le capitaine Charles de Gaulle. Les Britanniques sont représentés par le vicomte Edgar d'Abernon et le major-général Percy Radcliffe. Cette mission renforce les importantes missions militaires britanniques et françaises installées en Pologne depuis 1919. En 1920 ce sont prés de 400 officiers français qui sont alors en Pologne en tant qu'instructeurs. Les experts militaires occidentaux se mettent aux travail pour aider les Polonais à arrêter les Soviétiques. 

Cette aide militaire ne fait pas l'unanimité. L'opinion occidentale est en effet généralement hostile aux Polonais, notamment à gauche. Le parti travailliste britannique demande ainsi aux ouvriers anglais de ne pas prendre part au conflit du coté des Polonais. En France, L'Humanité demande que la Pologne réactionnaire ne reçoive aucun soutien français. En Europe, les organisations communistes appellent les ouvriers à empêcher le départ d'armes et de munitions pour la Pologne. Cheminots allemands et tchèques mais aussi des dockers anglais refusent de charger le matériel destiné aux Polonais. A Dantzig, seul port où peuvent débarquer des cargaisons pour la Pologne, ce sont les dockers allemands qui entravent les déchargements car la propagande nationaliste les a convaincus qu'une victoire des Soviétiques permettrait de rattacher la ville à l'Allemagne. L'infanterie de marine française est donc envoyée dans le port de la Baltique pour accélérer le déchargement des armes et munitions. Seul les Hongrois envisagent d'envoyer un corps de cavalerie de 30 000 hommes soutenir les Polonais. Mais ce projet échoue devant le refus du gouvernement tchécoslovaque de laisser ces hommes traverser son territoire.

A la mi-août l'arrivée du matériel allié s'accélère. A l'aéroport Mokotow, les mécaniciens polonais travaillent sans cesse pour assembler d'ancien avions de la RAF destinés à empêcher les reconnaissances aériennes soviétiques. Début août 1920, la situation semble désespérée pour les Polonais. Avançant de prés de 30 km par les jour les soldats de Toukhatchevski traversent le Bug le 22 juillet et pénètrent en territoires indiscutablement polonais. Pilsudski, qui semble surpris que les Soviétiques osent ainsi bafouer la ligne Curzon, comprend alors que leur objectif n'est autre que Varsovie. Il est vrai que le 1er août les Soviétiques en s'emparant de Brest-Litovsk ne se trouvent plus qu'a 200 km de Varsovie. Et ils continuent à avancer. Le font soviétique du nord-ouest traverse la Narew le 2 août tandis que le front sud-ouest approche de Lvov, important centre industriel du sud de la Pologne.
                                         Kalinine et Boudienny sur le front polonais (via soviethistory.org)

La bataille de Varsovie ou le miracle de la Vistule

La prise de Varsovie par les soldats de l'armée rouge semble alors inéluctable. La seule solution pour sauver la capitale polonaise reste le lancement d'une large contre-offensive. Mais l'ensemble des forces polonaises est déjà sur le front et il n'est pas question pour les généraux de dégarnir le front sud face à Boudienny en faveur d'un front nord où le danger est pourtant plus pressant. Le gouvernement fait donc appel à la conscription et à l'engagement volontaire tout en pressant les Alliés de lui fournir un approvisionnement vital en armes et munitions.

Persuadé que les Polonais sont sur le point de s'effondrer, Toukhatchevski s'apprête à porter le coup de grâce. Pour cela il souhaite contourner les défenses nord de Varsovie et attaquer la ville en partant du nord-ouest. Les Soviétiques traversent la Vistule à Plock au nord de la capitale polonaise. Pendant ce temps la 16° Armée rouge avance sur Varsovie par l'est bien que son flanc sud ne soit protégé que par les 8 000 hommes du groupe Mozyr. Si la cavalerie de Budienny commence à quitter le front sud pour rejoindre les troupes de Toukhatchevski, ce dernier ne semble pas préoccupé de renforcer ce flanc sud dangereusement dégarni. Le gros des troupes soviétiques s'est trop avancé vers l'ouest au delà de la Vistule négligeant de consolider sa jonction avec les troupes de Boudienny, liaison qui repose uniquement sur un groupe Mozyr qui ne compte que 8 000 hommes.

Dès la mi-juillet, Pilsudski a perçu les chances qu'il avait de percer le centre du front soviétique, là où se tient le groupe Mozyr aux effectifs bien faibles. Pilsudski veut enfoncer ce centre puis progresser vers le nord dans un mouvement d'encerclement des forces de Toukhatchevski. Les risques associés à ce plan sont importants. Pour qu'il réussisse il faut pouvoir compter sur la résistance des troupes défendant Varsovie face au gros des forces soviétiques et surtout déterminer si les troupes du front sud pourront participer à l'assaut. Le problème qui se pose à Pilusdski est celui de la répartition de ses forces pour mener son opération à bien. Combien de troupes sont-elles nécessaires pour défendre Varsovie ? Combien peut-on retirer d'unités du front sud sans le mettre en péril ? Une fois ces arbitrages fait, restera-t-il suffisamment d'unités pour lancer avec une chance de succès l'attaque contre les Soviétiques ? Pilsudski décide finalement de ramener du front sud des unités afin de former une troupe de 20 000 hommes soit 5 divisions qui forment la 4° armée sous les ordres de Rydz-Smigly. Cette armée a pour mission d'attaquer par le sud et d'écraser le groupe Mozyr puis de se lancer en direction du nord dans un mouvement d'encerclement des troupes de Toukhatchevski. Dix divisions forment les 1° et 2° armées et doivent défendre Varsovie face à l'est. Cinq autres divisions, formant la 5° armée, sous les ordres de Sikorski, doivent défendre la capitale au nord autour de la forteresse Modlin. La réussite du plan nécessite que cette 5° armée tienne fermement ses positions sur la rivière Wrka au nord de Varsovie face aux éléments de pointe de l'armée rouge. Même la mission militaire Alliée doute de l'efficacité du plan polonais et va jusqu'à recommander l'organisation d'une solide ligne de défense à l'ouest de Varsovie, signifiant ni plus ni moins l'abandon de la capitale.

Pour réussir son entreprise, Pilsudski peut compter sur la levée en masse que connaît son pays. L'armée passe ainsi de 150 000 hommes à 180 000 début août puis à plus de 300 000. Formées hâtivement, mal entraînées et sous-équipées, les nouvelles unités polonaises reçoivent un précieux renfort, celui de l'armée bleue du général Jozef Haller, formée de Polonais émigrés, qui arrive de France où elle s'est battue pendant le Grande Guerre. La mince flotte aérienne polonaise est également renforcée par une escadrille de pilotes volontaires américains, l'escadrille Kosciuzko. Pour parfaire la défense de Varsovie le gouvernement peut s'appuyer aussi sur un ensemble hétéroclite d'environ 80 000 volontaires ouvriers et paysans.

Le 13 août, la 3° armée rouge lance l'assaut final contre Varsovie. Les Soviétiques attaquent, percent les lignes polonaises et s'emparent de Radzymin, à 25 km de Varsovie. Les éléments les plus avancés peuvent déjà voir au loin les clochers de la ville. Au même moment la 4° armée rouge attaque par le nord sur la rivière Wkra. La situation devient désespérée pour les Polonais. Le général Haller demande alors à Pilsudski d'avancer son attaque de 24 heures, ce que ce dernier accepte, bien que les préparatifs ne soient pas totalement terminés. La 27° division d'infanterie de l'armée rouge atteint Izabelin à 12 km de Varsovie. 

Les Polonais contre-attaquent pour reprendre Radzymin et après de durs combats au corps à corps ils reprennent la ville le 15 août. Pendant ce temps, le 5° armée de Sikorski attaque la 5° armée rouge au nord-ouest de Varsovie mais expose dangereusement son flanc. Pourtant les Soviétiques ne profitent pas de cette opportunité qui aurait pu être fatale aux Polonais. La cavalerie de Gayk Bzhishkyan au lieu d'attaquer le flanc gauche de Sikorski et de soutenir la 4° armée préfère en effet couper les lignes de chemin de fer plus à l'ouest. C'est là le résultat d'un manque de communication et de coopération entre les différents commandants soviétiques. Si cette faiblesse touche d'abord les unités de l'armée de Toukhatchevski, elle s'étend aussi à l'ensemble des troupes soviétiques. Ainsi Boudienny refuse que ses cavaliers qui stationnent alors près de Lvov montent vers le nord, ignorant ainsi les appels de Toukhatchevski, peut être sur les conseils de Staline. Ce dernier qui est alors commissaire politique du front sud-ouest veut se voir attribuer le mérite de la prise de Lvov. Sikorski profite ainsi de l'inaction des Soviétiques pour lancer une série de raids. Ces opérations offensives localisées et limitées qui reposent sur l'utilisation de chars, de camions et de véhicules blindés permettent de créditer Sikorski d'avoir le premier utilisé la tactique de la guerre éclair. Il parvient ainsi par un coup de main à s'emparer du siège de l’état-major de la 4° armée rouge à Ciechanow, capturant des plans et des chiffres. 

Au sud, le 16 août, les cavaliers de Budienny traversent le Bug et progressent en direction de Lvov. Pour empêcher la prise de la ville, les appareils de la 3° division aérienne polonaise bombardent et mitraillent la colonne. Au prix de plus de 190 sorties et de prés de 9 tonnes de bombes, les aviateurs polonais parviennent à ralentir la progression des cavaliers, qui tombe même à seulement quelques kilomètres par jour, gagnant un temps précieux pour permettre aux troupes terrestres de se déployer au nord. Au centre la 1° armée polonaise commandée par le général Franciszek Latinik repousse l'assaut sur Varsovie de six divisions soviétiques.

Le 16, Jozef Pilsudski lance sa contre-offensive. Les troupes polonaise de la 4° armée s'élancent à partir de la rivière Wieprz. Face à elles ne se trouve que le groupe Mozyr composé de la seule 57° division d'infanterie. Les Polonais parviennent à battre les premières lignes soviétiques puis parcourant prés de 120 km en trois jours, elles progressent en direction du nord sans rencontrer de résistance. Le groupe Mozyr en déroute, les Polonais se trouvent face au vide et exploitent au mieux la situation coupant les voies de ravitaillement de la 16° armée rouge.. La 1° division polonaise avance ainsi de plus de 250 km en 6 jours entre Lubartov et Byalistok et participe à deux batailles. Pour franchir les lignes soviétiques, la 4° armée polonaise, reçoit le soutien de 12 chars Renault de type FT-17. Elle parvient à atteindre Brest-Litovsk fermant la nasse où se retrouve la 16° armée rouge. Pendant que les troupes de Sikorski continuent à harceler les Soviétiques, Pilsudski qui suit l'avance de ses troupes dans un camion décide de pousser encore plus au nord.

Le 18 aout, Toukhatchevski, installé à Minsk, conscient que ses unités les plus avancées en territoire polonais risquent d’être débordées, ordonne la retraite. Une retraite qu'il veut limitée afin de réorganiser son front, d'arrêter l’attaque polonaise puis de reprendre l'initiative. Mais la déroute a déjà commencé. La 5° armée de Sikorski brise le front soviétique à Nasielsk et met en déroute les 3° et 15° armées rouges. Elle avance alors rapidement vers le nord, utilisant des véhicules blindés, des chars et mêmes deux trains blindés, pour encercler la 4° armée rouge dans une véritable opération de guerre éclair. La cavalerie de Gayk Bzhishkyan et la 4° armée sont prises au piège. Malgré de sérieux accrochages avec les Polonais, les cavaliers et certaines unités de la 4° armée parviennent à se réfugier en Prusse orientale. Elles sont désarmées et internées par les autorités allemandes. Mais la majeure partie de la 4° armée rouge, incapable de s’échapper doit se rendre aux Polonais. Seule la 15° armée rouge tente de protéger la retraite. La défaite de cette armée le 19 puis le 20 août a pour résultat de faire cesser toute résistance sur le front nord ouest. Le 24 aout la défaite soviétique est définitivement consommée. Sur 4 armées du front nord-ouest, les 4° et 15° ont été battues sur le champs de bataille, la 16° s'est désintégrée à Byalistok, seule la 3° a réussi à battre en retraite. Toukhatchevski abandonne 200 pièces d'artillerie, 1000 mitrailleuses, 10 000 véhicules de toutes sortes et plus de 66 000 prisonniers. Le total des pertes soviétiques se monte à prés de 100 000 hommes contre 4500 polonais tués et 21000 blessés. 

Les Polonais doivent encore conjurer la menace que fait peser la cavalerie de Budienny au sud. Le 27 aout, Pilsudski confie à Sikorski le commandement de la 3° armée avec pour mission d'écraser les cavaliers rouges. L'avant-garde de Sikorski, c'est à dire la 13° division d'infanterie et la 1° division de cavalerie commandées par Haller, affronte la cavalerie de Boudienny à Zamarc. Les lanciers à cheval polonais chargent et mettent en pièce les Soviétiques. Après un second engagement à Komarow, Budienny ordonne une action d’arrière-garde pour permettre la retraite et ainsi éviter l'anéantissement de son armée.

Pendant ce temps au nord Pilsudski poursuit les troupes de Toukhatchevski en retraite en Biélorussie. Sur le Niémen, les Polonais enfoncent à nouveau les lignes de défense soviétiques le 26 septembre et détruisent la 3° armée rouge avant de s'emparer de Grodno. Le 27 septembre ils affrontent encore les troupes soviétiques démoralisées sur la rivière Szczara. Ces dernières, à nouveau battues, doivent se replier sur Minsk. Lors de cette bataille du Niémen, les Russes ont perdu 160 canons et 50 000 prisonniers. L'armée rouge subit sa défaite la plus cuisante de son histoire. La guerre a fait plus de 150 000 morts coté soviétique et prés de 50 000 du coté polonais.

Un armistice est finalement signé le 12 octobre entre Polonais et Soviétiques. De longues négociations s'engagent pour mettre fin aux hostilités et déterminer le tracé de la frontières polono-russe. Le 18 mars 1921 le traité de Riga laisse à la Pologne un ensemble de territoire incluant régions ukrainiennes et biélorusses revendiquées par les Soviétiques. L'URSS devra attendre l’écrasement de la Pologne par l'Allemagne en septembre 1939 pour, conformément au protocole secret du pacte germano-soviétique, récupérer ces territoires.

Conclusion

Vite oubliée en Occident la bataille de Varsovie a évité que le communisme ne s'étende en Europe sur les pas de l'armée rouge dès 1920. Il faudra attendre 1944 pour que le rêve de Lénine se réalise en partie, quand l'armée rouge occupera l'ensemble de l'Europe orientale. Sur le plan militaire, la guerre soviéto-polonaise a de quoi surprendre les observateurs étrangers. Après des années de guerre de tranchées nécessitant des sacrifices immenses pour des avancée dérisoires, ils assistent à une guerre de mouvement rapide où l'arme maitresse est la cavalerie. S'il n'est pas possible de parler de Blitzkrieg, cette guerre réhabilite les stratégies offensive et les attaques en profondeur. Toukhatchevski pourra s'appuyer sur son expérience de ce conflit pour développer son concept d'opération en profondeur qui s'exprimera pleinement lors des grandes offensives soviétiques de 1944-1945. Mal connue, la guerre qui opposa la Pologne et la Russie soviétique, et surtout la contre-attaque polonaise qui détruisit l'armée soviétique restent un chef d’œuvre de tactique. 

Bibliographie :


Norman Davies, White Eagle, Red Star: the Polish-Soviet War, 1919-20, Pimlico, 2003, (première édition: New York, St. Martin's Press, 1972.) 
Thomas Fiddick « The 'Miracle of the Vistula': Soviet Policy versus Red Army Strategy », The Journal of Modern History, vol. 45, no. 4, 1973, pp. 626-643. 
Thomas C. Fiddick, Russia's Retreat from Poland, 1920, Macmillan Press, 1990. 
Adam Zamoyski, Warsaw 1920. Lenin's failed Conquest of Europe, Harper Press, 2008.
Maria Pasztor, Frédéric Guelton, « La bataille de la Vistule, 1920 », Nouvelle Histoire Bataille, Cahiers du CEHD, n°9, 1999, pp. 223-250.
Frédéric Guelton, « La France et la guerre polono-bolchevique », Annales de l'Académie polonaise des Sciences- Centre scientifique de Paris, Vol 13, 2010, pp. 89-124.
Orlando Figes, La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d'un peuple, Éditions Denoël, 2007.

L'autre côté de la colline signalé par Guerres et conflits

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Merci à Rémy Porte, qui, sur Guerres et conflits, parle déjà de L'autre côté de la colline ! Rappelons que ce blog propose, notamment, de nombreuses fiches de lectures et des interviews d'auteurs.

Sondage : donnez votre avis pour un des articles du mois d'avril !

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L'objectif de ce blog collectif est de proposer trois articles mensuels, individuels ou collectifs. Le choix des sujets étant très libre, mais aussi fonction des intérêts propres à chacun, bien que nous essayons d'élargir un peu nos compétences, nous avons pensé à solliciter les lecteurs du blog pour qu'ils puissent parfois choisir un thème parmi d'autres.

Vous trouverez dans la colonne de droite un sondage, ouvert jusqu'à la fin mars, pour choisir, entre deux propositions, le sujet que vous aimeriez voir traiter par moi-même (Stéphane Mantoux) pour le mois d'avril 2013. A vos souris, donc, pour donner votre avis ! Mes collègues feront peut-être de même à l'avenir.

La bataille de Kinshasa

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Sous nos latitudes, l’image des combattants africains se résume bien souvent à celle de miliciens drogués et sanguinaires s’affrontant dans le cadre de rivalités ethniques obscures. Certes, des films comme Lord of War ou Blood Diamond renvoient bel et bien à une réalité ; le Revolutionary United Front de Foday Sankoh en Sierra Leone ou encore la Lord Resistance Army de Joseph Kony en Ouganda ne sont pas des inventions de cinéastes occidentaux en mal de clichés. Néanmoins, s’intéresser aux guerres ayant frappé l’Afrique subsaharienne révèle aussi l’existence d’institutions militaires capables de mener des opérations complexes et ambitieuses. La bataille de Kinshasa, durant laquelle s’affrontèrent les troupes de plusieurs pays africains, est à cet égard révélatrice.

Adrien Fontanellaz



D’une guerre à l’autre

Le génocide rwandais en 1994 fut à l’origine d’ondes de choc qui finirent par causer la chute de l’un des derniers dinosaures de la politique africaine: Mobutu Sese Seko. En mai 1997, l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL) entrait dans la capitale zaïroise tandis que l’édifice vermoulu de la dictature mobutiste s’écroulait. Dirigée par Laurent-Désiré Kabila un homme alors quasiment inconnu, le mouvement qu’était l’AFDL masquait une coalition d’acteurs congolais mais aussi étrangers dont le point commun était la volonté de se débarrasser du dictateur zaïrois. De fait, la chute du vieux léopard aurait été impossible sans l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) qui fournit l’ossature des forces de l’AFDL. Le Rwanda était intervenu au Zaïre avec comme but initial de démanteler les camps de réfugiés servant de bases arrières aux anciennes Forces Armées Rwandaises (FAR) et aux Interahamwe, qui s’infiltraient au Rwanda avec comme objectif ultime la reconquête du pouvoir perdu à la suite de leur défaite en 1994. Mobutu soutenant les forces de l’ancien pouvoir rwandais, les dirigeants de Kigali déterminèrent de renverser le maréchal zaïrois. L’Ouganda et l’Angola ne tardèrent pas à participer à l’opération, saisissant ainsi l’occasion de frapper les bases arrière de leurs oppositions armées respectives. Les Forces Armées Zaïroises (FAZ) n’échappaient pas à la déliquescence généralisée caractéristique du Zaïre de Mobutu et se révélèrent incapables d’arrêter, ou même de ralentir l’AFDL, malgré le recrutement in extremis de mercenaires français et serbes. Kinshasa tomba moins d’une année après le début des hostilités, et le Zaïre devint la République Démocratique du Congo (RDC).



Des soldats de l'AFDL peu avant leur entrée dans Kinshasa (Reuters)


Arrivé au pouvoir, Laurent-Désiré Kabila se trouva bientôt au centre d’un faisceau de demandes contradictoires émanant de l’opinion publique congolaise, de ses alliés étrangers, de l’ancienne opposition politique à Mobutu mais aussi de l’AFDL, également divisée en tendances diverses et antagonistes, alors que les caisses de l’Etat étaient vides. Les nouvelles Forces Armées Congolaises (FAC) constituaient à cet égard un bon exemple de cette complexité. Une grande partie de l’encadrement était composée d’officiers rwandais, alors que certaines unités étaient constituées de soldats banyamulenge, des Tutsis issus de plusieurs vagues d’émigrations successives dans le Kivu, et ayant gardés des liens étroits avec leur patrie d’origine. Mais les FAC avaient aussi réintégrés d’anciens soldats de Mobutu et des unités Katangaises, lointaines héritières des Tigres Katangais réfugiés en Angola durant les années soixante. Bref, Les bases du nouveau pouvoir étaient instables. Hors, les contradictions entre les attentes de Kigali et Kampala d’une part, et Laurent-Désiré Kabila d’autre part ne tardèrent pas à apparaître au grand jour. Ce dernier, nationaliste sincère, s’avéra être un allié bien moins docile qu’espéré par les premiers. Se sentant menacé, le chef de l'État congolais se rapprocha de ses appuis katangais au détriment des Rwandais et des Banyamulenge. Les tensions s’accélèrent durant l’été 1998, avec pour fond le mécontentement manifesté par la population à l’encontre des Rwandais. Le commandant James Kabarebe, officier rwandais d’origine congolaise et ancien bras droit de Paul Kagame, alors vice-président rwandais, se vit démettre de ses fonctions de chef d’état-major des FAC le 13 juillet 1998. Puis, le 27 juillet, les militaires rwandais et ougandais se virent intimés l’ordre de quitter le territoire national, le président congolais annonçant la fin de la coopération militaire avec ces pays. Deux jours plus tard, les soldats rwandais présents à Kinshasa, avec le commandant Kabarebe à leur tête, quittèrent la capitale congolaise à bord de six avions de transport. Enfin, le 1er août, les membres du gouvernement d’origine banyamulenge furent démis de leurs fonctions et remplacés par des Katangais. Parallèlement, Laurent-Désiré Kabila parvint à obtenir l’engagement de Robert Mugabe, autocrate du Zimbabwe. Ce dernier avait consenti à soutenir le président congolais pour des motivations alliant prédation économique et parenté idéologique. Surtout, ce pays disposait, avec les Zimbabwe Defence Forces (ZDF), d’une des armées les plus professionnelles du continent, issue de l’amalgame entre l’ancienne armée rhodésienne et les guérilleros de la Zimbabwe African National Liberation Army.


Soldats zimbabwéens à l'entraînement (via zimbabwedefence.com)

La réaction face au revirement de Laurent-Désiré Kabila ne tarda pas. Les soldats d’origine banyamulenge encore présents dans la capitale congolaise se révoltèrent, imités, dès le 2 août 1998, par leurs camarades des 2e, 10e et 12e brigades des FAC, basées à Goma, Kisangani et Bukavu respectivement. Si résumer le rôle des Banyamulenge à celui de simples supplétifs de Kigali serait réducteur, il est également vrai que cette communauté avait contribué en hommes et en ressources à la conquête du Rwanda par le Front Patriotique Rwandais (FPR) entre 1990 et 1994. De plus, Laurent-Désiré Kabila, en annonçant en début d’année vouloir répartir les soldats Tutsis au sein de l’ensemble des FAC avait aussi contribué à la révolte de ces unités. Dans le même temps, des troupes de l’APR entrèrent en territoire congolais et traversèrent Goma, alors que l’armée ougandaise pénétrait à son tour dans la province de l’Ituri. Cette nouvelle guerre allait impliquer les armées d’une dizaine de pays africains et causer des centaines de milliers de morts.

Le coup de dés rwandais

L’opération de sauvetage du régime de Laurent-Désiré Kabila, baptisée Sovereign Legitimacy et ordonnée par Robert Mugabe, échut initialement aux forces spéciales des Zimbabwe Defence Forces, composées du Parachutist Regiment, du Commando Regiment et du Special Air Service. Les premiers éléments zimbabwéens débarquèrent à Kinshasa le 2 août 1998, le contingent atteignant un total de 900 hommes deux jours plus tard, et se trouvèrent aussitôt engagées contre le millier de soldats banyamulenge et rwandais présents dans la capitale. Les Zimbabwéens combattirent aux côtés des FAC et de comités d’autodéfense composés de volontaires kinois. Ces derniers, équipés de machettes ou d’armes improvisées, se lancèrent dans une traque des Tutsis résidants dans la cité. Les combats se concentrèrent autour de deux bases militaires dans la périphérie de la ville. L’une d’elle fut bientôt assiégée par les FAC, et les trois cents défenseurs rebelles finirent pas être exécutés après avoir épuisé leurs munitions. Les Zimbabwéens parvinrent à sécuriser l’aéroport de N’Dolo puis l’aéroport international de N’Djili, situé à 15 kilomètres de la capitale, après plusieurs jours de combat. Incapables de se maintenir en ville, le reste des éléments rwandais et banyamulenge se replia ensuite dans la jungle ceinturant Kinshasa.

Les Rwandais ne tardèrent pas à initier une opération destinée à mettre fin au conflit rapidement en évitant une longue progression sur des axes terrestres identiques à ceux utilisé lors de la guerre précédente. En cas de réussite, elle aurait également permis de couper l’herbe sous les pieds des alliés africains de Kinshasa en faisant tomber le régime avant qu’ils n’aient eu le temps de déployer des troupes. Le plan rwandais était audacieux, et consistait à mettre en place un pont aérien reliant Goma à la base aérienne de Kitona dans la province du Bas-Congo, située à 320 kilomètres à l’Ouest de Kinshasa, puis à prendre la capitale après avoir coupé son accès à la mer. Le 2 août 1998, un élément précurseur de 163 soldats dirigés par le commandant Kabarebe embarqua à bord d’un Boeing 727 puis débarqua à Kitona, après avoir parcouru les 1'500 kilomètres séparant les deux aéroports, pour s’en emparer sans coup férir. Des milliers de militaires congolais étaient pourtant casernés dans les alentours, mais il s’agissait d’anciens membres des FAZ ou de la garde prétorienne du président Mobutu, la DSP (Division Spéciale Présidentielle), dont le régime de Kabila se méfiait et qui avaient été envoyés là afin d’être rééduqués avant leur réintégration au sein des FAC. Ces hommes, déjà peu favorisés depuis l’arrivée au pouvoir de l’AFDL, n’avaient de surcroît pas reçu leur solde depuis des semaines au moment de l’arrivée des Rwandais. Enfin, des relations interpersonnelles existaient probablement entre militaires congolais et rwandais, dans la mesure où l’entraînement des premiers avait été confié aux seconds avant la rupture entre Kinshasa et Kigali. Quoi qu’il en soit, le détachement du commandant Kabarebe parvint à convaincre les officiers congolais de se joindre à eux, aidés en cela par la distribution de primes en dollars. Il put ainsi compter sur le renfort d’une dizaine de milliers d’hommes, et mettre la main sur un arsenal comprenant, en plus d’importants stocks de munitions, des canons anti-aériens légers, des véhicules et une douzaine de chars T-55 et T-69. En outre, grâce aux rotations effectuées par deux Boeing 727 et un Boeing 707 entre Goma et Kitona durant les nuits suivantes, l’avant-garde du commandant Kabarebe fut bientôt rejointe par des renforts de l’APR de la taille d’une petite brigade, accompagnés par une section d’artillerie légère ougandaise forte de 31 hommes.

Ces forces entrèrent rapidement en action ; le 5 août, les ports de Banana et Moanda sur la côte Atlantique furent capturés, coupant Kinshasa de l’océan. Cinq jours plus tard, le port fluvial de Matadi, terminal de la voie ferrée et de l’oléoduc reliant Kinshasa au fleuve Congo, tomba à son tour. Enfin, le 13 août, les Rwandais s’emparèrent de l’immense barrage hydroélectrique d’Inga dont la production alimentait la capitale et en profitèrent pour couper son alimentation en électricité dès le lendemain. Jusque-là l’APR avait surmonté sans difficulté la faible résistance des éléments des FAC présents dans la province. Les Rwandais appliquaient avec succès leur tactique de prédilection consistant à faire précéder le gros de leur force par une avant-garde chargée de s’infiltrer dans le dispositif ennemi et de semer la panique, tout en laissant à ce dernier une voie de repli ouverte afin d’éviter qu’un encerclement ne suscite une défense acharnée de la part des éléments pris au piège.

L’assaut contre Kinshasa

Avant de lancer leur opération, les militaires rwandais avaient tenté de se prémunir d’une éventuelle intervention angolaise, susceptible de compromettre l’ensemble de la manœuvre. Le colonel Patrick Karegeya, directeur des services de renseignement extérieurs, avait rencontré les généraux Manuel Helder Vieira Dias et Fernando Garcia Mialia. Ces deux officiers, proches du président José Eduardo Dos Santos, avaient assuré au colonel rwandais que les puissantes Forças Armadas Angolanas resteraient l’arme au pied dans le cas d’un renversement du régime de Laurent-Désiré Kabila par l’APR. Pourtant, le 17 août déjà, les présidents de l’Angola, du Zimbabwe et de la Namibie annoncèrent leur soutien à Kinshasa. Dès le 20 août, des rapports firent état de la présence de troupes angolaises sur le territoire congolais. De fait, une colonne motorisée et blindée, composée de 2'500 hommes appartenant aux 5e et 18e régiments, pénétra en RDC à partir de l’enclave angolaise du Cabinda, progressant le long de la route reliant cette dernière à Kinshasa. La colonne disposait du soutien de six Su-25 du 25e Regimento Aéreo de Caças-Bombardeiros et de six Let-39 du 24e Regimento de Instruçao d'Aviaçao Militar basés à Cabinda, en compagnie d’un détachement mixte d’hélicoptères Mi-24 et Mi-17. Dans les jours qui suivirent, les deux régiments atteignirent l’aéroport de Kitona et en chassèrent la faible arrière-garde laissée par le commandant Kabarebe, coupant les Rwandais de leur base arrière. Pour celui-ci, la dernière chance de mener l’opération à bien était de prendre Kinshasa le plus rapidement possible sans laisser à ses défenseurs le temps de se renforcer.


Un T-55 angolais, photographié en 1999 (via militaryphotos.net)

Le contingent zimbabwéen à Kinshasa montait effectivement rapidement en puissance. A partir du 2 août, un premier détachement mixte d’hélicoptères Alouette III et AB-412 appartenant aux 7e et 8e squadron de l’Air Force of Zimbabwe fut détaché dans la capitale. La puissance de feu du corps expéditionnaire s’accrut encore considérablement le 20 août avec l’arrivée sur l’aéroport international de N’Djili de quatre FTB-337 Lynx du 4e squadron suivis deux jours plus tard par quatre Hawk du 2e squadron. Enfin, un millier d’hommes du Parachutist Regiment débarquèrent à leur tour sur l’aéroport le 24 août 1998. Pendant ce temps, l’avant-garde rwandaise avançait rapidement en direction de la capitale depuis le Sud-Ouest, précédant de deux jours le corps principal. Le 18 août, ce détachement tomba dans une embuscade tendue par une section de SAS zimbabwéens et une compagnie des FAC non loin de la ville de Kasangalu, à 45 kilomètres de Kinshasa. L’avant-garde perdit 18 tués dans l’affaire et fut contrainte d’attendre les gros du commandant Kabarebe. Ces derniers atteignirent le 20 août la localité de Mbanza Ngungu, à 120 kilomètres de la capitale, puis parvinrent deux jours plus tard à Kisantu, où leur avance fut détectée par des SAS, qui, faisant office de contrôleurs aériens avancés, guidèrent des frappes aériennes menées par les Hawk du 4e squadron à coups de bombes à sous-munitions. Après avoir essuyé des pertes sévères, les troupes rwando-congolaises se regroupèrent puis reprirent leur progression, pour arriver à la hauteur de Kasangalu le 24 août. Ce jour-là, une de leurs colonnes, comprenant la dizaine de chars récupérés à Kitona trois semaines plus tôt, fut repérée par un Lynx en patrouille. Le pilote détruisit à la roquette le blindé de tête, le reste des tanks étant annihilé par d’autres attaques lancées par les avions zimbabwéens appelés à la rescousse, et lors d’une embuscade tendue par des SAS héliportés sur place par des Alouette III. Cet engagement ne stoppa pas la progression du commandant Kabarabe mais lui coûta l’ensemble de ses moyens lourds, ses soldats ne disposant plus que de quelques mortiers pour appuyer leur assaut contre Kinshasa. Pendant ce temps, les Zimbabwéens concentrèrent leur dispositif autour de N’Djili, dont la défense fut confiée aux parachutistes, tandis que des SAS établissaient une série de sonnettes en forme de demi-cercle couvrant les approches de l’aéroport international.



Un Hawk du 2e squadron de l'Air Force of Zimbabwe (via xairforces.com)

Les colonnes rwandaises assaillirent Kinshasa dans la matinée du 26 août. Précédés par leurs alliés congolais qui se faisaient passer pour des membres des FAC en pleine retraite, les Rwandais contournèrent la capitale puis s’infiltrèrent dans les bidonvilles jouxtant l’aéroport international de N’Djili avant de lancer leur attaque sur ce dernier. Grâce à ce stratagème, les défenseurs ne détectèrent la première vague d’assaut qu’à une centaine de mètres du terminal principal. Ceux-ci parvinrent à repousser l’ennemi in extremis grâce à l’appui prodigué par une automitrailleuse EE-9 Cascavel. Par contre, les deux autres attaques quasi simultanées qui suivirent permirent aux hommes du commandant Kabarabe de s’emparer de la tour de contrôle, de plusieurs hangars et de l’extrémité Sud de la piste. Les jours suivants, les Rwandais lancèrent une série d’attaques déterminées afin de prendre le contrôle de l’aéroport, mais toutes furent repoussées par les Zimbabwéens. L’étendue de la piste, d’une longueur de 4.7 kilomètres, permit à ces derniers de continuer à utiliser leurs avions, dont l’intervention s’avéra décisive. En effet, les Hawk et Lynx noyèrent les positions ennemies sous un déluge de bombes, de roquettes et d’obus, à raison d’une douzaine de missions par jour et par appareil. Pour accélérer le tempo, certains avions étaient réarmés entre deux sorties sans même couper leur moteur. Dans l’après-midi du 29 août, les Zimbabwéens lancèrent une contre-attaque qui contraignit un ennemi déjà très affaibli à retraiter vers les bidonvilles du Sud de Kinshasa, où les combats se poursuivirent encore plusieurs jours. Décimés et à court de munitions, les troupes rwando-congolaises finirent par se replier en dehors de la ville, poursuivies par les Zimbabwe Defence Forces.


Cascavel des ZDF (via zimbabwedefence.com)

La retraite rwandaise

Après l’échec de l’assaut contre Kinshasa, la situation du contingent rwando-ougandais et des soldats congolais qui l’accompagnaient était devenue précaire. Ils étaient à court de ravitaillement et coupés de leurs arrières par l’intervention angolaise dans le Bas-Congo, alors que des forces ennemies convergeaient vers eux. Afin d’échapper à l’anéantissement, le commandant Kabarebe engagea ses troupes dans une longues retraite vers le Nord de l’Angola. Cette zone avait longtemps été sous l’influence de l’UNITA de Jonas Savimbi, et était de ce fait encore mal contrôlée par le gouvernement de Luanda. Après s’être coordonné avec les rebelles angolais, les Rwandais atteignirent la province après avoir parcouru 360 kilomètres en tenant leurs poursuivants à distance en menant des actions d’arrière-garde. A la mi-septembre 1998, au cours d’une attaque nocturne, ils parvinrent à prendre par surprise et à mettre en fuite les 400 hommes de la garnison angolaise du petit aéroport de Maquela Do Zombo. La piste de 1400 mètres était trop courte pour être utilisée par de gros avions de transport. Une partie du contingent dut donc étendre sa longueur de 400 mètres, alors que d’autres unités s’établissaient sur des positions défensives.


 Su-25K des Forças Armadas Angolanas (via xairforces.net)
 
La prise de l’aéroport n’alla pas sans susciter de réaction des Forças Armadas Angolanas. Une colonne mécanisée appuyée par vingt-six blindés avança le long de la seule route menant à l’aéroport, mais se trouva bloquée à une centaine de kilomètres de celui-ci par des éléments de l’APR. Les hommes du commandant Kabarebe parvinrent ainsi à tenir les deux mois nécessaires à l’agrandissement de la piste. Les travaux terminés, ils furent rapatriés grâce à une trentaine de vols menés par des avions russes loués pour l’occasion. Les derniers soldats embarquèrent à destination de Kigali le 25 décembre 1998, laissant derrière eux les anciens membres des FAZ et de la DSP ralliés à Kitona, qui restèrent en Angola et unirent leurs forces avec celles de l’UNITA.

Conclusion

L’échec de l’opération rwandaise contre Kinshasa déboucha sur une impasse stratégique, aucune des deux coalitions engagées dans la guerre n’ayant les moyens de vaincre l’autre. Si les profits tirés de l’exploitation des richesses du Congo permettait aux belligérants de financer leur effort de guerre, l’immensité du territoire contesté et donc la profondeur stratégique détenue par les deux camps rendait difficile toute nouvelle opération décisive. De plus, le conflit ne fit que se complexifier au fil du temps, notamment lorsque l’alliance ougando-rwandaise se fractura et que les armées de ces deux pays s’affrontèrent autour de Kisangani.

La bataille révéla aussi les capacités développées par certaines institutions militaires africaines. Les effectifs et le nombre d’avions projetés par les Zimbabwe Defence Forces étaient certes limités mais supportent la comparaison avec déploiements occidentaux considérés comme conséquents. Outre ce déploiement à brève échéance de milliers d’hommes bien entraînés, les militaires zimbabwéens démontrèrent aussi leur aptitude à mener dans la foulée une bataille aéroterrestre contre un adversaire redoutable. En effet, l’Armée Patriotique Rwandaise fit une nouvelle fois la preuve de sa maîtrise des tactiques d’infiltration et d’attaque de nuit, déjà relevée par les soldats français lors de l’opération Turquoise en 1994. Au-delà de cette dimension tactique, la conception même de l’attaque contre Kinshasa démontre une intelligence opérative et stratégique réelle car le Schwerpunkt de l’opération était bel et bien le cœur même du régime de Laurent-Désiré Kabila. Rappelons brièvement que, de facto, la faction qui contrôle la capitale d’un pays tend à plus ou moins brève échéance à en devenir le pouvoir légitime vis-à-vis de l’extérieur. L’attaque contre Kinshasa présentait un risque certes élevé, mais que le gain possible justifiait. Les services de renseignement de Kigali échouèrent certes à prédire la réaction angolaise, mais il paraît difficile de croire que le ralliement des soldats congolais basés autour de Kitona où la coopération avec l’UNITA lors de la retraite vers Maquela Do Zombo aient été totalement improvisées.

Enfin, l’existence même des trois ponts aériens menés par les Rwandais et les Zimbabwéens témoignent d’un phénomène maintes fois évoqué, la privatisation du domaine militaire. En effet, aucun de ces ponts aériens n’aurait été possible sans les services de compagnies aériennes disposant de flottes d’avions de transport tactiques ou stratégiques. Ces dernières, certes moins médiatiques que des sociétés mercenaires comme Executive Outcomes, permirent pourtant à des États aux moyens financiers limités d’accéder à des capacités de projection autrefois réservées aux grandes puissances.

Liste des abréviations


AFDL     l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo


APR       Armée Patriotique Rwandaise


FAR        Forces Armées Rwandaises


FAZ          Forces Armées Zaïroises


FAC         Forces Armées Congolaises


FPR        Front Patriotique Rwandais


ZDF       Zimbabwe Defence Forces


DSP        Division Spéciale Présidentielle


UNITA       União Nacional para a Independência Total de Angola


Bibliographie :


Colette Braeckmann, L’enjeu congolais, Fayard, 1999.




Tom Cooper et Peter Weinert, avec Fabian Hinz et Mark Lepko, African MiGs Vol. 1 - Angola to Ivory Coast - MiGs and Sukhois in Service in Sub-Saharan Africa, Harpia Publishing, L.L.C, 2010.

James Stejskal, Kitona Operation : Rwanda's Gamble to Capture Kinshasa and the Misreading of an "Ally", in Joint Force Quarterly 68, 1er trimestre, janvier 2013.


Tom Cooper, Pit Weinert, Jonathan Kyzer et Albert Grandolini, Zaire/DR Congo 1980 – 2001 in acig.info, version du 17.02.2011.


Corner Plummer, The Kitona Operation : Rwanda’s African Odyssey, in www.militaryhistoryonline.com, consulté le 15 janvier 2013


 

 
 

Vidéo : la VMF-214, les vraies Têtes Brûlées

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Ci-desssous, une petite vidéo de présentation de mon article à paraître demain, 20 mars, et consacré aux Têtes Brûlées, la VMF-214, qui opère dans le Pacifique sud pendant la Seconde Guerre mondiale... mythe et réalité d'une escadrille de légende !


Les vraies Têtes Brûlées. La VMF-214, mythe et réalité

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La série télévisée Les Têtes Brûlées1a fait de l'escadrille VMF-214, opérant dans le Pacifique sud sur Corsair, un groupe de bagarreurs et de voyous ayant échappé à la cour martiale, menant une guerre presque paradisiaque, sous les palmiers, en compagnie de jolies infirmières, et de temps en temps, des Japonais. On s'en doute, la réalité est un peu moins romantique. En réalité, la postérité de la VMF-214 se confond surtout avec celle d'un de ses commandants, le légendaire Gregory « Pappy » Boyington, dont l'autobiographie écrite après la guerre est truffée d'approximations et de quelques mensonges, et qui a servi de manière assez lâche de source d'inspiration pour la série télévisée. Les pilotes de Marines ont en fait opéré sur une machine formidable mais difficile à manipuler, le F4U Corsair. Le Pacifique sud, bien que paradisiaque par certains côtés, n'en est pas moins un milieu hostile, où les bactéries et les insectes provoquent parfois plus de pertes que la guerre, et où les pilotes abattus peuvent mourir de soif ou d'insolation dans leur canot de sauvetage perdu dans les immensités de l'océan. En outre, l'histoire de la VMF-214, comme on va le voir, ne se résume pas qu'à la période de commandement de « Pappy » Boyington : elle opère sur un théâtre d'opérations et durant une période qui restent, toutes proportions gardées, moins connus que l'offensive américaine menée par Nimitz dans le Pacifique central à partir de novembre 1943. Retour sur une escadrille de légende de l'US Marine Corps pendant la guerre du Pacifique.






Stéphane Mantoux 




Un avion : le F4U Corsair...


En 1938, l'US Navy ouvre une compétition pour un projet de chasseur à haute vitesse, capable d'évoluer à haute altitude. Elle accepte le choix d'un moteur radial, à condition qu'il soit puissant et monté sur un appareil suffisamment petit pour être embarqué sur porte-avions. Vought-Sikorsky Aircraft remporte la compétition avec son VB-166 (dessiné par le chef ingénieur de Vought, Rex Biesel) muni d'un moteur si puissant que l'hélice tripale est, elle aussi, de grande dimension. Or cela nécessite un train d'atterrissage très élevé qui va à l'encontre des atterrissages sur porte-avions. D'où l'aile en mouette pour obtenir un train plus court. Monoplace, le nouveau chasseur, grâce à son moteur Pratt & Whitney, est l'un des plus rapides de sa catégorie. Le surnom de Corsair lui est attribué dans la tradition de Vought, qui a déjà baptisé au moins deux appareils précédents de ce surnom. L'innovation la plus importante est cependant le dessin d'aile de mouette. L'US Navy, séduite par le prototype, accepte le chasseur dès février 1939. Au départ, le XF4U-1 est armé de deux mitrailleuses cal. 30 dans le nez et de deux mitrailleuses de cal. 50 dans les ailes. Conçu pour être embarqué sur porte-avions, le Corsair est aussi armé de bombes sous les ailes et le fuselage central pour les larguer sur des formations de bombardiers, en visant par une vitre disposée sur le plancher du cockpit !


Le prototype du Corsair, le XF4U-1, dont on remarque le cockpit très avancé-Source : Wikipédia.

L'appareil effectue son premier vol le 29 mai 1940 et donne satisfaction. Le XF4U-1 atteint déjà les 650 km/h. Il faut cependant améliorer la visibilité du pilote en modifiant la verrière et corriger une tendance à pencher à gauche à l'atterrissage. Son taux de roulis et sa vitesse en font pourtant un des meilleurs chasseurs au monde. Le Corsair comprend déjà des ailes repliables, des réservoirs de carburant dans les ailes et des flotteurs intégrés en cas d'amerissage forcé. Pour compenser la tendance à virer à gauche à l'atterrissage, un petit triangle de poids supplémentaire est finalement installé au bout de l'aile droite. Finalement, 584 XF4U-1 sont commandés. Le poste de pilotage est décalé un peu en arrière et le Corsair embarque désormais 3 mitrailleuses de cal.50 dans chaque aile, un armement qui va lui permettre de réaliser un ratio de victoires de 11 contre 1. Le siège du pilote et la verrière sont renforcés par des plaques de blindage.

Le premier squadronà recevoir le Corsair est la VF-12 en Californie, puis la VF-17 à Norfolk. Les Marineséquipent quant à eux le VMF-124 avec le nouvel appareil. Malheureusement, le F4U-1 se montre problématique pour l'emploi sur porte-avions, en raison des problèmes d'équilibre et de visibilité, et l'US Navyle rejette pour ses escadrilles embarquées. Le chasseur est donc récupéré par les Marines ou sert dans des escadrilles de l'US Navy basées à terre. Les Marines, comme les pilotes de l'aéronavale, sont enthousiasmés par les performances du Corsair comparées à celles du F4F Wildcat : la VF-17 « Jolly Rogers » écume ainsi le Pacifique Sud contre les Zéros. L'appareil étant très demandé, il sera construit par plusieurs fabricants durant la guerre : Vought (4 699 exemplaires), Goodyear (4 006 exemplaires) et Brewster (735 exemplaires). Le premier F4U-1 de série prend l'air le 25 juin 1942. Le F4U-1 comprend un énorme réservoir auto-obturant placé dans le fuselage, devant le cockpit, faisant reculer celui-ci, et provoquant la suppression des réservoirs d'aile, tandis que le fuselage est allongé. Le F4U-1A est amélioré avec une verrière en « bulle » et une capacité d'emport d'un réservoir de carburant sous le fuselage. Une version plus spécifiquement dédiée à l'attaque au sol, le F4U-1D, est également conçue, avec des pylônes d'emport sous les ailes, pour des roquettes notamment. Les F4U-1D ou FG-U1D pour Goodyear, version ultime du Corsair, sont produits respectivement à 1 685 et 1 997 exemplaires.

A partir de décembre 1944, les Corsairs sont finalement embarqués sur les porte-avions de l'US Navy : VMF-124 et 213 sur l'USS Essex, bientôt rejointes par d'autres sur les porte-avions restants, remplaçant progressivement le F6F Hellcat. Une version de chasse de nuit équipée d'un radar, le F4U-2, équipe trois squadrons, les VMF(N)-532, VF(N)-75 et VF(N)-101, utilisés depuis des bases au sol ou depuis les porte-avions. Le F4U-4, qui vole pour la première fois en septembre 1944, est accepté dès octobre par la Navy et entre en service en avril 1945. Vought en construit 2 357 exemplaires. Le F4U-4B, armé de deux canons de 20 mm dans chaque aile, arrive trop tard pour servir dans le Pacifique mais est employé en Corée dans l'appui au sol, l'un des appareils de la VMF-312 abattant même un MiG-15 nord-coréen.

Juin 1945 : un Corsair tire une salve de roquettes contre des positions japonaises sur Okinawa.-Source : Wikipédia.


Trois escadrilles en une : les VMF-214...


L'offensive américaine contre les positions japonaises dans le Pacifique sud-ouest commence, en fait, dès le printemps 1942. Le plan de l'amiral King est alors d'avancer depuis Efate, dans les Nouvelles-Hébrides, jusqu'à Espiritu Santo. A partir de ces bases, l'offensive pourrait alors poursuivre vers les Salomons et les îles Bismarck. Le 4 avril, le front du Pacifique est divisé en deux : le général MacArthur obtient le commandement du Pacifique sud-ouest alors que l'amiral Nimitz a la charge du Pacifique central. Nimitz doit avancer pour ainsi dire d'île en île, ce qui ne sera vraiment possible qu'à partir de novembre 1943 avec l'assaut sur les Gilbert, tandis que MacArthur remontera vers le nord via les Salomons, la Nouvelle-Guinée et les Philippines.

La clé de l'offensive américaine dans les Salomons réside dans la capture, le 7 août 1942, de l'aérodrome japonais en construction sur Guadalcanal, juste après le débarquement des Marines. Les Américains achèvent l'aérodrome le 12 août et le baptisent Henderson Field2quelques jours plus tard. Bientôt, la Cactus Air Force3opère à partir d'Henderson Field et des terrains satellites environnants. Les Japonais vont réagir violemment à l'intrusion américaine dans les Salomons : en effet, si Henderson Fieldreste aux mains des Américains, Rabaul, la principale place forte japonaise dans le Pacifique sud-ouest, serait menacée. Les unités aériennes de la marine impériale et de l'aviation de l'armée de terre vont donc sacrifier de nombreux éléments expérimentés dans la défense des Salomons.

Les Corsairs n'interviennent sur ce théâtre des opérations qu'à partir du 12 février 1943, lorsque la VMF-124 du major Gise se pose à Guadalcanal avec ses Corsairs. Le F4U, successeur du F4F Wildcat, doit permettre de frapper plus loin les positions japonaises du secteur, d'escorter les bombardiers et d'attaquer les aérodromes du nord et du centre des Salomons. Parmi les pilotes de la VMF-124, le lieutenant Kenneth A. Walsh qui deviendra le premier as sur Corsair. Après la VMF-124, les VMF-213, 121, 112, 221, 122 et 214 arrivent également dans les Salomons. Début juillet 1943, la VMF-123, convertie sur Corsair, est la dernière unité à recevoir le nouvel appareil. Toutes ces escadrilles, qui vont combattre les Japonais dans les airs, vont engendrer de nombreux as.

L'escadrille la plus célèbre du corps des Marines pendant la Seconde Guerre mondiale, la VMF-214, souvent associée avec son deuxième commandant, Pappy Boyington, a eu en fait trois vies différentes, trois unités qui ont porté le même numéro. La première VMF-214, les « Swashbucklers », combat dans les îles Salomons au milieu de l'année 1943 sous les ordres du major George Britt. Elle vole d'abord sur F4F Wildcat puis sur Corsair, revendiquant 20 victoires aériennes et produisant deux as. La deuxième VMF-214 est celle des « Black Sheeps », qui combat au-dessus du nord de l'archipel des Salomons et de Rabaul, entre août 1943 et janvier 1944. Elle abat 94 avions japonais et comprend 8 as en plus de Boyington. La troisième et dernière VMF-214 est basée sur le porte-avions USS Franklin (CV-13) et opère contre le Japon en 1944-1945.

La VMF-214 est formée en juillet 1942, dans le cadre du renforcement de l'US Marine Air Corps qui survient après l'attaque sur Pearl Harbor. Basé à Ewa, sur l'île d'Oahu, le major Britt prend la tête d'un squadron en cours de formation et qui ne reçoit ses premiers appareils, 11 F4F-3 Wildcats et 1 SNJ-4 d'entraînement, qu'en octobre. Les pilotes arrivent progressivement au cours de l'été et de l'automne. Parmi eux, Henry Miller, qui a servi dans la RCAF puis dans la VMF-211 avec Britt. Les pilotes s'entraînent de manière intense, en particulier au tir, et plusieurs accidents entraînent la perte de quelques Wildcats. Avec l'arrivée de 8 F4F-4 en décembre 1942, le squadron dispose de 14 appareils opérationnels. Certains pilotes préfèrent le F4F-3, qui compte deux mitrailleuses de moins, mais qui a plus de munitions et qui est moins lourd et plus manœuvrable que le F4F-4.


Carte de la campagne des îles Salomons, en 1943-Source : Wikipédia.

La VMF-214 embarque pour les Salomons en février 1943 à bord du porte-avions d'escorte USS Nassau(CVE-16). Le 3 mars, au large de l'île de la Pentecôte dans les Nouvelles-Hébrides, le Nassau catapulte les Wildcatsen direction de leur nouvelle base -la piste de Turtle Bay, à Espiritu Santo. Dès le 14 mars, la VMF-214 déménage sur Henderson Field,à Guadacalanal, située à 4 heures de vol. Le temps est déplorable et 9 TBF Avenger de la VMSB-143, qui accompagnent les Wildcats, sont perdus. Henry Ellis doit abandonner son F4Fet passe plusieurs jours en mer avant d'être secouru. Jim Taylor crashe son Wildcat sur le sud de Guadalcanal. La maladie est un adversaire aussi redoutable que les Japonais : le major Britt attrape rapidement la dysenterie et tous les pilotes doivent prendre des comprimés d'atabrine contre la malaria. Fin mars, la VMF-214 s'exerce en effectuant des vols de routine au-dessus de Guadalcanal et en escortant des SBD Dauntless et TBF Avenger lors de raids contre les bases japonaises de Vila et Munda en Nouvelle-Géorgie.

A la même époque, les Japonais rassemblent une force aérienne conséquente à Bougainville, et transfèrent en particulier au sol des unités embarquées. Cette contre-offensive aérienne nippone au-dessus des Salomons et de la Nouvelle-Guinée est baptisée opération I-Go. Le 7 avril, les Japonais lancent 67 bombardiers en piqué Aichi D3A2 Val contre les bases américaines autour de Guadalcanal, escortés par 110 Zéros. La VMF-214 participe à la mêlée avec trois vagues de 4 appareils, menées par Vince Carpenter, Henry Miller et « Smiley » Burnett. Al Jensen prend la tête d'une quatrième vague ad hoc. Le Cactus Fighter Command oriente les pilotes vers des intrus repérés au-dessus du cap Espérance, de l'île de Savo et de Tulagi. La vague de Jensen tombe dans un piège classique des Japonais : celui-ci poursuit un Zéro solitaire servant d'appât, le descend pour voir les autres tomber sur sa formation. « Vic » Scarborough parvient à abattre un autre Zéro mais son F4F est haché menu par les canons de 20 mm d'un de ses camarades. Al Jensen abat le poursuivant mais l'appareil de Scarborough est bon pour le pilon. Ce jour-là, les Américains revendiquent 58 victoires, dont 10 pour la VMF-214 -le plus haut fait d'armes des Swashbucklers durant leurs deux tours d'opération. Les victoires américaines, comme souvent exagérées, sont difficiles à confirmer dans l'autre camp car les archives japonaises ont fréquemment été perdues pendant la guerre. C'est la dernière fois qu'un F4F des Marines remporte une victoire en combat aérien : les squadrons de chasse entament la conversion sur Corsair.

Durant les trois semaines suivantes, la VMF-214 effectue des missions CAP (Combat Air Patrol) au-dessus de Guadalcanal. Le 18 avril 1943, Tom Lanphier, frère du pilote de l'escadrille Charles Lanphier, participe en tant que pilote de P-38 du 339thFighter Squadronà l'interception qui voit la mort de l'amiral Yamamoto. L'affaire, supposée être secrète, est rapidement ébruitée dans le Cactus Fighter Command. Les Japonais répliquent par un spectaculaire raid nocturne. En mai, l'activité est également très réduite. Le 15, la VMF-214 atteint la date de son temps de R&R (Rest and Recreation) : 10 jours à Espirutu Santo puis une semaine en Australie.

La VMF-214 « Swashbucklers » entame son deuxième tour d'opérations en juillet 1943 sur Corsair, et connaît ses premières pertes. Le major Britt est remplacé, conformément à la politique en vigueur, par le major William O'Neill, qui reste très peu de temps. Plusieurs autres pilotes de l'escadrille assument temporairement la fonction. Dès leur retour à Turtle Bay, à la mi-juin, les pilotes ont su qu'ils vont être reconvertis sur Corsair. L'amiral Halsey souhaite entamer la reconquête de la Nouvelle-Géorgie et a besoin de tout l'appui aérien disponible. La VMF-214 apprend donc à manipuler sa nouvelle monture, en particulier à l'atterrissage. Mais la maintenance est un véritable casse-tête, d'autant plus que les Corsairs présentent une sérieuse tendance aux fuites d'huile. Trouver les appareils est aussi un problème : seuls 3 Corsairs sont disponibles le 23 juin. D'autres arrivent heureusement en juillet. Au soir du 17 juillet, Jack Petit, Dick Sigel et Mac McCall sont envoyés protéger le transporteur d'hydravions Chincoteague, endommagé et remorqué par le destroyer Thornton. Ils interceptent 3 Mitsubishi G3M Nell et les abattent en flammes. Une bonne entrée en matière pour le Corsair !

Quelques jours plus tard, la VMF-214 s'installe dans les îles Russell sur la piste de Banika, beaucoup plus proche des positions japonaises. Fin juillet, l'escadrille escorte de nombreux raids de B-24 sur le bastion de Kahili. Lors d'un engagement au-dessus des Salomons le 4 août, la VMF-214 revendique 3 Ki-61 Tony abattus, pendant un combat où les pilotes américains ont cru avoir à faire, un moment, à des P-40 de la RNZAF. Deux jours plus tard, les Corsairsescortent un F-5A (version du P-38 de reconnaissance photo) au-dessus des îles Shortland. Près de l'île de Morgusaisai et de Kulitanai Bay, ils tombent sur une force aérienne japonaise mixte comprenant des Zéros et des hydravions A6M2-N Rufe. Al Jensen abat trois appareils et devient un as. Scarborough et Smiley Burnett remporte aussi des victoires. Mais Bill Blakeslee est abattu et Tony Eisele doit crasher son Corsair sur les flots en raison de problèmes de moteur. Le lendemain, Bill Pace, qui assume le commandement de l'escadrille, se tue également sur accident. Smiley Burnett, qui n'est pas parvenu à gagner la confiance de tous les pilotes, devient le nouveau commandant.

Munda a été capturée le 5 août et les Seabees4remettent rapidement la piste aérienne en état. L'escadrille commence à y opérer dès la mi-août mais les conditions sont exécrables : l'hygiène est infecte, les moustiques omniprésents, des corps en décomposition finissent de pourrir près de la piste, qui est en plus pilonnée par l'artillerie japonaise. La VMF-214 conduit une série de straffings contre les aérodromes de Kahili le 15 août. 8 Corsairs s'en prennent aux avions, aux camions de ravitaillement en carburant et aux soldats japonais. Pour le reste du mois, l'escadrille reprend les missions de chasse libre et d'escorte de bombardiers. Le 26 août est encore une journée bien remplie : « Vic » Scarborough devient à son tour un as en descendant 3 Japonais. Bob Hanson remporte également une victoire de même que Jensen, avec une seule de ses mitrailleuses en état de marche ! Il obtient d'ailleurs la Navy Cross deux jours plus tard. Le 28 août en effet, lors d'un straffing conjoint avec la VMF-215 sur Kahili qui capote en raison du mauvais temps, Jensen, isolé, mitraille l'aérodrome de Tonolei Harbor. Les photos prises ultérieurement montrent 24 appareils japonais détruits sur la piste. Charles Lanphier, qui a peut-être contribué au mitraillage, est abattu et capturé par les Japonais ; il meurt en détention en mai 1944. Début septembre, les Swashbucklers jouissent d'un autre R&R à Sydney, avant que l'escadrille ne soit démantelée.

A l'été 1943, la marine américaine souhaite disposer de davantage de Corsairs en l'air. Mais les pilotes expérimentés et les appareils sont alors dispersés dans tout le Pacifique sud. Greg Boyington reçoit la mission de rassembler pilotes et avions pour former un squadron ad hoc. A l'origine, ce groupe constitue l'échelon arrière de la VMF-124, avant d'être activé en tant que nouvelle escadrille VMF-214. En août 1943, on trouve ainsi 26 pilotes qui vont former les fameuses « Black Sheeps » : 8 ont déjà volé avec Boyington dans la VMF-122 ; 3 ont volé avec la RCAF ; 2 viennent d'autres squadrons des Marines ; 4 sont des instructeurs appelés au front ; 9 sont des lieutenants sans expérience du combat. Boyington entraîne les pilotes à Turtle Bay, sur Espiritu Santo, en particulier ceux qui doivent prendre en main le Corsair pour la première fois. Le major Stan Bailey devient commandant en second, Frank Walton, ancien policier de Los Angeles, est l'officier de renseignements. Jim Reames est le médecin de l'escadrille.

Le Corsair du lieutenant Rinabarger à Espiritu Santo, en septembre 1943.-Source : Wikipédia.

Début septembre 1943, la nouvelle VMF-214 atterrit dans sa base avancée des Russell, via Henderson Field, et entreprend sa première mission de combat le 14. Chaque mission implique en moyenne 8 appareils et les pilotes volent deux jours sur trois. Le 16 septembre, lors d'une mission d'escorte de Dauntless au-dessus de Ballale, la VMF-214 revendique 11 appareils abattus (dont 5 pour Boyington) et 8 probables pour une perte. En octobre, la VMF-214 s'installe à Munda, pour frapper au plus près le prochain objectif américain, Bougainville. Le 17 octobre, l'escadrille revendique encore 12 victoires lors d'une mission de chasse libre. Le premier tour d'opérations s'achève deux jours plus tard et les pilotes partent en R&R en Australie.

Les Américains s'emparent finalement d'une tête de pont à l'ouest de Bougainville, dans la baie de l'Impératrice Augusta. La VMF-214 retourne à Espiritu Santo début novembre. Le 28, elle s'installe sur l'île de Vella Lavella, à Barakoma, sa base d'opérations pour son second tour. A partir de ce jour-là, les Corsairs mènent des missions de routine baptisées « Cherry Blossom » au-dessus de Bougainville, sans rencontrer beaucoup d'opposition, l'aviation japonaise étant absente du ciel. Le 8 décembre, quelques Corsairs se posent sur une piste à Torokina Point, dans la baie de l'Impératrice Augusta. Cette piste est surtout réservée aux atterrissages d'urgence et au ravitaillement en carburant, et d'autres escadrilles, comme la VF-17 « Jolly Rogers », l'utilisent également.

Une mission importante de chasse libre est mise en oeuvre au-dessus de Rabaul, avec 80 appareils des Marines, de la Navy et de la RNZAF. L'objectif est d'attirer en l'air les avions japonais pour les éliminer en nombre. La mission est répétée plusieurs fois et la VMF-214 perd pas moins de 8 pilotes entre le 23 décembre 1943 et le 3 janvier 1944 -dont Boyington. Henry Miller remplace Boyington comme commandant d'escadrille et quelques jours plus tard, les « Black Sheeps » volent une dernière fois avant d'être démantelées, tout comme le furent les « Swashbucklers ».


Le fameux écusson de la VMF-214 "Black Sheeps"-Source : Acepilots.com

L'histoire des « Black Sheeps » ne s'arrête cependant pas avec la capture de Boyington. La troisième escadrille VMF-214, volant toujours sur Corsair, est finalement basée sur porte-avions, en l’occurrence, le CV-13 USS Franklin, de la classe Essex. Formée en Californie au début 1944, l'escadrille conserve le surnom de « Black Sheeps » et les insignes correspondants. Stan Bailey, ancien commandant de l'escadrille, prend la tête de cette nouvelle VMF-214. Les pilotes doivent opérer désormais à partir de porte-avions : le besoin d'escadrilles basées au sol diminue et la menace des kamikazes conduit à renforcer la chasse embarquée. La VMF-214 opère sur le Franklinà partir du 4 février 1945. Le 19 mars 1945, la VMF-214 est à bord du Franklin quand celui-ci est touché au large du Japon par deux bombes larguées par un bombardier nippon : 724 hommes sont tués, dont plusieurs membres du personnel de l'escadrille. Le Franklin est sauvé tant bien que mal et retourne aux Etats-Unis, ce qui met fin à la carrière des Black Sheeps pendant le conflit.


et un homme à l'origine du mythe : Gregory « Pappy » Boyington


Le major Gregory « Pappy » Boyington est l'un des as les plus hauts en couleur de l'US Marine Air Corps. Né le 4 décembre 1912, il vit une enfance difficile : des parents divorcés, un beau-père alcoolique (dont il ignore jusqu'à son engagement qu'il n'est pas son vrai père) et de nombreux déplacements à travers les Etats-Unis. Il grandit dans une petite ville de l'Idaho et a l'occasion de voler dès l'âge de six ans. La famille s'installe à Tacoma, dans l'état de Washington, en 1926. Boyington pratique la lutte à l'école, puis entre à l'université de Washington en 1930. Il y rencontre sa femme, Helen. Ils se marient peu après sa remise de diplôme, en 1934. Après une année passée chez Boeing, Boyington entre dans les Marines. C'est alors qu'il apprend la vérité sur son beau-père. Il s'entraîne au pilotage à la base de Pensacola en janvier 1936 : comme d'autres futurs as, l'entraînement n'est pas forcément des plus aisés pour Boyington. C'est aussi à Pensacola que Boyington se prend de passion pour la boisson, et pour la bagarre où il utilise ses talents de lutteur, obtenant une réputation qui perdurera danstout le corps des Marines. Il rencontre aussi sa némésis, Joe Smoak, qui deviendra le colonel Lard5dans la série télévisée Les Têtes Brûlées. Boyington obtient ses ailes de pilote en mars 1937.

Gregory "Pappy" Boyington, qui dirige 5 mois la deuxième escadrille VMF-214 et qui la fait passer au rang du mythe après la guerre.-Source : Wikipédia.

Avant de rejoindre la VMF-1 à Quantico, Boyington doit se réconcilier avec son épouse, enceinte de leur deuxième enfant. Il doit cacher sa famille car les pilotes des Marines se doivent alors d'être célibataires. Boyington poursuit l'entraînement sur de nouveaux appareils. En juillet 1938, à Philadelphie, il s'ennuie, boit, et s'endette de plus en plus. Les problèmes empirant alors qu'il stationne avec la VMF-2 à San Diego, en 1939-1940. C'est pourtant durant ce séjour qu'il commence à se faire remarquer comme un excellent pilote, en particulier dans le combat aérien. De retour à Pensacola en janvier 1941, Boyington connaît à nouveau des difficultés en raison de la boisson et des rixes que l'abus de celle-ci entraîne, et sa carrière de pilote est sur le déclin. Il est sauvé par son engagement dans la CAMCO (Central Aircraft Manufacturing Company), une couverture utilisée par le gouvernement américain afin de recruter des pilotes pour soutenir la Chine nationaliste contre le Japon. Attiré par l'argent, Boyington intègre donc l'American Volunteer Group ; ses supérieurs sont contents de se débarrasser de lui et prévoit d'ailleurs, contrairement aux autres pilotes engagés, de ne pas le réintégrer après la fin de l'expérience.

Arrivés à Rangoon par bateau, les pilotes américains rejoignent leur base de Toungoo le 13 novembre 1941. Boyington participe à plusieurs missions pour la défense de la Birmanie, puis rallie Kunming en Chine jusqu'à ce que les Tigres Volants intègrent officiellement l'USAAF. Il se brouille avec Claire Chennault, le chef des Tigres Volants, et les quitte en avril 1942, avec un avis défavorable de son supérieur. Boyington rentre alors aux Etats-Unis. Il revendique 6 victoires aériennes, ce qui ferait de lui l'un des premiers as américains de la guerre. Ces victoires sont reconnues d'emblée par le corps de Marines. En fait, Boyington n'a probablement remporté que 2 victoires en l'air et 3,75 victoires au sol lors de straffings, un total qu'il arrondit généreusement en 6 victoires en combat aérien. Ce mensonge lui permet de gonfler artificiellement son palmarès.

Boyington a aussi eu deux liaisons qui mettent sérieusement à mal son mariage. Cependant, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, le corps des Marines le réintègre dès novembre 1942 pour disposer d'un pilote expérimenté, au rang de major. En janvier 1943, le navire Lurline le conduit en Nouvelle-Calédonie, où il passe quelques temps à l'état-major du Marine Air Group 11, dont Joe Smoak, un lieutenant-colonel très attaché au règlement, est officier opérations. C'est là qu'il aperçoit pour la première fois un Corsair. Devenu officier en second de la VMF-122, il y effectue un tour d'opérations. Comme d'habitude, il se fâche avec son supérieur, le major Elmer Brackett. Finalement, Boyington remplace Brackett à la tête de l'escadrille, mais l'activité est des plus réduites. Fin mai, Smoak le relève de son commandement : Boyington, une jambe cassée, se retrouve à l'hôpital.

On a vu comment Boyington, ensuite, contribue à la formation de la deuxième escadrille VMF-214. Âgé de plus de 30 ans, Boyington mène au combat des pilotes qui n'en souvent que 20 ou un peu plus. Ceux-ci l'appellent « Gramps » et non « Pappy », un surnom que lui donnera la presse seulement après qu'il ait été abattu. En septembre 1943, la VMF-214 opère à partir des îles Russell. En 84 jours, elle cumule le score impressionnant de 197 victoires revendiquées, sans compter les navires coulés et les installations au sol détruites. Le 16 septembre, lors de la troisième mission de l'escadrille, Boyington réclame 5 appareils abattus, son meilleur score en une journée. Jusqu'en janvier 1944, il abat 22 avions japonais, ce qui le rapproche du record de l'as de la Première Guerre mondiale Eddie Rickenbacker (26 victoires). Mais il y a les 6 « victoires » obtenues avec les Tigres Volants... le 3 janvier, Boyington est pourtant abattu lors d'un grand combat aérien au-dessus de Rabaul, et tombe entre les mains des Japonais.

Gravement blessé, mitraillé par les chasseurs japonais, Boyington parvient à se hisser dans son radeau avant d'être pris par un sous-marin nippon. Transporté à Rabaul, il est durement interrogé. Six semaines plus tard, on l'expédie à Truk, où il voit du sol le raid américain mené par les appareils des porte-avions de l'US Navy. Boyington est enfermé dans une cellule en bois, conçue pour une personne, mais où il côtoie 6 autres prisonniers américains. Finalement, il échoue dans le camp de prisonniers d'Ofuna, près de Yokohama. Les conditions de vie sont difficile, les gardiens brutaux, mais Boyington a la chance de pouvoir travailler aux cuisines et d'améliorer l'ordinaire. Il assiste encore une fois aux premières loges au premier raid des B-29 sur la base navale de Yokohama. Rentré aux Etats-Unis en septembre 1945, après la capitulation japonaise, Boyington voit son score porté à 26 victoires et reçoit la Navy Cross et la Medal of Honor. Pour dépasser l'as des as des Marines, Joe Foss, qui cumule lui aussi 26 victoires, Boyington prétend avoir descendu 2 avions de plus lors de son dernier combat (un lui a déjà été confirmé précédemment) : et c'est ainsi qu'il arrive à 28 victoires en combat aérien. Les historiens actuels penchent plutôt pour 22 victoires authentiques : 20 avec les Têtes Brûlées et 2 avec les Tigres Volants.

Après la guerre, Boyington traverse de nombreuses épreuves liées à ses vieux démons : divorce, remariages, boisson, soucis financiers. Dès sa tournée pour encourager l'achat de bons de guerre, en 1945, il fait scandale en étant fréquemment ivre lors des interventions en public. Le corps des Marines le met à la retraite, dès 1947, officiellement pour raison médicale. Il enchaîne les emplois sans parvenir à en conserver un très longtemps. Il affronte finalement son problème d'alcool à partir de 1956 et, deux ans plus tard, sa situation s'améliore après le succès commercial de son autobiographie, Baa Baa Black Sheep. Les années 1960 marquent à nouveau un reflux, avant le regain de célébrité grâce à la série Les Têtes Brûlées, inspirée très superficiellement de son autobiographie. Consultant pendant le tournage, Boyington se lie d'amitié avec Robert Conrad qui l'incarne dans la série. Mais celle-ci, en présentant les pilotes de la VMF-214 comme un ramassis d'ivrognes et de rebuts bons pour la cour martiale, détruit l'amitié entre Boyington et les vétérans de l'unité, et en particulier Frank Walton, qui écrira d'ailleurs son propre ouvrage sur les Black Sheeps6pour contrecarrer la version de Boyington. Celui-ci, atteint d'un cancer, meurt le 11 janvier 1988. Avec son autobiographie et la série Les Têtes Brûlées, Boyington a cependant réussi à faire passer son commandement de la VMF-214 durant 5 mois seulement au rang du mythe.




Pour en savoir plus :


GAMBLE, Bruce, The Black Sheep. The Definitive Account of Marine Fighting Squadron 214 in World War II, Presidio Press, 1998.

- Black Sheep One : The Life of Gregory "Pappy" Boyington, Presidio Press, 2003.


PAUTIGNY, Bruno, Corsair. Trente ans de flibuste 1940-1970, Paris, Histoire et Collections, 2003.


STYLING, Mark, Corsair Aces of World War 2, Aircraft of the Aces 8, Londres, Osprey, 1995.

SULLIVAN, Jim, F4U Corsair in Action, Aircraft Number 145, Squadron/Signal Publications, 1994.


1Baa Baa Black Sheep puis Black Sheep Squadron en VO, diffusée entre 1976 et 1978 sur NBC.
2Du nom de Lofton R.Henderson, major qui conduit la VMSB-241 sur Dauntless et qui périt lors d'un assaut sur le porte-avions japonais Hiryu le 4 juin 1942 pendant la bataille de Midway.
3La composante aérienne américaine basée à Guadalcanal : Cactus est le nom de code de l'île pour les Américains. En décembre 1942 elle devient la Commander, Aircraft, Solomons, mais l'ancien terme reste toujours employé.
4Surnom des Construction Battalions, le génie de l'US Navy.
5Incarné par l'acteur Dana Elcar.
6Once They Were Eagles: The Men of the Black Sheep Squadron, The University Press of Kentucky, 1996.

Premier sondage terminé : merci à tous !

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Le premier sondage du blog, pour choisir un article à paraître au mois d'avril, est terminé. Vous avez été plus de 50 à voter, ce qui est un excellent début pour un blog si jeune !

Je ne suis pas surpris du résultat mais je suis heureux de constater que plus d'un tiers des votants a choisi la première guerre du Congo (1996-1997), un sujet encore plus exotique que la biographie de Katoukov qui reste cependant, elle aussi, très originale.

Que ceux qui ont voté pour le sujet perdant ne soient pas déçus : il reste dans la réserve des thèmes à traiter, ce qui veut dire qu'il le sera à un moment ou un à autre. Merci à tous et rendez-vous au mois d'avril pour la biographie du maréchal soviétique Katoukov !

La guerre de frontière sud-africaine I

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L’escalade finale (1987-1989)

1ère partie : les opérations

La « guerre de frontière » ou « guerre du bush » sud-africaine est un conflit impliquant directement l’Afrique du Sud, l’Angola, Cuba et indirectement les Etats-Unis et l’Union Soviétique ainsi que certains de ses alliés (RDA, Vietnam). Il s’est déroulé sur le territoire angolais de 1975 à 1989. Cet article traite principalement de la phase finale de cette guerre (1987-1989), qui en représente le point culminant en termes d’intensité et de moyens engagés. Très peu médiatisé, ce conflit a fait l’objet de beaucoup de propagande et de rares documents objectifs, dans le contexte idéologique de la guerre froide et de la fin de l’Apartheid.


Par Jérôme Percheron


De l’indépendance de l’Angola à l’intensification du conflit : 1975-1987

Depuis le départ des Portugais d’Angola en 1975, les deux principaux mouvements de libération se disputent le pays : Le MPLA (Mouvement Populaire de Libération de l’Angola) de sensibilité marxiste, soutenu par le bloc soviétique, et l’UNITA (Union pour l’Indépendance Totale de l’Angola) représentant l’ethnie Ovimbundu (40% de la population), soutenue par les USA et l’Afrique du Sud1. Le MPLA, avec l’aide directe de Cuba en troupes et matériels a pris le pouvoir en 1975 et tient la principale source de richesse du pays, le pétrole. Il n’a de cesse de tenter d’éliminer l’UNITA, tenant le sud-est du pays, qui de son côté se finance grâce au trafic de diamants. L’Afrique du Sud intervient régulièrement en Angola depuis 1975, pour soutenir l’UNITA et pour sécuriser sa colonie du sud-ouest africain (actuelle Namibie), agitée par le mouvement indépendantiste SWAPO (South West Africa People Organisation), dont les bases sont installées en Angola.




A partir de la fin des années 70, dans le contexte de la guerre froide, des heurts de plus en plus importants opposent ces factions, dans un conflit qui demeure de relative basse intensité 2. Lors de l’opération « Protea » en 1981, menée par les Sud-Africains pour détruire les bases du SWAPO en Angola, le conflit commence à changer de visage et tend à passer d’une contre-guérilla à un conflit conventionnel opposant des unités mécanisés lourdement armées des deux côtés. A cette occasion, les Sud-Africains font prisonnier un conseiller militaire soviétique 3 en uniforme du FAPLA 4 (branche militaire du MPLA) et mettent la main sur des documents militaires rédigés en russe, attestant l’implication de plus en plus importante des Soviétiques dans le conflit. De leur côté, les Etats-Unis, embarrassés par cet allié sud-africain unanimement condamné par la communauté internationale pour son régime d’Apartheid, ne peuvent officiellement lui venir en aide, mais fournissent l’UNITA en armement, notamment en missiles sol-air Stinger (les mêmes qu’en Afghanistan).
Début 1987, les services de renseignements sud-africains se rendent compte que le FAPLA regroupe des forces importantes dans la région de Cuito Cuanavale 5, dans l'intention proclamée de lancer une offensive majeure sur les bases de l'UNITA dans le sud-est angolais. Des livraisons régulières de matériel en provenance d'Union Soviétique et de Cuba amènent le FAPLA à disposer de plus de 500 blindés (incluant des tanks T-54/55 et T-62 ainsi que des véhicules de combat d'infanterie BMP-1). L'armée de l'air angolaise est également équipée en matériel moderne du bloc soviétique : chasseurs-bombardiers Mig-23 et Su-22, hélicoptères Mi-24, Mi-8 et Mi-17. Les forces du FAPLA se préparant à faire mouvement, l'UNITA demande de l'aide à l'Afrique du Sud, un accord d'assistance étant conclu le 1er mai 1987. En août 1987, après avoir lancé une offensive avortée sur les villes de Cangamba et Lumbala, dans l’Est du Pays, bloquée par la seule UNITA, le FAPLA lance 5 brigades 6mécanisées lourdement armées (16e, 21 e, 25 e, 47 e, 59e brigades) en direction de Mavinga, avec comme objectif final Jamba, le quartier général de l’UNITA.

Une colonne de chars sud-africains Olifant dépasse un blindé Ratel-20 (source www.militaryphotos.net)
Souhaitant une intervention discrète avec un minimum de forces, la SADF (South African Defense Force - armée sud-africaine) se contente initialement de déployer des équipes de liaison et des unités d'artillerie pour épauler l’UNITA, pendant que des unités de reconnaissance (en particulier le désormais célèbre 32eme Bataillon 7) assurent le suivi de l’ennemi, le guidage de l’artillerie et la protection rapprochée de cette dernière. Devant les moyens massés par le FAPLA, il devient vite évident qu'un engagement plus important des Sud-Africains est nécessaire. La 20e brigade sud-africaine est formée autour de 2 bataillons d’infanterie (32e, 101e), d’un bataillon blindé (61e mécanisé) et d’un régiment d’artillerie. L’opération « Modular » démarre en août 1987, avec pour objectif de stopper l'offensive du FAPLA....

Dans la suite de l’article, afin de pourvoir distinguer rapidement à quel camp appartiennent les matériels et unités citées, ceux du camp sud-africain/UNITA sont en italique, alors que ceux du camp FAPLA/Cubain sont laissés en romain.

Les forces en présence
Les forces qui vont s’affronter sont très différentes. Ce sont deux conceptions diamétralement opposées de la guerre qui se font face. Le FAPLA est structuré et entraîné sur le modèle soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « L’armée du FAPLA – organisation et tactique »), avec des effectifs importants (plusieurs dizaines de milliers d’hommes en première ligne dont au moins dix mille partant de Cuito Cuanavale au début de l’offensive), un équipement lourd moderne et pléthorique de fabrication soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « Les principaux matériels terrestres FAPLA/ cubains »), de même pour leur aviation. Un tel matériel (chars T-55, blindés divers dont BMP-1, etc. …) demande une logistique conséquente. Une autre caractéristique du FAPLA, inhérente au modèle soviétique est une centralisation marquée du commandement (toutes les décisions importantes sont prises au QG de Cuito).
 
L’Afrique du Sud aligne au début de l’opération « Modular » des effectifs réduits (moins de 3000 hommes, unités de services comprises), en grande majorité professionnels et très bien entraînés, ayant pour la plupart déjà affronté le FAPLA les années précédentes. Ceci représente l’élite de son armée, alors que des dizaines de milliers de réservistes et d’appelés effectuant leur service militaire sont mobilisés en Afrique du Sud et en Namibie pour garder les installations, sécuriser les voies de communications et maintenir l’ordre face aux mouvements indépendantistes ou anti-apartheid. L’UNITA seconde très bien les Sud-Africains dans un rôle de renseignement et de harcèlement. Les matériels sont rustiques mais bien adaptés au terrain (grande autonomie, maintenance légère), voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre «Les principaux matériels terrestres sud-africains ». Les blindés à roues Ratel 8, légers et de maintenance aisée, sont bien plus à leur aise dans le bush 9 que de lourds chars à chenilles. L’artillerie, avec en particulier ses excellents obusiers G-5 10à grande portée, compense la faiblesse de l’aviation, qui souffre de l’embargo international ne lui permettant pas de se procurer de pièces détachées ni d’acquérir de nouveaux avions. Au sein de la SADF, la souplesse et l’initiative sont la règle (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « La SADF en Angola - organisation et tactique »).

L’offensive du FAPLA et l’opération « Modular »


Premier contact : 6 septembre 1987



Fin août 1987, des équipes de reconnaissance du 32ème bataillon, suivant de près les brigades du FAPLA, signalent que trois d’entre-elles (59e,47e, 21e) s’approchent de la rivière Lomba, menaçant la ville de Mavinga. Ces brigades sont alors pilonnées à partir du 2 septembre par les G-5 du 20eme régiment d’artillerie (20e R.A.), dans le but de les retarder et de les isoler les unes des autres. Les premières pertes sud-africaines depuis le début de l’opération « Modular » surviennent lorsqu’un avion léger de reconnaissance Aermacchi AM.3 est abattu par un SAM-8 11 de la 21e Brigade. Les G-5 et les LRM 12engagent jour et nuit les 47e, 21e et 59e brigades jusqu’au 6 Septembre, leur causant d’importantes pertes, freinant leur progression, au point que la 47e brigade ne puisse rentrer en contact avec la 59e.
Le premier contact direct entre les éléments au sol de la SADF et du FAPLA a lieu le 6 Septembre, 9 km au sud-ouest de la confluence des rivières Lomba et Cunzumbia. Il implique l’équipe de Liaison 2 de la 20e brigade et une équipe de reconnaissance du 32e bataillon, soit environ 40 hommes, face à deux compagnies de la 47e brigade envoyées par celle-ci pour prendre contact avec le 59e : un soldat de l’UNITA prévient les Sud-Africains que des éléments du FAPLA avancent vers eux. 30 secondes plus tard, ces derniers attaquent à la grenade, ce qui met immédiatement le feu à la végétation du bush. Les Sud-Africains se replient afin de laisser à l’abri leurs véhicules de soutien. Ils stoppent ensuite l’infanterie du FAPLA en les obligeant à se coucher par des tirs de mitrailleuse puis en engageant ces cibles devenues immobiles avec leurs mortiers. Les Angolais survivants prennent la fuite.

Premier affrontement majeur : avec la 21e Brigade sur la rivière Lomba, 9-10 septembre 1987

La 21e brigade commence à traverser la rivière Lomba le 9 septembre. Le mouvement est repéré par des soldats de l’UNITA, qui alertent les Sud-Africains. Ces derniers dépêchent alors une compagnie motorisée et un groupe de blindés Ratel-90 13 du 101e bataillon. Ceux-ci une fois sur place peuvent observer un BTR-60 14 traversant la rivière, accompagné d’infanterie. Un des Ratel le détruit, mais la nuit tombante et une vive réaction de l’artillerie du FAPLA obligent les Sud-Africains à interrompre le combat et se retirer de 6 km en arrière, afin de monter une attaque pour le lendemain matin. Durant la nuit, la zone est bombardée par les G-5. Les Sud-Africains, craignant une attaque massive de chars, se renforcent avec l’ensemble des moyens antichars du 101e bataillon : des Ratel-90 et les quelques exemplaires de pré-production du tout nouveau chasseur de char Ratel-ZT3 15.

Char de fabrication soviétique T-55 détruit en position défensive. A l'arrière-plan, blindés sud-africains : deux Ratel sur la gauche un char Olifant sur la droite (source http://imageshack.us)
Le lendemain-matin, le FAPLA essaye de passer en force la rivière avec un bataillon d’infanterie soutenu par des tirs massifs de canons, de mortiers et de lance-roquettes multiples, mais le manque de coordination de l’attaque amène l’infanterie à s’éloigner du soutien de l’artillerie, se retrouvant à la merci des Sud-Africains. Plus d’une centaine d’Angolais du FAPLA sont tués, les survivants battant en retraite. Pendant ce temps, à quelques km plus en aval, le génie de la 21e brigade a jeté un pont sur la rivière afin de permettre à ses tanks et véhicules blindés de traverser. Rapidement détecté par les éléments de reconnaissances sud-africains, celui-ci est bientôt la cible d’une batterie de G-5. Leur tir détruit 2 véhicules blindés venant de traverser et décime l’infanterie qui accompagne les tanks du FAPLA. Ces derniers, se trouvant alors gênés dans leur mouvement, sont la cible des Ratel-90 et ZT3. 3 T-55 16 sont alors détruits, conduisant la 21e brigade à se retirer, couverte par une attaque aérienne imprécise de plusieurs Mig 17, n’entraînant aucune perte chez les Sud-Africains. Pour éviter de nouvelles tentatives de franchissement, les Sud-Africains minent les abords du pont endommagé, creusent des tranchées et postent plusieurs équipes pour en surveiller les approches.



 
Coût d’arrêt à la 47e brigade: 13 Septembre 1987

Le soir du 11 septembre, l’UNITA informe les Sud-Africains qu’une force estimée à 2 bataillons d’infanterie escortée de quelques chars T-55 occupe une ancienne base logistique de l’UNITA près de la rivière Lomba. Après interception des messages radios, elle s’avère être une avant-garde de la 47e brigade destinée à entrer en liaison avec la 59e. Les Sud-Africains ne disposant pas de forces suffisantes pour affronter sereinement les 2 brigades en même temps, décident d’empêcher leur regroupement en lançant une attaque sur la base. Celle-ci sera soutenue par une batterie de mortiers de 120mm, une de G-5, et le support aérien de deux Impala Mk II 18. Elle sera menée par deux compagnies du 101e bataillon et deux sections de Ratel-90 de l’escadron antichar du 32e bataillon.

Le 13 septembre en fin de matinée, les Sud-Africains, en cherchant l’objectif suite à une erreur de 3km sur la position de la base relevée par l’UNITA, tombent sur un réseau de tranchées délimitant le périmètre de défense extérieur de celle-ci . Voyant le danger que représentent les tranchées pour ses véhicules blindés qui risquent de s’y immobiliser et d’offrir ainsi des cibles faciles, le commandant Hartslief, en charge de l’attaque, décide de foncer avec les véhicules à l’intérieur du périmètre de défense et de s’y déployer, les G-5 et les mortiers de 120 mm déversant leur feux sur tous les points suspects à l’avant des troupes. Les armes de bord des Ratel, Buffel et Casspir 19 assurant la couverture rapprochée. La manœuvre réussit et les amène à passer les 2 premières lignes de défense, puis à se répandre à l’intérieur, pourchassant l’infanterie du FAPLA.

Deux Ratel tombent alors dans une tranchée. Un troisième vient pour les dégager. C’est à ce moment que des T-54 surgissent. Juste avant que les Ratel immobilisés ne soient détruits, les autres Ratel-90 viennent à la rescousse et finissent par avoir le dessus grâce à leur plus grande mobilité, malgré la faiblesse de leur canon de 90mm face au blindage des chars de fabrication soviétique. Ces derniers sont détruits au prix de la perte d’un Ratel.

Le soir tombe et des blindés du FAPLA sont signalés en approche. Afin de garder à ses unités leur liberté de manœuvre, Hartslief décide de ne pas rester avec ses véhicules au milieu d’un réseau de tranchées et quitte la base. Mais ils tombent bientôt dans une embuscade tendue par 8 tanks du FAPLA, dont l’artillerie commence à se déchaîner. Les Sud-Africains parviennent à se retirer de ce mauvais pas, le FAPLA stoppant son feu brusquement sans raison apparente. Le lendemain matin, les Sud-Africains retournent sur les lieux des combats pour récupérer leurs véhicules immobilisés abandonnées la veille, et découvrent que la base n’a pas été réoccupée. Ils dénombrent 250 à 300 soldats du FAPLA tués et 5 T-54 détruits.

Tentative de destruction de la 47e Brigade: 16 Septembre 1987

Suite aux combats précédents, la 47e brigade s’est retirée. Elle n’est plus en contact avec les autres brigades et le commandant des forces sud-africaines en Angola, le colonel Deon Ferreira, veut saisir l’occasion de l’anéantir. Suivie par les équipes de reconnaissances sud-africaines qui marquent les objectifs, la 47e brigade est la cible des G-5 dans la nuit du 15 au 16 septembre, afin de l’empêcher de réagir. 

canon G-5 (source http://denellandsystems.co.za)
A 4h00, les Mirage F1 la bombardent suivis par des Canberra, qui doivent se retirer lorsqu’ils se rendent compte qu’ils sont accrochés par les radars anti-aériens du FAPLA. A 7h00, les G-5 se déchaînent, couvrant l’approche des Sud-Africains. Ces derniers, gênés par la végétation très dense du bush à cet endroit, avancent trop lentement et laissent le temps à la 47e brigade de se ressaisir. L’attaque est bloquée par l’artillerie adverse, et, devant le risque d’un combat indécis et coûteux, les Sud-Africains se retirent. La 47e brigade fait de même pour se réorganiser, quelques km en arrière.

La 21e Brigade persiste : 22 Septembre 1987

Le FAPLA cherche maintenant à ravitailler ses 3 brigades engagées le long de la rivière Lomba : 21e, 47e et 59e. La 25e brigade envoie un convoi logistique de 148 véhicules qui parvient à la 21e brigade. Celle-ci, après avoir « refait le plein », fait parvenir ce convoi à la 59e. Il ne reste plus que la 47e brigade à ravitailler. Mais cette dernière, trop confiante, s’est aventurée seule de l’autre côté de la rivière, en la contournant à sa source. La 21e brigade va tenter une nouvelle fois de franchir la rivière, afin de faire parvenir le ravitaillement à la 47e.

Elle attaque 4 km au sud de la zone de se première tentative du 9 septembre, en bombardant les positions sud-africaines. Ces derniers, craignant une attaque chimique suite à l’interception de communications radio du FAPLA, les avaient abandonnées au préalable. La préparation d’artillerie du FAPLA dure la journée entière sur des positions vides. Une fois celle-ci terminée, en fin d’après midi, un escadron anti-char et des observateurs d’artillerie sud-africains remontent en ligne, juste à temps pour voir 3 colonnes de véhicules se préparant à traverser, suivie d’infanterie. Les G-5, guidés par les observateurs avancés, commencent immédiatement à bombarder la zone. Plusieurs véhicules sont en feu et l’infanterie est décimée. Un message envoyé par la 21e brigade au quartier général de Cuito Cuanavale et intercepté par les Sud-Africains indique « nos soldats meurent comme des canards ».

Une tentative de lancer un pont du génie un peu plus au sud est à son tour stoppées par le tir des G-5 et des lance-roquettes. Le jour suivant de nouvelles tentatives de franchissement on lieu, toutes bloquées par le tir des G-5. La 21e brigade renonce alors à rejoindre la 47e. Elle prend à nouveau contact avec la 59e et établit une position de recueil pour la 47e à la confluence des rivières Cuzizi et Lomba. Celle-ci va devoir la rejoindre par ses propres moyens.

La destruction de la 47e Brigade: 2 et 3 Octobre 1987



Les Sud-Africains veulent saisir l’occasion de détruire la 47e brigade, qui se trouve maintenant en fâcheuse posture, manquant de munitions et ne pouvant rapatrier ses blessés. Celle-ci commence son mouvement de repli vers le nord le 2 octobre, repéré par les équipes de reconnaissances sud-africaines. Elle est alors constamment harcelée par l’artillerie et l’aviation. L’attaque sud-africaine va se faire cette fois en coopération avec plusieurs bataillons de l’UNITA, chargés d’attaquer à la fois la 47e et la 59e pour masquer l’attaque principale menée par les Sud-Africains avec l’escadron blindé et 2 compagnies d’infanterie mécanisée du 61e bataillon mécanisé, (« 61e Mech »). Deux groupes de G-5 et de LRM seront en support.

Le génie de la 47e lance un pont pour retraverser la rivière. La traversée commence… immédiatement sous le feu des G-5, guidés par une équipe de reconnaissance postée à proximité immédiate. Plusieurs véhicules sont en feu et bloquent le pont. Le FAPLA renonce à traverser, malgré une tentative d’éléments de la 59e brigade, postés sur la rive nord, de leur venir en aide en dégageant les véhicules sous le feu des G-5. La 47e brigade est prise au piège : matraquée par l’artillerie, elle ne peut plus fuir car le pont est toujours bloqué, tandis que l’UNITA maintient la pression de tous côtés. C’est le moment choisi par le 61e Mech pour charger. Les Ratel-ZT3 réalisent des « cartons » à distance tandis que les Ratel-90 manœuvrent sur les flancs des tanks adverses et sèment rapidement le chaos. La moindre tentative de regroupement est annihilée par les G5 et les LRM. Malgré quelques résistances héroïques du FAPLA, en particulier l’utilisation des canons de 23mm anti-aériens en tirs tendus contre l’infanterie, la 47e brigade perd sa cohésion et commence à se débander. Pendant se temps, la SAAF maintient la pression sur la 59e pour l’empêcher de voler au secours de sa consœur.

SAM-8 capturé par les Sud-Africains (source : http://www.militaryphotos.net)

Au bout de quelques heures, la 47e brigade n’existe plus. Quelques fuyards ont pu rejoindre à la nage les lignes de la 59e, abandonnant tout leur matériel et de nombreux prisonniers. Des dizaines de chars et de véhicules blindés sont détruits. Autant sont capturés, en particulier du matériel moderne du pacte de Varsovie : T-55 neufs, BMP-1 et un SAM-8, système de défense anti-aérienne parmi les plus récents alignés par le bloc soviétique, dont c’est le premier exemplaire à être tombé entre les mains de « l’Ouest ». Ce dernier est acheminé immédiatement vers Pretoria pour évaluation. Des centaines de soldats du FAPLA ont trouvé la mort.A ce stade de la campagne, des 3 brigades du FAPLA les plus avancées (21 e, 47 e, 59 e), une n’est plus et les 2 autres ont perdu approximativement le tiers de leur potentiel. Les autres brigades (16e et 25e) n’ont pas encore participé directement aux combats.

Poursuite et réorganisation : 6 – 27 octobre 1987

L’initiative a changé de camp. Le FAPLA commence à refluer lentement vers le nord, en direction de sa base de Cuito Cuanavale, talonné par les Sud-Africains et l’UNITA. L’aéroport de Cuito est abandonné pour celui de Menongue, au nord-est. Devant le désastre qui se profile pour le FAPLA, Cuba décide d’augmenter sa présence sur place et envoie l’élite de son armée : la 50e division blindée 20. Vers la fin de l’opération « Modular », le contingent cubain sur place atteint les 50 000 soldats et conseillers militaires. Les Mig sont pilotés principalement par des Soviétiques et des Cubains. Ces derniers envisagent d’ouvrir un deuxième front à l’Ouest, en attaquant directement en direction de la frontière Namibienne, puis de prendre les Sud-Africains de flanc dans la région de Mavinga, qui est leur plate-forme logistique principale. Dans un premier temps, ils renforcent le FAPLA en tanks T-55 et en hommes tout en « reprenant en main » son encadrement.

T-55 détruit par le missile d'un Ratel-ZT3 le long de la rivière Lomba (source http://www.militaryphotos.net)

De leur côté, les Sud-Africains augmentent leur capacités de feu avec des LRM et des G-5 supplémentaires, des chars lourd Olifant 21, et 3 exemplaires de pré-production du tout nouveau automoteur d’artillerie G-6 22. Leur effectif, augmenté de celui du 4eme bataillon d’infanterie, reste en dessous des 3000 hommes. La 20eme brigade sud-africaine est réorganisée en 3 groupes de combats et un régiment d’artillerie :

- Le groupe de combat Alpha contient l’essentiel des éléments du 61e Mech (Ratel de divers types, infanterie blindée et pionniers).

- Le groupe Bravo est constitué pour l’essentiel d’infanterie mécanisée du 101e bataillon (montés sur Ratel , Casspir et Buffel)

- Le groupe Charlie constitue le « poing blindé » de la brigade avec un escadron de tanks Olifant, deux de Ratel-90, de l’infanterie montée sur Ratel-20, le gros du 32e bataillon, le, 4e bataillon d’infanterie, ainsi que les 3 G-6.

- Le régiment d’artillerie regroupe les 2 batteries de G5 23 et deux batteries de LRM de 127mm.

L’objectif des Sud-Africains est d’interdire toute nouvelle incursion du FAPLA à l’est de la rivière Cuito. Pour cela, le meilleur moyen est de neutraliser les forces du FAPLA en retraite qui se regroupent à l’Est de Cuito Cuanavale et de garder la ville à portée d’artillerie, afin d’interdire l’utilisation de son aéroport et de son pont. Occuper la ville elle-même n’est pas primordial, d’autant que celle-ci, adossée à la rivière, est très difficile à défendre.

Contre-offensive sud-africaine : Novembre 1987



L’offensive sud-africaine pour réduire la tête de pont du FAPLA à l’est de la rivière Cuito débute le 9 Novembre, quand le groupe de combat Charlie attaque la 16e brigade entre les rivières Chambinga et Hube, au sud-est de Cuito Cuanavale. C’est durant cet assaut méthodique que la SADF va utiliser des tanks pour la première fois depuis la 2ème guerre mondiale (des Olifant, et non des blindés à roues comme les Ratel). L’escadron d’Olifant, soutenu par les G-5, se trouve en pointe et bouscule le FAPLA, qui perd une dizaine de tanks, 2 BM-21, 2 canons de 76mm, 4 systèmes de canons anti-aériens de 23mm ZSU 23, 32 camions et 80 morts. La 16e brigade, ayant essuyé de lourdes pertes, recule mais n’est pas détruite. De leur côté, les Sud-Africains perdent 1 Ratel-20, 7 tués et 9 blessés. Un autre Ratel-20 et un Olifant sont endommagés mais récupérés.

Parallèlement, les Sud-Africains envoient un détachement du 32e bataillon aider l’UNITA à harceler les convois et guider les attaques aériennes sur la principale route logistique utilisée par le FAPLA pour ravitailler ses unités : la route Menongue – Longa – Cuito Cuanavale, bientôt surnommée par les Angolais « la route de la mort»…

Ratel-20 et char Olifant dans le bush (source sites.google.com)
Le 11 novembre, c’est au tour de la 21e brigade d’être attaquée, toujours avec les Olifant en pointe, mais soutenus cette fois par les Mirage F1 de la SAAF. Le FAPLA engage également son aviation et des attaques de Mig-23 sont signalées, mais n’occasionnent qu’une gêne mineure. Le FAPLA, désormais en position défensive, a eu le temps de constituer des champs de mines, qui gênent les manœuvres sud-africaines. La 21e brigade subit de lourdes pertes, mais échappe à l’encerclement. Elle perd toutefois plusieurs véhicules blindés, une dizaine de camions et plus de 300 morts. De leur côté, les Sud-Africains déplorent 5 morts, 9 blessés et 2 Ratel détruits.

Mais la 21e brigade ne connaît pas de repos : les Sud-Africains essayent de la prendre au piège les jours suivants afin de l’empêcher de rejoindre les restes des autres brigades. Elle parvient de nouveau à échapper à l’encerclement, au pris de nouvelle pertes : une centaine morts, plusieurs T-55 et véhicules divers. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. A la mi-novembre, toutes les forces du FAPLA situées à l’Est de la rivière Cuito ont retraité, à part une tête de pont située devant Cuito Cuanavale, sur la rive Est de la rivière Chambinga.

La dernière attaque : 25 et 26 Novembre 1987

Les Sud-Africains veulent donner le coup de grâce et définitivement chasser les forces du FAPLA de la rive Est de la rivière Cuito, ainsi que prendre ou neutraliser le pont permettant de traverser devant Cuito Cuanavale. Cette fois, l’UNITA va fournir le gros des troupes, les groupes de combat Bravo et Charlie restant en support.

Mais le FAPLA prend les devants et lance une attaque aérienne sur les positions sud-africaines : le groupe Alpha est attaqué à la roquette et une batterie de G-5 est bombardée par des Migs-23. Toutefois, aucune perte n’est à déplorer. De son côté, la SAAF lance 4 Mirage F1 sur les positions de la 25e brigade au nord du pont de Chambinga, et 8 autres sur celles de la 59e.

L’attaque sud-africaine débute dans la confusion : les unités ont du mal à rejoindre leurs positions de départ, à cause d’un manque de coordination entre les troupes de l’UNITA et de la SADF. Couverts par les G-5, les troupes de l’UNITA et le groupe de combat Bravo, auquel l’escadron de tanks est rattaché pour l’occasion, s’élancent, mais la végétation du bush est si dense que la progression est très lente, car quasiment sans visibilité. Les véhicules sont obligés de naviguer « en aveugle », uniquement aux instruments. Un bataillon de L’UNITA arrive au contact des premières lignes du FAPLA, tandis que le groupe de combat Bravo, toujours empêtré dans le bush, tombe maintenant dans un champ de mines, qui le ralentit encore plus. Finalement, en fin d’après-midi, Il parvient sur son objectif pour se trouver face à un mur de feu d’artillerie et de mortiers. Le commandant Hartslief décide d’interrompre l’attaque. De sont côté, l’UNITA, livrée à elle-même, a enregistré des pertes sévères.

Le 26 novembre, devant le raidissement de la résistance du FAPLA , les Sud-Africains changent leur plan. L’escadron de tanks revient de nouveau au groupe de combat Charlie et celui-ci doit faire mouvement, en contournant la zone dans laquelle le groupe Bravo s’est empêtré la veille, vers le pont de Chambinga sur les arrières du FAPLA afin de leur couper toute retraite vers Cuito Cuanavale. Le groupe Alpha doit progresser au nord-est et le groupe Bravo est tenu en réserve.

Le FAPLA, repris en main par les Cubains, a pendant ce temps renforcé ses positions, en particulier autour de Tumpo (juste devant Cuito Cuanavale). L’attaque du groupe Charlie, retardée elle aussi par la densité du bush, se retrouve également bloquée par l’artillerie adverse. Les Mig en profitent pour la bombarder, sans succès. Les missiles sol-air Stinger de l’UNITA, bien que ne réussissant pas à les toucher, contribuent à les maintenir au-dessus de 4000 pieds, rendant ainsi leur bombardement moins précis.

Le FAPLA, ayant réussi à repousser les attaques sud-africaines pendant ces deux jours, voit son moral remonter. Les Sud-Africains ne sont pas parvenus à détruire leurs forces qui s’accrochent à leur tête de pont sur la rive est de la rivière Cuito (éléments des 16 e, 25 e, 59 e et 66 e brigades). L’opération « Modular » prend fin dans ces conditions le 5 décembre.


L’enlisement et la fin du conflit : les opérations « Hooper », « Packer », et « Displace »



L’Opération Hooper : 2 janvier 1988 – 1er Mars 1988





Après avoir recomplétés leurs forces, en particulier par l’ajout d’un 2eme escadron de chars Olifant, les Sud-Africains repartent à l’assaut de la tête de pont du FAPLA à l’Est de la rivière Cuito, dont Les troupes, renforcées d’éléments cubains, sont maintenant directement placées sous le commandement du général cubain Ochoa 24. C’est l’opération « Hooper », qui débute le 2 janvier, par une attaque sur les 21e et 16e brigades, suivie, à partir du 25 février d’assauts furieux sur les forces du FAPLA retranchées dans la tête de pont de Tumpo à l’Est de la rivière Cuito (59e et 25e brigades). Les autres forces, y compris les Cubains, sont installées sur la rive Ouest, dans et autour de Cuito Cuanavale. Les conseillers militaires soviétiques, ne supportant plus de rester dans la ville continuellement bombardée par les G-5, s’installent 13 km à l’Ouest.

Le pont sur la rivière Cuito, à l’Est de la ville, est le seul point de passage pour la traverser dans la région, la rivière atteignant 1 km de large ailleurs. Les Sud-Africains reconnaissent son importance et essayent de le détruire par tous le moyens : d’abord des attaques aériennes et des bombardements d’artillerie, puis des commandos posant des charges de démolition. Au final, le pont n’est que partiellement endommagé. C’est alors que la SAAF décide d’utiliser le prototype de sa première bombe « intelligente » (à guidage vidéo) de conception nationale. Une section du pont de 20m de long est alors détruite, le condamnant définitivement. Le FAPLA en est réduit à utiliser des ferries pour ravitailler la tête de pont.

Le 25 février, les Sud-Africains attaquent la tête de pont, mettant en déroute la 25e brigade dont les hommes traversent la Cuito à la nage. Mais l’attaque s’empêtre dans des champs de mines et les véhicules immobilisés sont bientôt la cible de l’artillerie cubaine et du FAPLA située sur la rive opposée et parfaitement dissimulée aux observateurs sud-africains. L’attaque est stoppée.

Le 29 février le 4e bataillon d’infanterie et le 61e Mech repartent à l’assaut. L’attaque est ralentie par de fréquentes alertes aériennes et les forces engagées sont trop faibles pour remporter la décision. L’opération « Hooper » est définitivement clôturée le 1er mars.

Opération « Packer » (mars 1988) et solution diplomatique ?

Durant le mois de mars, la 20e brigade sud-africaine, engagée depuis le début de « Modular » est relevée par une unité de réservistes, la 82e brigade, épaulée par 2 escadrons de chars Olifant. Le 32e bataillon reste sur place afin d’encadrer les forces de l’UNITA qui vont prendre une place plus importante dans ce qui va constituer l’opération « Packer »

Le 23 mars 1988, L’UNITA et la SADF lancent leur 3ème attaque sur Tumpo, tête de pont de FAPLA sur la rive Est de la rivière Cuito. Comme pour les deux précédentes tentatives, l’attaque s’essouffle au milieu d’importants champs de mines anti-char et anti-personnel. 3 Olifants sont endommagés par des mines, et ne peuvent être remorqués jusque dans les lignes de la SADF. Leur photos seront très bien exploitées par la propagande cubaine.

Fin mars 1988, des négociations internationales sont ouvertes à la demande des Etats-Unis pour mettre fin au conflit. Ceux-ci proposent de lier, d’une part le retrait sud-africain du territoire angolais assorti de l’indépendance de la Namibie, et d’autre part le retrait cubain de l’Angola.

Chaque partie y trouve finalement son compte. Depuis l’accession au pouvoir de Gorbatchev, les Cubains sont de moins en moins soutenus matériellement par l’Union Soviétique qui commence elle-même à imploser, et cherchent une sortie honorable du conflit. Les Sud-Africains de leur côté sont face à une escalade du conflit qu’ils ne contrôlent plus : il faut augmenter leur forces, et donc faire appel davantage aux réservistes et aux conscrits, mais leur opinion publique y est de plus en plus hostile, ne comprenant pas pourquoi des soldats se font tuer dans une guerre qui ne semble pas menacer directement la sécurité du pays. De plus, totalement isolés sur la scène internationale et sous embargo à cause de leur politique d’Apartheid, ils ne peuvent espérer aucune aide.

Ce régime est également en train de craquer. En effet, La stratégie de Pretoria depuis les années soixante et la décolonisation consiste à s’entourer d’une « zone tampon » d’états noirs indépendants mais modérés afin de maintenir une suprématie blanche sur l’Afrique du Sud et la Namibie. C’est ce qui a été tenté (sans succès) en Rhodésie en soutenant la branche modérée des indépendantistes et ce qui est tenté également en Angola avec le FNLA puis l’UNITA. L’échec de cette politique signifie à terme la fin de l’Apartheid, ne pouvant se maintenir s’il est environné d’états noirs dirigés par des mouvements anti-apartheid.

Le champ de bataille est alors figé pour plusieurs mois, avec la SADF en position d’attaque et le FAPLA et les Cubains s’accrochant à leur tête de pont. La 82e brigade est remplacée par une petite unité de réservistes de la taille d’un bataillon, chargée d’observer les positions du FAPLA. Des accrochages sporadiques ont lieu jusqu’au 30 août 1988 quand la SADF se retire totalement de l’Angola.



L’attaque sur Calueque : 24-27 juin 1988



Afin de se retrouver en position de force lors des négociations de paix, les Cubains n’ont pas renoncé à leur projet d’attaque directe sur la Namibie… Courant juin 1988, Les services de renseignements sud-africains font état de forces cubaines et du FAPLA en mouvement vers la frontière Namibienne, alors encore colonie sud-africaine, en direction du complexe hydro-électrique de Calueque, à quelques km au nord de la frontière, matérialisée par la rivière Cunene. Celle-ci est enjambée à cet endroit par un important pont permettant le passage de véhicules lourds. Du côté Namibien se trouve la ville de Ruacana. La SADF y dépêche alors le 32e bataillon, le 61e Mech au complet, incluant son escadron de tanks Olifant, et de l’artillerie constitué d’une batterie de G-5, d’une de LRM Valkiri, de mortiers de 120mm et d’une batterie de G-2 de 140mm. C’est l’opération « Displace ».

Le 24 juin, un premier accrochage a lieu au nord de Calueque, à Cuamalo, lorsque des troupes d’observation sud-africaines équipées de Ratel et Buffel se retrouvent face à des blindés Cubains/FAPLA. L’échange est violent et 2 Buffel sont perdus, mais les Cubains n’insistent pas et se replient.

Se doutant qu’ils font face à une importante force ennemie, les Sud-Africains décident de la pousser à se dévoiler et de lui tendre une embuscade, afin de la dissuader d’aller plus avant. Le 26 juin aux dernières lueurs du jour, ils lâchent 6 ballons météo. La défense anti-aérienne adverse réagit immédiatement, et les observateurs d’artillerie notent les coordonnées des départs de tirs et des missiles. L’artillerie de la SADF pilonne alors pendant 4 heures ces objectifs, la première salve détruisant le poste de commandement de l’artillerie cubaine. Les Ratel-90 et les Ratel-ZT3 se tiennent prêts à détruire les tanks adverses sur les itinéraires possibles reconnus à l’avance. Mais aucune réaction ne se produit. Les Cubains n’ont pas mordu à l’hameçon ? Pas tout à fait : Une équipe de reconnaissance du 32e bataillon se voit pourchassée par plusieurs tanks. Elle indique la position au QG qui déclenche un tir de G-5 pour couvrir leur retraite. Le lendemain matin de bonne heure, le 61e Mech au complet se déploie dans cette direction : les Ratel-90 sur les côtés, les Ratel-ZT3 au centre en retrait avec le Ratel de commandement, puis les Ratel-20 transportant l'infanterie mécanisée juste derrière et enfin les Ratel-81 effectuant des sauts de puce pour être en mesure de d'assurer le soutien rapproché avec leurs mortiers. L'escadron d'Olifant se tient en réserve.

 A 8h00 les premiers tanks ennemis sont aperçus. A 9h00 un tir de RPG-7 (lance-roquette antichar portable) détruit un Ratel-90 et de nouveaux tanks ennemis se découvrent à l'avant du bataillon. Les G-5 commencent alors à les bombarder. Les troupes sont maintenant au contact et un autre Ratel-90 flambe, victime du tir direct d'un T-55. Les légers mais véloces Ratel réagissent, manœuvrant sur les flancs et les arrières des tanks adverses, dont plusieurs sont détruits. L'infanterie Cubaine et du FAPLA est également engagée par les Ratel-20 et Ratel-81. Les cibles prioritaires étant les équipes de RPG-7, très dangereuses dans ce bush à la visibilité réduite et aux courtes distances d'engagement.

Après quelques minutes de combat intense, les forces cubaines et du FAPLA décrochent, poursuivies par les Olifant venus à la rescousse, et perdent finalement 300 hommes et plusieurs tanks dans l'affaire. Les équipages des 2 Ratel détruits sont récupérés. Les Sud-Africains enregistrent quelques blessés.

2 hélicoptères Puma de reconnaissance indiquent bientôt que les troupes mises en fuites sont l'avant garde d'une importante force blindée cubaine/FAPLA, comprenant au moins 35 tanks T-55 et des dizaines de véhicules blindés BMP-1 et BMP-2. Les Sud-Africains, dont les forces engagées sont trop légères, décident de se replier en début d’après-midi vers la Namibie, en traversant la rivière Cunene.

Vers 14h00, 4 Mig-23 bombardent le complexe de Calueque. Une deuxième vague de 8 Mig-23 lance des bombes freinées par parachute qui anéantissent le pont et le pipe-line qui venait d'être achevé. 11 soldats sud-africains, des appelés chargés d’assurer la garde des installations, périssent dans ces bombardements. Le repli sud-africain n’est pas gêné car les véhicules lourds sont déjà passés, et un deuxième pont plus léger, quelques km au sud, est resté intact. Si l’attaque aérienne avait été coordonnée avec celle, terrestre, du matin, les forces sud-africaines auraient pu être en partie piégées, les contraignant à abandonner leurs véhicules lourds… La défense anti-aérienne sud-africaine s’est montrée relativement impuissante : équipée de simples canons anti-aériens de 20mm, elle n’a pu réagir efficacement. Les effets de l’embargo se font sentir, la CIA ne fournissant des missiles anti-aériens portables Stinger qu’à l’UNITA, qui n’est pas présente dans cette région.

Les Cubains, refroidis par le prix payé pour affronter un seul bataillon mécanisé le matin même les incite à ne pas pousser plus avant. Leur propagande va toutefois transformer ce combat globalement indécis en éclatante victoire, afin de peser sur les négociations. Ceci représente le dernier combat majeur de la guerre. Pretoria, craignant une escalade et une invasion imminente de la Namibie, commence à battre le rappel des réservistes et constitue ainsi la 10e division avec pour mission de garder la frontière Namibienne.



Bilan du conflit et conséquences dans la région

Il est difficile d’établir les pertes de chaque côté avec précision pour les raisons suivantes :

Les Sud-Africains n’ont pas comptabilisé les pertes dans les rangs de l’UNITA, et ce mouvement a disparu depuis, avec ses archives si jamais elles aient existé.

Ce conflit est fortement teinté d’idéologie, tant du côté Cubain/FAPLA avec le contexte de la guerre froide et l’internationalisme cubain, que du côté sud-africain avec le régime de l’Apartheid. Les chiffres officiels avancés par chaque camp relèvent plus de la propagande que de données objectives. 

Nelson Mandela reçu par Fidel Castro à la Havane en 1991(source:  http://southfloridalawyers.blogspot.fr)
Les vétérans sud-africains n’osent témoigner que depuis peu, car le gouvernement sud-africain, après la chute de l’Apartheid, a fait tomber une chape de plomb sur ces évènements, ne retenant de ce conflit qu’une « défaite de l’Apartheid » 25 et allant jusqu’à expulser les vétérans les plus représentatifs, comme ceux du 32e bataillon 26.

On peut toutefois estimer les pertes à :

- 4400 tués (certaines sources indiquent 7000), 2000 blessés, une centaine de tanks détruits, autant de transports de troupes blindés, plus de trois cents véhicules logistiques, des dizaines de LRM, de canons et de lanceurs de missiles sol-air (SA-8, 9 et 13) et une dizaine d’hélicoptères pour le camp FAPLA /Cubains ;

- 40 tués, une quinzaine blessés, 3 tanks perdus, 5 Ratels détruits, une dizaine de véhicules blindés et logistiques divers, 2 Mirage F1 et un avion d’observation pour les Sud-Africains ;

- environ 1500 tués et 1000 blessés pour l’UNITA.


Chaque camp depuis revendique la victoire. L’évidence est toutefois que les Sud-Africains avaient les moyens et les capacités de battre le FAPLA et les Cubains localement, mais pas de se lancer dans l’escalade d’une guerre totale. On le voit devant la faiblesse des effectifs engagés, afin de recourir le moins possibles aux réservistes et aux appelés. Le FAPLA et les Cubains pouvaient mettre en échec les Sud-Africains, mais aux prix de pertes tellement élevées qu’il n’était pas envisageable de poursuivre le conflit sans le soutien massif et constant de l’URSS, en termes de logistique et de fourniture de matériel, vu le niveau d’attrition des unités engagées.

L’accord de paix proposé par les Etats-Unis (accord de Brazzaville, Congo), qui lie l’indépendance de la Namibie au retrait cubain est signé le 22 décembre 1988. A cette date, il n’y déjà plus officiellement de soldats sud-africains en Angola. Les derniers soldats cubains quittent le pays en 1991.

En Namibie, des combats opposent encore la SADF au SWAPO au cours de l’année 1989, car ce dernier continue d’infiltrer des guérilleros depuis ses bases en Angola. La Namibie acquiert officiellement sont indépendance le 21 mars 1990, suite aux élections effectuées sous contrôle de l’ONU de novembre 1989, donnant le SWAPO gagnant à 57,5% des voix.

Mais le calvaire de l’Angola continue… Privée du soutien de l’Afrique du Sud, mais bénéficiant des rentes du trafic de diamants, l’UNITA poursuit sa lutte jusqu’en 2002, quand son chef, Jonas Savimbi, devenu gênant pour tout le monde 27, est finalement traqué et tué par le FAPLA, largement aidé dans cette tâche par… des mercenaires sud-africains, principalement des vétérans de la guerre du bush, leurs ennemis de la veille. En effet, sentant le vent de l’Apartheid tourner, des officiers sud-africains ont fondé des « sociétés privées de sécurité », en fait des compagnies de mercenaires, la demande dans la région étant toujours aussi forte. Un des anciens officiers du 32ème bataillon a ainsi fondé en 1989 la société « Executive Outcomes », recyclant une grande quantité d’anciens de cette unité. Parmi ses fidèles clients ont figuré la célèbre société diamantaire sud-africaine DeBeers, et le gouvernement de Sierra Leone 28.

Sources

Helmoed-Romer Heitman, War In Angola: The Final South African Phase(Ashanti Publishing, Gibraltar, 1990) ISBN: 0-620-14370-3 
  

Opérations

32ème bataillon

Organisation et tactiques


“Flying Columns in Small Wars: An OMFTS Model”, Major Michael F. Morris, U.S. Marine Corps


1 Un troisième mouvement, le FNLA, conservateur et soutenu par le Zaïre, est rapidement vaincu par le MPLA et disparaît en 1975
2 Conflit de basse intensité : de type guérilla / contre-guérilla
3 Témoignage du Lieutenant-colonel Van Staden (à l’époque lieutenant au 32e bataillon) accessible sur le site www.warinangola.com, rapporté par le journaliste Jim Hooper.
4 FAPLA : Forças Armadas Populares de Libertação De Angola (le portugais reste la langue officielle en Angola)
5 Petite ville sur la rivière Cuito hébergeant une ancienne base militaire portugaise, munie d’un aéroport pouvant accueillir des avions à réaction
6 Une brigade est composée d’environ 2000 hommes et plusieurs dizaines de véhicules blindés et de tanks, voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « L’armée du FAPLA »
7 Voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre : le 32eme « Buffalo »bataillon
8 Ratel-20 : véhicule de combat d’infanterie muni d’un canon de 20mm, Ratel-81 : variante équipée d’un mortier de 81 mm, Ratel-90 : variante équipée d’un canon de 90mm.
9 Terme anglo-saxon désignant des étendues peu peuplées de savane et de forêt, caractéristiques de cette région (mais aussi de l’Australie). Le terme français le plus proche est « brousse ».
10 G5 : canon de 155mm de conception sud-africaine, révolutionnaire pour l’époque par sa portée (40 km) et sa précision (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
11 Système de missiles sol-air à courte portée d’origine soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres du FAPLA »)
12 LRM : Lance Roquettes Multiple : les héritiers des célèbres « Orgues de Staline » de la 2eme guerre mondiale
13 Ratel-90, blindé à roues sud-africain, équipé d’un canon de 90mm (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
14 BTR-60 : véhicule blindé de reconnaissance d’origine soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres du FAPLA »)
15 Ratel équipé de missiles anti-char (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
16 T-55 : tank de fabrication soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres du FAPLA »)
17 Avions d’origine soviétique pilotés par des militaires cubains ou russes.
18 Impala : Aermacchi MB-326, avion léger d’attaque au sol d’origine italienne
19 Buffel et Caspir : transports de troupes blindés (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
20 Les hommes et l’équipement léger viennent de Cuba, tandis le matériel est directement livré par l’URSS, grâce à un pont aérien
21 13 exemplaires de la version sud-africaine du Centurion britannique, (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
22 G5 monté sur un véhicule blindé 6x6
23 Une batterie = 8 G5
24 Général Ochoa : compagnon de route de Fidel Castro, d’une popularité croissante et tenant d’une politique plus libérale. Il sera accusé de « haute trahison à la patrie» et de trafic de drogue, jugé dans un simulacre de procès très médiatisé à Cuba et fusillé en 1989.
25 Discours de N. Mandela à la Havane, le 26 Juillet 1991, reprenant sa lettre au peuple cubain.
26 voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre sur le 32e « Buffalo » bataillon
27 En particulier pour les sociétés pétrolières comme Chevron, implantées en Angola
28 Le monde diplomatique, octobre 1996, pp 22-23, version électronique : http://www.monde-diplomatique.fr/1996/10/MAZURE/7295

 

La guerre contre l'Iran, août 1941

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En août 1941, l'Europe est dominée par l'Allemagne hitlérienne. La Wehrmacht a envahi l'Union soviétique le 22 juin 1941. Après Minsk, Smolensk est tombée le 16 juillet et les unités allemandes avancent sur Kiev. A l'autre bout de l'Europe, la Grande-Bretagne est isolée dans son île qu'elle a transformé durant l'été 1940 en forteresse. L'armée de Sa Majesté est alors obligée d'affronter l'ennemi en Afrique du nord où le général Rommel, après avoir repris la Libye à la tête de son Afrika Korps, atteint à la mi-juin 1941 la frontière égyptienne. L'expansion allemande en URSS et en Afrique ressemble alors aux bras d'une tenaille dont les pointes sont destinées à se rejoindre au cœur du Moyen-Orient après avoir respectivement franchi le canal de Suez et les monts du Caucase. Les Britanniques, conscients de ce danger et de la fragilité de leur position en Palestine, décident alors de prendre de gré ou de force le contrôle du Proche et Moyen-Orient. En avril 1941, ils chassent donc d'Irak le gouvernement pro-allemand de Rachid Ali al Gillani. En juin 1941, conjointement avec les Forces françaises libres du général de Gaulle, l'armée britannique s'empare du Liban et de la Syrie. Reste le cas de l'Iran à l'heure où l'invasion de l'URSS bouleverse les grands équilibres internationaux et fait naître de nouvelles coalitions.

David FRANCOIS


L'Iran est de nos jours une puissance de premier plan au Moyen-Orient, un pays qui en raison de son programme nucléaire défie la communauté internationale. Il n'en a pas toujours été ainsi et au début du XXe siècle, l'Iran, qui se nomme encore la Perse, est un État semi-féodal où la Russie et la Grande-Bretagne exerce une sorte de co-protectorat. La naissance de l'Union soviétique après 1917 ne change pas cette situation. Mais à partir des années 1930 l'influence allemande vient perturber cet état de fait alors que le régime du Shah semble vouloir s'inspirer du modèle fasciste pour fonder un Iran nouveau.
 
Si au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, l'Iran proclame sa neutralité, il est néanmoins la victime d'une invasion puis d'une occupation par les troupes soviétiques et britanniques durant l'été 1941. Churchill veut ainsi assurer la sécurité de l'approvisionnement en pétrole des Alliés tandis que Staline cherche à protéger sa frontière caucasienne et les champs pétrolifères de Bakou. Il s'agit aussi, à l'heure où la Wehrmacht déferle sur l'Union soviétique de sécuriser le corridor iranien, une des principales voies de communication permettant aux puissances anglo-saxonnes de ravitailler en armes l'URSS.
 
L'invasion de l'Iran en août 1941, connue également en anglais sous le nom d'Opération Countenance, est un épisode de la Seconde Guerre mondial largement ignoré alors qu'il revêt une grande importance pour les Alliés, notamment pour Staline. En effet au plus fort de la bataille de Kiev, quand Odessa et Léningrad sont assiégées, que l'Union soviétique mobilise toute ses forces pour une lutte vitale, comment expliquer qu'elle détourne trois armées pour une opération militaire de grande échelle. Certainement parce que l'invasion de l'Iran est avant tout un acte éminemment politique : la première action militaire commune entre l'Union soviétique et la Grande-Bretagne alliées dans une coalition anti-hitlérienne.
 
Carte de l'Ian (via irangulistan.comcartes)
 
L'Iran, une menace pour les Alliés ?
 
Au début de la Seconde Guerre mondiale, l'Iran, terme qui signifie le pays des Aryens, n'est déjà plus la Perse d'antan. Depuis son coup d’État de 1921, Reza Khan gouverne le pays. Ayant renversé la dynastie Kadjar, il songe d'abord à créer une République avant de se proclamer Shah en 1926 sous le nom de Reza Shah Pahlavi. Il s'inspire alors du modèle de la Turquie de Mustapha Kemal Ataturk pour moderniser son pays en menant une politique d'européanisation. Reza Shah est également fasciné par l'expérience fasciste puis par le nazisme. La volonté de s'inspirer de ces modèles européens se laisse voir dans les organisations de jeunesse qui se développent alors et où la mystique aryenne, directement inspirée des écrits d'Hitler et d'Albert Rosenberg, est propagée. Ce rapprochement idéologique se traduit également sur les terrains diplomatiques et économiques avec la bénédiction d'officier supérieurs dont le général pro-nazi Fazlollah Zahidi.
 
En 1933, la situation est propice pour que l'Iran se rapproche du III° Reich Outre l'idée aryenne, des intérêts économiques rapprochent les deux pays. L’Allemagne, dès l'époque de la république de Weimar, participe économiquement à la modernisation de l'Iran mais aussi à celle de son armée. En contrepartie avec des livraisons de près de 10 millions de tonnes de pétrole en 1938, le Reich est le premier client de l'Iran. Des étudiants iraniens partent également se former dans les universités allemandes où ils sont soumis à la propagande nazie qui les appelle les « fils de Zoroastre ». Par décret spécial, le régime nazi affirme même que les Iraniens sont des purs aryens et ne sont donc pas soumis aux lois raciales de Nuremberg.
 
Mais la situation géopolitique de l'Iran est particulière et originale. Au début du XXe siècle, les faiblesses de la Perse ont en effet permis à la Russie et à la Grande-Bretagne de se partager des zones d'influence sur le pays. Les Russes s'imposent au nord et les Britanniques au sud à partir de l'actuel Pakistan alors partie de l'Empire des Indes. La Révolution de 1917 change peu les choses. Pourtant en 1920, un mouvement révolutionnaire se développe dans la province de Gilan au nord de la Perse. Les Jangalis dirigés par Mirza Kouchek Khan reçoivent l'aide de l'armée rouge et en mai 1920, une République socialiste soviétique de Perse voit le jour. Dans le sud du pays Reza Khan, à la tête de sa brigade de cosaques, remonte alors vers le nord et, avec le soutien de l'Angleterre, s'empare de Téhéran. Il signe alors un traité d'amitié avec les Soviétiques après que ces derniers ont passé un accord avec les Britanniques. Si L'URSS abandonne certains droits tsaristes, elle reçoit le droit d'intervenir militairement en Iran si elle estime que ses frontières méridionales sont menacées. A la suite de la signature de ce traité, les forces soviétiques se retirent laissant à Reza Khan la possibilité d'écraser les Jangalis, de mettre fin à la République soviétique de Perse et d'asseoir son pouvoir sur le pays.
 
La position géographique de l'Iran prend une importance nouvelle pour l'Union soviétique après le 22 juin 1941. Son contrôle apparaît en effet indispensable pour assurer la sécurité des champs pétrolifères de Bakou. Elle est aussi un passage obligé pour faire parvenir en URSS le matériel de guerre envoyé par les Occidentaux dans le cadre de la loi prêt-bail1. Les autres voies de ravitaillement sont en effet soit trop éloignées du front comme celles à destination du port de Vladivostok ou trop dangereuses comme celles qui arrivent au port de Mourmansk pilonné par les bombardiers de la Luftwaffe tandis que les cargos britanniques sont les victimes des sous-marins de la Kriegsmarine.
 
La Grande-Bretagne ne peut quand à elle prendre le risque que les infrastructures de transports et l'industrie pétrolière iraniennes, qu'elle a largement financées, ne soient utilisées au profit du Reich. En mai 1939, Londres a signé un accord avec l'Iran qui stipule que les importations britanniques dans ce pays seront payées par un système de crédits reposant sur la livraison de pétrole. Mais la déclaration de la guerre puis la défaite de la France réduisent fortement les exportations britanniques vers l'Iran et déséquilibrent dangereusement les échanges entre les deux pays au détriment de l'Angleterre. Mais à l'heure où la guerre moderne s'appuie sur le binôme blindé-avion, le contrôle des ressources pétrolières est un atout stratégique essentiel. Et l'Iran est déjà un important producteur. En 1940 la seule raffinerie d'Abadan produit ainsi 8 millions de tonnes d'essences tandis que l'ensemble des bases de la RAF au Moyen-Orient sont alors approvisionnées à partir de Bakou et Abadan. L'enjeu pétrolier est donc d'importance pour l'effort de guerre allié. Ainsi la menace vichyste qui pèse sur le pipeline qui traverse la Syrie pour alimenter la flotte britannique en Méditerranée justifient l'invasion du Mandat. Après la Syrie, c'est l'Irak qui tombe sous le contrôle militaire britannique. Reste l'Iran mais la convention de 1921 signée entre ce pays et l'Union soviétique interdit à la Grande-Bretagne d'intervenir dans ce pays2. Cette situation est bouleversée par l'opération Barbarossa.
 
Dessin de presse britannique (via mideastcartoonhistory.com)

Les préparatifs de l'invasion.

Le Shah a officiellement proclamé la neutralité de son pays le 4 septembre 1939, neutralité qui est réaffirmée par le souverain le 26 juin 1941. Pourtant dès le 22 juin, jour de l'attaque allemande contre l'URSS, l’ambassadeur britannique à Moscou, sir Stafford Cripps demande à Molotov que l'armée rouge pénètre en Iran. Le sujet est rapidement au centre de nombreuses consultations entre les des deux nouveaux alliés. Staline se range vite aux arguments des Britanniques concernant la menace que ferait peser la présence d'agents allemands sur le transit de matériel livré dans le cadre du prêt-bail américain.
 
Quand le Shah conformément à son statut de neutre, refuse à Smirnov, l'ambassadeur de Staline à Téhéran, le transit de matériel militaire, il signe sa perte. Il ne donne en effet pas d'autre choix à Staline et Churchill que d'envahir un pays dont la position géostratégique est de première importance. Le 13 août, Britanniques et Soviétiques prennent donc la décision d'envahir l'Iran et de sceller par par la force leur fraîche alliance.
 
Du coté soviétique c'est une directive du NKVD du 8 juillet 1941 prescrivant de prendre des mesures en vue d’empêcher l'arrivée en Iran d'espions allemands qui est le point de départ pour la préparation de l'invasion de l'Iran. Cette planification est confiée au général Fiodor Tolboukhine qui dirige alors le district militaire de Transcaucasie. Pour les Britanniques, c'est au groupe de l'Iraq Force, qui devient alors le commandement persan et irakien, la Paiforce, sous la direction du lieutenant-général Sir Edward Quinan que revient la tache de préparer l'attaque. Pour cela la Paiforce peut compter sur les 8e et 10e divisions d'infanterie indienne du général William Slim, la 2e brigade blindée indienne du général John Aizlewood, la 4e brigade de cavalerie britannique du général James Kingstone et la 21e division d'infanterie indienne. Trois escadrons de la RAF, le 94e, composé de bombardiers Blenheim IV, le 261e avec des chasseurs Hurricane et le 244e formé de vieux biplans complètent le dispositif britannique.

Sir Edward Quinan, commandant de la Paiforce (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Le plan anglais prévoit deux axes d'attaque contre l'Iran. Le premier, au sud, doit partir de Bassorah avec la 8ème division d’infanterie indienne en direction des champs pétroliers et du port d’Abadan. Pendant ce temps des navires britanniques et australiens ont pour mission de détruire la flotte iranienne qui mouille dans le port. Au nord les 2e et 9e brigades blindées ont pour tâche de marcher sur Téhéran, depuis la frontière irakienne. Enfin, en soutien, venue de Syrie, la 10ème division d’infanterie indienne complète le dispositif britannique.
 
La conduite de l'invasion est confiée du coté soviétique aux troupes du district militaire de Transcaucasie. Les autorités forment alors sous le commandement du général Dimitri Kozlov, un front de Transcaucasie qui se compose des 44e, 45e, 46e et 47e armées soviétiques soit prés de 250 000 hommes. Pour l'opération contre l'Iran, l'aviation rouge est constituée des 36e et 265e régiments de chasse et du 336e régiment de bombardier. Cette force aérienne représente environ 500 appareils soit 225 chasseurs, 90 avions de reconnaissance et 207 bombardiers.

Le général soviétique Dimitri Kozlov (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Sur le Caucase une colonne doit partir de Tbilissi pour s'emparer de Tabriz et une autre de Bakou en direction de Bandar-e-Pahlavi (actuel Bandar-e-Anzali). De l'autre coté de la mer Caspienne, dans les plaines d'Asie centrale, la 53e armée commandée par le général Sergei Trofimenko participe également à l'opération. Cette armée, qui a été créée à partir des forces du district militaire d'Asie centrale et stationne à Achgabat au Turkménistan, doit avancer sur Téhéran par le nord-est3.
 
Alors que les préparatifs militaires progressent, sur le plan diplomatique, Britanniques et Soviétiques accroissent leur pression sur le gouvernement iranien. Le 19 juillet puis le 16 août, les deux pays demandent à l'Iran l'expulsion immédiate de tous les ressortissants allemands. Selon l'ambassade soviétique à Téhéran il y aurait alors prés de 5 000 Allemands en Iran. Les autorités iraniennes répondent qu'en réalité le pays ne compte sur son territoire que 2 500 Britanniques, 390 Soviétiques et seulement 690 Allemands et 310 Italiens. Cette estimation, certainement plus proche de la réalité est de peu de poids face aux volontés conjointes des nouveaux alliés.
 
Le 19 août, le gouvernement du Shah annule les congés des militaires et mobilise 30 000 réservistes. Les journaux et la radio diffusent des discours patriotiques sur la nécessité de défendre la patrie. Les Iraniens disposent alors de 200 000 soldats, soit 9 divisions d'infanterie appuyées par une soixantaine de chars légers et moyens d'origine tchèque ainsi que d'une petite force aérienne de 80 avions. Cette armée a une faible capacité militaire qui lui permet certes de mettre au pas les tribus rebelles mais lui donne peu de chance face à un adversaire plus sérieux.

Troupes iraniennes (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Le 21 août les Britanniques font savoir à leur allié russe qu'ils sont prêt passer à l'attaque. Le 25 août, le jour où les Iraniens annoncent enfin l'expulsion des ressortissants allemands, le premier ministre Ali Mansour reçoit une note soviétique qui l'informe que l'URSS s’apprête à prendre des mesures de protection en conformité avec le traité de 1921. Les Anglais font également parvenir une note qui dénonce les agissements des agents allemands en Iran et constatent que cette situation les oblige à agir préventivement.
 
Le Shah lance alors une appel désespéré au président des États-Unis, Franklin Roosevelt, afin que ce dernier prenne la défense d'un État neutre au nom de la justice internationale et du droit des peuples. La réponse de Roosevelt est décevante. Il indique au Shah que la progression nazie dans le monde ne peut être arrêtée que par la force et donc que les États-Unis accorde la priorité à la nécessité de sécuriser une voie de communication essentielle pour ravitailler l'URSS en guerre. Roosevelt rassure malgré tout le Shah en indiquant que les Alliés n'ont aucune revendication territoriale sur son pays. S'il est vrai que la Grande-Bretagne n'a pas de visées expansionnistes il n'en est pas de même de Staline qui soutient alors la politique annexionniste menée par Bagirov Jafar, le premier secrétaire du PC de l'Azerbaïdjan, sur les provinces du nord de l'Iran.
 
Les opérations militaires.
 
Au matin du 25 août la canonnière britannique HMS Shoreham attaque et coule dans le port d'Abadan le navire iranien des gardes-cotes Palang tandis que les petits patrouilleurs s'enfuient ou se rendent. Protégés par les appareils de la RAF, deux bataillons d'infanterie de la 8e division indienne traversent alors le détroit du Chatt al-Arab lors d'une opération amphibie sans rencontrer d'opposition et s'emparent de la raffinerie et des nœuds de communication d'Abadan. Rapidement le terminal pétrolier et les infrastructures portuaires sont sécurisés tandis que les unités indiennes de l'armée britannique continuent à avancer dans le Khouzistan au nord-ouest de Bassorah. Les 18e, 25e et 10e divisions indiennes entrent également et progressent de Bassorah vers Ahvaz. Au soir du 25 août, l'armée du Shah se retire lentement vers le nord-est sous le harcèlement des avions de la RAF. Les Hurricanes attaquent ainsi l'aérodrome d'Ahvaz détruisant une bonne partie de l'aviation iranienne. Les Britanniques contrôlent donc Abadan et Khorramshahr où une partie de la 6e division iranienne a opposé une certaine résistance.
 
Plus au nord, sous le commandement du major-général William Slim, huit bataillons progressent le long de la route de Khanaqin à Kermansha. Le 27 août, les Britanniques se heurtent au verrou du col de Paytak ou se sont retranchées les forces iraniennes. Mais après les bombardements de ces positions par des Blenheims, les Iraniens se replient sur Kermanshah. La prise du col Paytak permet alors aux soldats britanniques de s'emparer du champ pétrolifère de Nafti Shah.
 
A la frontière soviétique le coup principal est porté par la 47e armée du général Vladimir Novikov qui compte plus de 37 000 hommes. Cette armée est composée des 63e et 76e divisions de montagne, du 236e régiment d'infanterie, de la 23e division de cavalerie, des 6e et 54e régiments blindés et de deux bataillons motocyclistes. C'est l'armée soviétique la mieux préparée pour cette opération puisque son personnel s'est entraîné sur un terrain similaire à celui du nord de l'Iran. Elle s'est également adaptée aux conditions climatiques locales. La 44e armée quand à elle, avec plus de 30 000 hommes, borde la Caspienne prés d'Astara. A l'ouest pour couvrir la frontière avec la Turquie se trouvent les 45e et 46e armées qui rassemblent ensemble plus de 100 000 combattants.
 
A l'aube du 25 août, les 44e et 47e armées qui le 24 ont pris position le long de la frontière se mettent en marche. Les gardes-frontières entrent sans difficulté en action et coupent les lignes de communications des Iraniens. La flotte aérienne soviétique apparaît aussi dans le ciel de l'Iran où elle largue des tracts alors que le président du parlement iranien prétend qu'elle bombarde Tabriz, Mashhad, Ardabil, Rasht et d'autres villes.
 
L'armée qui stationne en Arménie soviétique, la 47e, progresse le 25 août de 70 km sur les axes Djoulfa (Azerbaïdjan soviétique)-Khvoy et Djoulfa-Tabriz. Sur ce dernier la 76e division de montagne s'empare de Tabriz dès le 26 août. L'armée et la gendarmerie iranienne n'opposent aucune résistance et reculent. Dès le 26, les hommes de la 47e armée descendent vers le sud le long du chemin de fer Trans-iranien jusqu'à l'ouest de Qavzin.
 
A l'est du Caucase l'opération la plus délicate dans les premières heures de l'invasion est le contrôle du passage de la rivière au sud d'Astara qui est retardé à cause des pluies. La flotte soviétique de la Caspienne soutient l'avancée des troupes au sol soit les unités de la 44e armée qui prennent Ahmadabad et Ardabil. La 15e division d'infanterie iranienne qui défend le secteur se retire si rapidement que lorsque l'armée rouge s'empare d'Ardabil elle y trouve les autorités et les force de gendarmerie qui n'ont pas eu le temps d'évacuer. Au même moment les Soviétiques lancent une opération amphibie pour débarquer prés de Bandar-e-Pahlavi, le plus important port iranien sur la mer Caspienne. Mais les conditions météorologiques sont là aussi mauvaises et si le 105e régiment d'infanterie de montagne parvient à débarquer ce n'est pas le cas du 563e bataillon d'artillerie qui doit rebrousser chemin avant de pouvoir débarquer ultérieurement. Cette opération amphibie est si mal préparée que des navires de transports sont confondus avec des vedettes iraniennes et deviennent les victimes de tirs amis.
 
Le ciel de l'Iran est entièrement dominé par la RAF et les forces aériennes soviétiques. Le 28 août l'armée de l'air iranienne est complètement détruite surtout en raison de l'action de la RAF. L'aviation soviétique, outre le lancer de tracts, mène principalement des opérations de reconnaissance et de bombardement d'objectifs militaires. Certaines villes sont également la cible de l'aviation rouge notamment la ville de Maku tandis que les chasseurs ont pour mission d'empêcher l'aviation adverse de menacer Bakou ce qui d'ailleurs ne se produit jamais.
 
A la fin du 27 août les forces soviétiques tiennent la ligne Khvoy-Tabriz-Ardabil au nord-ouest de l'Iran. Ce même jour la 53e armée du général Trofimenko qui stationne en Asie central pénètre en Iran. Cette armée est divisée en trois groupes, à l'ouest agit le 58e corps d'infanterie, au centre la 8e division de montagne et à l'est quatre corps de cavalerie. Le nord-est de Téhéran est défendu par les 9e et 10e divisions d'infanterie iraniennes. Face à l'attaque soviétique, la 10e division, victime de désertions de masse, s'évapore tandis que la 9e recule et se retire pour prendre position sur les lignes de défenses dans les montagnes de Mashhad et Gorgan qui bordent la capitale iranienne. Mashhad est néanmoins prise le soir du 27 par les troupes soviétiques.


Char soviétique à Téhéran (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Au sud de l'Iran les Britanniques continuent à avancer. Le 28 août la 18e brigade de la 10e division indienne occupe Ahvaz. Plus au nord le major-général Slim s’apprête à s'emparer de Kermanshah le 29 mais le commandant de la garnison dépose les armes sans combattre. Ce qui reste de l'armée iranienne rejoint alors Téhéran pour organiser la défense de la capitale. Les Britanniques continuent à avancer depuis Kermanshah et Ahvaz tandis que les unités soviétiques tiennent la ligne de Mahabad-Quavzin-Sary-Damghan-Sabzevar, c'est à dire l'ensemble du nord-ouest du pays et la zone au nord de Téhéran jusqu'à la frontière afghane. Le Shah n'a alors plus à sa disposition que le 9e division d'infanterie qui reste seule en état de combattre et de défendre la capitale.

Le 28 août le commandement iranien comprend la futilité d'opposer une résistance face à un adversaire plus puissant. L'état-major décide même de dissoudre l'armée au moment où les 3e, 4e, 11e et 15e divisions sont hors de combats. Sous la pression de l'opposition, le 29 août, le Shah congédie le gouvernement d'Ali Mansour et le remplace par un nouveau gouvernement dirigé par Mohammad Ali Foroughi. Britanniques et Soviétiques occupent alors la plupart des grandes villes du pays à l'exception de Téhéran. Ali Foroughi signe un armistice avec les Britanniques le 29 puis avec les Soviétiques le 30. Ce jour là c'est à Sanandaj, dans le Kurdistan irakien, que les armées des deux puissances alliées font leur jonction. Elle se réalise ensuite à Qavzin au pied de l'Elbourz.

Soldats britanniques et soviétiques en Iran (via glebklinov.ru/operation-countenance)

L'invasion a coûté aux Iranien la perte d'environ 800 soldats et de 200 civils. Deux navires ont été coulés et deux autres endommagés. L'armée rouge a perdu environ 40 hommes, une centaine de blessés et trois avions tandis que les Britanniques comptabilisent 22 morts et 50 blessés. Pour l'armée rouge qui ne connaît que des défaites sur le front allemand l'invasion est un succès opérationnel. A l'exception du débarquement sur la Caspienne les troupes soviétiques ont atteint la totalité de leurs objectifs et cela sur un terrain particulièrement difficile. Les réussites des unités du génie et des pontonniers soviétiques est un facteur important de ce succès. Il est difficile d'affirmer que le succès en Iran a joué un rôle dans les combats en cours au cœur de la Russie. La plupart des forces soviétiques engagées en Iran sont il est vrai rapidement transférées sur le front allemand. Ainsi la 44e division de cavalerie qui a participé à la campagne d'Iran sera presque entièrement détruite prés de Volokolamsk lors de la défense de Moscou en décembre.

Le 8 septembre un accord est signé entre l'Iran et les Alliés qui entérine la création de deux zones d'occupation. Au nord-ouest la zone de Tabriz et les rives de la Caspienne sont occupées par l'armée rouge tandis que les Britanniques occupent les champs pétroliers d'Abadan et de Kermanshah. Téhéran accepte également d'expulser tous les ressortissants des pays de l'Axe et de faciliter le transit des cargaisons militaires britanniques vers l'URSS. Les concessions pétrolières à l'Anglo-Persian Oil Company sont renouvelées à des conditions plus avantageuses pour cette dernière.

Malgré l'acceptation par Reza Shah de toutes les conditions imposées par les Alliés, le 12 septembre, l'ambassadeur britannique à Moscou, Sir Cripps et Staline se mettent d'accord sur la nécessité de déposer le le souverain iranien et de le remplacer par son fils. Pour appuyer cette ultime exigence, qui prend comme prétexte le fait que le Shah refuse de remettre entre les mains des Alliés les ressortissants de l'Axe, le 15 septembre des troupes britanniques et soviétiques entrent dans Téhéran. Le 16, acculé, le Shah4 abdique et son fils, qui régnera sans partage jusqu'à la révolution islamique de 1979, lui succède. Ce dernier accepte la situation de son pays et renvoie les représentants diplomatiques de l'Allemagne, de l'Italie et de la Roumanie. Des discussions commencent alors en vue de la conclusion un traité d'alliance avec les Britanniques et les Soviétiques, traité qui est signé en janvier 1942. Finalement le 9 septembre 1943, l'Iran déclare la guerre à l'Allemagne.

Le résultat le plus important de la facile victoire militaire alliée est de permettre d'utiliser le territoire iranien pour acheminer en URSS les fournitures stratégiques livrées par les États-Unis dans le cadre de la loi du prêt-bail. L'Iran ouvre en effet ses ports aux cargos alliés et permet un accès libre par la route et la voie ferrée en direction du Caucase soviétique. Par ce biais c'est plus de 5 millions tonnes de matériels de guerre qui sont livrées à l'URSS entre 1942 et 1945. Les Alliés peuvent également exploiter à leurs profits les immenses réserves pétrolières du Moyen-Orient et faire ainsi tourner à plein la formidable machine industrielle américaine, l'un des facteurs clefs du tournant du conflit en 1943.

L'invasion s’insère aussi dans des stratégies de plus longue durée propres à chaque partenaire. D'ailleurs les motifs officiels avancés pour justifier l'invasion prêtent largement à discussion. En effet il n'y a pas plus d'agents allemands en Iran que dans d'autres parties du monde. Et au sujet du transit de matériels de guerre à travers ce pays, ce trafic existe déjà en juillet 1941 et ne prendra une importance vraiment vitale qu'en 1942 après le drame dans l'océan Arctique du convoi britannique PQ-175. Pour la Grande-Bretagne, l'invasion répond à des considérations géostratégiques particulières à l'Empire de Sa Majesté puisque l'antique Perse fait le lien entre les Indes et la Birmanie d'une part et le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord d'autre part. Pour l'URSS des considérations identiques sont moins évidentes. Si pour Staline l'Iran n'est pas une menace sérieuse, comme le montre le rapide effondrement de l'armée du Shah, l'invasion a des raisons essentiellement politiques : d'abord la volonté de renforcer l'alliance avec la Grande-Bretagne mais également la crainte d'une action unilatérale des Britanniques au sud du Caucase et la volonté de poursuivre la politique de retour aux anciennes frontières impériales.

L'occupation alliée qui débute à l'été 1941 n'est pas sans conséquences non plus sur l'Iran. Lors de la conférence de Téhéran en novembre 1943, les trois Grands remercient le pays pour sa contribution à l'effort de guerre allié et s'engagent à nouveau à respecter son intégrité territoriale. Au début de 1946, l'armée britannique évacue sa zone d'occupation. Mais les choses sont plus difficiles avec les Soviétiques qui ont des visées annexionnistes sur l'Azerbaïdjan iranien où ils forment des gouvernements fantoches. Ils n'acceptent, après un crise diplomatique qui réveille le nationalisme iranien, de quitter le pays qu'en mai 1946 6.

Bibliographie :

En russe:

-Голуб Ю. Г, « Малоизвестная страница великой войны: советская оккупация Северного Ирана в августе-сентябре 1941 года », Военно-исторические исследования в Поволжье, Вып. 5. Саратов, 2003, (I Golub, « Un épisode peu connu de la Seconde Guerre mondiale : l'occupation soviétique du nord de l'Iran en aout-septembre 1941 », Recherches en histoire militaire de la région de la Volga, Saratov, 2003).

-Плешаков К. В., « Вступление во Вторую Мировую войну СССР и США и начальный этап антифашистского сотрудничества (июнь 1941 — 1942) », Кризис и война: Международные отношения в центре и на периферии мировой системы в 30-40-х годах, МОНФ, Москва, 1998, (V. Plechakov, « L'entrée dans la Seconde Guerre mondiale de l'Union soviétique et des Etats-Unis et le début de l'alliance anti-nazie (juin 1941-1942) », Crise et guerre : relations internationales au centre et dans la périphérie du système mondial dans les années 30 et 40, Moscou, 1998).

En anglais:

-F. Eshraghi, « Anglo-Soviet Occupation of Iran in August 1941 », Middle Eastern Studies, n° 1, janvier 1984), pp. 27-52.

-Kaveh Farrokh, Iran at War, 1500-1988, Osprey Publishing, 2011.

-Mohammad Goli Majd, August 1941 : The Anglo-Russian Occupation of Iran and Change of Shahs, University Press of America, 2012.

-Miron Rezun, The Soviet Union and Iran : Soviet Policy in Iran from the Beginnings of the Pahlavi Dynasty until the Soviet Invasion in 1941, Westview Press, 1988.

-Richard Stewart, Sunrise at Abadan: the British and Soviet invasion of Iran, 1941, Praeger, 1988.





1 La loi prêt-bail est un programme d'armement mise en place en février 1941 par le États-Unis pour fournir du matériel aux pays amis sans intervenir directement dans le conflit mondial.


2 En juin 1941 le contentieux entre l'Iran et les Alliés monte d'un cran quand le Shah accepte de donner asile à Rachid Ali et aux Irakiens qui viennent d’être vaincu par les forces britanniques.


3 Elle sera dissoute le 16 novembre 1941 et ses unités envoyées se battre contre la Wehrmacht.


4 Le Shah déchu s'exile à l’île Maurice avant de rejoindre l'Afrique du Sud où il meurt en juillet 1944.


5 Le convoi allié PQ-17 qui ravitaille l'URSS à partir de l'Islande perd 26 des 37 navires qui le compose en juillet 1942 dans l'océan Arctique.


6 En 2009 le président iranien Mahmoud Ahmadinejad écrit au secrétaire général de l'ONU pour que son pays obtienne une indemnisation pour l'occupation par les Alliés entre 1941 et 1946. Il n'a pas obtenu de réponses...

La guerre de frontière sud-africaine II

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L’escalade finale (1987-1989)

2ème partie : Les unités, leurs tactiques et leurs matériels

par Jérôme Percheron






L’armée du FAPLA - organisation et tactique

L’organisation du FAPLA est calquée sur celle des armées du pacte de Varsovie, mais articulée en brigades contenant moins d’hommes que les divisions de type soviétique, ce qui est adapté au niveau de l’encadrement angolais et au terrain. En plus des brigades, il existe des unités blindées indépendantes de la taille d’un bataillon nommées « groupements tactiques », regroupant une douzaine de chars T-55, chargées théoriquement d’éclairer les brigades (lors des affrontements, ils serviront en réalité de réserve).

Une brigade du FAPLA est un ensemble cohérent d’environ 2000 hommes, organisé en 3 bataillons d’infanterie portée sur blindés BMP-1 et BTR-60 (plusieurs dizaines) et soutenus par des tanks légers amphibie PT-76 et des véhicules de reconnaissance BRDM-2, une compagnie de tanks avec environ 20 T-54/55 et un bataillon d’artillerie à 6 batteries (2 de 6 obusiers de 122 mm, 2 de 4 canons de 76mm, une de 8 LRM de 122mm BM-21, et une de 6 tubes de 120mm). A ceci s’ajoute la DCA composée de SAM-8,9 et 13 ainsi que des canons ZSU de 23mm. Des unités du génie avec des moyens de franchissements de cours d’eau et des unités de logistique sur camions soviétiques, assurent une bonne mobilité à la brigade. Le support technique requis pour mettre en œuvre ces équipements modernes est assuré par des conseillers militaires soviétiques, cubains, est-allemands et vietnamiens.

La doctrine militaire du FAPLA est également copiée sur le modèle soviétique, mais le niveau d’entraînement des Angolais est insuffisant pour mettre en place l’approche méthodique et brutale de l’offensive caractéristique de ce modèle. La piètre qualité du corps des officiers angolais ne leur permet pas de bien maîtriser des notions tactiques essentielles comme la coordination des différentes armes, la combinaison de la manœuvre et du feu, etc. malgré un abondant matériel à leur disposition. La présence de nombreux conseillers techniques et militaires du bloc de l’Est ne remplace pas un entraînement et une expérience suffisante. Pour résumer, la théorie est comprise, la pratique n’est pas à la hauteur. L’armée de l’air angolaise est largement pourvue en chasseurs Mig-21, bombardiers Mig-17, Su-22 et Mig-23. Ses effectifs sont principalement constitués de Soviétiques et de Cubains.

La SADF en Angola - organisation et tactique

L’organisation sud-africaine est unique. Elle est faite d’un mélange de flexibilité et de mobilité issu de sa propre expérience, comme la guerre des Boers contre l’empire britannique, les guerres coloniales contre les Zoulous et les « Long Range Desert Group » de la 2e guerre mondiale aux côtés des Anglais. La doctrine en vigueur au début de l’opération « Modular » en est le parfait exemple : elle est basée sur la primauté de la mobilité et la combinaison des tactiques de combat conventionnelles avec celles de la guérilla. Elle est bien adaptée au terrain particulier que représente le bush africain, avec sa succession d’espaces ouverts favorisant la manœuvre et de végétation dense avec des distances d’engagement très courtes, propices aux embuscades, dans lesquelles les véhicules lents ou peu manœuvrables sont vulnérables.

Le matériel, de conception nationale pour cause d’embargo, est adapté au terrain avec des véhicules blindés à roues rapides et bien protégés contre les mines (la série des Ratel, les transports de troupes Casspir et Buffels), dotés d’une grande autonomie et aisés à réparer. En effet, les distances à parcourir sont très importantes : la zone potentielle des combats (frontière Namibienne de l’océan jusqu’au sud-est angolais) court sur une longueur d’environ 1600 km : pour donner un ordre d’idée, c’est la distance de Londres à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine. L’artillerie est excellente avec les G5 de 155mm et les LRM de 127mm. Elle bénéficie d’équipes d’observateurs, dans les unités de reconnaissance, qui lui permet de connaître parfaitement les positions de l’ennemi.

Les troupes engagées en première ligne lors de l’opération « Modular » et suivantes sont peu nombreuses (environ 3000 hommes au plus fort de l’offensive, lors de l’opération Hooper, unités de services comprises) mais pour la plupart professionnelles ou volontaires et très bien entraînées. Contrairement a une idée reçue, 60% d’entre-elles sont des volontaires noirs. C’est seulement à partir de mars 1988 (opération Packer) que les réservistes sont appelés pour les relever. Les réservistes sont tous blancs car l’Apartheid interdisait aux noirs de faire leur service militaire. Il y a malgré tout de nombreux réservistes et appelés effectuant leur service militaire qui ont participé directement ou indirectement à cette guerre depuis 1975, car des dizaines de milliers d’entre eux sont affectés au maintien de l’ordre, à la garde des installations et à la sécurisation des voies de communications à la frontière Angolaise, en Namibie et en Afrique du sud même face aux mouvements anti-apartheid de plus en plus puissants. Toute une génération de Sud-Africains blancs a fait son service militaire dans ce contexte, dans les années 70 et 80.

La 20eme brigade sud-africaine, qui contre l’offensive du FAPLA, en composée de groupements interarmes constitués principalement des éléments de 3 bataillons : le 32eme bataillon (voir chapitre consacré à cette unité), le 101eme bataillon d’infanterie et 61eme bataillon mécanisé.

Le 61eme bataillon mécanisé (« 61e Mech ») est composé de 55 Ratels de tous types (chasseurs de chars, soutien rapproché, transport d’infanterie). Un escadron de 13 chars Olifant lui est rattaché à partir de l’opération Hooper. C’est un vétéran de la guerre du bush, ayant notamment participé à l’opération « Protea » en 1981. Les 101ème et 32ème bataillons comprennent chacun quatre compagnies montées sur véhicules blindés de transport Casspir et Buffel, une compagnie lourde équipée de mortiers, ainsi que 2 escadrons anti-char sur Ratel-90.

L’UNITA, entraînée par les Sud-Africains, passe progressivement d’une force de guérilla à une force conventionnelle comprenant plusieurs bataillons réguliers avec leurs propres armes collectives. Elle assure une grande partie des reconnaissances pour le compte des Sud-Africains. Elle est la seule à pouvoir mettre en ligne des équipes pour le tir des missiles anti-aériens Stinger, fournis par les américains exclusivement à l’UNITA. De telles équipes seront intégrées dans les unités d’artillerie sud-africaines, dans les régions où l’UNITA est présente.

L’armée de l’air, la SAAF, a beaucoup souffert des sanctions internationales et aligne du matériel vieillissant dont les pièces de rechanges manquent : BAE Boucanier et Camberra, Dassault Mirage III et, le plus récent de son parc, le Mirage F1. La volonté de ne pas risquer inutilement les quelques précieux avions opérationnels, la densité des défenses sol-air cubaines et du FAPLA, ainsi que le manque de défenses anti-aériennes des troupes au sol, entrainera, malgré un grand courage des pilotes, une perte progressive de la supériorité aérienne, compensée il est vrai par l’excellence de l’artillerie à longue portée. Les conséquences auraient pu être bien plus graves si les attaques aériennes ennemies s’étaient avérées mieux coordonnées et plus précises.

Le 32e « Buffalo » bataillon

Cette unité atypique représente apparemment un paradoxe : spécialisée dans la lutte antiguérilla, elle a pour mission initiale de traquer les membres du MPLA et du SWAPO, mais est constituée majoritairement de noirs, appartenant à une centaine d’ethnies différentes, et de blancs. Tout ce petit monde cohabite en bon intelligence au service d’un régime fondé sur la séparation des blancs et des noirs…

Lors de la guerre d’indépendance Angolaise qui a entraîné le départ des Portugais en 1975, en plus des principaux mouvements de libération que représentaient le MPLA et l’UNITA, il y en avait un 3eme, le FNLA (Front National de Libération de l’Angola), de tendance conservatrice, sur lequel les Sud-Africains avaient misé au début. Il a été battu par le MPLA et une partie de ses soldats a retraité vers le sud du Pays, jusqu’à atteindre la frontière sud-africaine. Ils ont alors été pris en charge par la SADF qui les a organisés en unité antiguérilla pour combattre le MPLA/FAPLA. Le 32e bataillon était né. Quelques années plus tard, en 1980, la Rhodésie accédait à l’indépendance et devenait le Zimbabwe. Les militaires professionnels rhodésiens ou mercenaires des RLI (Rhodesian Light Inftantry), blancs et noirs, qui avaient soutenu l’ancien régime, ont trouvé refuge en Afrique du Sud. La SADF s’est immédiatement servi de leurs compétences reconnues en matière contre-insurrectionnelle. Une partie d’entre eux a entraîné et fourni les cadres nécessaires au 32e bataillon.

Cette unité d’élite commence alors à intervenir en Angola dans le plus grand secret : contre les bases du SWAPO, pour « nettoyer » des régions de la présence du MPLA ou pour soutenir l’UNITA. Ce sont des hommes du 32e bataillon qui ont fait prisonnier un conseiller militaire soviétique en 1981. Lors de l’opération Modular, le bataillon est intégré à l’organigramme de la 20e brigade et sert à la fois en reconnaissance, infiltration et en encadrement de l’UNITA.

Les membres du 32e bataillon se sont construit une petite ville, « Buffalo », en Namibie. Pendant leurs périodes de repos, certains de ses soldats louaient leurs services en tant que mercenaires, comme lors de la tentative de coup d’état aux Seychelles en 1982. Après la chute de l’Apartheid et l’arrivée de l’ANC au pourvoir en Afrique du Sud, cette unité a été dissoute et la ville de Buffalo évacuée. C’est tout naturellement qu’ils se sont reconvertis en mercenaires à plein temps, au sein de sociétés privées de sécurité comme Executive Outcomes, fondée par un ancien du 32e bataillon. On retrouve leur trace en Angola et au Sierra Leone dans les années 90, puis dans tous les points chauds du globe (Afghanistan, Iraq, …).

Les principaux matériels terrestres FAPLA/ cubains

Ils représentent l’armement standard des « pays frères » du bloc soviétique. Ce ne sont toutefois pas les plus modernes, ces derniers étant réservés au théâtre européen.

Les chars

 -T-34/85 : un vétéran de la seconde guerre mondiale. Le T-35/85 représente l’ultime version du célèbre T-34, char moyen standard de l’armée rouge pendant la seconde guerre-mondiale. Quelques exemplaires sont encore aux mains du FAPLA dans les années 80.

- T-54 et T-55 (version améliorée du précédent) : char de combat standard du pacte de Varsovie dans les années 60 et 70. Massivement vendu à l’exportation par l’URSS, caractérisé par un puissant canon de 100mm à haute vélocité (donc pouvant facilement percer les blindages adverses), une silhouette basse difficile à viser. Il pêche toutefois par une ergonomie intérieure déplorable fatiguant rapidement son équipage et nuisant à son endurance et sa réactivité.

Char T-55 (via wikipedia)

- T-62 : successeur du T-55, mais qui sera remplacé rapidement par le T-72 (non exporté dans les années 80 en-dehors du pacte de Varsovie). Quelques exemplaires de ce char moderne sont signalés comme étant fournis par l’URSS au FAPLA, leur présence est attestée lors des combats défensifs devant Cuito.

Les véhicules blindés de combat d’infanterie
BMP-1 

 Ils sont destinés à amener l’infanterie au plus près des objectifs tout en la soutenant de leurs armes de bord. Le BMP-1, qui équipe le FAPLA, est le modèle standard du pacte de Varsovie de l’époque. Il peut transporter 8 fantassins et est équipé d’un canon à basse vélocité de 73mm pour leur soutien rapproché.


Véhicule de Combat d'Infanterie BMP-1 (via wikipedia)
Il est malgré tout fréquent de voir les soldats du FAPLA à pied à côté des chars ou agrippés aux superstructures de ceux-ci, ce qui les rend très vulnérables en cas d’attaque ou de tirs d’artillerie. L’emploi de ces véhicules nécessite une très bonne coordination blindés/infanterie, ce qui était hors de portée des officiers du FAPLA.

 Les véhicules de reconnaissance

- BTR-60 et BTR-70 : véhicules amphibie 8x8, équipés de 2 mitrailleuses et pouvant atteindre 80 km/h sur route


BTR-60P (via wikipedia)
- BRDM-2 : automitrailleuse amphibie 4x4, équipée d’une mitrailleuse lourde de 14.5mm et/ou de missiles anti-char.

 Les systèmes anti-aériens

- ZSU-23 : automoteur anti-aérien, destiné à la protection à courte portée. Il possède 4 canons de 23mm dirigés par radar et tirant simultanément, ce qui lui confère une cadence de tir très élevée pouvant rapidement saturer une zone. Son emploi en tir tendu contre l’infanterie peut également être dévastateur.

 - SAM-2 : système de missiles sol-air à longue portée non mobile, un des tous premiers mis en service par l’URSS à la fin des années 50. C’est un système de ce type qui avait abattu un avion de reconnaissance américain U2 au-dessus l’URSS en 1960.

- SAM-8 : automoteur 6X6 lanceur de missiles sol-air à courte portée avec radar, moderne et très mobile.


SAM-8 (via wikipedia)

- SAM-9 : automoteur 4x4 léger lanceur de missiles sol-air à très courte protée

- SAM-11 : système plus lourd et plus récent de missiles à moyenne portée, monté sur châssis chenillé, entré service en 1980 en URSS.

L’artillerie :

- 122mm D-30 : obusier de campagne standard, d’une portée maximum de 20km.

- 130mm M-46 : équivalent au D-30

- BM-21 : lance roquettes multiples de 122 mm monté sur camion et d’une portée maximum de 20 km

Les principaux matériels terrestres sud-africains

Les chars

Le seul véritable tank sur chenilles engagé par la SADF est l’Olifant, en réalité un vénérable char Centurion britannique développé à la fin de la seconde guerre mondiale, dont l’Afrique du Sud a acheté 250 exemplaires en 1957. Améliorés par la SADF (changement du moteur, ajout de dispositif de vision nocturne, télémètre moderne, etc..), la vingtaine d’exemplaires engagés à partir de l’opération Hooper ont tenu la dragée haute aux T-55 adverses pourtant plus récents.

Les véhicules blindés de combat à roues : la série des Ratel

Ratel-90 

L’embargo international sur les armes suite à la politique d’Apartheid a conduit l’Afrique du Sud à développer ses propres systèmes d’armes, afin de ne pas être dépendante des pièces détachées achetées à l’extérieur. Quitte à repartir d’une feuille blanche, autant concevoir un engin bien adapté à son environnement. Ce dernier est principalement caractérisé par de longues distances à parcourir sans infrastructures pour la maintenance, de savane, espace dégagé propice à la manœuvre mais où un véhicule peut être détruit de loin s’il n’est pas assez véloce, et surtout de bush, où la végétation peut devenir si dense que la visibilité devient presque nulle. Dans ces milieux, un tank classique, lourd, relativement lent et à la maintenance délicate n’est pas très adapté. C’est pourquoi, dans les années soixante-dix, une gamme de véhicules à roues, rapides, robustes et endurants a été développée, les Ratel, du nom d’un petit mammifère carnivore assez répandu en Afrique sub-saharienne, qui a la réputation d’être teigneux et résistant.


Ratel-90 (via wikipedia)
Sur la base d’un véhicule blindé 6x6, à la caisse spécialement étudiée pour dévier les explosions de mines, une première version, le Ratel IFV (Infantry Fighting Vehicule) ou Ratel-20, entre en service en 1977. Il permet de transporter, en plus de son équipage de 4 hommes, une section de 7 fantassins équipés et de les appuyer avec son canon automatique de 20mm en tourelle et sa mitrailleuse.

Viennent ensuite les Ratel-60 et Ratel-81 (ce dernier ayant remplacé le premier) et sont destinés au support d’infanterie, avec pour le premier un mortier de 60mm en tourelle et pour le second un mortier de 81mm, mais sans tourelle.

Ratel-81 

Le plus connu est certainement le Ratel-90, entré en service au début des années 80, équipé d’un canon de 90mm en tourelle. Il s’est avéré, lors des rencontres avec des engins mieux blindés comme des tanks, que la relative basse vélocité du canon ne permettait pas de transpercer leur blindage frontal, ni de les endommager à longues distances. Les équipages ont du apprendre à manœuvrer, se servant de leur mobilité supérieure pour atteindre les tanks adverses de flanc ou par l’arrière à courte distance, voire en visant les chenilles, barbotins ou organes de vision pour les immobiliser. Il n’était pas rare qu’au moins 7 coups soient nécessaires pour immobiliser ou détruire un T-55. Sachant que la tourelle n’était pas stabilisée automatiquement, et donc ne permet pas le tir en marche, on peut se rendre compte du sang froid nécessaires aux équipages, pour, en plein combat, s’approcher des tanks adverses, s’immobiliser pour que la tourelle soit bien stable, tirer et repartir aussitôt, d’autant que le blindage a été sacrifié à la vitesse et à l’accélération.


Ratel-81 (via wikipedia)
Suite à ces expériences, une version du Ratel spécialisée comme chasseur de char à longue distance a été développée, le Ratel-ZT3, muni d’une tourelle permettant de tirer 3 missiles anti-char ZT3. Cette version est encore en pré-production lorsque l’opération « Modular » débute, et les 4 premiers exemplaire sont envoyés au front.

 Les véhicules de transport de troupes : Casspir et Buffel

Casspir

- Le Casspir est un transport de troupes 4x4 blindé et protégé contre les mines grâce à une plancher renforcé et une forme du châssis en V destinée à en dévier l’explosion. Il a été conçu à la fois pour la police et l’armée. Il dispose de mitrailleuses pour sa protection rapprochée. Sur certains exemplaires a été monté un canon de 20mm. Il peut transporter 12 fantassins en plus de ses 2 hommes d’équipage. Depuis, une version améliorée a été développée et vendue à l’armée américaine, qui l’utilise en Irak et en Afghanistan
Casspir (via wikipedia)

- Le Buffel est lui aussi un véhicule blindé 4x4, protégé contre les mines, plus rustique et spécifiquement conçu pour le bush. Il peut emporter 10 hommes équipés en plus du pilote. Il possède une grande autonomie (1000 km) et un réservoir d’eau de 100 l incorporé pour ses occupants.

L’Artillerie

- Valkiri-22 : lance-roquettes multiple de 127mm monté sur camion, portée maximale 36 km.


un LRM Valkiri-22 (via wikipedia)

-   G-5 : obusier de 155mm, de conception nationale, reconnu comme le meilleur de ce calibre à l’époque. Sa portée record de 40 km, tout en gardant une bonne précision, alliée à sa bonne cadence de tir, permettait à la SADF d’écraser sous un tapis d’obus les formations compactes du FAPLA, tout en restant hors de portée de l’artillerie adverse. De nos jours, sa portée atteint 70 km et a inspiré la conception de nombreux obusiers similaires maintenant en service dans d’autres pays, comme les Etats-Unis et la France.
 
- G-6 « Rhino »: automoteur d’artillerie, résultat de montage d’un G5 en tourelle blindée sur un châssis 6X6, permettant à l’artillerie de suivre ainsi le rythme des autres véhicules tout-terrain. Les 3 premiers exemplaires de pré-production sont présents à partir de la fin de l’opération « Modular ».


G-6 (via www.groundsystems-index.com)


Sources


32ème bataillon



Organisation et tactiques


“Flying Columns in Small Wars: An OMFTS Model”, Major Michael F. Morris, U.S. Marine Corps






Les colosses de Kaigun; les cuirassés Yamato et Musashi

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Les Yamato et Musashi furent les cuirassés les plus gros et les plus puissamment armés jamais construits. Ces deux navires étaient surtout l'incarnation d'une doctrine et la résultante d'un contexte géostratégique particulier. Ironiquement, aucun des deux vaisseaux ne combattit dans le rôle pour lequel il fut conçu, et leur impact sur la guerre navale contre les USA ne fut que limité. Voici une brève narration de leur histoire, alors que le 7 avril 2013 marque le 68ième anniversaire du naufrage du Yamato.


Adrien Fontanellaz


Le concept des « super-cuirassés »

Au mois de décembre 1934, le Japon annonça son retrait du traité de Washington, résultat de l'ascendant pris par la «faction de la flotte» au sein de Dai Nippon Teikoku Kaigun, la marine impériale japonaise. Deux mois plus tôt, le département technique de la marine avait été secrètement chargé par l’État-major général de la marine d'étudier la conception d'une nouvelle classe de quatre cuirassés armés de neuf canons de 460 mm. Au cours des mois suivants, pas moins de vingt-trois projets différents furent étudiés, avant que les plans définitifs ne soient approuvés en Mars 1937. Cet approbation s’insérait dans un programme d’acquisition beaucoup plus large, connu sous le nom de cercle trois, qui incluant également les porte-avions Zuikakuet Shokaku, des destroyers et d’autres navires. La commande des deux premiers bâtiments de la nouvelles classe, baptisés « cuirassés no 1 et no 2» fut approuvée quelques mois plus tôt. La tâche assignée aux ingénieurs Yuzuru Hiraga et Keiji Fukuda avait été dantesque, car un tel armement, et la capacité de disposer d'un blindage conçu pour faire face à un ennemi disposant d'une puissance de feu identique, impliqua de concevoir un navire aux dimensions inégalées.

La raison de ce gigantisme reposait sur la doctrine navale japonaise, définie par la volonté de préparer un affrontement contre la flotte américaine du Pacifique, l'ennemi que Kaiguns'était originellement attribué afin de justifier ses prétentions budgétaires face à sa rivale terrestre devant la Diète japonaise. Hors, avec la signature du traité de Washington en 1922, le Japon avait accepté de limiter sa flotte à une taille équivalente aux trois-cinquièmes de celle de la flotte américaine. Il en résulta que les marins japonais n'eurent de cesse de concevoir une doctrine devant rendre possible la victoire contre un adversaire numériquement supérieur. De plus, profondément influencés par des facteurs comme leurs victoires du Yalu et de Tsuhima, les stratèges nippons recherchèrent le moyen de l'emporter dans un cadre conceptuellement très précis ; celui d'une bataille décisive au cours de laquelle les deux adversaires jetteraient l'ensemble de leurs flottes de haute mer, et dont l'enjeu serait la maîtrise du Pacifique. In fine, les différents plans développés par les amiraux de Kaigun pour vaincre une flotte américaine supérieure reposèrent tous sur une ossature identique. En bref, il s'agissait de laisser l'US Pacific Fleetavancer vers le Japon, et de l'affaiblir au cours de sa progression au moyen d'attaques menées par des unités légères, afin de préparer l'affrontement décisif loin des bases américaines. Même ce dernier devait prendre la forme d'une série d'engagements préparatoires menés à longue distance par les forces d'avant-garde japonaises, avant que la ligne de bataille principale, centrée autour des cuirassés, ne s'approche et ne porte le coups de grâce à un ennemi déjà gravement diminué par une combinaisons de tirs de torpilles et d'artillerie à très longue portée. Un élément central de cette doctrine reposait sur la capacité de pouvoir porter à l'adversaire des coups en restant hors de l'enveloppe de tir de ses propres armements. Ces pré-requis pesèrent lourdement sur la conception de nombre de vaisseaux ou d'armes japonaises, à commencer par la torpille Type 93 à oxygène, la recherche d'une autonomie maximale pour les avions du service aérien de la marine, ou encore l'augmentation de l'angle d'élévation maximal des pièces de l'artillerie principale des cuirassés déjà en service. Cette quête d'équipements permettant une distance d'engagement supérieur ne fut de loin pas le seul critère imposé aux ingénieurs japonais ; l'infériorité numérique de Kaigun devait aussi être compensée par la mise en service de navires mieux armés, à tonnage égal, que leurs homologues américains, ce qui ne manqua pas de causer des problèmes de stabilité sur certaines classes de bâtiments. Des vaisseaux aussi emblématiques que le Yamato et le Musashine pouvaient évidemment pas échapper à cette quête de supériorité qualitative, alors que par ailleurs, la recherche d'une portée de tir supérieur explique à lui seul le choix de canons d'un calibre aussi élevé.

Le cuirassé Yamato en cours d'achèvement à Kure, septembre 1941 (via ww2db.com)
La paternité du concept des « super-cuirassés », qui allait donner naissance à la classe Yamato, peut sans doute être attribuée au commandant Shingo Ishikawa, une étoile montante de la «faction de la flotte» au début des années trente. Celui-ci soumit, en 1934, au chef d'état-major de la marine un mémorandum proposant, dans le cadre d'un vaste plan d'expansion de 10 ans, l'acquisition de cinq nouveaux cuirassés. Ceux-ci, armés de canons de 508 mm, devaient être capables de survivre à dix torpilles ennemies. De tels vaisseaux devaient permettre en un seul coup d'inverser l'infériorité de la ligne de bataille japonaise. De plus, les Américains étant contraints de construire des navires capables de transiter par le canal de Panama, ils seraient incapables de relever le défi et de construire à leur tour des bâtiments de taille identique. En effet, l'état-major estimait que le canal ne pouvait pas être traversé par des navires d'un déplacement de plus de 45'000 tonnes, et donc incapables d'emporter des canons d'un calibre supérieur à 406 mm. Ce calcul, associé au maintien du secret le plus strict quant aux caractéristiques réelles des nouveaux cuirassés devrait sans nul doute, selon Ishikawa, permettre à la marine impériale de prendre la tête pour plusieurs années dans la course aux armements navals. Durant ce laps de temps, ces géants auraient pu détruire en toute impunité leurs homologues ennemis.

Anatomie des géants

Le cuirassé no 1, qui allait devenir le Yamato, fut mis sur cale le 4 novembre 1937 dans l'arsenal naval de la marine de Kure, suivi le 29 mars 1938 par le cuirassé no 2, le futur Musashi,dans le chantier naval Mitsubishi de Nagasaki. Ces chantiers avaient dû au préalable adapter leurs infrastructures en procédant à l’agrandissement des bassins destinés à l’assemblage des deux bâtiments et à installer des grues aux capacités de levage accrues. Les architectes navals nippons durent surmonter une myriade de problèmes techniques avant l’achèvement des deux vaisseaux. Il fallut ainsi concevoir et construite un navire de 11'000 tonnes, le Kashino, uniquement pour acheminer une à une les pièces de 460 mm, pesant 162 tonnes chacune, qui devaient armer le Musashide Kure à Nagasaki. Infine, le Yamatofut lancé le 8 août 1940, et entra en service le 16 décembre 1941, alors que son sistership était lancé le 1ernovembre 1940 et était mis en service le 5 août 1942. Deux autres cuirassés de la même classe avaient été à leur tour mis sur cale le 4 mai 1940 à Yokosuka et le 7 novembre 1940 à Kure. Un seul de ceux-ci, le Shinano, fut achevé, mais en tant que porte-avions.

D'immenses efforts furent consentis afin de préserver le secret sur les caractéristiques réelles des deux vaisseaux. A Nagasaki, d’immenses toiles de chanvre furent mises en place pour masquer le bassin où le Musashiétait construit, alors que les accès au chantier étaient strictement contrôlés, et que les plans étaient gardés sous clefs. Les autorités navales allèrent jusqu’à construire un bâtiment spécifiquement pour obstruer la vue des consulats britanniques et américains sur le port. De plus, après le lancement du navire, un bâtiment de commerce, le Kasuga Maru, fut amarré à côté pour rendre l'appréhension de ses proportions à distance aussi difficile que possible. Les fenêtres des trains passant à travers la ville de Kure étaient couvertes sur le côté donnant sur le port. Il fallut attendre la disparition des deux bâtiments et la défaite pour que la chape du secret entourant leurs caractéristiques soit enfin levée. Ainsi, en juillet 1943 encore, l’attaché naval allemand, par ailleurs ancien commandant du PanzerschiffDeutschland, obtenu l’autorisation de monter à bord du Yamato, mais tout fut fait pour qu’il ne puisse pas estimer le calibre réel des canons.

La classe Yamatoétait un compromis entre les trois qualités essentielles d'un bâtiment de guerre ; la puissance de feu, la protection et la mobilité. L'armement principal de ces vaisseaux était constitué par neuf canons de 460 mm de 45 calibres, répartis entre trois tourelles triples, deux à l'avant et une à l'arrière. Chaque tourelle pesait 2774 tonnes, alors que les canons pouvaient tirer un obus à une distance maximale de 42'062 mètres, que les obus mettaient 98.6 secondes à parcourir. La cadence de tir était de 1.5 à 2 coups par minutes, selon l’élévation des pièces. Avec un poids de 1460 kg pour un obus perforant, l'armement principal des deux navires pouvait ainsi expédier entre 19’710 et 26’280 kg de projectiles par minute. Le souffle dégagé lors des tirs était tel que l'artillerie antiaérienne située à proximité avait dû être protégée afin d'abriter ses servants de ses effets. Lors de tests, un cochon d'inde laissé dans une cage à proximité d'une tourelle avait littéralement éclaté sous l'effet de la pression. Les Japonais avaient développé des projectiles particuliers pour l'artillerie lourde de leurs cuirassés. Il s'agissait des obus de type San Shiki, destinés aux tirs contre des avions, et emportant 1600 tubes incendiaires brûlant cinq secondes. Enfin, l'obus perforant de type 91 avait des spécificités gardées rigoureusement secrètes. S’il se comportait de manière classique en percutant le blindage d'un navire ennemi, son cône était aussi conçu pour se détacher dans le cas où il heurterait la mer, le reste de l'engin, à l'avant aplati, s'enfonçait ensuite dans les eaux avec un angle bien moins prononcé qu'un obus conventionnel. Cette caractéristique lui permettait de toucher la coque d'un vaisseau ennemi même à huitante mètres de son point d'impact, pour autant que son angle de pénétration dans l’eau soit de 17 degrés. Cette technique, appelée Suichudan(tir sous-marins) avait été développée à la suite d'essais d'artillerie menés en 1924 contre la coque du Tosa, un cuirassé dont la construction avait été abandonnée à la suite du traité de Washington, et qui avaient révélés les graves dommages pouvant être causés par l'impact d’un obus sous la ligne de flottaison d’un vaisseau de cette classe. Cependant, l’efficacité du Suichudanétait limitée par la fenêtre de tir réduite induite par l’angle optimal de pénétration des obus dans la mer, rendant cette technique inapplicable à des distances de tir supérieures ou inférieures à 20'000 mètres. L'artillerie secondaire se composait de douze canons de 155mm répartis en quatre tourelles triples de 177 tonnes chacune. Leur disposition permettait aux Yamatode concentrer les tirs de trois d'entre elles sur chaque bord, soit la puissance de feu d'un croiseur léger. La portée de tir maximale de leurs obus de 55.87 kg était de 27'400 mètres et la cadence de tir atteignait de 5 à 7 coups par minute. Cet armement équipa aussi les croiseurs de la classe Mogami avant son remplacement par des tourelles doubles de 203 mm.


Une vue prise depuis la proue du Musashi (via ww2db.com)
 
L'artillerie principale des deux bâtiments était guidée par la conduite de tir type 98, spécifiquement conçue pour eux. Celle-ci comprenait des télépointeurs de 15 et de 10 mètres de base, reliés à des directeurs de tir chargés de donner aux tourelles les coordonnées permettant d'orienter les canons. Enfin, deux ordinateurs mécaniques déterminaient la direction et la vitesse de la cible, à l’aide des données insérées manuellement par l’équipage, puis généraient une solution de tir. Les appareils optiques japonais étaient de très bonne qualité, et étaient de surcroît installés très en hauteur afin d'accroître leur portée. En sus, les artilleurs pouvaient bénéficier du soutien des sept hydravions embarqués par chacun de ces deux cuirassés, et dont l'une des missions était d'observer la chute des obus afin d’indiquer les corrections de tir nécessaires à leur bateau-mère. Enfin, au cours de la guerre, les deux vaisseaux furent équipés de radars de type 13, de veille aérienne et 22, de détection de cibles de surface.

Si les obus San Shikipermettaient aux deux cuirassés d'engager leur armement principal contre des cibles aériennes, la DCA reposait principalement sur deux types de pièces différentes ; les canons de type 89 et 96, armant la plupart des bâtiments de la marine impériale. Les premiers, répartis en six affûts bitubes à raison de trois pour chaque bord, étaient des pièces lourdes de 127 mm, dont les obus pesaient 23.05 kilos. Leur cadence de tir soutenue atteignait huit coups par minute et par canon, et leurs performances étaient comparables aux modèles similaires présents dans les autres marines. Cependant, la guerre révéla à maintes reprises que douze pièces de ce type ne suffisaient pas à affaiblir à bonne distance une vague d’attaque adverse. En effet, les obus étaient pourvus d’un minuteur les faisant détonner après une durée de vol déterminée, censée correspondre au temps nécessaire pour que le projectile atteigne la hauteur et l’altitude estimée d’une cible. Durant la seconde guerre mondiale, et avant l’avènement des fusées de proximité, le processus complexe associé à cette technologie rendit l’usage des pièces d’artillerie antiaériennes lourdes relativement peu efficace contre des avions autres que les bombardiers lourds évoluant à l’horizontale et à vitesse constante, à moins de déployer un nombre massif de canons.

Le dernier pilier de la défense antiaérienne de la classe Yamato était le type 96 de 25 mm, dont chaque navire embarquait initialement huit affûts tri-tubes. Cette pièce, d’origine française et fabriquée sous licence Hotchkiss, illustre à elle seule les effets pervers que peut engendrer la recherche de la polyvalence. D’autres marines, comme l’US Navy ou la Kriegsmarine, avaient basés leur DCA sur un assortiment de pièces légères (20 mm) à grande cadence de tir, moyennes (37 à 40 mm), avec une cadence de tir plus réduite, mais une portée plus grande, et enfin lourdes (de 88 à 127 mm), capables d’engager des avions ennemis à une dizaine de kilomètres de distance. Par contre, la marine impériale japonaise opta pour seulement deux calibres différents. Dès lors, le type 96 remplissait le rôle des canons légers et moyens des autres marines. En l’occurrence, cette arme accumulait les faiblesses inhérentes aux deux catégories sans pour autant bénéficier des qualités de l’une d’elle. La cadence de tir pratique, ralentie par l’usage de chargeurs de quinze coups devant être constamment remplacés par les servants, atteignait 130 coups par minute, soit à peu près celle d’un canon Bofors de 40 mm, qui était de 100 à 120 coups par minute, alors qu’une pièce Oerlikon de 20 mm pouvait tirer de 250 à 350 coups à la minute. Inversement, la puissance de destruction et la portée des obus de 25 mm de l’arme japonaise se rapprochaient plus de celle des Oerlikon que des Bofors. Enfin, les affûts des canons de type 96 souffraient d’une vitesse de rotation et d’élévation insuffisante. De plus, les Japonais ne parvinrent pas à développer et à produire suffisamment rapidement de nouvelles pièces d’artillerie antiaérienne durant le conflit. De ce fait, leur seule alternative viable pour renforcer la DCA de la classe Yamato lorsque le besoin s’en fit sentir fut d’augmenter le nombre de type 96 et de type 89 embarqués, au détriment de l’artillerie secondaire, qui perdit deux tourelles triples de 155 mm. Ainsi, en 1944, chaque bâtiment emportait 24 pièces de 127 mm en douze batteries doubles et 98 tubes de 25 mm, répartis entre vingt-cinq affûts triples et vingt-trois affûts simples. Compte tenu de l’évolution de la guerre aéronavale au cours du conflit, ces lacunes dans l’armement antiaérien étaient une des faiblesses majeures de la marine impériale en général, et de ses deux cuirassés les plus récents en particulier.

Le Yamato et son sistership étaient longs de 263 mètres et leur largeur maximale atteignait 38.90 mètres. Cette dernière caractéristique joua un rôle majeur dans l’agencement de leur blindage. En effet, cette largeur permit de placer les quatre turbines et leurs chaudières les unes à côté des autres, avec pour effet de limiter l’espace à protéger pour les machines et les magasins à 53.3 % de la longueur à la flottaison des deux vaisseaux. Etant entendu qu’aucun bâtiment ne peut être cuirassé de manière identique de la poupe à la proue, les ingénieurs japonais optèrent pour une citadelle massivement blindée au centre des navires, les extrémités étant peu protégées, en suivant le principe du « tout ou rien » inauguré par les Américains. Selon leurs calculs, les deux cuirassés ne pourraient couler tant que leurs citadelles resteraient intactes. De fait, la protection de ces dernières était massive. L’épaisseur du blindage de la coque pouvait atteindre 410 mm, celle du Blockhaus varier entre 300 et 500 mm, alors que l’avant de celui des tourelles principales était de 650 mm, et que celui du flanc des barbettes était de 380 mm. Le pont blindé, d’une épaisseur de 200 mm, était conçu pour résister à l’impact de bombes anti-blindage d’une tonne larguées depuis une altitude de 1’000 mètres. Le poids total consacré au blindage était de 22'895 tonnes, un record depuis inégalé. La coque des deux cuirassés était divisée en 1150 compartiments étanches, et un système de pompes était conçu pour permettre de rétablir leur équilibre en noyant volontairement des compartiments afin de contrer les effets d’une inondation causée par une brèche. Grâce à ce système, et à une réserve de flottabilité de 57'450 tonnes, les ingénieurs japonais calculèrent que les deux bâtiments seraient capables de se stabiliser même après une gîte de 18.3 degrés. Ils ignoraient cependant que la cuirasse avait été affaiblie par des défectuosités, alors que la grande taille de certains compartiments étanches augmentait le volume potentiel d’eau pouvant être embarqué en cas de brèche. De plus, la protection en-dessous de la ligne de flottaison était insuffisante, à l’image des renflements par-torpilles entourant les machines, dont la largeur de 510 cm était bien moindre que pour d'autres navires contemporains. In fine, la réalité démontra que les projections des architectes navals surestimèrent la survivabilité de ces cuirassés.
 
La propulsion du Yamatoet du Musashiétait assurée par quatre hélices entraînées par un nombre identiques de turbines développant une puissance de 150'000 chevaux. Chacune de ces dernières étaient alimentée par trois chaudières Kampon de 12'500 chevaux. Cette puissance, associée aux caractéristiques hydrodynamiques particulièrement soignées de la coque, notamment par l’adjonction d’un bulge de grande dimension, leur permettait d’atteindre une vitesse de 27.5 nœuds. De plus, les deux navires étaient très manœuvrant ; à une vitesse de 26 nœuds et avec la barre à 35 degrés, leur diamètre de giration était de seulement 640 mètres. Il s’agissait là d’un attribut essentiel pour éviter bombes et torpilles, et ce d’autant plus que , en cas d’attaque aérienne, la doctrine japonaise favorisait les manœuvres évasives individuels des bâtiments plutôt que la mise en place de plans de feux intégrés pour DCA des vaisseaux d’une flotte. L’autonomie du Yamatoet du Musashi atteignait 7'200 miles à 16 nœuds, mais était réduite à 4'100 miles à 27 nœuds. En effet, la consommation à vitesse maximale était phénoménale avec 62'700 kg de mazout par heure. Il s'agissait là d'un paramètre important compte tenu des difficultés rencontrées par le Japon pour s'approvisionner en produits pétroliers durant la guerre.

Caractéristiques comparées du Yamatoet du Bismarck(1941)


YamatoBismarck
Déplacement à pleine charge
69'998 tonnes
49'947 tonnes
Longueur
263 mètres
250.5 mètres
Poids de la cuirasse
22'895 tonnes
19'000 tonnes
Puissance maximale
150'000 chevaux
138'000 chevaux
Vitesse maximale
27.5 nœuds
30.8 nœuds
Artillerie principale
3*III 460 mm
4*II 380 mm
Artillerie secondaire
4*III 155 mm
6*II 150 mm
DCA lourde
6*II 127 mm
8*II 105 mm
DCA moyenne et légère
8*III 25 mm

- 26 tubes de 20 mm

- 8*II 37 mm

 
En décembre 1941, et en dehors des membres rattachés à l’état-major de la flotte, l’équipage du Yamato était de 150 officiers et 2150 marins. Chaque homme disposait d’un espace de vie de 3.2 m2 soit près de deux fois plus que sur le croiseur lourd Myoko. De plus, les deux navires étaient les premiers au sein de la marine impériale japonaise à être équipés de l’air conditionné. A cause de ces caractéristiques, associées au confort des quartiers réservés aux officiers supérieurs, le premier navire de la classe ne tarda pas à se voir attribuer le sobriquet d’hôtel Yamato par les marins de la flotte.

Vie et mort des titans

Lors de son entrée en service le 16 décembre 1941, le Yamato rejoignit les Nagato et Mutsu au sein de la 1e division de cuirassés. Deux mois plus tard, il devint le navire-amiral de la flotte combinée, hébergeant l'amiral Isoroku Yamamoto, et participa à ce titre à la bataille de Midway. Le 5 août 1942, le Musashi intégra à son tour la 1e division, alors que deux semaines auparavant, le Nagato et le Mutsu avaient été réaffectés à la deuxième division, en compagnie du Yamashiro, du Fuso, de l’Ise et du Hyuga. En outre, à ce moment, les quatre cuirassés rapides de la classe Kongo étaient répartis entre les 3e (Kongo et Haruna) et 11e divisions (Hiei et Kirishima). Ces derniers, grâce à leur vitesse, furent régulièrement déployés avec la force mobile (Kido Butai) ; les porte-avions d'escadre japonais. De plus, ces vieux navires n'étaient pas considérés entièrement comme des cuirassés dans la planification d'avant-guerre, qui leur avait attribué un rôle de soutien lourd au sein de l'avant-garde durant la bataille décisive. De ce fait, les amiraux japonais eurent moins de réticence à les exposer durant les premières années du conflit. Leur carrière fut donc riche, avec pour corollaire de voir celle de deux d'entre eux, le Hiei et le Kirishima, arriver à son terme durant la campagne de Guadalcanal. 
 
Le Yamato le 30 octobre 1941, durant ses essais en mer (via ww2db.com)
A contrario, les bâtiments de la 1e division, directement rattachés à la flotte combinée, et de la 2e division, qui formait l'ossature de la 1e flotte, ne furent pratiquement pas engagés de 1942 à 1944, et ce pour un faisceau de raisons différentes. Malgré le rôle pionner joué par la marine impériale japonaise dans le développement et l'usage de l'aviation embarquée, les amiraux nippons continuèrent à voir dans les cuirassés l'ultima ratio de la guerre navale. A ce titre, les cuirassés « de ligne » des 1e et 2e divisions étaient considérés comme des atouts stratégiques à utiliser à bon escient. De surcroît, les bâtiments de cette classe étaient de gros consommateurs de carburant, une denrée précieuse pour le Japon en guerre, ce qui ne pouvait que motiver d'autant plus les officiers de marine nippons à ne les employer qu'avec précaution. Enfin, plusieurs de ces navires cessèrent d'être disponibles ; Le Mutsu fut détruit par l'explosion accidentelle de l'une de ses soutes à munitions à Kure le 8 juin 1943, tandis que l’Ise et le Hyuga furent convertis en bâtiments hybrides après la bataille de Midway, leurs plages arrières étant réservées à l'emport d'une vingtaine d'hydravions et de bombardiers en piqué. Enfin, à plusieurs occasions, le Yamato et le Musashi firent partie de flottes dépêchées pour contrer des opérations américaines, mais aucune de ces sorties ne déboucha sur un affrontement jusqu'à l'opération A-Go ; la bataille des Mariannes, au cours de laquelle l'aviation embarquée japonaise fût décimée. A cette occasion, les deux cuirassés firent partie de l'avant-garde nippone, chargée de porter le coup de grâce à un ennemi préalablement affaibli par les frappes aériennes, mais ne représentèrent pas une cible prioritaire pour les groupes embarqués américains, concentrés sur le porte-avions nippons. Durant la bataille, la DCA du Yamato ouvrit le feu par erreur sur une formation d'avions amis, abattant l'un d'entre eux. Les deux vaisseaux retournèrent ensuite au Japon. De leur entrée en service à la mi-1944, ces deux bâtiments n'eurent donc pas l'occasion d'engager l'ennemi, mais furent victimes de ses tirs à deux reprises. Le 25 décembre 1943, le Yamato fut touché par une des quatre torpilles lancées par le sous-marin USS Skate. A la suite de l'impact près de la tourelle numéro trois, le navire embarqua 3'000 tonnes d'eau, et dut retourner au Japon pour être réparé. Le 29 mars 1944, le Musashi fut à son tour touché par une des six torpilles décochées par l'USS Tunny. L'impact de cette dernière causa une brèche de 6.20 mètres de diamètre, et nécessita un retour au chantier de Kure pour être colmatée.
 
Le destin des deux navires s’accéléra en octobre 1944. L'aéronavale japonaise était alors saignée à blanc et réduite à une poignée de porte-avions opérationnels aux groupes aériens incomplets et pourvus de pilotes inexpérimentés. La flotte combinée n'eut pas d'autres choix que de confier aux Senkan(cuirassés) le rôle de fer de lance lors de l'inévitable confrontation qui découlerait de la prochaine avance américaine. Lorsque des observateurs rapportèrent un débarquement ennemi sur l'île de Leyte, aux Philippines, l'état-major de la marine lança l'opération Sho-Go (victoire) numéro un ; le plan élaboré pour une telle éventualité. L'essence de la stratégie japonaise consista à leurrer la puissante Task Force 38 de l'amiral Halsey, forte de dix-sept porte-avions emportant 1178 avions et d'une force de cuirassés modernes, loin de l'île de Leyte. A cette fin, les quatre porte-avions de la force mobile de l'amiral Ozawa devaient attirer l'attention de Halsey, afin de masquer la progression des forces japonaises chargées de porter le coup décisif en détruisant les transports ennemis. Commandés par l'amiral Kurita, les groupes A et B devaient passer le cap de Saint Bernardino, tandis que le groupe C de l'amiral Nishimura, centré autour des cuirassés Fusoet Yamashiro, devait forcer le détroit de Surigao avant rejoindre Kurita près des points de débarquement. Les groupes A et B de Kurita représentaient le véritable fer de lance de Sho-Go car ils alignaient les cuirassés Yamato, Musashi, Nagato, Kongo et Haruna, dix croiseurs lourds, deux croiseurs légers et quinze destroyers. Avec les deux cuirassés du groupe A, et les deux cuirassés hybrides de la force mobile, la marine déploya ainsi la totalité de ses Senkan.Ironiquement, au moment où celle-ci engagea l'ensemble de ses moyens dans la bataille, elle avait déjà renoncé à affronter son ennemi frontalement, témoignant ainsi de la situation sans issue dans laquelle se trouvait le Japon.

La force de frappe de Kurita quitta Bornéo le 22 octobre, et longea l’île de Palawan le jour suivant. Deux sous-marins américains en embuscade y torpillèrent les croiseurs Atago, Takao et Maya après avoir signalé la présence des navires japonais à la Task Force38, qui ne tarda pas à lancer ses avions à leur rencontre. Le lendemain, alors que les groupes A et B traversaient la mer de Subuyan, elles furent la cible de cinq vagues d'attaque d'avions embarqués américains, totalisant 259 appareils. Au cours de celles-ci, deux bombes lâchées par un Helldiver de l'Essex touchèrent le Yamato à 13h50, suivies par quatre autres projectiles à 14h30, largués par douze bombardiers en piqués et quatre Hellcat, qui lui firent embarquer 3'000 tonnes d'eau avant que l'équipage ne rétablisse la gîte du bâtiment. Le Nagatofut également victime de deux bombes à 14h20, qui le contraignirent à diminuer sa vitesse et mirent hors d'action une de ses tourelles principales et quatre batteries secondaires. Ce fut cependant le Musashi qui subit le gros des assauts. En effet, entre 10h25 et 10h30, il encaissa une bombe et une torpille au cours d'une attaque coordonnée menée par des Helldiver et des Avenger de l'USS Intrepid. Si la bombe ricocha simplement sur le toit de l'une des tourelles principales, l'impact de la torpille mit hors de service le contrôleur de tir des batteries principales, qui ne purent plus contribuer à la défense antiaérienne du navire avec leurs obus San Shiki, et ouvrit une brèche à travers laquelle s'engouffrèrent 3'000 tonnes d'eau de mer. Là aussi, l'équipage parvint à rétablir la gîte à 1 degré en inondant un compartiment opposé à celle-ci. Un peu plus d'une heure et demi après, le Musashi fut l'objet d'une nouvelle tentative des pilotes américains. Huit Helldiver mirent deux coups au but, puis neuf Avenger, approchant de directions opposées pour empêcher leur cible d'esquiver, parvinrent à le toucher avec trois torpilles, qui explosèrent à bâbord, au centre du navire. A 13h30, le cuirassé fut à nouveau l'objet d'une troisième attaque par 29 avions des groupes embarqués de l'USS Essexet de l'USS Lexington, et il encaissa encore quatre torpilles et quatre bombes. Enfin, entre 15h15 et 15h30, dix bombes et douze torpilles touchèrent encore le bâtiment, annihilant tout espoir de le sauver. L'ordre d'abandonner le navire fut donné à 19h15, avant qu'il ne sombre à 19h36. Comme ce fut le cas après la bataille de Midway, les membres survivants de l'équipage furent soigneusement tenus à l'écart pour éviter que la nouvelle du désastre ne se répande. Le tribut prélevé par la DCA de la flotte japonaise, dépourvue de couverture aérienne, resta modeste ; les Américains ne perdirent que dix-huit avions au cours de la bataille. L'amiral Kurita ordonna aux restes des groupes A et B de faire demi-tour à 15h30, donnant aux Américains l'impression d'avoir contré la menace.

24 octobre 1944, le Musashi photographié depuis un avion américain, quelques heures avant sa destruction (via ww2db.com)
Cependant, alors que la Task Force 38 finissait par mordre à l'hameçon le 24 et le 25 octobre en s'éloignant des transports pour se lancer à la poursuite de la force mobile d'Ozawa, l'amiral Kurita ordonna à ses bâtiments de faire demi-tour dès le 24 octobre à 16h15, prévoyant de transiter par le détroit de San Bernardino sous le couvert de l'obscurité et d'affronter l'ennemi le lendemain matin. Cette nuit-là, la force C de Nishimura fut éliminée dans un combat nocturne avec des destroyers et six vieux cuirassés américains alors qu'elle débouchait du détroit de Surigao. Cette rencontre fut le dernier duel entre cuirassés de l'histoire navale. Pendant ce temps, les groupes A et B atteignirent l'île de Samar à l'aube sans avoir été détectés, à la grande surprise de leur commandant. A 5h49, les vigies signalèrent des mâts ennemis à l'horizon ; il s'agissait de Taffy 3, un groupe de six petits porte-avions d'escorte, que les Japonais confondirent avec des porte-avions d'escadre, accompagnés de sept destroyers. La rencontre déboucha sur un surprenant combat de mêlée qui dura jusqu'à 8h11 du matin. La flotte nippone s'efforca de rattraper les porte-avions, mais fut constamment ralentie par la maestria et le courage suicidaire des destroyers ennemis, par les assauts aériens des avions américains basés à terre ou embarqués par les porte-avions situés à proximité, et par une mauvaise visibilité. A l'issue du combat, les Japonais avaient coulé le porte-avions Gambier Bayet trois destroyers, mais perdirent les croiseurs lourds Chokai, Chikumaet Suzuya, incapables de suivre la flotte durant son retrait, alors que le Kumano, le Haguroet le Toneétaient endommagés à des degrés divers. Le rôle joué par le Yamato dans la bataille fut limité ; à 5h58, ses deux tourelles avant ouvrirent le feu, tirant trois salves à 32'000 mètres de distance sur un des porte-avions et mettant au moins un coup au but selon les observations de l'un de ses hydravions, puis tira brièvement contre une autre cible, avant qu'elle ne soit masquée par un écran de fumée émis par un destroyer ennemi. Quelques minutes plus tard, les batteries secondaires de 155 mm ouvrirent le feu à leur tour. Puis, à 6h51, un bâtiment américain déboucha à plus de 16 kilomètres de distance et fut aussitôt la proie de l'artillerie du Yamato, qui le toucha à une reprise selon ses vigies. Cependant, trois minutes plus tard, le cuirassé dut virer à bâbord, puis parcourir 10 miles afin d’échapper à trois torpilles tirées par un destroyer américain, ce qui eut pour effet de l’éloigner du cœur de la bataille. La précision de l’artillerie japonaise au cours de cet affrontement a souvent été décrite comme médiocre ; il convient cependant de contextualiser cette performance. Certes, la marine impériale disposa à cette occasion d’une supériorité écrasante, avec quatre cuirassés et leur escorte de croiseurs lourds et de destroyers, opposés à une poignée de destroyers ennemis et six porte-avions sans défense. En apparence, les faibles pertes américaines paraissent presque miraculeuses. Pourtant, la mésaventure du Yamato est représentative de ce qui arriva aux restes des vaisseaux de la flotte ; contraints de manœuvrer sans cesse pour échapper aux torpilles larguées par l’adversaire, ceux-ci ne pouvaient pas suivre une trajectoire stable permettant aux artilleurs de régler leurs tirs. Signe des temps à venir, neuf Mitsubishi Zero survolèrent la force de Kurita alors qu’elle retraitait, avant de plonger sur Taffy 3. Les cinq kamikazes que comptait la formation parvinrent à couler le porte-avions d’escorte St-Lo, obtenant en quelques minutes un résultat similaire à celui de la fine fleur des bâtiments de surface de la flotte combinée à l’issue de trois heures de combat, et pour un coût infiniment moindre.

Alors que la flotte de Kurita retraitait vers son point de départ de Brunei, elle fut encore victime d'assauts aériens le 26 octobre, lancés par les groupes aériens de la Task Force38. Deux bombes touchèrent à nouveau le Yamato, sans lui causer de dégâts importants. Le cuirassé arriva à destination le surlendemain, puis repartit pour Kure où il arriva le 23 novembre, avant d’ entrer en câle sèche afin de panser ses plaies et de voir sa DCA renforcée par le remplacement de 24 affût simple de 25 mm par neuf affûts triple du même calibre. Sorti de cale sèche dans les premiers jours de janvier 1945, le Yamato se trouva à nouveau au coeur du danger le 19 mars, lorsque Kure fut la cible d'une attaque aérienne massive, incluant 240 avions, lancée par sept porte-avions d'escadre de la Task Force58. Du côté japonais, seul les chasseurs du célèbre 343e Kokutai se portèrent à leur rencontre, mais sans parvenir à les repousser. A cette occasion, le Senkan encaissa une bombe larguée par un bombardier en piqué. Le 2 avril, le navire quitta Kure pour mouiller dans la baie de Mitajiri. C'est là que lui parvinrent les ordres correspondant à l'opération Ten-Ichi-Go (ciel numéro un), signifiant son arrêt de mort. En effet, le navire, escorté du croiseur léger antiaérien Yahagi et de huit destroyers devait appareiller pour Okinawa, où les Américains avaient débarqué le 1er avril ; soit, en d'autres termes se jeter dans la gueule du loup. Le caractère suicidaire de la mission était avoué, le Yamato devant, si il survivait jusque-là, s'échouer sur les côtes de l'île pour servir de batterie flottante. Le capitaine du Yahagi, soutenus par plusieurs commandants de destroyers, s'opposa à la mission, arguant de sa futilité, de l'impossibilité d'infliger des dommages à l'ennemi, et conseilla une sortie contre les voies de communications adverses, mais en vain. L'Etat-major espérait que le cuirassé et son escorte détourneraient l'attention de la toute-puissante aéronavale ennemie, et faciliterait des sorties massives de Kamikazes basés sur les terrains de l'île de Kyushu.

Une vue, cette fois du Yamato, sous les bombes des aviateurs de l'US Navy, le 7 avril 1945 (via ww2db.com)
Le Yamatoet son escorte levèrent l'ancre le 6 avril, et mirent le cap sur le Sud-ouest de Kyushu qu'ils atteignirent à l'aube du 7 avril, non sans avoir été détectés à plusieurs reprises par des sous-marins américains. Peu après midi, à 175 miles de Kyushu, des avions ennemis apparurent en nombre à l'horizon, et le cuirassé ouvrit le feu sur eux à 12h34. Il s'agissait de la première vague d'attaque dépêchée par la Task Force 58, forte de 132 chasseurs, 50 bombardiers en piqué et 98 bombardiers-torpilleurs. Cette dernière avait été parfaitement renseignée sur la localisation des Japonais durant toute la matinée par les observations de ses avions de reconnaissance. Deux bombes atteignirent le Yamatoà 12h41, bientôt suivies par deux autres, alors qu'une première torpille faisait mouche à 12h43. Avant de repartir à 12h50, la formation ennemie avait également coulé les destroyers Asashimo et Hamakaze et endommagé le Yahagi. Le répit ne dura que douze minutes avant que d'autres appareils ne passent à l'attaque, encadrant le cuirassé avec une vingtaine de torpilles, dont quatre le touchèrent. Puis, à 13h33, un groupe de 110 avions apparût à son tour, et eut tôt fait d’achever le Yahagi, de toucher mortellement les Isokazeet Kasumi, et d’infliger une nouvelle série de coups au cuirassé. Le vaisseau finit par chavirer sur bâbord à 14h23, avant d'être secoué par une très violente détonation causée par l'explosion de ses soutes à munitions. La flamme qui s'échappa de l'étrave monta à 2'000 mètres selon les témoins. 2498 membres de son équipage moururent durant la bataille, le nombre de survivants se montant à 276 hommes. Les Américains perdirent, au cours de cette dernière sortie de la marine impériale japonaise, dix avions et douze membres d’équipage. De plus, la diversion offerte par le sacrifice du Yamatoet de son escorte n’eut guère de résultats ; ce jour-là, 114 avions kamikaze s’envolèrent de leurs bases, mais n’endommagèrent qu’un porte-avions, un cuirassé et un destroyer.

Conclusion

Cette brève narration de l’histoire des Yamato et Musashisouligne l’importance d’un élément se situant à la convergence entre évolutions technologiques, stratégiques et doctrinales ; l’incertitude. La tentation est certes forte de se gausser des amiraux des années trente qui continuèrent à vouloir équiper leurs marines de cuirassés, refusant ainsi de se joindre inconditionnellement aux différents prophètes annonçant l’avènement de la suprématie des cieux sur la mer. Ce serait oublier qu’entre 1934 et 1937, moment où la classe Yamatofut conçue, les performances et le nombre d’avions contre lesquels ils furent réellement opposés étaient tout simplement impensables. De fait, avant 1941, les stratèges navals du monde entier pensaient que l’aviation était certes un danger mortel pour les cuirassés, mais en conjonction avec d’autres moyens; la fin du Bismarckreprésente à cet égard un bon exemple pratique de cette perception. Pourtant, in fine, aucun vaisseau de ligne d’aucune marine n’aurait pu survivre à la puissance de feu qui s’abattit sur le Yamatoet le Musashi. Rappelons que ce dernier encaissa probablement 19 torpilles et 17 bombes avant de sombrer. De plus, non-seulement la taille des formations américaines qui scellèrent le destin des deux navires était immense avec plusieurs centaines d’avions opposés à une poignée de navire, mais leurs aviateurs firent preuve d’un très grand savoir-faire, utilisant avec maestriales caractéristiques de leurs divers armes de manière coordonnée. Le Yamatofut ainsi simultanément victime des passes de tir à la roquette et à la mitrailleuse de chasseurs qui massacrèrent littéralement les personnels servant l’artillerie antiaérienne, alors que les bombardiers-torpilleurs approchaient de plusieurs angles différents, garantissant ainsi que toute manœuvre évasive du bâtiment le porterait inévitablement sur la trajectoire d’autres torpilles arrivant d’une direction opposée. Par ailleurs, le calcul reposant sur l’incapacité des Américains à mettre en service des navires de taille similaire, pour autant que les caractéristiques de la classe Yamatorestent strictement secrètes, s’avéra lui aussi erroné, car ceux-ci commandèrent bel et bien plusieurs cuirassés de la classe Montana, aux caractéristiques similaires, avant de renoncer en faveur de la construction de porte-avions.

Scène du film Otoko-tachi no Yamato(via http://hopelies.com)

Le naufrage du Yamatone le fit pas pour autant tomber dans l’oubli, bien au contraire. En 1974, un dessin animé produit par Leiji Matsumoto, également très connu pour la série Captain Harlock, diffusée en France sous le nom d’Albator, mettait en scène une version spatiale du bâtiment, qui donna son titre à l’animé ; Space Battleship Yamato. La série donna récemment naissance à un space operaà gros budget, du même nom, produit en 2010. Dans celui-ci, la version imaginaire du Yamatose sacrifie, avec succès, pour sauver la terre, fournissant ainsi, et par ricochet, une étonnante correction à la tragique futilité de celui de son prédécesseur. Enfin, une autre production, Otoko-tachi no Yamato (les hommes du Yamato), sortit dans les salles japonaises le 17 décembre 2005. Centré sur les destins individuels de quelques membres d’équipage, une partie importante du film relate la dernière sortie du navire. Malgré quelques erreurs de reconstitution, d’importants moyens ont été investis dans la recréation en image de synthèse du bâtiment, avec un résultat probant.

Bibliographie

Januz Skulski, The Battleship Yamato, Conway Maritime Press, 1988

Mark Stille, Imperial Japanese Navy Battleships 1941-1945, Osprey Publishing, 2008

Akira Yoshimura, Battleship Musashi, the Making and Sinking of the World's Biggest Battleship, Kodansha International, 1991

Philippe Caresse, les cuirassés de la classe Yamato au combat, Navires & Histoire Hors-série 11, Editions Lela Presse

Loïc Charpentier, Schlachtschiff Bismarck, in LOS! 01, Mars-avril 2012

Vincent Bernard, Les cuirassés classe Iowa, les derniers léviathans, in LOS ! 05, Novembre-décembre 2012

Simon Liot de Nortbécourt, La flotte combinée japonaise, Marines éditions, 2008
David C. Evans et Mark R. Peattie, Kaigun :Strategy, Tactics, and Technology in the Imperial Japanese Navy, 1887-1941, Naval Institute Press, 1997
Paul S. Dull, A Battle History of the Imperial Japanese Navy (1941-1945), Naval Institute Press, 1978

Capt Tameichi Hara, Japanese Destroyer Captain: Pearl Harbor, Guadalcanal, Midway-The Great Naval Battles as Seen Through Japanese Eyes, Naval Institute Press, 2011



www.imdb.com




Vidéo : "Général Malin". Un portrait de Mikhaïl Katoukov

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Ci-dessous, vidéo de présentation de mon article du mois d'avril à paraître demain sur L'autre côté de la colline : il est dédié à Katoukov, le commandant de la 1ère armée de chars de la Garde Soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. A noter deux petites erreurs que j'ai commises : ce n'est pas l'article du mois de mai, comme je le dis au début, mais bien celui du mois d'avril (!), et Katoukov, lors de l'offensive contre le saillant de Rjev, commande non pas un corps blindé mais le 3ème corps mécanisé. Les images d'archives sont tirées du film soviétique de propagande Victoire en Ukraine (1945). On aperçoit d'ailleurs, dans un bref passage, Katoukov. Bon visionnage !


« Général Malin » . Un portrait de Mikhaïl Katoukov

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Le 10 avril 1945, la ville de Königsberg tombe aux mains de l'Armée Rouge après quatre jours de violents combats. Le maréchal soviétique Vassilievsky, représentant spécial de la Stavka qui a pris la tête du 3ème Front de Biélorussie pour mener à bien le siège de Königsberg, fait amener devant lui les généraux allemands capturés. Bagramian, qui commande le 1er Front de la Baltique également impliqué dans l'opération, raconte la scène dans ses mémoires parus dans la décennie 19701. Vassilievsky demande aux généraux allemands les noms de leurs homologues soviétiques dont ils ont entendu parler. Ils donnent les noms de Vorochilov, Boudienny et Timochenko, autrement dit les maréchaux qui étaient aux commandes de l'Armée Rouge en 1939-1940, avant le déclenchement de Barbarossa. L'anecdote montre évidemment le mépris total dans lequel est tenue l'Armée Rouge par les Allemands : un vainqueur qui n'a vaincu que par la force brute du nombre et par la terreur inspirée par les commissaires politiques et le NKVD. C'est bien la preuve que la Wehrmacht a été battue par meilleure qu'elle-même. Si les noms des principaux commandants de fronts de l'Armée Rouge sont assez bien connus du public francophone2, en revanche, ce n'est pas forcément le cas pour les officiers situés juste au-dessous dans la hiérarchie : les commandants d'armées et en particulier les 6 commandants principaux des 6 armées de chars, qui sont les outils par excellence de l'art opératif mis en oeuvre par les Soviétiques. Le plus célèbre est peut-être Rotmistrov, parce qu'il a conduit la 5ème armée de chars de la Garde à Prokhorovka, le 12 juillet 1943, affrontement qui a produit une abondante littérature et un non moins abondant débat historiographique. De Katoukov en revanche, peu de gens connaissent le nom. C'est peut-être pourtant celui qui a le plus incarné l'idéal du général tel que le souhaitait l'Armée Rouge. Dresser la biographie de Mikhaïl Katoukov, c'est donc remettre à l'honneur la performance soviétique face à la Wehrmacht mais c'est aussi mettre en valeur les qualités des hommes qui la dirigent au combat contre les Allemands, produits d'un système qu'on dépeint trop souvent comme totalitaire et niant, finalement, l'individu.


Stéphane Mantoux 





Défendre la Mère-Patrie


Katoukov est né en 1900, dans un petit village à 100 km de Moscou, dans une famille de paysans. Il est d'abord manouvrier agricole. Puis son père l'envoie travailler dans une usine à Saint-Pétersbourg. A 17 ans, il rejoint sur place le mouvement révolutionnaire et s'engage dans l'Armée Rouge en mars 1919. Il combat au sein de la 54ème division de cavalerie contre les Blancs pendant la guerre civile et participe à la guerre russo-polonaise de 1920.

Le colonel-général Mikhaïl Katoukov-Source : Wikipédia.


Au retour de la paix, Katoukov décide de rester dans l'armée. En 1925, il dirige l'école régimentaire du 81ème régiment de la 27ème division de fusiliers, à Vitebsk. Ses étudiants le décrivent comme un homme simple, qui attend d'eux des choses précises mais surtout qu'ils assument correctement leurs responsabilités. En 1932, il passe dans l'arme blindée alors que les Soviétiques développent leurs premières grandes formations mécanisées. Il suit les cours d'officier et passe du commandement d'une compagnie à celui d'un bataillon. Au déclenchement de Barbarossa, Katoukov commande la 20ème division de chars du 9ème corps mécanisé.

Son unité est stationnée près des frontières de l'Ukraine. Quittant l'hôpital de Kiev où il était en convalescence, Katoukov veut rejoindre sa division qu'il sait mal préparée aux hostilités. La production, en pleine réorganisation, n'a pu livrer suffisamment de nouveaux chars KV-1 ou T-34. Katoukov dispose encore de 33 vieux chars BT-2 ou BT-5. Le régiment d'artillerie ne compte que des obusiers et le régiment de fusiliers motorisés n'a aucun canon ! Même les sapeurs n'ont pas leur équipement de pontonniers... Katoukov rejoint son QG le 23 juin au soir, et l'état-major lui apprend que son adjoint, le colonel Chernyaev, est déjà engagé au combat avec deux régiments de chars contre les Allemands près de Lutsk. Katoukov tente alors vainement de contacter son commandant de corps, Rokossovsky : quand il y parvient, il demande à être mis au courant de la situation.

Dans le secteur de la 20ème division de chars, une longue colonne de camions et de canons allemands se déplace de Dubno vers Rovno. Le 9ème corps mécanisé doit attaquer les flancs de cette colonne. Rokossovsky recommande de placer l'artillerie de la division de Katoukov sur la route et notamment les pièces de 85 mm. Chernayev les dispose dans des fossés, dans les hauteurs dominant le secteur et sur la route elle-même. Les canons laissent approcher les Allemands au plus près et ouvrent un feu dévastateur. Rokossovsky décrit dans ses mémoires des carcasses d'automitrailleuses, de side-cars et des piles de corps entassés sur la route. Les Allemands cherchent alors à percer ailleurs et envoient leurs Stukaspilonner les défenseurs.

Katoukov mène son unité pour la première fois au combat le 24 juin, contre la 13. Panzerdivision, près de Klevan. Attaquant directement en ordre de marche, il perd 33 de ses chars BT, surnommés avec un humoir noir par les tankistes soviétiques les « chasseurs de moineaux » ou « les chevaliers en contre-plaqué ». Le commandant du régiment de chars est tué, Chernyaev est blessé à la jambe et meurt de la gangrène à l'hôpital de Kharkov quelques jours plus tard. Les corps mécanisés sont des formations trop vastes pour être commandés par les officiers soviétiques inexpérimentés ; le manque de radios et les problèmes logistiques, qui empêchent les tirs d'appui en soutien des attaques, se font cruellement sentir.

En trois jours, la division de Katoukov subit de lourdes pertes mais se bat pied à pied pour empêcher les Allemands d'atteindre Dubno. Katoukov observe avec attention ces affrontements qui sont pour lui une véritable école du combat. Il prend note des tactiques allemandes et réfléchit à la façon de contrer leur supériorité dans l'utilisation des chars et des avions. Il conçoit une contre-mesure : placer les fusiliers motorisés dans des tranchées et créer aussi de fausses positions de combat tout en maintenant les chars à l'arrière, en réserve. Les fausses positions sont tenues par quelques hommes, pour faire de la gesticulation ; le dispositif réel est échelonné en profondeur, les chars défendant les points clés. Les blindés utilisent le terrain pour se camoufler et prévoient deux ou trois positions de tirs qu'ils peuvent rejoindre sans être détectés. Ils doivent disposer d'un bon champ de vision et se soutenir mutuellement. Les fausses positions attirent le feu de l'artillerie et de l'aviation, puis les troupes se replient sur les vraies lignes de défense. Les chars ne tirent sur les Panzer qu'à courte distance, voire à bout portant, pas avant 300-200 m. Ils envoient deux ou trois obus puis changent de position. Katoukov se signale ainsi par sa capacité à trouver des solutions aux problèmes rencontrés par l'Armée Rouge, une expérience qui lui sera fort utile un peu plus tard.

Mi-août 1941, Katoukov est décoré de l'Ordre du Drapeau Rouge. Il est convoqué à Moscou pour prendre la tête d'une nouvelle unité de chars dotée des matériels les plus récents. Il rencontre Fedorenko, le patron de l'arme blindée et mécanisée soviétique, qui lui annonce qu'il commandera une brigade. Un peu déçu après avoir commandé une division, Katoukov est rassuré quand Fedorenko lui explique que c'est en raison du déménagement de l'industrie et des leçons tirées de l'emploi désastreux des corps mécanisés que l'Armée Rouge a décidé de ne constituer pour le moment que des brigades de chars. Katoukov devient le commandant de la 4ème brigade, qui va recevoir ses T-34 flambant neufs à l'usine de Tracteurs de Stalingrad. Il a compris que l'entraînement est crucial : aussi forme-t-il ses équipages aux tactiques défensives qu'il a conçues. Il a la chance de bénéficier d'un état-major talentueux : le capitaine Dyner, qui se charge de l'entretien des chars et le capitaine Nikitin, son officier opérations, en particulier.


De Mtensk à Moscou : Katoukov, le maître de la défensive


Cependant, Katoukov doit se contenter d'un seul bataillon équipé de T-34 et de KV-1, l'autre recevant des BT-7. La 4ème brigade de chars est convoyée par rail, le 23 septembre, vers Kubinka, à 60 km à l'ouest de Moscou. Katoukov établi son QG dans les bois environnants. Le 30 septembre, la Panzergruppe 2 de Guderian attaque le Front de Bryansk. Appuyé par l'aviation, le XXIV. Panzerkorps enfonce les lignes soviétiques et avance sur Orel, menaçant la principale route qui, au sud, mène à Moscou. La Stavkamet le général Lelyoushenko à la tête d'une formation de réserve, le 1er corps de fusiliers de la Garde : cette unité doit contre-attaquer à partir de Mtensk vers Orel pour faciliter le repli du front de Bryansk et lui permettre de se mettre en position de défense le long de la rivière Zusha. Le corps comprend les 4ème et 6ème divisions de fusiliers de la Garde, les 4ème et 11ème brigades de chars, deux régiments d'artillerie, puis le 5ème corps aéroporté et 3 bataillons de mortiers de la Garde3, un détachement de l'école militaire de Toula et une unité d'aviation d'assaut. La reconnaissance est assurée par le 36ème régiment de motocyclistes.


Le terrain de la bataille devant Mtsensk. C'est ici que Katoukov mit un coup d'arrêt à la progression de Guderian au sud de Moscou-Source : http://www.edinburghwargames.com/


Lelyoushenko envoie les motocylistes en avant et installe son QG à Mtensk le 2 octobre. Le lendemain, les premières unités allemandes arrivent en vue d'Orel, butant à 10 km au nord-est de la ville dans un régiment du NKVD. La veille, la 4ème brigade de chars a été expédiée par voie ferrée à la gare de Mtensk. Le premier bataillon de Katoukov arrive sur place au matin du 4 octobre et envoie immédiatement deux éléments de reconnaissance. Le premier, commandé par le capitaine Gusev, aligne 11 T-34 et 2 KV-1. Il fonce sur Orel et espère faire des prisonniers. Le deuxième, commandé par le lieutenant Burda, avance sur la ville dans une autre direction dans le même but d'obtenir des informations.

Au matin du 5 octobre, les Allemands attaquent en direction du nord-est sur la route Orel-Mtensk. Après 15 minutes de barrage d'artillerie, 40 chars et de l'infanterie s'en prennent aux positions du régiment du NKVD. Le groupe du capitaine Gusev, qui est arrivé dans faubourgs d'Orel, se replie et vient protéger les flancs du régiment. Ces chars combattent les Allemands tandis que le reste de la 4ème brigade arrive à la gare de Mtensk. Incapables de déloger les défenseurs, les Allemands envoient leur aviation pilonner la gare et la ville de Mtensk dans l'espoir d'empêcher les Soviétiques de continuer à acheminer des renforts. Katoukov ordonne à Gusev et aux hommes du NKVD de se replier sur un terrain plus propice à la défense, autour de Naryshkino. Ils y sont rejoints par le reste de la 4ème brigade de chars et le détachement de l'école militaire de Toula.

La 1ère brigade aéroportée, déposée non loin, prend à sa charge le centre du dispositif. Le NKVD tient le flanc gauche, tandis que les chars protègent les deux flancs à 2-2,5 km en avant des lignes. Katoukov établit en fait une fausse ligne défensive pour tromper les Allemands sur l'endroit où la résistance est concentrée. A 10h00, le 6 octobre, la reconnaissance aérienne signale une centaine de chars accompagnée d'infanterie et d'artillerie motorisée se dirigeant vers les positions de Katoukov. L'aviation allemande bombarde la fausse ligne de défense à deux reprises, pendant 15 à 20 minutes. A 11h30, 50 à 60 chars allemands attaquent suivis par 40 autres en deuxième vague. Les Allemands parviennent à s'enfoncer de 2 à 3 km dans les lignes soviétiques ; un bataillon de la 11ème brigade de chars, tout juste arrivée, tenu en réserve, est expédié sur le flanc droit pour tenir la ligne. Les T-34 et les KV-1 font merveille contre les Panzer même s'ils subissent des pertes en s'approchant un peu trop près, dans la poursuite, des pièces lourdes allemandes. Katoukov, armé d'une mitraillette et d'un pistolet, inspecte les positions durant la nuit pour être sûr que la défense s'est bien repositionnée.

Au matin du 7 octobre, Lelyoushenko, inquiet pour les flancs de son corps d'armée, déplace Katoukov de 4 à 6 km vers le nord. Dans la soirée, deux bataillons de Katyushas récemment arrivés tirent plusieurs salves de roquettes pour couvrir le repli. Sur le flanc droit, le régiment du NKVD renforcé par un bataillon de chars de la 11ème brigade ; à gauche, la brigade de Katoukov. La 6ème division de fusiliers de la Garde et le 5ème corps aéroporté, deux brigades, bâtissent une ligne défensive au nord-est de Mtensk, derrière la Zusha. L'Armée Rouge consolide ainsi la défense de Toula et de Moscou. Les Allemands n'insistent pas. Les chars de Guderian doivent faire le plein de carburant et de munitions pendant deux jours : la défense coriace et efficace de Katoukov les contraint à l'immobilité avant que ne tombent les premières neiges.

Au matin du 9 octobre, après une préparation d'artillerie et d'aviation, 100 chars et l'infanterie motorisée allemande repartent à l'assaut. Lors d'une bataille intense de quatre heures, les Allemands contournent le flanc gauche de Katoukov et menacent de couper ses voies de repli. Les chars soviétiques revendiquent cependant 41 chars et 13 canons allemands. Le lendemain, Katoukov, inquiet d'être contourné, replie ses forces à 3-4 km au sud-ouest de Mtensk. Le 10 octobre, 130 chars allemands s'engouffrent dans Mtensk et capturent le pont sur la rivière Zusha. La brigade de Katoukov parvient à s'échapper sur un pont de chemin de fer endommagé, de nuit, dans des conditions dantesques.

Les batailles de chars menées devant Mtensk illustrent les tactiques défensives heureuses mises au point par Katoukov. Ses flancs étant à découvert, il mène une défense mobile sur des positions successives. Il conduit des contre-attaques agressives et brise, au final, l'avance de Guderian au sud de Moscou. Guderian lui-même reconnaît la qualité de la manoeuvre soviétique, bien qu'il ne connaisse même pas le nom de l'homme qui en est responsable ! La brigade de Katoukov est ensuite placée en second échelon de la 5ème armée, le 16 octobre : le commandant a obtenu de Staline un trajet par route et non par chemin de fer, car il craint les attaques aériennes allemandes. Au soir du 19 octobre, après avoir parcouru 360 km, la 4ème brigade de chars est à Chismena, à 105 km de Moscou, sur la route de Volokolamsk. Le 11 novembre, l'unité est rebaptisée 1ère brigade de chars de la Garde : c'est la première formation blindée à recevoir pareil honneur. Katoukov est promu général et reçoit l'ordre de Lénine.

Le lendemain, les chars de Katoukov attaquent Skirmanovo, un village que les Allemands utilisent comme tremplin pour leurs attaques contre le flanc de la 16ème armée. L'attaque est organisée en trois échelons. La brigade revendique 21 chars allemands détruits et se paie le luxe de capturer intact un canon antiaérien de 88 mm. Le 13 novembre, l'attaque se poursuit à Kozlovo, libérée le 14 novembre à 21h00. La brigade est relevée par l'infanterie. On l'envoie ensuite protéger la retraite d'unité de fusiliers et de cavalerie. Le matin du 18 novembre, les Allemands avancent sur Istra avec deux coins blindés d'environ 30 chars chacun. Katoukov n'a que 20 chars et les embuscades ne permettent pas de freiner les Allemands : seule l'arrivée d'un bataillon de KV-1 rétablit la situation. Le combat d'arrière-garde de poursuit pendant cinq jours du 16 au 21 novembre, et la brigade revendique encore la destruction de 33 chars et 7 canons antichars allemands.

Le 21 novembre, Katoukov prend la tête des 27ème et 28ème brigades de chars qui ont fusionné, entre Nazarovo et Yadromino, pour couvrir un corps de cavalerie en retraite. Katoukov bâtit une ligne de défense avec des chars en embuscade tous les 1,5-2 km. 7 positions avec 3 à 4 chars tirant à bout portant sur les Panzer permettent de ralentir l'avance allemande. Dans la nuit du 23 novembre, les chars doivent cette fois protéger des divisions de fusiliers qui gagnent la rive est de l'Istra. Renforcé par les 23ème et 33ème brigades de chars, Katoukov crée une réserve et prépare des contre-attaques dans plusieurs directions. Le 29 novembre, la brigade se replie à Kamenka et Barantsevo, repoussant pendant 5 jours l'effort allemand sur Moscou.

Le 3 décembre, Rokossovsky, qui commande la 16ème armée, ordonne à Katoukov de foncer sur Istra puis de poursuivre au nord-ouest pour réduire la tête de pont allemand à Kryukov. La 1ère brigade de chars de la Garde est renforcée par un bataillon du NKVD et par un autre de chars Matildas du Prêt-Bail. Les 4-6 décembre, l'attaque soviétique s'enlise dans les champs de mines. Katoukov et les autres commandants soviétiques de l'arme blindée, experts de la défense, ont du mal à passer sans transition ou presque à l'offensive. L'attaque démarre vraiment le 7 décembre. Katoukov, très prudent dans son approche, ne lance l'assaut qu'après une reconnaissance minutieuse du dispositif ennemi.

Source : http://www.emersonkent.com/


Décembre 1941 : devant Moscou, la contre-offensive est menée par des brigades de chars, des bataillons de skieurs et des groupes de cavalerie. C'est le début du renouveau de l'arme blindée soviétique, même si les brigades de chars demeurent insuffisantes pour des objectifs trop ambitieux.-Source : Wikipédia.


Les défenses allemandes sont enfoncées. Avec la 8ème division de fusiliers de la Garde, Katoukov prend Kryuvoi, force la 4. Panzergruppeà décrocher. Deux groupes mobiles ad hocsont formés sous les ordres de Katoukov et Rezimov et l'avance vers Istrin se poursuit. Le 14 décembre, les Allemands sont rejetés du réservoir d'Istrin. Cinq jours plus tard, Katoukov reçoit de Rokossovsky la mission de reprendre Volokolamsk, et obtient le groupe de Rezimov. Katoukov attaque au sud et au sud-est, Rezimov au nord et au nord-est. La ville est reprise le 19 décembre à 6h00, près de 1 200 Allemands sont mis hors de combat.

Les combats de la contre-offensive soviétique devant Moscou sont livrés dans des conditions extrêmes, les températures descendant fréquemment à -25/-28°. 18 brigades de chars et 19 bataillons indépendants y prennent part. Ces unités de faible taille ne peuvent que mener des missions tactiques en coordination avec les fusiliers. C'est pourquoi les commandants d'armée créent des groupes mobiles ad hoc avec des chars, de la cavalerie et de l'infanterie pour tenter l'exploitation. Les brigades de chars montrent ici leurs limites : elles ne peuvent opérer dans la profondeur opérative du dispositif allemand ni procéder correctement à des encerclements.


1942 : une année de transition


En avril 1942, Katoukov est rappelé à Moscou. Fedorenko lui annonce sa nomination à la tête du 1er corps blindé, composé de 3 brigades de chars, d'une brigade de fusiliers motorisés, d'un bataillon de Katyushas et d'autres unités de soutien. Soit 170 chars au total. Katoukov conserve son personnel d'état-major, et Fedorenko lui recommande de prendre comme chef d'état-major le général Kravchenko. A l'été 1942, le Front de Bryansk protège un secteur s'étendant de Moscou et Toula à Voronej. La Stavka craint une offensive sur Moscou, c'est pourquoi le Front aligne 4 corps blindés et des brigades indépendantes de chars, 1 500 véhicules au total. Les Allemands veulent, en fait, nettoyer la rive ouest du Don et annihiler les troupes soviétiques qui s'y trouvent pour foncer jusqu'à la Volga. En mai-juin 1942, le 1er corps blindé de Katoukov se déploie au nord-ouest de Voronej. Golikov, qui commande le Front de Bryansk, veut l'utiliser pour une contre-offensive éventuelle sur une pointe allemande. L'attaque de la Wehrmacht démarre le 28 juin à la jonction entre les 13ème et 40ème armées. Le soir même, Katoukov reçoit l'ordre de contre-attaquer sur le flanc nord de la percée allemande, en coordination avec le 16ème corps blindé.

Le 29 juin, les Allemands progressent encore de 30 km et menacent déjà la deuxième ligne de défense de Golikov. Celui-ci lance ses chars en contre-attaque de manière désordonnée : le corps de Katoukov ne peut rattraper les Panzer qui évoluent au sud de la voie ferrée Koursk-Voronej. Golikov forme un groupe composite avec les brigades de chars des deux corps blindés qu'il confie à Katoukov. Les contre-attaques blindées soviétiques échouent, notamment par manque de soutien de l'aviation. La Stavka, mécontente de Golikov, le remplace par Vatoutine. Katoukov n'a pas brillé non plus : les commandants d'unités blindés soviétiques manquent encore de maîtrise dans le maniement de leurs formations à l'offensive. Mais il en retient certaines leçons. Il écrit un court opuscule, Les actions de combat des chars, où il recommande de faire monter l'infanterie sur les blindés, pour accompagner la progression : ce sont les fameux « desantniki4 ».

Mi-août, le 1er corps blindé est envoyé dans la réserve de la Stavkaet stationne près de Toula. L'ordre spécial du commissariat du peuple à la Défense n°325, paru le 16 octobre 1942, précise l'emploi futur des chars au vu de l'expérience de l'été. Les brigades et régiments indépendants seront employés en soutien d'infanterie. Les corps mécanisés et blindés devront être utilisés sur les axes principaux de progression pour exploiter les brèches. Le 17 septembre, Katoukov a rencontré Staline à Moscou, qui l'a longuement interrogé sur son expérience des combats de l'été. C'est lors de cette rencontre que Katoukov plaide pour la suppression du KV-1, trop lent et lourd et qui embarque la même pièce que le T-34, et pour celle des chars légers T-60 et T-70, devenus obsolètes. Il évoque aussi l'absence des radios. Staline confie finalement à Katoukov le commandement d'un corps mécanisé, qui comprend les brigades de chars de son ancien corps blindé. L'Armée Rouge a créé moins de corps mécanisés que de corps blindés, en raison de la pénurie de camions pour transporter l'infanterie motorisée. Katoukov a eu le privilège de commander à la fois l'un et l'autre.

Katoukov conserve toujours son état-major habituel. Le 3ème corps mécanisé dont il a pris la tête appuie la 22ème armée dont le chef d'état-major, Shalin, devient un autre membre clé de l'entourage de Katoukov, tandis que Nikolai. P. Popel reste son officier politique jusqu'à la fin du conflit. Popel a combattu avec des unités blindées depuis le début de la guerre, commandant même un groupe qui a échappé à l'encerclement en juillet-août 1941 près de Dubno. Il forme un tandem efficace avec Katoukov. Celui-ci s'assure aussi que ses commandants de brigades sont des hommes de valeur. Fin novembre 1942, le 3ème corps mécanisé est mobilisé dans le cadre de l'offensive contre le saillant de Rjev, menée par les Fronts de l'Ouest et de Kalinine. Le 5 décembre, à la veille de l'attaque, Katoukov est horrifié de constater que le commandant de la division de fusiliers à laquelle il est rattaché passe son temps à se lamenter et n'a pas reconnu les positions allemandes. L'attaque, dans un terrain marécageux, recouvert de neige, à travers les champs de mines, se heurte aux défenses allemandes quasiment non entamées par l'infanterie. Elle s'arrête le 20 décembre. C'est un revers que Joukov, son concepteur, cherchera à minimiser voire à dissimuler après la guerre. Le 30 janvier 1943, Katoukov est pourtant nommé à la tête de la nouvelle 1ère armée de chars, créée dans le Front du Nord-Ouest, au sud du lac Ilmen, pour lever le blocus allemand de Léningrad. Elle comprend un corps blindé et un corps mécanisé, des régiments et brigades indépendants, deux divisions aéroportées et des brigades de skieurs5. Katoukov demande à Joukov de prendre comme chef d'état-major Shalin, ce qui est entériné le 18 février.


Koursk : le sanglant apprentissage de l'utilisation offensive des blindés


La 1ère armée de chars est finalement transférée, le 7 mars, sans ses composantes aéroportées et à skis, au Front de Voronej, en raison de la menace d'une offensive allemande dans la région de Koursk au printemps. Elle aligne alors le 3ème corps mécanisé, le 6ème corps blindé, la 100ème brigade indépendante de chars et 4 régiments indépendants de chars : 631 blindés en tout. Le 28 mars, elle s'installe dans les environs d'Oboyan, où elle doit d'abord faire face... au typhus. Puis elle camoufle ses matériels pour éviter la détection aérienne allemande. Katoukov estime que les régiments de chars manquent de puissance pour une action autonome. Il regroupe donc la brigade et les régiments dans un nouveau corps blindé. L'état-major du Front de Voronej est réticent, mais Katoukov obtient l'appui de Joukov, représentant spécial de la Stavka, qui cautionne la naissance du 31ème corps blindé. Au soir du 4 juillet, alors que Katoukov regarde une comédie britannique (!) dans un cinéma en plein air, son officier de renseignements l'informe que l'offensive allemande est sur le point de commencer.

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Katoukov a placé une brigade de chars dans la deuxième ligne de défense de la 6ème armée de la Garde, qui est en première ligne. La brigade est bien retranchée : Katoukov a lui-même inspecté les positions d'une des compagnies, surnommée la « compagnie de fer », car tous les tankistes sont des vétérans. A minuit, le 5 juillet, Katoukov reçoit l'ordre d'envoyer deux corps en soutien de la deuxième ligne de défense de la 6ème armée de la Garde et de contre-attaquer à l'aube du 6 juillet. Katoukov craint la puissance des chars Tigres et de leurs canons de 88 mm dans un combat de rencontre. Il plaide auprès de Vatoutine, qui commande le Front de Voronej, pour une posture plus défensive. Après concertation avec Staline, c'est finalement le choix qui est adopté. Au matin du 6 juillet, la 1ère armée de chars s'est avancée de 30 à 40 km plus au sud. Le 6ème corps blindé et le 3ème corps mécanisé sont en premier échelon ; derrière, le 31ème corps blindé ; en réserve, la 112ème brigade de chars tirée du 6ème corps.

Katoukov, comme de coutume, a envoyé des reconnaissances en avant vers les lignes de la 6ème armée de la Garde. Les Allemands avancent sur deux axes, l'un contre le 3ème corps mécanisé, l'autre contre le 6ème corps blindé, avec l'intention d'enfoncer un coin entre les deux formations. Pendant que la 1ère armée de chars tient en défense, le Front utilise deux corps blindés pour frapper le flanc droit des Allemands, mais ceux-ci avancent de 10 à 18 km. Le lendemain, les Allemands reprennent la progression au nord-ouest contre le 3ème corps mécanisé. Katoukov engage sa réserve, la 112ème brigade de chars, et transfère deux des régiments de Katyushas du 6ème corps blindé. Dans la nuit du 7 juillet, Katoukov rend visite aux unités engagées. Le 8 juillet, la situation devient critique pour le 3ème corps mécanisé : mais le Front de Voronej, qui a reçu en renfort 4 corps blindés de la Stavka, dépêche le 10ème corps blindé à la 1ère armée de chars. Le 6ème corps blindé est aussi en difficulté. Katoukov doit reculer de 4 à 6 km et combat maintenant sur une seule ligne de front. Vatoutine envoie aussitôt des renforts pour réorganiser une défense en profondeur.

Le 9 juillet, le II. SS-Panzerkorps refoule encore les formations de Katoukov, obligé d'engager le 10ème corps blindé pour rétablir sa ligne. Le 6ème corps blindé est particulièrement malmené et Katoukov doit lui envoyer un régiment de chars, un régiment de Katyushas et deux régiments de canons d'assaut. Le 10 juillet, la 112ème brigade de chars est enfoncée et Katoukov doit à nouveau envoyer le 10ème corps blindé pour sauver la situation à 19h00. Le 12 juillet, Rotmistrov lance finalement sa 5ème armée de chars de la Garde contre les pointes allemandes, tandis que Katoukov attaque également, ainsi que le 5ème corps blindé de la Garde de Kravchenko. Le lendemain, la 1ère armée commence sa reconstitution pour les offensives à venir ; Vatoutine informe Katoukov qu'elle a reçu la désignation d'unité de la Garde. Mais la 1ère armée de chars a perdu près de la moitié de ses blindés et de nombreux personnels. Fort heureusement, les équipes de réparation de Dyner font des miracles et remettent en état de nombreuses épaves récupérées sur le terrain, ce qui en dit long aussi sur les pertes revendiquées par les Allemands...


Près d'Orel, un T-34 détourellé de dépannage tracte un confrère endommagé (merci à Stéphane Escalant pour la précision). Les équipes de maintenance soviétiques réalisent des miracles sous le feu des Allemands. Katoukov veille à ce que ses ateliers de réparation tournent à plein régime.-Source : http://padresteve.files.wordpress.com/



Pour l'opération Roumantsiev, le Front de Voronej attaque sur un seul échelon pour obtenir plus de punch. Les 1ère et 5ème armées de chars de la Garde doivent être insérées rapidement à travers les formations de fusiliers pour l'exploitation. Vatoutine et Joukov finalisent les plans le 31 juillet. Rotmistrov, Zhadov, qui commande la 5ème armée de la Garde, et Katoukov se rencontrent avec leurs états-majors pour assurer la coordination. Zhadov compte percer les défenses allemandes en profondeur avec 5 divisions de fusiliers soutenues par une puissante artillerie : 230 pièces au kilomètre. Problème : le secteur d'attaque est trop étroit, 10 km de front seulement, où vont converger les 4 corps des échelons avancés des deux armées de chars pour l'exploitation. L'attaque démarre le 3 août après trois heures de préparation aérienne et d'artillerie. Katoukov engage le 3ème corps mécanisé et le 6ème corps blindé en premier échelon, suivis par le 31ème corps blindé.

Source : http://stabswache-de-euros.blogspot.fr

A midi, les fusiliers ont creusé une brèche dans la première ligne allemande. Vatoutine ordonne l'introduction des éléments de tête des deux armées de chars. Chacun des corps de Katoukov est précédé d'une brigade configurée en détachement avancé. La 200ème brigade, qui joue ce rôle pour le 6ème corps, est introduite à midi mais reste bloquée au milieu de l'infanterie toute la journée. La 49ème brigade de chars, qui joue le même rôle pour le 3ème corps mécanisé, a également des difficultés à avancer et bute sur la deuxième ligne de défense allemande. Ce n'est qu'en milieu d'après-midi que les brigades percent et avancent de 25 à 30 km. Mais le délai a permis aux Allemands d'amener leur 19. Panzerdivision près de Tomarovka. Celle-ci est engagée par le 6ème corps en fin de journée tandis que le 3ème corps, pris à partie par les chars et antichars allemands, s'arrête. La 6ème armée de la Garde opère également vers Tomarovka. Joukov souhaite introduire dans son secteur sa réserve blindée, le 5ème corps de chars de la Garde. Katoukov craint la congestion des routes mais doit s'incliner.

Le 4 août, le 6ème corps et le 5ème corps de chars de la Garde, avec 4 divisions de fusiliers, attaquent Tomarovka. La bataille dure toute la journée. Vatoutine retire le 6ème corps et l'envoie près du 3ème corps qui a trouvé une faille dans la deuxième ligne de défense allemande. Le corps mécanisé fonce dans la nuit sur Bogodukhov. Le 6ème corps suit. A midi, le 6 août, ils ont avancé de 50 km. Le 31ème corps blindé, avec le 5ème corps blindé de la Garde maintenant assigné à la 1ère armée de chars, encercle Tomarovka le 5 août. La 19. Panzerdivision est laminée, son commandant6, pris dans les échanges de tirs, se suicide pour éviter la capture. Les pertes sont lourdes aussi côté soviétique. La 242ème brigade de chars du 31ème corps blindé a perdu 80% de ses chars et 65% de son personnel. Le 3ème corps mécanisé laisse 90% de ses cadres sur le terrain. Katoukov forme donc des détachements composites : au 3ème corps mécanisé, 5 brigades sont renfondues en deux seulement, une de chars et une de fusiliers motorisés.

Le 6 août, les corps de Katoukov ont pour objectif Bogodukhov. Des détachements avancés doivent couper la voie ferrée au sud-ouest de Kharkov, à 30-40 km en avant de l'armée. La ville est atteinte au soir du 7 août. Le 3ème corps mécanisé tombe sur la 2. SS-Panzergrenadier Division Das Reich et de féroces combats prennent place autour de la localité. Katoukov regroupe ses corps au sud de la ville, se préparant à la contre-attaque allemande conduite par la Das Reich, mais aussi par les 3. SS-Panzergrenadier Division Totenkopf et 5. SS-Panzergrenadier Division Wiking. Quand Katoukov lance ses détachements avancés plus au sud le 11 août, ils sont anéantis par les Waffen-SS : 30 % du parc de chars restant est perdu. Le 6ème corps blindé, attaqué de flanc, doit également reculer. Le 3ème corps mécanisé est également pris à partie. Mais les Soviétiques contre-attaquent : la 6ème armée de la Garde se jette sur la Totenkopf pendant que Katoukov tient au sud de Bogodukhov. Le 22 août, épuisée, la 1ère armée de chars est envoyée à l'arrière, remplacée par la 4ème armée de la Garde, et elle est intégrée dans la réserve de la Stavka. L'apprentissage de la manoeuvre offensive pour les grandes formations blindées soviétiques est coûteux, mais Roumantsiev ne s'est pas effondrée : les Allemands ont été contraints au repli.


De l'Ukraine à l'opération Lvov-Sandomierz : Katoukov, virtuose de l'emploi des chars


La reconstruction de la 1ère armée de chars n'est pas terminée quand elle est à nouveau engagée à l'ouest de Kiev entre le 29 novembre et le 20 décembre 1943. Elle dépend alors du 1er Front d'Ukraine, nouveau nom du Front de Voronej de Vatoutine depuis le 20 octobre. Le 6ème corps blindé devient le 11ème corps blindé de la Garde et le 3ème corps mécanisé le 8ème corps mécanisé de la Garde. Fin décembre-début janvier 1944, la 1ère armée de chars de la Garde participe à l'offensive Jitomir-Berditchev : elle aligne aussi la 64ème brigade de chars de la Garde, le 8ème bataillon de défense antiaérienne et le 79ème bataillon de mortiers de la Garde. Soit 42 000 hommes, 546 chars et canons d'assaut, 585 canons et mortiers. Elle doit avancer au sud-est de Broussilov après la percée réalisée dans le secteur de la 38ème armée.

Katoukov place le 11ème corps blindé de la Garde sur sa gauche et le 8ème corps mécanisé de la Garde sur sa droite, la 64ème brigade de chars de la Garde étant en réserve. Le 31ème corps blindé a été retiré de la 1ère armée. Le 24 décembre, après une préparation d'artillerie, les chars de Katoukov attaquent et avancent de 20 km mais moins rapidement que ce qu'escomptait le commandant de la 1ère armée. Katoukov avait pourtant réalisé un wargame avec son état-major pour anticiper les réactions allemandes. Vatoutine reproche à Katoukov de trop coller à l'infanterie ; Katoukov visite les premières lignes et passe un savon au chef d'état-major du 8ème corps mécanisé, qu'il trouve en train de se faire couper les cheveux devant un poële bien chaud. La progression est meilleure le lendemain. Dans la nuit du 27 décembre, renforcée par la 68ème division de fusiliers de la Garde, la 1ère armée dépêche le 8ème corps sur Kazatin tandis que le 11ème corps protège le flanc d'une éventuelle contre-attaque allemande. Au matin du 30 décembre, le 11ème corps est à son tour envoyé sur Kazatin. Katoukov s'inquiète cependant du flanc nord, près de Berditchev, où opère la 18ème armée. Du 1er au 5 janvier 1944, deux bataillons de la 44ème brigade de chars sont encerclés dans Berditchev par la 1. SS-Panzerdivision Leibstandarte et la 20. Infanterie Division (mot.). La brigade reste cependant avec la 18ème armée jusqu'à ce qu'elle soit relevée à la mi-janvier.

Source : http://www.ibiblio.org

Le 6 janvier, alors que la 1ère armée est réorientée vers Vinnitsu, le général Dremov prend la tête du 8ème corps mécanisé. Le 10 janvier, les Allemands percent le flanc de la 38ème armée et menace les arrières du 8ème corps. Katoukov fait retrancher ses unités et envoie sa réserve, la 64ème brigade, pour couvrir le flanc droit. Quand le 1er Front d'Ukraine prépare la capture de l'ouest de l'Ukraine, en mars 1944, la 1ère armée de chars est placée en réserve pour l'exploitation jusqu'aux Carpathes, afin d'encercler le Groupe d'Armées Sud allemand. Cette fois-ci, Katoukov va se détacher assez largement de l'infanterie. Il crée un détachement avancé autour de la 64ème brigade commandée par le lieutenant-colonel Boiko. En 7 heures, ce détachement avancé avance de 80 km, franchit le Dniestr et prend la gare de Moshi par une attaque de nuit.

Ayant rompu les défenses allemandes à l'est de Tarnopol, la 1ère armée de chars vire au sud le 24 mars et attaque sur 35 km de front le Dniestr. La 1ère brigade de chars de la Garde opère en détachement avancé du 8ème corps . Comme tous les ponts ont sauté et que les moyens du génie font défaut, Katoukov et ses tankistes improvisent, trouvent une zone guéable, bricolent pour sceller les chars et plus de 200 traversent le fleuve. Katoukov est prompt au sarcasme : il reproche ainsi à Getman, le chef du 11ème corps, sa lenteur, se moquant d'un chef de corps « qui bronze au soleil sur la rive ». Bientôt Katoukov s'empare de Chernovitsy, au pied des Carpathes. Dans la pause consécutive à l'opération, il est victime d'une crise d'appendicite. Joukov veut l'évacuer sur Moscou mais Katoukov refuse, préférant rester à l'hôpital de l'armée. Le 26 juin, le nouveau commandant du 1er Front d'Ukraine, Koniev, ordonne à Katoukov d'être prêt pour une nouvelle offensive au 12 juillet 1944.


Le commandant de la 44ème brigade de chars, le lieutenant-colonel Gusakovsky, à gauche dans le Scout-Car, en janvier 1944 sur le front d'Ukraine. Le Prêt-Bail permet de motoriser et mécaniser quelque peu une Armée Rouge qui en a bien besoin.-Source : http://www.armchairgeneral.com



Pour son regroupement dans ce qui va devenir l'opération Lvov-Sandomierz, la 1ère armée de chars de la Garde doit se déplacer du flanc gauche au flanc droit du 1er Front d'Ukraine, soit 300 km ! Les Allemands ne détectent pas le transfert et ne repèrent la formation que trois jours après le début de l'offensive, alors qu'elle opère déjà sur leurs arrières... La 1ère armée de chars doit être insérée pour l'exploitation dans le secteur des 3ème armée de la Garde et 13ème armée, une fois la percée réalisée. Mais les Allemands dépêchent cette fois-ci des réserves en temps et en heure sur l'axe de progression de Katoukov ; en outre, la 3ème armée de la Garde ne vient à bout de la deuxième ligne de défense que le 17 juillet. Katoukov introduit malgré tout son détachement avancé, la 1ère brigade blindée de la Garde, derrière la 3ème armée de la Garde, pour sonder les possibilités.


Source : http://www.ibiblio.org

Dans l'après-midi du 14 juillet, le détachement avancé progresse et atteint la rivière Bug au matin du 15. Les Allemands surestiment l'effectif de la brigade et ne détectent pas le reste de la 1ère armée de chars. Katoukov ordonne à sa brigade de continuer à fixer les Allemands. Car plus au sud, l'assaut de la 13ème armée s'est révélé plus heureux : la 291. Infanterie Division n'a pu se replier correctement sur la deuxième ligne de défense, un trou de 12 km est ouvert. Koniev y engouffre un corps de cavalerie mécanisée et cède aux demandes de Katoukov qui plaide pour l'introduction de son armée de chars à sa suite. Les premiers éléments du 11ème corps blindé se mettent en branle le 17 juillet. A 10h00, le 8ème corps mécanisé avance également, l'infanterie étant portée sur les chars. Il repousse les assauts des 291 I.D. et 17. Panzerdivision. Dès midi, l'armée de chars de Katoukov manoeuvre dans la profondeur opérative du dispositif allemand.

Mais, plus tard dans la journée, le détachement avancé du 11ème corps blindé, la 44ème brigade de chars, est intercepté par des Tigressur la rive ouest du Bug occidental. Il faut deux jours de combat pour faire reculer les Allemands. Katoukov lance des reconnaissances offensives contre les colonnes en retraite. Le 18 juillet, à midi, il ordonne au 8ème corps mécanisé de suivre le 11ème corps au sud-ouest, de traverser le Bug derrière lui et de pousser sur Yaroslav. Les corps de Katoukov font s'effondrer la défense allemande sur la frontière soviéto-polonaise. Le 24 juillet, les Allemands sont encerclés dans Yaroslav ; la ville est nettoyée trois jours plus tard.

Katoukouv reçoit ensuite pour mission de Koniev de traverser la Vistule au sud de Sandomierz et d'établir une tête de pont sur la rive ouest pour le 1er août. Les détachements avancés se mettent en branle dans la matinée du 29 juillet, suivis par les corps dans l'après-midi. A 15h30, la 1ère brigade de chars de la Garde, détachement avancé du 8ème corps, atteint la Vistule dans le secteur de Baranov. La 44ème brigade de chars, détachement avancé du 11ème corps, atteint également le fleuve quelques heures plus tard. Mais l'équipement du génie fait à nouveau défaut pour traverser. Le lendemain, l'infanterie motorisée franchit cependant la Vistule sur des équipements de fortune. Les 15ème et 1 134ème bataillons de pontonniers arrivent à la suite du gros des corps en fin de journée et les chars traversent le fleuve le 31 août à l'aube. Le franchissement a été facile car les Allemands n'ont pas établi de défense solide sur l'autre rive de la Vistule.

Les Allemands contre-attaquent violemment ensuite la tête de pont de Sandomierz, sans jamais parvenir à la réduire. Ils y engagent, pour la première fois, sur le front de l'est, des Tigres II du s. Panzer-Abteilung 501 qui ne rencontrent guère de succès, mais impressionnent Katoukov qui peut examiner des véhicules capturés7. Les combats font rage jusqu'à la mi-août. La tête de pont atteint alors 75 km de large sur 50 km de profondeur. Elle est d'une importance cruciale dans l'optique d'une nouvelle offensive vers la Silésie. Pendant l'opération Lvov-Sandomierz, bien qu'ayant subi de lourdes pertes, la 1ère armée de chars a fait preuve d'une maîtrise consommée de la manoeuvre : détachements avancés, exploitation dans la profondeur opérative... qui valent à Katoukov le titre de Héros de l'Union Soviétique. Ses hommes lui ont donné un surnom approprié : « général Malin ».


Les derniers combats : en pointe de la manoeuvre opérative


La 1ère armée de chars est envoyée à nouveau dans la réserve de la Stavka, puis attribuée au 1er Front de Biélorussie de Joukov pour l'offensive Vistule-Oder qui démarre pour ce Front le 14 janvier 1945. Elle doit exploiter la brèche ouverte par la 8ème armée de la Garde. Les premiers éléments sont introduits pour l'exploitation dès l'après-midi du 14 janvier. Le lendemain, la 1ère armée de chars déboule à travers la 8ème armée de la Garde et franchit la Pilitsa. Les unités contournent Varsovie par le sud-est. Elles affrontent des « chaudrons roulants » allemands, des formations débordées par l'offensive soviétique qui se replient tant bien que mal vers l'ouest. Après avoir parcouru 240 km, la 1ère armée de chars est proche de Lodz, et fonce vers la rivière Warta près de Poznan. Les reconnaissances détectent les fortifications autour de Poznan et un regroupement d'unités allemandes. La Warta est franchie le 22 janvier et Katoukov attaque les positions au sud de Poznan. Il doit maintenir l'encerclement des 62 000 défenseurs jusqu'au 29 janvier, moment où arrivent les fusiliers de la 8ème armée de la Garde qui vont se charger de l'investissement de la place. Le 30 janvier, la 1ère armée de chars est sur l'Oder. Katoukov reçoit sa deuxième étoile d'or de Héros de l'Union Soviétique.
Source : http://www.ibiblio.org/

Des canons de 122 mm tirent sur la forteresse de Poznan, en février 1945.-Source :
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Le 1er février, la formation avance sur un large front au nord et au sud de Francfort-sur-l'Oder. Elle n'est plus qu'à 70 km de Berlin. Mais un nouveau problème se fait jour avec le balcon poméranien, le flanc droit exposé du 1er Front de Biélorussie, d'où pourrait surgir une contre-attaque allemande. Rokossovsky lance son 2ème Front de Biélorussie dans le nettoyage du balcon en mars, mais son élan manque de chars. Aussi, le 8 mars, bien que ne disposant plus que de 400 blindés aux moteurs surchauffés, la 1ère armée de chars est-elle réorientée vers le nord pour contribuer à l'effort de Rokossovsky. L'opération dure jusqu'aux 28-29 mars avant le retour sur l'axe principal du 1er Front de Biélorussie. Katoukov en a profité pour centraliser la maintenance afin de la rendre plus efficace : au 1er février, 577 chars et canons d'assaut (76% du total théorique) sont opérationnels. Les efforts du « Docteur Tank », Dyner, ont payé.

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Pour l'offensive sur Berlin, Katoukov doit à nouveau percer à travers la 8ème armée de la Garde. Le problème réside dans le caractère étroit du secteur d'attaque dans la tête de pont de Küstrin : les chars devront s'engager dans un corridor de 8 à 9 km. L'offensive démarre le 16 avril. Mais les fusiliers de Tchouïkov butent sur les défenses allemandes des hauteurs de Seelow. Malgré tout, Katoukov reçoit l'ordre d'introduire les premiers éléments et les détachements avancés franchissent l'Oder pour aller s'engluer devant les hauteurs. Les brigades de tête combattent avec les fusiliers pour la prise des sommets le 17 avril. Les pertes sont encore lourdes le lendemain. Katoukov fait un usage massif de l'aviation pour soulager ses tankistes. Le 20 avril, une fois la percée réalisée, Katoukov reçoit la mission d'envoyer ses brigades de tête pour atteindre Berlin dès 04h00 le 21 avril. Les 1ère et 44ème de brigades de chars sont immédiatement expédiées en avant. Le 8ème corps mécanisé entame la bataille de Berlin le 22 avril. Le 24 avril, à 03h00, le commandant du régiment de motocyclistes signale qu'il a rencontré des éléments de la 3ème armée de chars de Rybalko sur le canal de Teltow. Joukov est en rage : les coûteux combats pour les hauteurs de Seelow ont permis aux chars de Rybalko, qui appartiennent au 1er Front d'Ukraine de Koniev, de devancer Katoukov dans Berlin...

Une colonne de SU-152 dans les rues de Berlin, avril 1945.-Source : http://www.lonesentry.com


Dans les combats de rues de Berlin, la 1ère armée de chars utilise une méthode bien particulière. Elle attaque à trois blindés de front : l'un se déplace à gauche et tire à droite, un autre se déplace à droite et tire à gauche, et celui du centre couvre les deux autres. Une réserve de 10 chars se tient en arrière pour remplacer les blindés touchés. Les combats les plus durs ont lieu à la gare et près de la porte de Brandenbourg. Le 1er mai 1945, la 1ère armée de chars s'empare des jardins du Zoo : elle est à 200 m de la Chancellerie. Le 2 mai, elle a déjà fait 15 000 prisonniers. C'est dans la capitale allemande qu'elle termine le conflit.

Après la Seconde Guerre mondiale, Katoukov prend la tête d'une armée, puis commande les forces blindées et mécanisées du Groupe des Forces Soviétiques en Allemagne. En 1951, il sort diplômé de l'académie de l'état-major général de l'Armée Rouge. A partir de 1955, il est l'Inspecteur Général du ministère de la Défense avant de devenir, en 1957, adjoint du commandant de l'école d'entraînement de l'Armée Rouge. En 1963, il retourne dans le groupe des inspecteurs généraux du ministère de la Défense. Il publie ses mémoires de guerre en 1974. Résidant à Moscou, c'est là qu'il meurt le 8 juin 1976 : il est enterré dans un cimetière de la ville. Maréchal de l'arme blindée depuis 1959, il a été décoré pendant sa carrière de 4 ordres de Lénine, 3 ordres du Drapeau Rouge, de deux ordres de 1ère classe de Souvorov, de l'ordre de Koutozov 1ère et 2ème classe et de l'ordre de l'Etoile Rouge, en plus de ses deux étoiles d'or de Héros de l'Union Soviétique.


Katoukov : un «renard» parmi les commandants d'armées de chars ?


Les commandants d'armées blindées de la Garde soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale ont formé l'épine dorsale de l'expérience et de l'expertise pour les opérations blindées à grande échelle développées pendant le conflit. Leurs performances prouvent que loin des préjugés nazis de leurs adversaires, ces hommes se sont montrés de brillants officiers, opérant à l'échelle du front avec leur groupe mobile exploitant les brèches réalisées par les unités de fusiliers, sur 500 km de profondeur pour certaines offensives de 1945 ! Ce sont de tels hommes qui ont entre autres permis à l'Armée Rouge de se restructurer alors que Barbarossadécimait le dispositif du temps de paix.

Katoukov a développé pendant la guerre un style de commandement très particulier. Il travaille surtout à partir de son PC principal et se repose beaucoup sur son état-major. Il n'hésite pas à prendre des risques si nécessaire mais on lui reconnaît surtout un talent pour la planification méticuleuse, et pour une certaine retenue. C'est particulièrement vrai au début de la guerre, lors de la phase défensive : Katoukov préfère laisser l'ennemi venir à lui sur un terrain connu et selon ses propres règles du jeu. Il concentre rapidement les chars pour obtenir un avantage tactique. Il ne recherche pas l'assaut frontal, mais des solutions ingénieuses pour faire face aux problèmes rencontrés. Il emploie fréquemment les détachements avancés pour évaluer la situation et empêcher les attaques ennemies. C'est un bon exemple du style de commandement collectif vanté par l'Armée Rouge.

Katoukov est conscient, dès l'été 1941, de la nécessité d'entraîner correctement les équipages de chars. Il sait insuffler de l'énergie à ses subordonnées, et n'hésite pas à recourir aux sarcasmes pour les piquer au vif et les inciter à être plus mordants. Il délègue les responsabilités lorsqu'il donne des ordres mais attend que ses subordonnés accomplissent correctement les missions qui leur sont attribuées. Katoukov veille aussi à assurer la coordination de son armée de chars avec les autres formations engagées et en particulier à déterminer les routes qui seront employées pour l'introduction des blindés. Il a également réfléchi au besoin de médecins spécialistes des blessures provoquées par les combats entre blindés et à celui d'augmenter l'artillerie et les unités de construction de routes au sein des armées de chars.

Le moment de l'introduction des armées de chars après la rupture du front par les armées de fusiliers est d'une importance cruciale. Katoukov privilégie l'utilisation de détachements avancés, voire de raids, pour dégager la voie avant d'engager le gros de ses corps. En raison des pertes importantes subies par les armées de chars, constamment engagées au coeur des offensives soviétiques, les services de maintenance et de réparation jouent un rôle crucial : en choisissant et en faisant confiance à Dyner, le « docteur Tank », Katoukov s'est assuré une disponibilité optimumen chars et canons d'assaut. Il a également souvent dirigé les opérations depuis un poste de commandement avancé, pour surveiller en particulier les échanges radios. Pour anticiper les offensives et les possibles réactions de l'ennemi, il favorise les wargamescollectifs avec son état-major, un véritable « brainstorming ». Contrairement à Rybalko ou Bogdanov8, Katoukov n'a rien d'un fonceur à la Patton : il se prépare à chaque fois au pire et ne prend des risques que lorsque la situation l'exige. Comme ses 5 collègues commandants d'armées de chars, Katoukov résume à lui seul toute la valeur des hommes qui ont mené l'Armée Rouge à la victoire pendant la Grande Guerre Patriotique.


Bibliographie indicative :


ARMSTRONG, Richard N., Red Army Tank Commanders. The Armored Guards, Schiffer Military/Aviation History, 1994.

GLANTZ, David M. et HOUSE, Jonathan, When Titans Clashed. How the Red Army Stopped Hitler, University Press of Kansas, 1995.

GLANTZ, David M., Slaughterhouse. The Handbook of the Eastern Front, The Aberjona Press, 2005.

Катуков М.Е. На острие главного удара. / Литературная запись В. И. Титова. — М.: Воениздат, 1974 [l'ouvrage de Katoukov, disponible en ligne : http://militera.lib.ru/memo/russian/katukov/index.html] .


Courte biographie :

http://victory.sokolniki.com/eng/History/HeroesOfWar/TwiceHeroes/10257.aspx

1Cf Jean LOPEZ, Berlin. Les offensives géantes de l'Armée Rouge Vistule-Oder-Elbe (12 janvier-9 mai 1945), Paris, Economica, p.397-398.
2Comme Joukov, Koniev, Rokossovsky, Vatoutine...
3Nom donné aux nouvelles formations comprenant des lance-roquettes multiples Katyusha.
4Littéralement, le mot désigne les parachutistes, mais on l'emploie aussi pour nommer cette infanterie portée montée « à la russe » sur les chars.
5L'état-major est fourni par la 29ème armée. Au départ, elle comprend les 6ème corps blindé, 3ème corps mécanisé, 112ème brigade de chars, 3 brigades légères et 4 régiments de chars indépendants.
6Le général Gustav Schmidt.
7Cf le dossier du magazine 2ème Guerre Mondiale n°47 (janvier-mars 2013), « Tigres de papier », où je décris en détail l'engagement de Sandomierz impliquant les Tigres II.
8Qui commandent respectivement les 3ème et 2ème armées de chars.

Opération Unthinkable : quand Churchill préparait la Troisième Guerre mondiale

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 En avril 1945 quand le monde apprend la mort du président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt, les dirigeants nazis enfermés à Berlin, et Hitler en particulier, se prennent à espérer que les alliés anglo-saxons vont faire la paix avec le Reich et pourquoi pas soutenir la Wehrmacht contre l'Armée rouge. Pour beaucoup, cette croyance en un retournement des alliances, est un signe supplémentaire de la folie et de la perte du sens de la réalité d'un IIIe Reich à l'agonie. Pourtant Staline croit, jusqu'à la capitulation allemande, en cette possibilité.

Si la paranoïa stalinienne est démentie par les faits, le 8 mai 1945, alors que les peuples du monde se réjouissent de la fin de la guerre en Europe et de l’écrasement du nazisme, l'un des principaux artisans de cette victoire est inquiet. Le Premier ministre britannique, Winston Churchill, envisage en effet une nouvelle guerre où les Alliés occidentaux s'opposeraient désormais aux Soviétiques. La méfiance du maître du Kremlin n'est donc pas sans fondement et surtout elle ne relève pas totalement d'une maladie mentale propre aux dictateurs.

Churchill est persuadé que Staline ne tiendra pas les engagements pris à Yalta et les informations qu’il reçoit lui confirment que les Soviétiques installent leur pouvoir en Europe orientale,notamment en Pologne. Il estime alors que seule une épreuve de force peut faire reculer le Kremlin. Il demande donc à ses généraux d'établir un plan d'attaque contre son allié soviétique et fixe comme jour J le 1er juillet 1945. L'opération Unthinkable, tel est le nom de ce projet, est bien le premier plan stratégique d'une guerre froide qui s'annonce et la preuve que dès le printemps 1945 les anciens alliés se préparent à une Troisième Guerre mondiale.

David FRANCOIS



Menace sur l'Europe.

Bien avant la fin de la guerre en Europe, Winston Churchill redoute la menace que l'expansion militaire soviétique fait courir sur l’équilibre géopolitique du monde de l'après-guerre. Bien avant la chute de Berlin et la capitulation sans condition de l'Allemagne ses efforts visent à contrecarrer les desseins hégémoniques soviétiques. Quand il apprend ainsi que les troupes américaines ont reçu l'ordre de cesser leur avance sur Berlin, laissant cette dernière à la merci des Soviétiques, il est furieux. Contrairement au gouvernement américain qui a toujours refusé l'idée que l'Europe soit partagée en zonesd'influence, Churchill est conscient qu'il n'en sera pas ainsi. Le comportement de Staline qui place peu à peu ses hommes dans les États libérés par l'Armée rouge pour en faire des satellites de Moscou, au mépris des accords pris à Yalta, est de plus en plus flagrant. C'est pour cela que le Premier ministre est favorable à ce que les armées anglo-saxonnes aillent le plus loin vers l'est, afin de montrer à Staline que ses partenaires occidentaux ne sont pas dupes et qu'ils souhaitent une application stricte des accords passés en Crimée. Le maître du Kremlin qui craint toujours de manière paranoïaque que les Occidentaux ne se mettent in extremis d'accord avec les Allemands pour se retourner contre les Soviétiques est particulièrement méfiant envers Churchill contre qui il met en garde le maréchal Joukov. Mais Churchill est tenu par le refus américain d'une confrontation avec les Soviétiques. Le président Roosevelt fait en effet toujours confiance à Staline qu'il estime être un démocrate avec qui il est possible de s'entendre, notamment contre les vieilles puissances impériales européennes qui ont fait la démonstration de leur déclin.

Churchill a quantà lui toujours été un ferme adversaire du communisme, comme en 1919 où il a soutenu l'intervention britannique en Russie dans l'espoir de renverser le jeune pouvoir bolchevik. Adversaire de toujours de l'impérialisme rouge il n'a, contrairement à Roosevelt, jamais eu confiance en Staline. En 1941, il a ainsi pensé qu'une fois a guerre terminée les États-Unis et l'Empire britannique formeraient le bloc militaire et économique le plus puissant au monde tandis que l'URSS affaiblie aurait besoin de l'aide anglo-saxonne pour se reconstruire. Mais en 1945, il constate que cette prévision est fausse puisque les Soviétiques sont beaucoup plus puissants qu'il n'aurait pu le craindre tandis que les Américains sont réticents à s'engager en Europe une fois l'Allemagne vaincue. Churchill se rend alors rapidement compte que Staline n'a aucunement l'intention de respecter les accords de Yalta.

La jonction entre Américains et Soviétiques en avril 1945 (via virtualmuseum.ca)


Alors que les troupes soviétiques s’apprêtent à s'élancer à partir de l'Elbe en direction de l'ouest, le Premier ministre britannique fait part de ses inquiétudes dans une lettre au responsable du Foreign Office, Anthony Eden. Il craint l'invasion de l'Europe par les Russes qui selon lui ne manqueront pas de placer l'est du continent, de la Baltique à la Yougoslavie, de la Bulgarie à l'Autriche, sous leur domination. Pour contrecarrer ce péril, Churchill préconise donc une politique de plus grandes fermetés envers l'URSS, ce qui signifie aussi qu'il est nécessaire de se préparer à une épreuve de force. Cette dernière doit d'abord être diplomatique mais nécessite une coopération étroite avec une administration Roosevelt toujours bienveillante envers les Soviétiques.

Staline est conscient de l'hostilité de Churchill et c'est peut-être pour cela qu'il pousse ses généraux à s'emparer de Berlin le plus rapidement possible et d'occuper la totalité des zones qui lui ont été attribuéesà Yalta. Il s'agit pour lui de porter le plus loin à l'ouest le glacis défensif qui doit éviter à l'URSS un nouveau Barbarossa. Staline peut-être d'autant plus inquiet que le front occidental s'effondre littéralement, facilitant l'avancée des Occidentaux vers l'est, là où le front allemand reste encore solide. Les troupes britanniques et américaines ne vont-elles pas alors prendre la relève de la Wehrmacht pour contenir la menace soviétique sur l'Europe ? Le bombardement de Dresde par l'aviation anglo-saxonne dans la nuit du 11 au 12 février 1945 n'a-t-il pas pour but de détruire le potentiel industriel d'une des principales villes allemandes de la zone d'occupation soviétique ? N'est-ce pas aussi un moyen de détruire les ponts sur l'Elbe afin de ralentir l'avance soviétique et aussi une démonstration de force afin de montrer ce dont est capable la flotte aérienne occidentale ? Et le bombardement d'Oranienburg en avril n'a-t-il pas pour objectif de détruire les laboratoires allemands qui travaillent sur l'uranium et qui pourraient tomber aux mains de l'armée rouge ? La Grande Alliance apparaît de plus en plus fragile à mesure qu'approche la fin du IIIe Reich.

Les choses changent peu après le 12 avril 1945 et la mort de Roosevelt. Harry Truman, le nouveau président américain, s'il se montre beaucoup plus ferme que son prédécesseur dans ses rapports avec Staline, ne veut en aucune manière d'un affrontement avec l'URSS que ce soit à propos de la Pologne ou d'un autre pays européen. Les craintes de Churchill rencontrent peu d'écho, y compris en Grande-Bretagne où pendant quatre ans la population a vu dans les Soviétiques des frères d'armes et des héros.

Staline et Churchill à Yalta (via dailymail.co. uk)


Le 8 mai 1945 à 15 h, quand il s'adresse au peuple britannique par la radio pour lui annoncer la capitulation sans conditions de l'Allemagne, Churchill appelle ses concitoyens à une période de réjouissance mais il les met également en garde et leur demande de ne pas relâcher leurs efforts alors que le Japon n'est pas encorevaincu. Ce soir-là s'il fait une apparition devant la foule sur le balcon de Whitehall il passe le reste de la soirée à ne parler que de la menace que l'URSS fait peser sur l'Europe. Il s’inquiète alors surtout sur le sort de la Pologne. Le lendemain quand Feodor Gusev, ambassadeur de l'Union soviétique à Londres, est reçu à déjeuner par le Premier ministre, ce dernier lui énumère un catalogue de griefs britanniques qui concerne d'abord la situation en Pologne mais également le cas du port Trieste dontles partisans yougoslaves menacent de s'emparer. Il récrimine également sur l'impossibilité pour les représentants britanniques d'entrer à Prague, Vienne et Berlin.

Peu à peu la situation se tend entre les partenaires de la coalition antihitlérienne. Dans la zone d'occupation soviétique en Allemagne, les représentants des alliés occidentaux sont de plus en plus surveillés et entravés dans leur mouvement tandis que l'ensemble de la zone se ferme aux observateurs et journalistes étrangers. Surtout Staline n'oublie pas ce que fut l'antienne de la propagande nazie en avril et début mai 1945 : convaincre les Occidentaux de la nécessité de s'allier à l'Allemagne contre le péril bolchevik. Le 2 mai, le ministre de la Guerre du gouvernement de l'amiral Dönitz, le comte Schwerin von Krosigk, met en garde contre la perte des riches terres agricoles à l'est de l'Elbe qui fait courir le risque d'une famine pour l'Europe. Cela ne peut que favoriser la bolchevisation de l'Europe que les Soviétique préparent depuis vingt-cinq ans et qui ne peut être que le prélude à celle du monde. Un an avant le célèbre discours de Churchill à Fulton en mars 1946, Schwerin von Krosigk parle d'ailleurs du « rideau de fer » qui avance à l'est et derrière lequel se produit une œuvre de destruction soigneusement cachée au monde.

Fraternisation entre GI's et Frontoviki (via picturesofwar.net)


Le Kremlin est également conscient que le nouveau président des États-Unis, Harry Truman est plus réservé que son prédécesseur envers la politique soviétique. Mais si le président Truman est désormais d'accord avec Churchill pour montrer plus de fermeté envers Staline, les moyens manquent aux Occidentaux dans le bras de fer qui s'annonce. Pour Churchill néanmoins il en reste encore un : le recours aux armes. Il faut selon lui justement profiter du moment où les ressources de l’Union Soviétique sont épuisées, les lignes de ravitaillement de l'armée rouge étirées et son matériel usé, pour contraindre Moscou à se soumettre aux volontés des Anglo-Saxons.

A l'étonnement des membres de son cabinet, Churchill, dans les jours qui suivent la capitulation allemande, veut savoir si les forces anglo-américaines sont en capacité de lancer une offensive pour repousser les Soviétiques. Il demande donc aux experts militaires de se pencher sur la question et fixe un terme à l'attaque : le 1er juillet 1945.

Le Foreign Office, à la notable exception d'Anthony Eden, est effrayé par cet excès de bellicisme de Churchill. C'est aussi le cas de Sir Alan Brooke, le chef d'état-major général de l'Empire, le plus haut responsable militaire britannique. Mais le commandement obéit au Premier ministre et examine différents scénarios pour une action militaire contre les Soviétiques. Le 22 mai il remet à Churchill le fruit de ses travaux qui porte le nom d'opération Unthinkable.

Un scénario pour la Troisième Guerre mondiale.

Le document de 29 pages qui est remis à Churchill résume les conclusions des experts militaires britanniques sur la possibilité d'une attaque contre les Soviétiques à partir du 1er juillet 1945. L'hypothèse de départ sur laquelle repose l'ensemble du plan s'appuie sur l'idée préalable que les opinions publiques britanniques et américaines soutiennent l'attaque et que les Alliés occidentaux disposent de l'assistance de troupes polonaises et allemandes. L'objectif final n'est pas un nouveau Barbarossa et la destruction de l'URSS mais plutôt de faire plier Staline afin qu'il accepte les conditions occidentales sur le sort de la Pologne. Les auteurs du plan préviennent d'ailleurs qu'une défaite soviétique par le biais de l'invasion de l'URSS est fortement improbable car rien n'indique que les Anglo-saxons réussiront là où les Allemands ont échoué quatre ans plus tôt. La seule option victorieuse crédible qui puisse être alors envisagéeest celle d'une défaite soviétique en Europe centrale où seulement un tiers des unités de l'armée rouge sont de qualités équivalentes à celles des Britanniques et des Américains. Mais là aussi le pari est risqué puisque les Soviétiques sont malgré tout trois fois plus nombreux que les Occidentaux. Ils disposent également sur ce champ d'opération d'un commandement compétent. Mais l'hypothèse d'une défaite russe partielle en Europe de l'Est semble la meilleure même si le potentiel militaire soviétique ne sera pas dans ce cas anéanti ce qui laisse planer le risque d'une prolongation du conflit.

Les militaires britanniques insistent sur le fait que l'essentiel du combat sera continental puisque la flotte aérienne soviétique est incapable de rivaliser avec les Anglo-saxons tout comme sa flotte sous-marine. Si le combat principal aura donc lieu en Europe central ses répercussions seront mondiales. En Europe les Soviétiques risquent d'occuper la Norvège au nord, la Grèce et la Turquie au sud. En Iran et en Irak, les trois brigades indiennes ne pourront faire le poids face aux 11 divisions soviétiques qui prendront sans difficultés le contrôle des zones pétrolifères. Cette perte sera un coup rude pour les Occidentaux d'autant que les Soviétiques ne manqueront pas de provoquer des troubles au Moyen-Orient. Dans le Pacifique, si l'alliance soviéto-japonaise ne peut permettre à l'armée nippone de reprendre le terrain perdu, les opérations contre le Japon devront néanmoins être reportées.

Les Occidentaux peuvent s'appuyer sur leur indéniable supériorité aérienne. Si le bombardement des zones industrielles soviétiques est difficilement envisageable en raison de leur dispersion sur un vaste territoire et de l'éloignement des bases aériennes occidentales, principalement en Angleterre, la puissance anglo-saxonne pourra causer des dégâts aux lignes d'approvisionnements soviétiques. Pour les militaires cette supériorité aérienne doit appuyer une offensive terrestre en Allemagne du nord et profiter de la suprématie navale occidentale dans la Baltique.

Le plan prévoit de chasser les Soviétique de l'est de l'Allemagne et finalement hors de Pologne. Pour cela les analystes envisagent l'utilisation de33 divisions d'infanterie britanniques et américaines et de 14 divisions blindées pour percer près de Dresde, puis avancer vers l'est avec le soutien de 10 divisions polonaises. Cela représente prés de la moitié de la centaine de divisions, soit 2 500 000 hommes, alors à la disposition des Américains, des Britanniques et des Canadiens en Europe. Avec un rapport de forces défavorables aux Occidentaux de 4 contre 1 dans l'infanterie et de 2 contre 1 pour les blindés, le plan Unthinkable prévoit donc d'utiliser au maximum 100 000 anciens soldats de la Wehrmacht pour l'attaque surprise.

Le 1er juillet l'attaque occidentale doit se dérouler sur deux axes, l'un en direction de Stettin au nord qui doit se poursuivre sur Schneidemulh et Bygdoszcz, le second au sud dans l'axe Leipzig- Poznan- Breslau. Les analystes britanniques ne cachent pas les risques de ce plan.

Il est ainsi très possible que face à l'énorme supériorité soviétique en hommes et en chars les Anglo-américains ne puissent percer. Il est également possible que face à une offensive occidentale les Soviétiques lancent des attaques à partir de la Yougoslavie et en Autriche. Dans le cas d'une percée sur la ligne Oder-Neisse afin d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau la situation des Occidentaux peut vite devenir précaire en raison de la menace d'une tentative d'encerclement soviétique à partir du saillant que forme la Bohême et de la Moravie. L'avancée occidentale pose aussi le problème de l'allongement des lignes de ravitaillements alors que l'hiver approchera et que les Soviétiques organiseront des sabotages en France, en Belgique et aux Pays-Bas avec l'aide des communistes locaux. Dans ces conditions les analystes militaires insistent sur la nécessité d'infliger, avant d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau, une sérieuse défaite aux Soviétiques pour les amener à se soumettre, au risque de devoir supporter une guerre longue dans une position défavorable.

Les maréchaux Montgomery, Joukov, Vassilievski et Rokossovski  à Berlin en 1945 (via picturesofwar.net)


Les plans élaborés par les spécialistes militaires expriment en effet de fortes réserves sur la possibilité même de s'en prendre à l'URSS. Ils soulignent en premier que les Soviétiques sont susceptibles de recourir aux mêmes tactiques employées avec succès contre les Allemands en s'appuyant sur l'immensité du territoire soviétique. Pour eux il sera en effet nécessaire de pénétrer en Russie pour rendre toute résistance impossible au cas où un succès en Pologne ne ferait pas plier Staline. Au niveau des effectifs les planificateurs estiment qu'outre les 47 divisions d'infanterie et les 14 divisions blindées nécessaires à l'offensive, 40 autres divisions doivent rester en réserve pour des taches défensives ou d’occupation. Ils ajoutent que malgré cette importante mobilisation les Soviétiques peuvent rassembler deux fois plus de soldats et de blindés. Si le plan Unthinkable s'appuie sur l'hypothèse d'une participation allemande les spécialistes britanniques estiment quand même que les vétérans de la Wehrmacht qui ont déjà fait la dure expérience du front de l'Est n'auront guère envie de recommencer. Au final ils estiment que la possibilité même de libérer la Pologne est mince. Pour eux le lancement d'une offensive contre les Soviétiques est hasardeux et nécessite d'être prêt à s'engager dans une guerre totale, longue et coûteuse.

Surtout les militaires britanniques estiment qu'un soutien américain est indispensable pour réussir. Si ces derniers préfèrent retirer leurs forces d'Europe pour les transférer dans le Pacifique l'ensemble du plan Unthinkable est compromis. Le général Brooke écrit ainsi dans son journal que si l'idée d'une attaque contre les Russes est « fantastique » ses chances de réussite sont nuls et que les Soviétiques sont dorénavant tout puissants en Europe.

Churchill recule.
Le plan général élaboré par les militaires est remis à Winston Churchill le 8 juin avec une note où les auteurs du texte mettent en garde qu'à compter du moment où les hostilités auront commencé les Britanniques seraient engagés dans une guerre longue et coûteuse avec pour seul espoir de vaincre les Soviétiques l'aide indispensable des États-Unis. Le Premier ministre semble alors comprendre que sans l'aide américaine, la Grande-Bretagne risque de se retrouver dans la même situation qu'en 1940 puisque les Soviétiques ont en Europe la capacité militaire d'atteindre les rivages de la mer du Nord et de l'Atlantique à l'ouest. Il demande donc dans une nouvelle note d'établir une étude sur les moyens de défendre les Îles britanniques dans l'hypothèse où les Pays-Bas et la France seraient incapables de résister à une avancée soviétique. Il ajoute également que le nom de code du projet, Unthinkable, doit être maintenu afin que les états-majors impliqués dans sa conception se rendent bien compte qu'il ne s'agit là que de mesures de précaution dans l'éventualité d'un « événement hautement improbable ». Churchill doute face à la perspective de revivre le cauchemar de 1940.

Churchill, un Premier ministre de combat (via Larousse.fr)


Les militaires répondent au Premier ministre, dans un rapport du 17 juillet, que selon les renseignements dont ils disposent si l'Armée rouge venait à atteindre les rives de la Manche, les forces navales soviétiques sont insuffisantes actuellement pour rendre probable un débarquement à court terme. Il semble également qu'une bataille aérienne dans le ciel de l'Angleterre à l'image de celle de l'été 1940 soit exclue. Le plus probable alors est que les Soviétiques procèdent à des bombardements massifs à l'aide de fusées plus puissantes que les V1 et les V2. Pour parer ce risque il ne faudrait pas moins de 230 escadrons de chasse et 300 escadrons de bombardiers. Il est également envisagé de tenir une tête de pont sur le continent pour avoir une base de départ pour de futures opérations mais aussi de fixer des troupes soviétiques. Les militaires proposent qu'elle soit établie soit au Danemark, à l'ouest de la Hollande, au Havre, dans la presqu’île du Cotentin ou en Bretagne. L'avantage militaire en Europe appartient bien aux Soviétiques à l'été 1945.

Quelques jours plus tard lors de la conférence de Potsdam le président Truman indique à Churchill qu'il n'y a aucune possibilité que les Américains essayent de chasser par la force les Soviétiques de Pologne ou menacent simplement Moscou ce qui enterre définitivement le projet Unthinkable. Pour les États-Unis ce qui compte après la capitulation allemande, c'est avant tout de mettre fin aux combats dans le Pacifique, combats qui sont de plus en plus coûteux en vies humaines à mesure que les GI's s'approchent de l'archipel du Japon. Et le gouvernement américain est alors persuadé que l'entrée en guerre de l'URSS, comme le promet Staline à la conférence, ne peut qu’accélérer la victoire alliée en Extrême-Orient. C'est également le jour où débute la rencontre des trois Grands à Potsdam que le 16 juillet au Nouveau-Mexique le premier essai de bombe atomique américaine a lieu. L'arme nucléaire bouleverse les équilibres politiques et militaires. D'ailleurs quand à Potsdam il apprend la réussite de l'essai américain Churchill confie à Brooke qu'il est temps de menacer Staline de raser Moscou, Stalingrad puis Kiev pour l'amener sur les positions des Occidentaux. Ces derniers reprennent l'avantage dans le rapport de force qui s'installe peu à peu entre les anciens Alliés.

Mais Churchill est déjà hors-jeu. La défaite électorale du Premier ministre lors des élections générales du 5 juillet 1945 l'oblige en effet à laisser le pouvoir aux travaillistes et semble mettre définitivement fin au bellicisme des dirigeants britanniques. Mais l'hostilité de Churchill contre les Soviétiques laisse des traces et participe de la dégradation des relations internationales.

Au conseil interallié de Berlin, les Soviétiques ne cessent en effet de dénoncer les Britanniques qui ne respectent pas la décision de la conférence de Potsdam de dissoudre ce qui reste de l'armée allemande. Le 20 novembre 1945, Joukov dénonce ainsi la présence d'unités organisées de la Wehrmacht dans la zone britannique. Bernard Montgomery est outré par ces propos. Mais à l'automne 1945 sur les deux millions de soldats allemands qui se sont rendus aux Anglais près d'un million ont été libérés pour travailler dans les champs ou les mines dans le cadre des programmes « Barleycorn» et «Coalscuttle ». Si 400 000 sont envoyés en zone américaine environ 700 000 sont encore détenus. Montgomery expliquera plus tard qu'il ne savait où disperser une telle masse d'homme alors que le gouvernement britannique exigeait dans le même temps que 225 000 prisonniers travaillent pour la Grande-Bretagne au titre des réparations des dommages de guerre. De manière plus convaincante, le maréchal explique que les Allemands qui se sont rendus à la fin de la guerre n'ont pas été officiellement reconnus comme des prisonniers de guerre ce qui aurait empêché de les utiliser comme main-d'œuvre. Ils sont donc restés sous les ordres de leurs officiers au sein de groupes de service, les Dienstgruppen, pour effectuer différents travaux. Sous le couvert de ces Dienstgruppen les structures de base de l'armée allemande ont donc été maintenues ce qui a entraîné les protestations soviétiques obligeant les autorités britanniques à libérer les prisonniers allemands entre le 10 décembre 1945 et le 20 janvier 1946.

Churchill et Truman en 1946 (via Wikipedia)


Il semble que les Soviétiques aient été rapidement au courant des projets de Churchill. Si le secret le plus absolu entoure en effet l'élaboration des plans de guerre contre l'URSS, la présence de nombreux espions du NKVD au cœur de l'appareil d’État britannique permet à Staline d’être informé de ce que trame son allié anglais. Ainsi Moscou reçoit la copie d'une directive envoyée au maréchal Montgomery, commandant en chef des troupes britanniques en Allemagne, lui demandant de stocker les armes allemandes prises afin de les utiliser plus tard. Ce dernier, dans une note rédigée en juin 1959, raconte que le 14 mai 1945 il est rentré à Londres par avion pour rendre compte des problèmes d’administration qu'il rencontre dans la zone d'occupation britannique. Le 22 mai, à Downing Street, le Premier ministre lui demande de ne pas détruire les deux millions d'armes récupérés qui pourraient bien servir contre les Soviétiques avec l'aide des Allemands. Au lendemain de la création de la commission de contrôle interalliée pour l'Allemagne le 5 juin, Montgomery demande par télégramme le 14 juin de nouvelles instructions au ministre de la Guerre à Londres. Il ne reçoit aucune réponse ce qui l'étonne peu puisque le gouvernement, qui attend le résultat des élections générales imminentes, expédie les affaires courantes sans prendre de décisions. Une semaine plus tard, le maréchal prend l'initiative de donner l'ordre de détruire les armes stockées.


Le plan Unthinkable est loin de n’être qu'un simple exercice de prospective militaire, une sorte de Kriegspiel sur papier pour amateur d'uchronie. Il révèle qu'aux derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, les vainqueurs, à l'exception notable des États-Unis, commencent à envisager les modalités d'un prochain conflit. A l'aune de cette préparation il est possible d'avancer qu'en détruisant Dresde les Occidentaux ont peut-êtrecherché à intimider les Soviétiques qui en réponse ont attaqué de front Berlin afin de montrer leur puissance de feu. L'élaboration du plan Unthinkable n'est donc qu'une étape de plus dans la préparation d'un nouveau conflit.

Churchill ne s'est jamais fait d'illusions sur les intentions de Staline et à cet égard il apparaît en avance sur son temps. Mais la supériorité militaire soviétique en Europe au printemps 1945 et le refus américain de s'engager à nouveau sur ce terrain d'opération signe la fin des projets militaires de Churchill avant que l'explosion de la bombe atomique américaine à Los Alamos ne transforme radicalement la donne.
En août 1946 les responsables militaires américains craignent suffisamment un conflit avec les Soviétiques pour planifier un conflit sur le sol européen et se souviennent alors des projets du Vieux Lion. A Londres les autorités dépoussièrent donc le plan Unthinkable qui fait alors sa réapparition. En mai-juin 1945 beaucoup de ceux qui connaissaient son existence pensaient qu'il était le fruit d'un individu resté trop longtemps au pouvoir. Mais un an plus tard la montée des tensions entre les anciens Alliés a poussé les responsables américains à reprendre le chemin qu'avait dû abandonner Churchill. Premier plan militaire de la Guerre froide, le plan Unthinkable est resté pendant un demi-siècle un secret d’État avant que les archives nationales britanniques ne déclassifient et publient les documents en 1998.


Documents et bibliographie.
Le dossier déclassifié du plan Unthinkable est consultable sur le site des archives nationales britanniques à l'adresse suivante:

Bob Fenton, « The secret strategy to launch attack on Red Army », The Telegraph, 1er octobre 1998.

Max Hastings, « Operation Unthinkable: How Churchill wanted to recruit defeated Nazi troops and drive Russia out Eastern Europe », Daily Mail, 26 aout 2009.

Christopher Kwnoles, « Operation Unthinkable », How it Realy was, septembre 2009 (http://howitreallywas.typepad.com/how_it_really_was/2009/09/operation-unthinkable.html)

David Reynolds, In Command of History: Churchill Fighting and Writing the Second World War, Allen Lane, 2004.

David Reynolds, From World War to Cold War: Churchill, Roosevelt, and the International History of the 1940's, Oxford University Press, 2006.

Julian Lewis, Changing Direction: British Military Planning for Post-war Strategic Defence, Routledge, 2008.

A paraître:
Jonathan Walker, Operation Unthinkable: The Third World War: British Plans to Attack the Soviet Empire 1945, History Press, 2013.


Interview de Pierre Streit : la bataille de Morat

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Pierre Streit est historien et travaille pour le Département fédéral de la Défense, de la Protection de la population et des Sports. Ancien officier de carrière, il a le grade de major EMG et sert comme officier de milice à l'état-major de la brigade blindée 1. Il est directeur scientifique du Centre d'histoire et de prospective militaire à Lausanne et membre du comité de l'Association suisse d'histoire et de sciences militairesà Berne . Auteur de nombreux articles sur l'histoire militaire et la polémologie, il a déjà plusieurs ouvrages à son actif, portant sur l’histoire militaire suisse ou encore l’armée romaine. Il a notamment publié Morat (1476), l’indépendance des cantons suisses dans la collection Campagnes & stratégies des éditions Economica en mars 2009. Dans cette interview, Pierre Streit a accepté de répondre à nos questions sur la bataille de Morat, dont l’issue scella non seulement les ambitions du duc de Bourgogne, mais représente aussi, dans l’imagerie populaire, une des dernières étapes du déclin de la chevalerie face à la ré-émergence de l’infanterie.



Propos recueillis par Adrien Fontanellaz





Les raisons de l’affrontement entre les Confédérés et le duché de Bourgogne ont souvent été résumées à une image d’Epinal associant l’habile diplomatie menée par Louis XI avec l’orgueil de Charles le Téméraire. Pourriez-vous nous expliquer plus en détail le contexte et les dynamiques menant à cette confrontation ? 

Effectivement, c'est image de l'« l'universelle araigne », Louis XI, tissant sa toile autour de Charles le Téméraire et utilisant les naïfs bouviers suisses pour l'abattre. C'est là une image qui n’est pas totalement erronée, mais qu'il convient de fortement nuancer. Avant le déclenchement des hostilités, Berne et Fribourg sont alliés au duc de Bourgogne contre la France de Louis XI, pour la raison principale que la France a des visées sur le duché de Savoie. Celui-ci contrôle alors le pays de Vaud et donc une grande partie de la "Suisse romande" actuelle. Or, Berne et Fribourg ont leurs propres visées et des intérêts économiques à défendre en garantissant la libre-circulation vers Genève-Lyon. L'alliance austro-bourguignonne et le traité de St-Omer du 9 mai 1469 aboutissent à un véritable "renversement des alliances". Outre la cession en gage au duc de Bourgogne des territoires de la Haute-Alsace et en Forêt-Noire contre de l'or afin de renflouer les caisses vides du duché d'Autriche, ce traité se veut une alliance défensive entre les deux duchés. De leur côté, les Confédérés vont le considérer comme un véritable pacte militaire et donc une menace directe. Les gains territoriaux que valent au Téméraire le traité de Saint-Omer s'inscrivent dans un vaste dessein, avec le secret espoir de recréer un royaume au centre de l'Europe occidentale, une nouvelle Lotharingie. S'il arrive à ses fins, le duc de Bourgogne deviendrait un proche voisin des Cantons suisses, maîtres de l'Argovie depuis un demi-siècle. Cette perspective ne va pas sans susciter leur inquiétude. Un rapprochement avec la France devient donc inévitable. Les négociations ont lieu rapidement (quelques mois à peine après le traité de Saint-Omer) entre Louis XI et l'ambassadeur bernois Nicolas de Diesbach. Une entente est trouvée.

Quelques années plus tard, alors que les traités de combourgeoisie conclus entre Berne et les comtes de Neuchâtel, de Valangin et de Gruyère sont remis en question, Jacques de Romont, prince de la maison de Savoie, passe au service de Charles le Téméraire dans les années 1472-1473 et en devient un ami intime. Son influence à la cour de Savoie est grande et il entraîne facilement celle-ci à prendre ouvertement parti pour le duc de Bourgogne. Les Bernois ne peuvent accepter une telle situation. Avec un sens aigu des réalités, ils ont anticipé le déroulement des événements et compris le danger que représenterait pour la ville de Berne une attaque par le comté de Neuchâtel, alors que le duc disposait déjà du Pays de Vaud, aux mains de la duchesse de Savoie et du comte de Romont. Ils resserrent donc leurs liens avec leurs voisins de l'Ouest. Le même réalisme les incite à soutenir les villes alsaciennes et de Forêt-Noire qui se sont soulevées contre la tutelle bourguignonne. On le voit, les Suisses, avec Berne à leur tête, défendent leurs propres intérêts et indirectement servent ceux de Louis XI.

L'espace politique suisse en 1476 (via www.stadtwanderer.net)

Avant de poursuivre notre exploration des événements menant à la bataille de Morat, pourriez-vous nous décrire l'armement, le recrutement, ou encore les tactiques et le commandement des forces bourguignonnes ?

L'armée de Charles le Téméraire est l'une des plus modernes de l'époque si l'on considère son armement, notamment sa puissante artillerie et son infanterie équipée partiellement de couleuvrines portables. Sur le champ de bataille de Morat, cette armée aligne environ 23'000 fantassins, 5'800 cavaliers et 200 canons. C'est donc une force interarmes avant l'heure, mais dont l'engagement sur le terrain reste difficile. En effet, l'armée bourguignonne continue de faire appel à de larges contingents de mercenaires. Lombards et Ecossais se côtoient donc dans le camp bourguignon et comme ils se détestent, la cohérence de l'ensemble est loin d'être assurée. Des mutineries éclatent même. A Grandson, la débandade de l'armée bourguignonne est aussi bien due à une mauvaise interprétation des ordres de repli du duc qu'à ce facteur. Le centre de gravité de toute l'armée est l'emplacement du duc et de ses commandants, notamment le commandant de sa réserve, Antoine de Bourgogne, et celui de ses meilleures troupes, le comte de Romont. C'est la défaillance du commandement bourguignon qui explique grandement le désastre de Morat et la percée de la « Haie verte » par l'avant-garde confédérée.

Pourriez-vous également nous décrire leur adversaire, quelles étaient les particularités de l'armée confédérée ? Celle-ci était-elle simplement une armée de paysans farouches formés en carrés et armés de hallebardes et de piques ou cette image masque-t-elle une réalité plus complexe ?

L'armée confédérée est une armée de milice, constituée d'hommes aguerris et bien entraînés. Les reconstitutions ont suffisamment souligné l'importance, pour un hallebardier ou un piquier, de l'entraînement individuel et collectif. Elle dispose de grands effectifs. A Morat, on peut les évaluer à environ 25'000 hommes, sans compter la cavalerie des alliés alsaciens ou lorrains, dont le rôle est décisif dans la poursuite et la destruction de l'armée bourguignonne dans les marécages, au sud-ouest de Morat. Sa force réside dans son infanterie, très mobile, qu'elle soit légère ou lourde. Pour contrer les charges de cavalerie, le « carré suisse » adopte la formation défensive dite du « hérisson » : au centre, des hallebardiers, et autour, des lanciers pourvus d'armes de 5 à 6 mètres de longueur. C'est donc une synthèse entre la phalange grecque et la légion romaine qui allie la masse et la souplesse. C'est une armée moins évoluée que celle du Téméraire, mais plus souple (pas de train logistique important) et surtout plus cohérente. En effet, les Confédérés qui combattent à Morat le font par corporation, par paroisse ou par canton. Le commandement est assuré par des capitaines connus de tous. Aujourd'hui encore, c'est un grade clé dans l'armée suisse.

A-t-on une idée de la genèse de cette remise au goût du jour par les Suisses de formations utilisées dans l’antiquité ?

Non. C'est là une hypothèse avancée par plusieurs historiens militaire suisses et basée sur l'étude du "Carré suisse". Ce que l'on sait, c'est que les Confédérés les plus érudits ont dû lire les textes antiques, que ce soit Végèce ou Frontin.

Le premier grand affrontement entre ces deux armées eut lieu à Grandson. Pourriez-vous nous relater les événements menant à la bataille, ainsi que le déroulement de celle-ci ?

Dès 1475, les Confédérés (en premier lieu les Bernois) sont maîtres du château de Grandson. C'est l'époque des raids menés dans le pays de Vaud savoyard et qui marquent durablement la mémoire collective par leur brutalité. Le chroniqueur Diebold Schilling (le Vieux) les a parfaitement rendus sur ses gravures. En janvier 1476, Charles le Téméraire qui vient de prendre Nancy se retourne contre Grandson. Soumis au feu de la puissante artillerie bourguignonne, les assiégés capitulent. Le matin du 28 février, le duc de Bourgogne en fait pendre et noyer plus de 400. Cet acte provoque la colère des Confédérés qui, aux cris de "Grandson!, Grandson!", rassemblent environ 20'000 hommes. De son côté, Charles le Téméraire entend pousser sur Berne en passant par Neuchâtel, puis le Grosses Moos (le Grand-Marais, situé entre les trois lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne). Dans ce but, il lance ses hommes depuis Grandson jusqu'au château de Vaumarcus par un chemin rocailleux, où la neige vient à peine de fondre. Au matin du 2 mars, des éclaireurs confédérés attaquent un camp avancé bourguignon, ce qui déclenche la bataille. À l'artillerie et aux archers bourguignons répondent les couleuvrines bernoises. Face aux charges de cavalerie bourguignonnes, les Confédérés sont disposés en carré avec des piques de 6 m de long que les lances de 4 m de leurs adversaires ne peuvent atteindre. Après plusieurs heures de combats et alors que les Confédérés faiblissent, Charles le Téméraire décide de faire reculer ses troupes pour les attirer en plaine et mieux les défaire. Cependant, les Bourguignons se méprennent sur les choix de leur commandement, croient à la retraite et paniquent. Au même moment, de nouvelles forces confédérées arrivent sur le champ de bataille et les prennent à revers. Les mugissements sauvages des cors des Alpes, dont le "Taureau d'Uri", terrorisent les Bourguignons.

C'est la débandade générale et, pour les Confédérés, la découverte du camp abandonné par les Bourguignons, avec son pavillon de velours rouge, ses armes enrichies de joyaux, et la prise de plusieurs centaines pièces d'artillerie, encore visibles dans plusieurs musées suisses. Candidement, les rudes montagnards qui n'ont pas le sens du négoce et conçoivent la richesse seulement en nombre de têtes de bétail vendent pour quelques sols les diamants du Téméraire qu'ils ont reçus en butin à des brocanteurs juifs ou lombards. Ils découvrent aussi dans le butin la célèbre tapisserie aux mille fleurs, fabriquée par Jean de Haze en 1466, composée de huit pièces de tapisseries de verdures. C'est là pour les Bourguignons le premier épisode de la tragédie de Morat. 


Portrait de Charles le Téméraire sur panneau (via wikimedia)

Malgré cette cuisante défaite, Charles le Téméraire ne tarda pas à entrer une nouvelle fois en campagne contre les Confédérés. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons de cette seconde tentative ?

Après la défaite de Grandson, l'armée bourguignonne a été dispersée, mais elle est loin d'être détruite. Le duc de Bourgogne n'a pas renoncé à livrer bataille aux Confédérés. Il en a encore suffisamment les moyens et le temps avant l'hiver de 1476-1477. En principe, les combats s'interrompent alors. Toutefois, il lui faut reconstituer son armée et en particulier son parc d'artillerie. Le gros des troupes se compose de mercenaires peu sûrs et avides de gains rapides. Charles le Téméraire se serait laissé pousser la barbe et aurait juré qu'il ne la couperait que lorsqu'il reverrait les Confédérés. Des renforts arrivent d'Angleterre, d'Italie, de Bourgogne et de Flandres. Des enrôlements de force ont lieu au Brabant et à Liège. Fin mai début juin 1476, l'armée bourguignonne quitte ses quartiers d'hiver au-dessus de Lausanne pour gagner Echallens, puis la plaine de l'Orbe, avant de se diriger vers Morat, une ancienne place forte savoyarde, proche à la fois de Berne et Fribourg. C'est la voie la plus directe et la plus sûre. En cours de route, les Bourguignons et leurs alliés savoyards sont sûrement acclamés par la population. En effet, celle-ci ne tient pas à changer de maître et, depuis deux ans, elle subit les incursions bernoises et fribourgeoises, avec leur lot de pillages et de viols.

Une fois arrivé devant Morat, Charles Le Téméraire s’attendait-il à livrer bataille à cette endroit ? Prit-il des dispositions particulières pour faire face à une telle éventualité ? Inversement, comment les Confédérés réagirent-il face à la progression bourguignonne ?

Le lieu de la bataille n'est pas fortuit. A l'époque des guerres de Bourgogne, il était d'usage de ne pas laisser sur ses arrières une place forte adverse. Le siège de Morat s'est imposé en raison de la situation géographique de la ville et du fait peut-être que Charles le Téméraire espérait son soulèvement contre la garnison bernoise et fribourgeoise. Le duc a connaissance des forces confédérées présentes le long de la Sarine, à Gümmenen et à Fribourg, dont il surestime la garnison. Il établit son quartier-général au sommet de l'actuel Bois Domingue, position qui commande toute la région, avec une vue imprenable sur Morat et le mont Vully en arrière-plan. Le 12 juin, il fait reconnaître les têtes de pont de la Sarine, à Gümmenen et à Laupen. Mais le temps presse, en raison des préparatifs du siège de Morat et des Confédérés qui rassemblent leurs forces. Ceux-ci ne restent donc pas inactifs. En première ligne, Berne crée les conditions favorables au rassemblement de l'armée confédérée. Renseignement, reconnaissance, logistique, levée de troupes et surtout diplomatie. En effet, pour les Bernois il faut convaincre les alliés et les cantons du centre et de l'est d'intervenir et donc soutenir un canton dont les visées territoriales vers l'ouest du plateau suisse sont connues. Mais avant tout, il leur faut occuper une ligne principale de défense formée par le cours de la Sarine, dont les passages à Gümmenen et à Laupen sont surveillés par au moins 6000 hommes. Une course contre la montre s'engage donc, avec d'un côté Charles le Téméraire, confiant dans la prise rapide de Morat et de l'autre les Confédérés qui ont pour eux une meilleure connaissance du terrain et une plus grande souplesse tactique. 

Le dispositif bourguignon durant le siège (via www.stadtwanderer.net)


Les deux armées s'affrontèrent donc une nouvelle fois à Morat le 22 juin 1476. Comment se déroula la bataille ?

Quelques mots sur le champ de bataille proprement dit que le duc de Bourgogne a fait reconnaître : au nord et au nord-est le lac et de grands marais. Au bord du lac la petite ville fortifiée de Morat, située sur une butte, dominait la plaine large d'environ 2 km, entourée au sud par une série de collines, dont l'actuel Bois Domingue, des vallons et plusieurs villages entourés de grandes forêts. L'aspect de la région a beaucoup évolué avec l'assèchement des marais au XIXème siècle et bien évidemment l'urbanisation actuelle. De nombreuses haies qui servaient d'enclos pour la garde des troupeaux coupaient aussi le pays. Le « Grand-Marais » était impraticable, car aucun chemin digne de ce nom ne le traversait. Les routes empruntaient un tracé différent qu'actuellement. La route de Berne passait ainsi par Burg, Lurtigen, Ulmitz et Gümmenen où elle traversait la Sarine. La route de Fribourg traversait le Wylerfeld, au-dessus de Villars-Ies-Moines, Cressier, la Chapelle de Saint-Urbain, pour ensuite se diriger vers Courtepin.

Il s'agit bien d'une « étrange bataille ». L'infanterie traditionnelle des Confédérés, conçue pour combattre des armées de cavaliers, doit faire face à une armée moderne équipée d'armes à longue portée. Celle-ci est - une nouveauté - subdivisée en cavalerie, tireurs (archers, arbalétriers, arquebusiers), piquiers et artillerie, déployés selon un plan précis et en fonction d'une position fortifiée préparée à l'avance, la fameuse « Haie verte ». Sur le papier, l'armée de Charles le Téméraire dispose donc de l'avantage matériel grâce à son armement et surtout de l'avantage de la position. Le combat décisif qui a lieu à la « Haie verte » a été pensé côté bourguignon, avec pour objectif d'arrêter les Confédérés venant de la forêt de Galm, puis de les écraser avec l'artillerie par la gauche et la cavalerie par la droite. De leur côté, les Confédérés forment trois blocs pour une attaque frontale en plusieurs vagues. L'avant-garde se compose de tireurs (arcs et arquebuses) et de piquiers, le gros des troupes de hallebardiers entourés de piquiers, et l'arrière-garde de hallebardiers.
Les piques prennent le dessus sur la cavalerie, mais ne peuvent résister à l'artillerie ou à la pluie de flèches des archers et arbalétriers. A relever que Charles le Téméraire a privilégié à Morat ces derniers, alors que les archers infligent davantage de pertes grâce à leur cadence de tir et aux feux de saturation. La bataille d'Azincourt (1415) a démontré leur terrible efficacité. Très entraînés, les archers anglais qui sont engagés à Morat peuvent tirer jusqu'à huit fois en une minute. C'est une arme surtout efficace lorsqu'elle est employée en nombre par les pluies de flèches envoyées sur un adversaire mal protégé (comme l'étaient les Confédérés). Plus lente d'emploi que l'arc, l'arbalète est une arme surtout efficace dans la guerre de siège, lorsque son utilisateur peut viser calmement à l'abri des remparts ou d'une palissade, comme la « Haie verte ». Pour le combat au corps à corps, les Confédérés ont recours aux hallebardes (environ 1,8 m de long, avec une pièce de métal faisant hache, lame et crochet) ainsi qu'à d'autres armes tranchantes ou à manche. Les arquebuses sont lourdes et peu maniables (il fallait 2 à 3 minutes pour les charger).

En début d'après-midi, le 22 juin 1476, l'attaque confédérée est inattendue, si bien qu'environ 2000 Bourguignons seulement occupent la position de la « Haie verte ». L'attaque frontale contre la palissade et l'artillerie échoue tout d'abord, mais une troupe de Schwyz réussit à franchir le fossé et à déborder latéralement l'artillerie et les archers bourguignons. L'avant-garde peut ainsi forcer la palissade et pénétrer dans le camp situé à moins de 2 km. C'est alors seulement que le gros de l'armée bourguignonne est alerté, mais il est trop tard. Ceux qui ne parviennent pas à s'enfuir comme Charles le Téméraire sont tués en corps à corps, dans le camp ou dans leur débandade. 10'000 à 12'000 Bourguignons tombent; les Confédérés perdent un millier d'hommes. Une formule résume bien le déroulement de cette bataille : 1 heure de combat, 5 heures d'épouvante.
Le déroulement de l'attaque confédérée (via www.stadtwanderer.net)


Si Charles le Téméraire s’attendait à être attaqué et avait préparé le terrain en conséquence, comment les Confédérés sont-ils parvenus à le surprendre aussi aisément ?

Le duc de Bourgogne s'attendait effectivement à une action contre la "Haie verte" sous la forme d'une feinte, mais pas à l'attaque principale. Selon son appréciation, celle-ci devait se dérouler le long du lac, à ses yeux la voie la plus directe pour une armée de secours. Bien évidemment le duc espérait s'emparer de la ville avant l'arrivée des Confédérés et les affronter ensuite, comme à Grandson.

L’usage par les Confédérés d’une avant-garde mélangeant arquebusiers, archers et piquiers fait penser aux Tercio qui devaient régner sur les champs de bataille européens par la suite. Sait- on si cette combinaison fut régulièrement utilisée par les Suisses durant leur âge d’or militaire, de Grandson à Marignan, où s’agissait-il d’une improvisation isolée ? 

 
Il s'agit plutôt d'une improvisation liée à l'ordre d'arrivée des différents contingents sur le champ de bataille. Lorsqu'ils ont le temps de s'organiser, les Confédérés misent sur leur traditionnelle infanterie. En aucun cas, on ne peut parler d'un "combat interarmes" confédéré à cette époque. L'armée de Charles le Téméraire est bien la plus avancée.

Pourriez-vous nous décrire les conséquences politiques et militaires de la bataille? Peut-on la considérer comme décisive dans le sens où elle aurait porté un coup fatal à l’édifice patiemment construit par Philippe III Le Bon puis Charles le Téméraire et inversement, considérablement renforcé la posture des cantons suisses au sein du jeu politique européen ?

La bataille de Morat met un terme au projet de royaume bourguignon. Son retentissement est très grand en Europe. La destruction de l'armée ducale, non sa dispersion comme c'est le cas à Grandson, sape l'autorité et le prestige du duc dans ses différents Etats. La bataille de Nancy n'est qu'une mise à mort dans cette optique.

La France de Louis XI tire parti de la situation. Du côté confédéré, la bataille de Morat et plus généralement les guerres de Bourgogne vont permettent l'entrée dans la Confédération, en 1481, de deux nouveaux cantons situés à l'ouest du Plateau suisse, Fribourg et Soleure. On assiste donc à un rééquilibrage au profit de Berne et d'un axe est-ouest face à l'axe nord-sud, celui du Gothard, des cantons fondateurs et des guerres d'Italie. C'est là une source de tensions qui manque de dégénérer en guerre civile, en 1481. A l'échelle du continent, les Cantons suisses sont alors considérés un peu hâtivement comme la première puissance militaire, mais les guerres d'Italie en montreront rapidement les limites. C'est l'essor du mercenariat et la volonté des autorités cantonales de le contrôler. Les Guerres de Bourgogne sont enfin un prélude à l’invasion du pays de Vaud par les Bernois de 1536. Tout le pays passera alors à la Réforme, sous tutelle de Leurs Excellences de Berne pendant 262 ans. Un événement majeur dans l'histoire de la Suisse romande. 


La bataille de Morat vue par Diebold Schilling le Jeune (via wikimedia)

Pour conclure, quelle fut l’impact, cette fois sur l’art de le guerre dans son ensemble, de cette brève suprématie suisse sur le champs de bataille ? Participe-t-elle de cette révolution dans les affaires militaires avant l’heure mise en avant par l’historiographie anglo-saxonne ?

C’est la réaffirmation du rôle de l’infanterie sur le champ de bataille, d’une infanterie polyvalente (lourde et légère), même si celui-ci a déjà été mis en évidence lors des batailles de la guerre de Cent ans avec l’emploi des archers côté anglais ou lors des guerres anglo-écossaises (bataille de Bannockburn en 1314). La suprématie suisse ne doit pas être exagérée. Elle tient aussi aux circonstances favorables dans lesquelles la bataille de Morat a été remportée. Toutefois, elle consacre aussi un modèle d’armée basé sur l’engagement de citoyens-soldats et donc le système de milice suisse qui reste encore le nôtre aujourd’hui.

Le siège de Constantinople (1453)-1/2

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La date de 1453 peut-elle marquer, comme certains l'ont fait, la fin du Moyen Age ? De fait, la disparition de l'Empire byzantin survient alors que la Renaissance a déjà commencé en Italie. Depuis un demi-siècle, les érudits byzantins arrivent en nombre en Occident. La conquête de l'Egypte par les Ottomans a davantage de répercussions pour les transactions commerciales, en particulier celles des cités italiennes, que la chute de Constantinople. En Europe, si beaucoup sont choqués par la tombée de la ville, les Etats et les souverains sont préoccupés par des problèmes plus immédiats géographiquement. La papauté essaie de mener la contre-attaque mais sans y parvenir véritablement. En réalité, la chute de Constantinople est importante d'abord pour les deux camps concernés. Les Ottomans assurent la pérennité de leur empire en Europe en prenant la ville. Ils convoitent alors la Roumélie (« le pays des Romains ») de la même façon que les conquistadors espagnols convoiteront plus tard le Nouveau Monde. Pour les Grecs, c'est la fin d'un empire mais pas d'une civilisation, dont le souvenir perdure jusqu'à la renaissance de la Grèce en tant qu'Etat au XIXème siècle.


Stéphane Mantoux






Le long déclin de l'Empire byzantin...


Lorsque l'armée ottomane se presse sous les remparts de Constantinople, en 1453, l'Empire byzantin est alors réduit à une peau de chagrin. La IVème croisade (1204) et le sac de la capitale par les Latins ont brisé l'Etat puissant qu'était Byzance. Quand l'Empire de Nicée reprend Constantinople en 1261, lebasileus n'est plus qu'un souverain grec parmi d'autres : l'empire de Trébizonde et le despotat d'Epire, eux aussi grecs, lui sont hostiles. La Bulgarie et la Serbie, émancipées, rivalisent dans les Balkans. Nicée a dû faire appel aux Génois pour reprendre Constantinople aux Latins : les Génois, désormais installés à Galata/Péra sur la rive de la Corne d'Or, monopolise le commerce de l'empire. Au XIVème siècle, Byzance manque de succomber sous les coups des Serbes, de la révolte de la fameuse compagnie mercenaire catalane, tout en étant affaiblie par les épidémies de peste noire. Ironiquement, ce siècle est aussi celui d'une grande vitalité culturelle et intellectuelle. Cependant, l'union avec Rome sur le plan religieux, que certains empereurs tentent de mettre en oeuvre à des fins politiques, pour sauver l'empire, n'est jamais acceptée par le gros de la population byzantine. Constantinople ne compte plus alors que 100 000 habitants (contre un million au XIIème siècle !) à l'intérieur de ses 22 km d'enceinte : les quartiers sont séparés par des espaces en friche ou de jardins. Seule Sainte-Sophie est correctement entretenue par un Empire privé ou presque de ressources financières.

Source : Larousse.fr


Manuel II, qui devient empereur en 1391, a été l'otage du sultan turc. Il a même dû commander un régiment byzantin pour participer à la prise de Philadelphie en Asie Mineure, la dernière ville byzantine encore libre dans cette région. Réaliste, il refuse l'union des Eglises qu'il juge inacceptable par la population. Il tente de solliciter l'aide de l'Occident mais la croisade de 1396 s'achève en désastre devant Nicopolis. En 1402, l'armée ottomane s'approche une première fois de Constantinople mais Manuel II est sauvé par l'intervention de Tamerlan, qui met hors-jeu les Turcs pour une vingtaine d'années. Un nouveau siège en 1422 par le sultan Mourad II n'est pas plus concluant. Mais personne en Occident ne se soucie alors du sort de Byzance, livrée à elle-même.

Manuel II meurt en 1425. Son fils Jean VIII cherche la solution dans l'union des Eglises, alors que la papauté sort enfin du Grand Schisme d'Occident. Au concile de Ferrare/Florence (1438-1439), l'empereur parvient à faire signer un édit d'union à une collation d'écclésiastiques et érudits byzantins, plus ou moins de bon gré. Le pape Eugène IV parvient bien à lancer une croisade, conduite principalement par les Hongrois et par son légat, le cardinal Césarini, mais celle-ci s'achève de nouveau en désastre en 1444, à Varna, face à l'armée du sultan Mourad II. La mort de Jean VIII, en 1448, laisse mal augurer de la survie de l'empire, malgré le renforcement des remparts de Constantinople.


et la naissance et l'ascension d'un nouvel empire, les Ottomans


Byzance est de longue date en relation avec les populations d'origine turque. Depuis le VIème siècle, les migrations turques vers l'ouest avaient fourni à l'empire un vivier commode d'alliés de circonstance ou de mercenaires, parfois convertis au christianisme : Khazars -qui eux choisissent le judaïsme, Coumans ou Pétchénègues. Mais la peuplade des Oghouz a, elle, migré vers la Perse et les terres du calife musulman. Les Turcs se convertissent progressivement à l'islam et en 1055, Tughril Bey, le chef de la tribu Seldjouk, domine complètement le califat abasside. Son successeur et neveu, Alp Arslan, inflige aux Byzantins la terrible défaite de Manzikert, en 1071. Les ghazis, combattants de la foi et barons frontaliers seldjoukides, s'installent progressivement en Asie Mineure, dont la population compte désormais de plus en plus de Turcs. Mais les Seldjoukides se querellent entre eux, l'Empire byzantin se ressaisit sous les Comnènes et la première croisade met un coup d'arrêt à l'expansion turque. Celle-ci ne reprend vraiment qu'au XIIIème siècle après le sac de Constantinople. Le sultan de Roum, dont la capitale est Konya, est alors la puissance dominante en Asie Mineure.

Source : Larousse.fr


Les Seldjoukides sont pourtant définitivement balayés par l'invasion mongole de 1243. Battus, tributaires du khan, ils ne tardent pas à perdre leur domination sur l'Asie Mineure. Les émirs frontaliers et autres ghazis, au contraire, en profitent pour étendre leur influence en Asie Mineure, à tel point qu'en 1300, Byzance ne contrôle plus que quelques enclaves minuscules sur la rive asiatique des détroits. L'émir de Menteshe, au sud-ouest de l'Asie Mineure, lance des raids maritimes mais doit faire face aux Hospitaliers de Rhodes. L'émir d'Aydin prend le relais et commence à piller la mer Egée. Le prince de Sarakhan règne sur Magnésie et celui de Karasi sur la plaine de Troie. L'émir de Sinope mène ses pirates en mer Noire. A l'intérieur des terres, les émirs de Karaman et de Germiyan se disputent la successsion seldjoukide. Les Karamanides prennent Konya en 1327 et parviennent à se faire reconnaître comme suzerains par la plupart des ghazis. Sauf par un petit Etat fondé dans la seconde moitié du XIIIème siècle en Bithynie, par Erthugrul, un personnage dont on sait fort peu de choses et qui à sa mort, en 1281, laisse le pouvoir à Osman.

Osman va profiter de sa situation géographique. Il est en effet le seul ghazi frontalier de territoires peuplés de Byzantins, en mesure d'attirer à lui ceux qui sont intéressés par la guerre et le pillage. L'empire ne prête pas suffisamment attention à la puissance d'Osman et un premier corps byzantin est battu entre Nicée et Nicomédie en 1301. Quatre ans plus tard, les mercenaires catalans écrasent à leur tour les Turcs mais se révoltent ensuite contre l'empereur. Osman fournit des mercenaires à l'une et l'autre partie. Il avance jusqu'à la mer de Marmara, conquiert les villes le long de la côte de la mer Noire. Ne disposant pas encore de matériel de siège, car ses soldats sont encore surtout des cavaliers, Osman doit mener de longs blocus. Brousse tombe ainsi en 1326 après dix ans de siège, parce que l'empereur byzantin n'a pu envoyer de secours.

Cette même année meurt Osman, qui a fait d'un petit émirat turc frontalier la puissance montante en Asie Mineure. Son fils Orhan va consolider l'oeuvre déjà accomplie. Nicée tombe en 1329 après plusieurs années de siège, puis Nicomédie, de la même façon, en 1337. Orhan profite des guerres civiles à Byzance, entre l'empereur-enfant Jean V et ses régents et Jean Cantacuzène, pour expédier des mercenaires qui demeurent ensuite en Thrace. Jean Cantacuzène, monté sur le trône, est renversé en 1355 : Orhan en prend prétexte et envoie l'année suivante un corps expéditionnaire au-delà des détroits, sur la rive européenne, qui s'empare de la Thrace occidentale et d'Andrinople. Il meurt en 1362 : il lègue à son successeur un Etat plus organisé et une armée désormais non plus composée uniquement de cavalerie légère. En effet, il a mis en place une levée locale de type féodal, complétée par des troupes régulières soldées, dont fait déjà partie le régiment des janissaires. Chaque branche a son uniforme et la mobilisation d'un grand nombre d'hommes en armes est devenue beaucoup plus rapide.


Source : Memo.fr


Mourad Ier, qui est le premier à s'intituler sultan, succède à Orhan : après avoir maté quelques révoltes parmi les émirs orientaux, il revient en Europe et isole Constantinople dès 1365 : les faubourgs asiatiques de la ville sont entre les mains des Turcs. C'est seulement alors qu'en Occident, on commence à s'inquiéter de la poussée ottomane contre Byzance. Jean V tente de recruter des troupes en Europe, mais, sans le sou, doit reconnaître le sultan comme son suzerain en 1373 et envoyer comme otage à sa cour son fils Manuel. Mourad Ier n'est gêné que par l'action des Hospitaliers de Rhodes. En 1371, il défait sur la Maritza le roi de Serbie méridionale. Il s'empare de la Bulgarie et de la Macédoine serbe : le roi de Bulgarie, le prince de Serbie septentrionale deviennent ses vassaux. L'immigration turque fait son oeuvre comme elle l'avait déjà fait en Asie Mineure. Thessalonique tombe en 1387. Mourad Ier doit alors affronter le défi posé par les Serbes : ceux-ci sont écrasés à Kosovo, en 1389, non sans que le sultan ait été assassiné avant la bataille par un déserteur. Mourad est le premier souverain ottoman à s'être considéré comme un véritable empereur.

Son fils Bayezid Ier, auréolé de la victoire de Kosovo, fait tomber la Bulgarie, envahit le Péloponnèse en 1394 et songe, dès 1396, à marcher sur Constantinople. Mais il doit faire volte-face vers le nord pour contrer une nouvelle croisade, qui s'achève en carnage sous les murs de Nicopolis. Le prince de Valachie devient son vassal. Une première tentative contre la capitale byzantine en 1402 échoue devant l'irruption de Tamerlan, descendant de Gengis Khan, qui a fait régulièrement irruption dans l'est de l'Asie Mineure à partir de 1386. L'armée ottomane est écrasée à Ankara, en Anatolie, par Tamerlan, mais l'empire n'est pas détruit : au contraire, la colonisation turque est, vers 1410, plus importante en Europe qu'en Asie Mineure. Mehmet Ier, après de sanglantes luttes de pouvoir, monte sur le trône en 1413. Jusqu'à sa mort, en 1421, il bâtit des forteresses, consolide l'administration et embellit les villes de son empire.

Mourad II, son fils, un homme profondément pieux, n'en met pas moins le siège devant Constantinople en 1422. Mais l'armé ottomane ne dispose pas, alors, d'un matériel de siège et d'une artillerie suffisamment efficaces pour emporter une agglomération aussi fortifiée, comme cela sera aussi le cas devant Belgrade en 1440. Ce dernier échec rend confiance à l'Occident : le pape monte une croisade avec l'appui des Hongrois qui s'achève en défaite à Varna, sur le Danube. Mourad II abdique ensuite pour se retirer dans la vie contemplative en faveur de son fils Mehmet. Mais dès 1446, les conseillers du sultan le rappellent sur le trône car Mehmet est jugé trop instable, trop autoritaire : une armée turque ravage le Péloponnèse, puis, en 1448, les Hongrois sont de nouveau battus. Ils ne pourront aider Constantinople pendant le siège final. En Asie Mineure, Mourad absorbe les émirats d'Aydin et de Germiyan, tient les Karamanides en respect. Il réorganise les janissaires en un corps composé d'esclaves chrétiens prélevés sur les populations soumises et entièrement formés à la guerre à partir de leur incorporation. Lorsqu'il meurt, le 13 février 1451, il laisse à son fils Mehmet II un héritage qui reste à compléter par l'objectif de longue date des Ottomans : la prise de Constantinople.


Mehmet II face à Constantin XI : la marche à la guerre (1451-1453)


Jean VIII était l'aîné de 6 frères. Deux, Andronic et Théodore, sont morts avant lui. Deux autres, Dimitri et Thomas, sont éclipsés par la personnalité de celui qui devient le dernier empereur byzantin, Constantin. Né en 1404, il avait gardé Constantinople pendant l'absence de Jean VIII au concile de Ferrare/Florence, avant de s'effacer devant son autre frère Théodore, qui revendiquait la succession. Devenu despote de Morée, dans le Péloponnèse, il reconquiert l'ensemble de la péninsule à l'exception de quatre villes vénitiennes. En 1444, il avance jusqu'au Pinde, mais deux ans plus tard, l'armée de Mourad II, après sa victoire de Varna, ramène Constantin en Morée. Son deuxième mariage lui a apporté des liens avec les Génois. A la mort de Jean VIII, Constantin est à Mistra. Il est désigné officieusement par l'impératrice-mère Hélène, qui écarte Dimitri et Thomas. Constantin est couronné à Mistra, une première pour un empereur byzantin si l'on excepte l'intermède de Nicée... d'aucuns y verront un problème de légitimité. A la recherche d'une troisième épouse, Constantin XI envoie George Phrantzès à Trébizonde. C'est là que le conseiller apprend la mort de Mourad II et l'avènement de Mehmet, ce qui l'inquiète fortement.

Constantin XI Paléologue, le dernier empereur byzantin. Source : Wikipédia.


Mehmet, né en 1432, est le fils d'une esclave turque de Mourad. Dédaigné par son père, il n'en reste pas moins, dès l'âge de 12 ans, le seul héritier possible pour le sultan, si l'on excepte un cousin, Orhan, alors en exil à Constantinople. Mourad envoie une armée de précepteurs pour compenser les lacunes d'une éducation jusqu'alors négligée. Sous la férule d'un Kurde, Ahmed Kurani, ceux-ci enseignent à Mehmet la philosophie et les sciences, aussi bien grecques qu'islamiques. En plus du turc, Mehmet apprend l'arabe, le grec, le latin, le persan et l'hébreu. Quand son père se retire, en 1444, Mehmet doit réprimer des soulèvement en Anatolie. Avec la croisade menée par les Hongrois, le grand vizir Halil Pacha, affolé par les ambitions d'indépendance de Mehmet à l'égard de tout conseil, rappelle son père de son exil contemplatif. Mais après le succès de Varna, Mourad retourne à ses prières. Il faut toute l'insistance d'Halil Pacha pour faire sortir à nouveau Mourad de sa retraite, en raison du mécontentement provoqué par Mehmet dans l'armée, en 1446. Cependant celui-ci, envoyé à Magnésie, prend part dès 1448 à une campagne contre les Hongrois. Il a eu un fils, Bayezid, d'une esclave turque, liaison qui son père désapprouve. Mourad force Mehmet à épouser la fille d'un grand seigneur turcoman, que son fils délaisse. Quand il monte sur le trône, Mehmet II éloigne les conseillers les plus influents de son père tout en gardant à ses côtés Halil Pacha, et en plaçant déjà des hommes à lui comme vizirs, notamment Zaganos Pacha et Shibab al-Din Pacha. Il fait également exécuter son jeune frère pour s'éviter une usurpation potentielle. Mehmet II n'a aucun désir de se rendre populaire, mais son intelligence et sa résolution servent sa première ambition : s'emparer de Constantinople.


Le couronnement de Mehmet II à Edirne (Andrinople), en 1451, miniature de 1584-Source : Wikipédia.


L'empereur byzantin, tout comme ses subordonnés tel le despote de Morée, est alors devenu le vassal du sultan ottoman. La capitale de ce dernier est à Andrinople, en Thrace, à 160 km à l'ouest de Constantinople. L'empire de Trébizonde est dirigé par une famille concurrente et quelques enclaves byzantines voisinent sur le pourtour de la mer Noire autour des colonies génoises. Venise et Gênes sont deux grandes puissances maritimes qui contrôlent la plupart des îles et enclaves côtières importantes en mer Egée et en mer Noire. A Athènes se trouvent les restes de l'ancien empire latin avec une famille dirigeante d'ascendance à la fois italienne et catalane, et liée au royaume d'Aragon, présent dans le sud de l'Italie.

Quant aux Ottomans, leur pouvoir est encore loin d'être assuré comme il le sera au XVIème siècle. Si les vassaux du nord de l'Anatolie, autour de Sinope, sont loyaux, au sud, les Karamanides n'acceptent qu'avec réticence la suzeraineté ottomane. La Horde d'Or, en se dissolvant, a généré un nouveau khanat en Crimée. Le royaume de Pologne-Lituanie a conquis une partie des terres russes jusqu'au rivage de la mer Noire. Quant à la principauté de Moscou, orthodoxe, l'avenir de Constantinople ne la concerne que de loin et le métropolite a d'ailleurs proclamé l'autonomie de l'église russe par rapport à l'Eglise byzantine...

En Occident, on se réjouit de l'accession de Mehmet au trône, au vu de ses débuts peu prometteurs. Toutes les ambassades sont bien reçues : le sultan renouvelle les traités avec Venise et la Hongrie, se montre cordial avec les Byzantins, promet d'entretenir le prince Orhan en exil. Mais les ambassadeurs byzantins ont surtout cultivé des relations étroites avec Halil Pacha, que Mehmet garde bon gré mal gré, car il ne lui a jamais pardonné son éviction du pouvoir et le rappel de son père. En Occident, tout le monde se satisfait de cette attitude conciliatrice qui n'est que de façade. La France et l'Angleterre terminent encore la guerre de Cent Ans, l'empereur Frédéric III est préoccupé par son couronnement impérial, et Alphonse V d'Aragon, roi de Naples depuis 1443, cherche à devenir... empereur de Constantinople. Le pape Nicolas V, homme de paix et érudit, sensible à la culture grecque, souhaite avant toute chose l'édit d'union et n'a pas l'appui d'une puissance séculière.

Mehmet ne tarde pas à montrer ses véritables intentions. A l'été 1451, l'émir kamaranide Ibrahim Bey fomente une révolte en Anatolie avec d'autres émirats vassaux des Ottomans. Mehmet arrive promptement avec son armée et Ibrahim Bey doit faire amende honorable. Sur le chemin du retour, le sultan mate une révolte de ses janissaires, accepte certaines de leurs demandes, mais démet leur commandant et place des hommes à lui dans ce corps d'élite. Constantin XI pousse alors l'audace jusqu'à demander un versement plus important pour le prince Orhan. Mehmet garde l'affaire en suspens pour s'en servir comme prétexte. Bloqué dans la traversée des Dardanelles par la présence d'une escadre italienne, il passe le Bosphore au niveau de la forteresse d'Anatolu Hisar, édifiée par Bayezid. En Europe, on est encore en terre byzantine, mais Mehmet se dit qu'il serait fort judicieux d'implanter là une autre forteresse.

Le château de Rumeli Hisar, que Mehmet II fait construire pour en faire le pendant d'Anatolu Hisar, sur l'autre rive du Bosphore. En interdisant la navigation dans les détroits, le sultan dévoile son intention de s'emparer de Constantinople. Source : Larousse.fr


Pendant l'hiver, il fait recruter un millier de manoeuvres et de maçons pour commencer la construction au printemps, à l'endroit où le Bosphore est le plus étroit. Les ambassadeurs byzantins qui viennent se plaindre auprès du sultan sont éconduits et les travaux débutent le 15 avril 1452. Constantin XI fait alors arrêter tous les Turcs à Constantinople. Puis, se ravisant, comprenant qu'il a été trop loin, il envoie une ambassade chargée de cadeaux à Mehmet, qui n'est pas écoutée. Une dernière ambassade en juin tourne à la déclaration de guerre : le sultan fait exécuter les émissaires.

Le 31 août 1452, Rumeli Hisar, le « coupe-gorge » ou « coupe-détroit », est achevé. Il est pourvue d'une garnison de 400 hommes commandés par Firuz Bey : tout navire passant dans les détroits doit s'acquitter d'une taxe, faute de quoi il risque d'être tiré à vue par les canons turcs expédiant des projectiles de plus de 200 kg ! Mehmet avance alors jusque sous les murs de Constantinople, avec toute son armée. A l'automne 1452, les régiments des provinces de Roumélie rejoignent autour d'Andrinople les troupes d'élite du sultan. Les fabriquants d'armes s'activent tandis que Mehmet étudie les questions militaires, conseillé par un Italien expatrié, Cyriaque d'Ancône, érudit, voyageur et collectionneur d'antiquités. Mehmet s'est également attaché les services d'Urban, un fondeur de canons que l'empereur byzantin a laissé échapper faute de pouvoir lui fournir suffisamment d'argent et de matériaux. C'est Urban qui conçoit les pièces destinées à Rumeli Hisar, puis celles qui doivent détruire les murailles de Constantinople. Le 10 novembre, les canons de la forteresse ouvrent le feu sur deux navires vénitiens qui réussisent à forcer le passage en venant de mer Noire, non sans avoir éprouvé une grande crainte face aux tirs turcs. Le 25 novembre en revanche, le navire vénitien d'Antonio Erizzo est coulé, les survivants sont capturés et empalés sur les rives du détroit. Mehmet ordonne alors à Urban de fabriquer des canons deux fois plus gros, capables de tirer des projectiles de 450 kg !

Vénitiens et Génois hésitent à dégarnir leurs forces en Italie pour sauver Byzance. Les Vénitiens souhaitent aussi maintenir leurs relations commerciales avec le sultan. A Gênes, on s'inquiète surtout pour la colonie de Galata et pour celles de la mer Noire. Le gouvernement ne s'engage pas mais laisse libre cours aux initiatives privées : on conseille au podestat de Galata de faire profil bas, de ne pas provoquer les Turcs. Le pape voit enfin l'occasion de procéder à l'incorporation de l'Eglise byzantine à l'Eglise de Rome. Le cardinal Isidore, métropolite déchu de Kiev récupéré par l'Eglise romaine, arrive à bord d'une galère vénitienne dès novembre 1452. Il amène avec lui une compagnie d'archers, des fabricants de canons de Naples et a aussi recruté des soldats à Chios. Les 200 hommes d'Isidore sont vus par les Byzantins comme l'avant-garde d'une armée beaucoup plus importante... alors qu'en fait, le peuple et une partie du clergé n'acceptent pas l'union avec Rome. Le 12 décembre 1452, à Sainte-Sophie, le cardinal Isidore officialise l'union entre Rome et Constantinople, mais l'acte est mal vu par la population et même par de grands dignitaires comme Luc Notaras, qui aurait déclaré préférer le turban des Turcs à la mitre des Latins, bien que ces propos soient sans doute apocryphes.

En janvier 1453, Mehmet II obtient l'approbation de son conseil pour la prise de Constantinople. L'élite ottomane se divise cependant entre les feudataires plutôt partisans d'une guerre frontalière plus ou moins autonome inspirée par la tradition des ghazis, et les hommes du sultan, « esclaves de la Porte », qui lui doivent tout et qui penchent plutôt pour un renforcement de l'Etat toujours plus centralisé. Le sultan Mehmet II a auprès de lui des partisans des deux politiques. Les armées islamiques rêvent de conquérir Constantinople depuis le VIIème siècle. D'ailleurs, Mehmet II et ses prédécesseurs se sont intitulés « sultan des Romains », ce qui montre bien leurs ambitions. Les musulmans plus orientaux appellent fréquemment les Ottomans du noms de « Rumiyun ». Pour jauger le soutien que la population apporte à son entreprise contre Constantinople, Mehmet n'hésite pas à se déguiser en soldat pour parcourir les tavernes d'Andrinople avec ses conseillers.

Le gouverneur militaire des provinces européennes, Dayi Karadja Bey, reçoit l'ordre de lever une armée pour s'emparer des villes de la côte de Thrace. Les cités au bord de la mer Noire se rendent pour éviter la mise à sac. Sélybrie et Périnthe, sur la mer de Marmara, tentent de résister : elles sont prises, pillées, leurs murailles démantelées. En octobre 1452, Mehmet a envoyé dans le Péloponnèse une armée pour occuper les troupes du despotat de Morée et les empêcher de soutenir Constantinople. Le sultan construit également une flotte : concentrée à Gallipoli, elle regroupe des trirèmes, des birèmes, des fustes, d'autres galères et des navires de transport. Elle est commandée par le gouverneur de Gallipoli, Suleiman Baltoglu. Fin mars, la flotte remonte les Dardanelles et débouche en mer de Marmara, à la consternation des Byzantins. Les chiffres varient selon les sources mais elle comprend au moins 6 galères, 18 galiotes et 16 navires de ravitaillement, avec une myriade de navires plus petits, fustes et autres.

Au total, l'armée de Mehmet regroupe alors 80 000 soldats réguliers et peut-être 20 000 irréguliers. L'élite est constituée de 12 000 janissaires. Mais si Mehmet se risque à attaquer Constantinople, c'est que ses fondeurs de canons lui donnent enfin la possibilité d'ébranler les murailles. Urban, après avoir fondu le canon de Rumeli Hisar qui coule le navire vénitien, en fabrique un second en janvier 1453. Long de 8 mètres, il est tiré par 60 boeufs et 700 hommes le manoeuvrent. Mehmet assiste au premier tir à Andrinople : le boulet parcourt un kilomètre et demi avant de toucher sa cible.

En face, Constantin XI s'active frébrilement pour mettre Constantinople en état de défense. Pendant l'hiver 1452-1453, il envoie des navires en mer Egée pour accumuler les provisions. Les défenses de Constantinople sont renforcées, l'argent des églises confisqué pour payer la troupe. La population dégage d'elle-même les douves. Mais les alliés potentiels sont sous la menace du Turc ou se désintéressent du sort de la ville. Le despote Georges de Serbie soutient les Ottomans et envoie même un contingent à Mehmet. Les Vénitiens répondent dès février 1452 qu'ils fourniront seulement des fournitures militaires, rien de plus. La Sérénissime est en effet plus préoccupée de favoriser les relations commerciales avec la puissance montante ottomane que de secourir un empire byzantin déjà considéré comme perdu. Cependant, la colonie vénitienne, dirigée par son bailli Girolamo Minotto, reste pour défendre Constantinople, avec 1 000 hommes et des grands noms de la Sérénissime : Cornaro, Mocenigo, Contarini, Venier. Le médecin de bord Nicolo Barbaro a laissé un des compte-rendus les plus honnêtes du siège. Parmi les Vénitiens, Giacomo Coco, qui commandait l'un des navires ayant échappé à Rumeli Hisar. Cependant, le 26 février 1453, 6 navires et 700 Vénitiens désobéissent à la volonté de Minotto et s'enfuient de Constantinople. Des Génois, Maurice Cattaneo, Jérôme et Léonard de Langasco, les trois frères Bocchiardo, équipent et amènent à leurs frais une petite compagnie de soldats. Le 29 janvier 1453 arrive Giovanni Gustiniani Longo, jeune noble génois, avec 700 hommes, 400 recrutés à Gênes et 300 à Chio et Rhodes. Etant donné qu'il a une réputation de bon défenseur des villes fortifiées, l'empereur le nomme commandant des murailles terrestres avec le rang de protostrator, lui donnant également l'île de Lemnos en récompense de ses services. Gustiniani parvient, tant bien que mal, à obtenir le concours des Vénitiens. La colonie catalane de Constaninople, avec son bailli Péré Julia, participe aussi à la défense. Un aristocrate de Castille, Don Francisco de Tolède, est également présent. Le prince turc Orhan offre ses services et ceux de sa maison à Constantin XI.

Les Vénitiens sont cependant préoccupés d'assurer la sécurité de leurs convois jusqu'en mer Noire. Gabriele Trevisan est envoyé à Constantinople pour aider à la défense de la ville si nécessaire. Le Sénat vénitien décide aussi d'envoyer deux transports avec chacun 400 hommes, escortés par 15 galères, pour le 8 avril. Les Vénitiens de Crète expédient également deux navires en Eubée commandés par Zaccario Grioni. Finalement, c'est Giacomo Loredan qui prend la tête du convoi destiné à Constantinople. Mais cette flotte ne sera pas rassemblée avant la conclusion du siège.

Le siège de Constantinople (1453)-2/2

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L'armée ottomane


Pendant longtemps, toute étude sérieuse sur l'armée ottomane en Occident a été entravée par des préjugés liées à la peur du « péril turc », remontant à l'époque des conflits entre Etats chrétiens et l'Empire ottoman musulman. Ces préjugés sont tellement enracinés qu'ils sont aujourd'hui à peine remarqués : les costumes de la plupart des cirques, par exemple, sont souvent une moquerie à peine déguisée (sic) des uniformes ottomans. Les témoins de l'époque sont parfois beaucoup plus objectifs. Laonikos Chalcocondyle, qui écrit à la fin du XVème siècle, après 1480, note ainsi que le succès des Ottomans doit beaucoup à leur stricte discipline, à une bonne logistique, à une attention portée au bon état des routes, à des camps bien montés et à des services de premier ordre.


Les soldats de l'armée ottomane au début du XVème siècle : un fantassin yaya, un cavalier spahi de l'armée provinciale et un fantassin régulier.-Source : Osprey.


Dès le milieu du XIVème siècle, les sultans ottomans alignent des effectifs militaires considérables, relativement à la taille de leur Etat. Les Turcomans nomades servent en tant qu'akinciss'ils sont des volontaires attirés par le pillage, ou comme yürükss'ils se regroupent en contingent tribal. Ce sont des archers montés, parfois équipés d'armures lamellaires et d'un lasso : ils ne peuvent prendre des forteresses ou occuper des territoires, aussi le sultan les utilise-t-il comme « raiders » sur la frontière. Orhan est le premier à organiser une armée véritablement professionnelle, comprenant des musulmans et des chrétiens. Les cavaliers sont dirigés par des sanjak beys et sont répartis en unités de 1000 et de 100. Les fantassins, de la même façon, sont regroupés en dizaines, centaines et milliers. Les hommes à pied sont surtout des archers : quand ils servent chez les Byzantins, ceux-ci les appellent mourtatoi. Payés en numéraire, on leur octroie ensuite des terres. Ces troupes sont en général plus fidèles au chef local qu'au sultan, aussi celui-ci les relègue-t-il souvent en deuxième ligne dès la fin du XIVème siècle.




Le corps des Kapikulu(« esclaves de la Porte ») semble être né dans la seconde moitié du XIVème siècle, avec son infanterie d'élite, les janissaires. Au départ, ce sont des prisonniers de guerre que l'on a reconvertis en soldats. Le devchirme, ou recrutement forcé d'enfants chrétiens pour alimenter les rangs des janissaires, n'est instauré qu'en 1438. Il est parfois populaire dans certaines régions : ainsi, les musulmans bosniaques, pourtant exemptés car islamisés, s'arranger pour y glisser leurs enfants, en raison de leur pauvreté. Les janissaires reflètent la société ottomane, dominée par une élite militaire et où la mobilité sociale est alors plus forte qu'en Europe Les plus brillants rejoignent le palais du sultan comme pages. Ils ont jusqu'à sept années de formations pour intégrer la cavalerie des Kapikulu, le commandement des Kapikuluou de hautes fonctions administratives. Les régiments de janissaires (ortas) reflètent les confréries de ghazisdont ils sont issus : il y en aura jusqu'à 101, qui comprennent de 50 ou 100 et jusqu'à 3 000 hommes. 34 unités spéciales fournissent la garde rapprochée du sultan et un vivier d'officiers. La plupart des grades a une conotation culinaire, survivance de l'époque nomade turque : le colonel est le chef de la soupe, le quartier-maître est le chef cuisinier, etc. Le symbole le plus fameux de chaque ortaest d'ailleurs la marmite, où sont cuites les rations quotidiennes et autour de laquelle les hommes s'assemblent pour manger. Renverser ce chaudron est un signe de mutinerie. Chaque ortaa son emblème sur un drapeau, présent aussi sur les tentes, les bras, les mains et les jambes des soldats. Les hommes reçoivent un salaire mensuel et sont cantonnés dans des baraquements. Les promotions se font à l'ancienneté, et les janissaires viellissants ou mutilés reçoivent une pension et intègrent les unités de vétérans (oturak). L'entraînement est régulier avec des armes telles que l'arc, la fronde, l'arbalète et le javelin. Les premières armes à feu sont adoptées contre les Hongrois, à partir de 1440, mais leur emploi ne se généralise qu'au XVIème siècle.


Les janissaires sur une miniature représentant la bataille de Mohacs (1526)-Source : Wikipédia.


Le fait que les janissaires soient tirés d'esclaves ne doit pas surprendre : la pratique est alors fort commune aussi bien chez les chrétiens que chez les Turcs islamisés, de même que le massacre des prisonniers de guerre en certaines occasions. Les Ottomans ont su se montrer, dès les origines de la dynastie, remarquablement tolérants, ce qui entraîne des conversions ou le maintien d'une élite militaire chrétienne dans un certain rôle. Les premiers janissaires sont probablement formés dans les années 1360, après la conquête de la Thrace, à partir de prisonniers de guerre byzantins. Ils servent de complément à l'infanterie des yaya. Mourad II, qui instaure la pratique du devchirme en 1438, réoriente les janissaires vers la conquête de l'Europe plutôt que la guerre à l'est. Mehmet II fait des janissaires le coeur de l'armée ottomane et introduit ses fidèles pour créer un corps très discipliné. Les janissaires ne sont qu'un millier dans la seconde moitié du XIVème siècle mais déjà 12 000 au moment du siège de Constantinople. Archers, ils deviennent progressivement des arquebusiers avec l'introduction massive des armes à feu au XVème siècle. Leur rôle a été souvent exagéré dans la conquête ottomane des premiers siècles, bien qu'au XVème, les Kapikulusoient effectivement de plus en plus en pointe de l'armée du sultan. Les janissaires tiennent le centre de la ligne de bataille à Kosovo en 1389. En 1402, à Ankara, ils tiennent au centre en position défensive devant la cavalerie de Tamerlan jusqu'à ce que les ailes montées ploient. A Varna, en 1444, leur défense est basée sur le « cercle de chariots » (tabur), avec une aile gauche garnie de toutes les armes à feu.

Le corps des Kapikuluprend une place de plus en plus importante dans l'empire ottoman. Mehmet II place le corps sous le commandement d'hommes issus du devchirme ; il y a alors 12 000 janissaires et les fiefs provinciaux (timar) sont de plus en plus octroyés à des cavaliers du Kapikulu. La cavalerie est plus importante et plus prestigieuse que les janissaires : il ne faut pas la confondre avec celle, provinciale, des spahis, bien qu'elle mette la main sur de nombreux fiefs provinciaux. Elle comprend 6 régiments. 4 remontent au XIVème siècle ; les « porteurs d'armes » constituent la garde du corps du sultan avant d'être remplacés par les « enfants spahis » créés par Mehmet Ier.

La cavalerie des spahisforme le gros de l'armée ottomane : elle peut aligner jusqu'à 40 000 hommes, pour moitié issus des provinces européennes (Roumélie). Le fief dit timarentretient normalement un cavalier ; les zeametspermettent aussi d'aligner des suivants. Les fiefs appelés hassappartiennent aux grands personnages de l'empire. Mais les droits des spahis sont limités : le timarn'est pas, en fait, un fief au sens occidental du terme. Le système s'installe d'abord en Asie Mineure puis dans les populations chrétiennes soumises des Balkans. Les spahisfournissent au sultan une bonne cavalerie légère. Au déclenchement de la campagne, un spahisur dix reste sur place pour assurer l'ordre, les autres se regroupent en alay(régiments). Les sanjak beys rejoignent alors les gouverneurs provinciaux (belerbeys) puis le sultan. Les spahis d'Anatolie ou de Rouméliereçoivent souvent la place d'honneur, à droite, sur le champ de bataille, selon l'endroit où se déroulent les combats. Les raiders akincidoivent précéder l'armée, éclairer sa marche, effrayer l'ennemi, menacer ses voies de communication. Ils défendent les frontières de l'empire, opèrent dans les zones montagneuses difficiles, éliminent la guérilla sur les arrières de l'armée. Ils sont normalement contrôlés par les gouverneurs des provinces frontalières et vivent du pillage. Le sultan utilise aussi les forces fournies par ses vassaux chrétiens. Les princes parfois otages servent dans le régiment müteferrikadans la capitale. Ce régiment, qui comprend aussi les fils de la noblesse turque, fait partie du Kapikulu. Les Bulgares, les Albanais et les Serbes sont ainsi contraints d'envoyer leurs fils servir le sultan. Les Serbes fondent des canons à la fin du XIVème siècle et les Ottomans récupèrent cette production. A la bataille d'Ankara contre Tamerlan, en 1402, une infanterie serbe en armure d'acier noir utilise des armes à feu tandis que la cavalerie combat à la lance et à l'épée.

Un cavalier spahi (sipahi) de l'armée ottomane. Cette cavalerie provinciale forme le gros des effectifs mais commence à être supplantée, sous Mehmet II, par le corps des Kapikulu-Source : Osprey.


L'infanterie ottomane est désignée par de nombreux termes, à commencer par celui d'azapau XIVème siècle : une infanterie de marine, puis des archers légers opérant en avant des formations régulières. Recrutés pour la durée d'une campagne, ils sont plus tard soldés et tiennent garnison. Les voynikssont les chrétiens des Balkans, qui servent comme fantassins dès le règne de Mourad Ier ; ceux de Thessalie jouent un grand rôle dans le siège de 1453. On ne sait pas très bien quand les Ottomans commencent à utiliser pour la première fois l'artillerie. Des canons auraient été employés en 1388 contre les Karamanides, puis en 1389 à Kosovo et en 1396 à Nicopolis. L'artillerie commence à se généraliser à partir des années 1420. Les Ottomans ont récupéré les experts des Balkans pour la fonte de canons et vont se distinguer par la fabrication d'énormes pièces et l'utilisation d'une poudre de meilleure qualité, qui provoque une fumée blanche. Les artilleurs utilisent le feu croisé, des tirs séquencés entre batteries espacées, le tir de nuit, des mantelets de protection, des canons moyens pour fragiliser les défenses puis les achever au canon lourd, en particulier. Le corps des artilleurs fait partie du Kapikuluet a été fondé par Mourad II.

Au niveau de la structure de commandement, le sultan a la mainmise sur sa garde mais aussi sur les unités régulières provinciales, comme celles de Roumélie ou d'Anatolie, qui dépendent de lui. Ces régiments comprennet une cavalerie lourde de féodaux, la cavalerie légère irrégulière qui mène la guerre frontalière, et l'infanterie des levées. Les détachements fournis par les vassaux chrétiens du sultan reçoivent leurs propres officiers turcs. La garde du sultan comprend pas moins de 6 régiments, dont font partie les janissaires, avec à la fois de l'infanterie et de la cavalerie. La taille de l'armée ottomane a souvent été exagérée par ses ennemis : chaque province fournit en fait 400 cavaliers, et les janissaires ne comprennent alors que 12 000 hommes.

Pendant le siège, les Ottomans vont se distinguer par leur utilisation de l'artillerie et par la volonté de mener un assaut combiné terre-mer. Ils n'hésitent pas à recourir à une forme de guerre psychologique, notamment par l'utilisation de la musique militaire. Les cavaliers et fantassins ottomans se servent surtout de leurs arcs à pied, et montrent des qualités certaines pour les travaux de siège et face aux revers qu'ils subissent, ne se décourageant pas facilement. Mehmet II porte un intérêt particulier à l'artillerie : on le crédite même de la mise au point d'un mortier à longue portée pendant le siège. Les sapeurs ottomans relèvent de la longue tradition islamique de la guerre de siège, qui utilisent alors de nombreux projectiles incendiaires plutôt que les béliers ou les tours d'assaut. La flotte ottomane doit avant tout assurer le transport des troupes d'Anatolie en Roumélie mais prend part de plus en plus à des opérations de combat : son apparition sera une mauvaise surprise pour les défenseurs. Cette marine, basée à Gallipoli, est sous-estimée par ses adversaires : pourtant, les Ottomans ont appris et ont mis à la tête de leurs galères des convertis, anciens chrétiens, qui bénéficient d'une certaine expérience en la matière.


Un canon en bronze ottoman du type de ceux utilisés pendant le siège de Constantinople.-Source : Wikipédia.



L'armée byzantine


Depuis le début du XIIIème siècle, l'Empire byzantin ne peut plus aligner d'effectifs conséquents. Les armées dépassant les 10 000 deviennent extraordinaires. Si au XIIIème siècle la différence entre l'armée centrale des tagmata et les armées provinciales tend à se réduire, Byzance recourt massivement à l'emploi de mercenaires qui assèche ses rares ressources financières. Jean Cantacuzène parvient dans la décennie 1330 à imposer un service obligatoire à la frontière, mais l'effort s'interrompt avec le renouveau de la guerre civile en 1341. Jean Cantacuzène lui-même s'empare de Constantinople avec seulement 1 000 hommes, en 1347. L'empereur, devenu vassal du sultan, ne dispose plus qu'une armée réduite à la portion congrue : le sultan Bayezid ne demande que 100 hommes à Byzance en 1390...


Les soldats byzantins après la reprise de Constantinople par l'Empire de Nicée, en 1261.-Source : Osprey.


Le système des pronoai, soldats rétribués par des revenus fonciers, mis en place par les Comnènes, survit jusqu'à la fin du XIIIème siècle. Plutôt un cavalier lourd, le pronoiariosest appelé pour une campagne et quand il est propriétaire foncier, amène avec lui ses hommes, dont, parfois, des mercenaires. Des soldats-paysans fournissent la cavalerie légère et l'infanterie. Ce système décline rapidement au XIVème siècle en raison de l'avance des Turcs. La guerre civile entraîne également une hérédité des revenus et des terres qui contribue à l'effondrement du recrutement.

Le terme le plus courant pour désigne les unités est désormais celui d'allagion : au départ troupe de cavalerie de 50 hommes, elle devient parfois une force de 300 voire 500 hommes. Elle est subdivisée en groupes de 100, 50 et 10 hommes et plusieurs peuvent être regroupées en formations plus importantes. L'allagion disparaît avec la perte de l'Asie Mineure. On parle ensuite, dans les provinces européennes, de megala allagion pour les armées provinciales, dénommées en conséquence. La conquête par les Ottomans de ces régions provoque en retour la constitution d'unités ad hoc dans un Empire byzantin de plus en plus rétréci.

La fameuse Garde Varange est encore attestée en 1404 mais a peut-être cédé la place à une unité de Crétois signalée en 1422. En 1437, une autre unité de la garde, composée de Catalans, apparaît encore dans les sources : elle avait été formée par Jean Cantacuzène. Les propres servants et proches de l'empereur constituent une garde rapprochée, encore signalée autour de Constantin XI par Nicolo Barbaro. Les anciens thèmes, subdivisions militaires de l'Empire dirigés par un dux, sont remplacés au XIVème siècle par des circonscriptions plus petites, les katepanikon, centrés autour d'un kastron (une ville fortifiée avec un donjon). Le kephale dispose de plusieurs officiers pour organiser la défense et les garnisons provinciales sont à recrutement local. Mais ces garnisons sont composées de miliciens, qui garnissent aussi les nombreuses tours de garde (pyrgoi) édifiées en Thrace et en Macédoine, en particulier, entre les XIIIème et XVème siècles. L'efficacité de la défense dépend donc, de plus en plus, des situations locales.

Soldats byzantins du XIVème siècle.-Source : Osprey.


Le déclin de la marine byzantine commence dès le Xème siècle, avant de s'arrêter quelque peu sous les Comnènes. Les marchands italiens prennent de plus en plus l'ascendant pour la fourniture à Byzance de moyens navals et en 1204, la flotte byzantine a pour ainsi dire disparu. Elle n'est reconstruite qu'après la reconquête de Constantinople par l'Empire de Nicée en 1261. Michel VIII crée plusieurs unités : les Gazmouloi, les Tzakones(de l'infanterie de marine issue de Morée) et les Prosalentai, qui fournissent les rameurs. La marine byzantine aligne 80 navires dès 1283, mais les empereurs la démantèlent ensuite en partie et les Génois fournissent de nouveau l'essentiel des bâtiments. Au XIVème et XVème siècles, les sources mentionnent fréquemment 10 navires en tout et pour tout pour les Byzantins...

La chaîne de commandement, avec l'empereur au sommet, est particulièrement complexe. Le Livre des Offices du Pseudo-Kodinos, en 1355, mentionne dans l'ordre le despote, le sébastocrator, le César, le Megas Domestikos(commandant de l'armée en cas d'absence du précédent) et le Megas Doux (commandant de la flotte), qui sont les rôles principaux. L'artillerie, bien que connue dans les Balkans dès la seconde moitié du XIVème siècle et utilisée par les Turcs en 1400, n'apparaît côté byzantin que lors du siège de 1422. Les canons ont probablement été obtenus par les Vénitiens ou les Génois, et le premier fondeur à Constantinople n'est mentionné qu'en 1452. Les armes à feu portatives ont peut-être été utilisées par les soldats byzantins pour la défense de Constantinople, mais ce n'est pas assuré : ils les appellent molybdobolon (lanceur de plomb), skopeta ou touphax, mots dérivés des termes italiens ou turcs.

L'armée byzantine est donc surtout composée de mercenaires, parfois organisés, comme la fameuse compagnie catalane de Roger de Flor. Les Albanais sont installés en nombre par les despotes de Morée sur leurs terres et fournissent à ce prince d'excellents combattants. Le duc de Bourgogne Philippe le Bon envoie 300 hommes en 1445 pour soutenir le despote Constantin, futur empereur. A côté des Catalans et des Crétois, les Byzantins ont aussi recours à des Européens. En 1399, le maréchal Boucicault, après le désastre de Nicopolis, se met au service de l'empereur avec 600 hommes d'armes, 1 000 valets et 600 archers soldés par le roi Charles VI. Une partie de l'effectif reste sur place jusqu'en 1402. Enfin, les Byzantins utilisent, à partir de la guerre civile du milieu du XIVème siècle, de plus en plus de Turcs comme auxiliaires. Jean Cantacuzène en emploie jusqu'à 20 000 en 1349. Des mercenaires valaques sont également présents lors du siège de 1422.

Constantinople ne compte plus, en 1453, que 40 à 50 000 habitants, et une garnison de quelques centaines d'hommes. Un recensement de tous les hommes en état de se battre demandée par l'empereur à George Sphrantzès donne ainsi 4 973 Grecs, professionnels ou miliciens, et 200 résidents étrangers mobilisables. Mais ce dernier chiffre n'inclut que les résidents étrangers permanents. La défense est probablement assurée par une fourchette de 6 à 8 500 hommes, dont beaucoup de miliciens. L'archevêque Léonard donne 6 000 Grecs et 3 000 étrangers. L'empire byzantin ne peut plus recruter de mercenaires : sa défense repose donc sur des troupes autochtones et sur les volontaires étrangers présents dans la capitale, soldats et marins. A l'intérieur de murailles encerclant une surface devenue immense pour la faible population, on trouve plusieurs concentrations d'habitants séparées par des espaces en friches. Le quartier des commerçants étrangers, près de la Corne d'Or, à l'est, est ainsi plus peuplé. Chaque quartier à sa milice. Les monastères emploient alors des gardes armés et dans la campagne, les moines veillent dans les tours d'observation : on les verra également sur les remparts de la ville. La défense comprend sans doute un grand nombre d'archers et d'arbalétriers byzantins -ces derniers étant particulièrement renommés. Elle dispose de pièces d'artillerie, moins imposantes que celles des Ottomans, et de nombreuses armes à feu portatives ; le feu grégeois est sous la responsabilité de Johannes Grant, que l'on croit être un Ecossais arrivé à Constantinople via le Saint Empire, parmi les troupes de Gustiniani.


Vue en coupe des murailles de Théodose II, édifiées sous l'Antiquité Tardive et qui repoussent toutes les tentatives de siège jusqu'en 1453. Seule exception : en 1204, la IVème croisade pénètre dans la ville de Constantinople, mais par la muraille de la Corne d'Or, pas par celle terrestre.-Source : http://pages.usherbrooke.ca


Les murs de Constantinople sont ceux édifiés par l'empereur romain Théodose II (408-450). Seule exception, l'empereur Manuel a fait ceindre le nouveau quartier des Blachernes d'une muraille plus récente, avec tours, mais sans fossé. Un mur de fortune a été construit à l'intérieur du grand fossé protégeant les fortifications à partir de 1341 et a été renforcé entre 1443 et 1448. Les améliorations portent aussi sur la capacité à accueillir des armes à feu, évidement non envisagée à l'origine. Une chaîne massive barre par ailleurs l'entrée de la Corne d'Or aux navires, en étant tendue de la ville jusqu'à Galata. L'absence d'une véritable marine de guerre, en revanche, va se révéler un handicap important pour les Byzantins. Sur ce plan, le renfort des Génois et des Vénitiens compense ce manque, mais pas suffisamment.


Un siège dantesque (6 avril-29 mai 1453)


En janvier 1453, Mehmet II est à Edirne, où les régiments de l'armée provinciale se rassemblent avec les troupes de la garde. Bientôt arrivent aussi un contingent serbe de 1 500 hommes et des mineurs de même origine. 50 charpentiers et 200 hommes préparent les routes et les ponts pour transporter l'artillerie turque et dégagent aussi les champs de tir devant les remparts de Constantinople. En février, les dernières places fortes byzantines sur la mer Noire et la mer de Marmara sont prises par les Ottomans. Les régiments d'Anatolie traversent le Bosphore, près de la forteresse de Rumeli Hisar construite par Mehmet II.


Carte du siège de Constantinople.-Source : http://filebox.vt.edu


Les Turcs mettent ensuite en marche leurs trois gigantesques canons, le plus gros devant être tiré par 60 boeufs. L'artillerie est disposée à 8 km des remparts, fortement gardée. La flotte ottomane appareille de Gallipoli et établit un camp en mars dans la baie de Diplokionion, au nord de Galata. Les navires, qui viennent juste d'être construits, ont besoin d'un entretien régulier. Le décompte de la flotte est difficile à établir avec précision : un document officiel de la cour de Bourgogne établi par Jean de Wawrin parle de 18 galères, 60 à 70 galiotes et de 16 à 20 navires plus petits, avec sans doute 16 à 20 navires de transport, en particulier pour les chevaux. En face, l'empereur Constantin XI bat le rappel des hommes en état de se battre, mais le total est bien faible. En revanche, la flotte présente, si l'on peut dire, un meilleur aspect : 26 navires garnissent la Corne d'Or, dont 10 byzantins, 5 génois, 5 vénitiens, 3 autres venant de Crète, un d'Ancône, de France et d'Espagne.

Constantinople occupe une péninsule de forme triangulaire. Les murailles terrestres s'étendent depuis le quartier des Blachernes sur la Corne d'Or au quartier du Stoudion sur la mer de Marmara. Les murs situés le long de la Corne d'Or s'étendent sur 5-6 km. Les remparts sont plus simples le long de la mer de Marmara et sur la Corne d'Or. Des plages se sont formées devant cette dernière, transformées en entrepôts. 16 portes garnissent le rempart : c'est par ces murailles maritimes que les croisés de 1204 étaient entrés dans Constantinople. Mais pour cela, il faut contrôler la Corne d'Or. La muraille terrestre supporte le gros de l'assaut. Le quartier des Blachernes a été intégré aux remparts : les murs le défendant sont percés de deux portes, dite de Caligaria et des Blachernes, et d'une poterne condamnée, Kerkoporta, qui se trouve à la jonction avec le vieux mur de Théodose II. Ce dernier comprend un fossé (18 mètres de large, 6 à 9 mètres de profondeur) suivi d'un talus surmonté d'un parapet, et deux lignes de fortifications, le rempart extérieur (protégé par des tours de 10 mètres de haut tous les 50 à 100 mètres) et le rempart extérieur (12 mètres de haut, garni de 96 tours de 18 mètres), entre lesquels s'intercalent des couloirs de circulation. Du sud vers le nord on y trouve successivement la porte d'Or, la porte Pegae, la porte de Rhegium, la porte Saint-Romain, la porte Saint-Cyriaque (parfois appelée porte militaire de Saint-Romain : les sources font souvent la confusion entre les deux) puis la porte de Charisius. La section entre les deux portes de Saint-Romain, dans la vallée du Lycus, baptisée le Meisotechion, a toujours été considérée comme le point faible des remparts. Gustiniani choisit, en accord avec l'empereur, de défendre le rempart extérieur, au vu de la maigreur des effectifs : la tactique avait fonctionné en 1422 contre Mourad. Luc Notaras et Nicéphore Paléologue, un parent de l'empereur, défendent les remparts de la Corne d'Or. Démétrios Cantacuzène commande 700 hommes dans le secteur central de l'église des Saints-Apôtres, prêts à intervenir où la défense le commanderait. Gustiniani, avec 2 000 Grecs et Italiens, a la charge de la section centrale de la muraille terrestre qui est le point le plus menacé.

Carte de Constantinople-Source : Larousse.fr

Les formidables remparts de Théodose II succombent devant l'artillerie mise en oeuvre par les Ottomans.-Source : http://paulusindomitus.files.wordpress.com



Les Byzantins ont le temps de fêter Pâques, la date la plus importante pour l'Eglise orthodoxe, avant l'arrivée des premiers éléments turcs sous les murs le lendemain. Le 2 avril 1453, la grande chaîne est tendue au travers de la Corne d'Or, jusqu'à la place génoise de Galata. Les responsables de Galata décident de rester neutres. Les Vénitiens tentent frénétiquement de creuser un fossé devant les murailles des Blachernes ; les balles de coton ou les peaux de cuir placés devant les murs pour amoindrir l'impact des boulets turcs seront de peu d'effet. Chaque tour de la porte d'Or à celle de Horaia comprend un archer soutenu par un arbalétrier ou un canonnier : Luc Notaras a disposé quelques canons mobiles en guise de réserve dans le quartier du Petrion. Le 23 mars, Mehmet II et son armée ont quitté Andrinople et se rassemblent à 4 km de Constantinople. L'artillerie est déjà en position contre les murailles, avec 14 ou 15 batteries, dont 3 visent les Blachernes et comptent le deuxième plus gros canon turc, surnommé Basilic. Deux batteries visent la porte de Charisius, 4 la porte Saint-Romain, 3 la porte Pege et 2 sont face à la porte d'Or. Des canons plus petits sont disposés entre les grosses pièces : en tout, 69 canons, peut-être, en 15 batteries, 5 de 4 petits canons chacune, 9 de 4 petits canons et un gros chacune, et une de 4 gros canons face à la porte Saint-Romain. Le tir des canons est soutenu par celui d'une douzaine de vieux trébuchets bâtis à partir du 11 avril.

Le 2 avril, alors que la chaîne est tirée en travers de la Corne d'Or, Mehmet II établit son camp face à la porte Saint-Romain. Le 6, l'armée ottomane se déplace de sa position de rassemblement et se concentre à 1,5 km des remparts, avant de s'installer en première ligne. Les régiments de Roumélie sont à gauche, le sultan est au centre et les troupes d'Anatolie sont à droite. La garde et les irréguliers sont largement conservés en réserve. Zaganos Pasha prend la tête d'une force qui occupe la rive de la Corne d'Or tandis qu'un petit détachement turc surveille Galata. Les Turcs établissent leurs positions de siège sur 4 km, de la mer de Marmara à la Corne d'or : celles-ci prennent la forme d'une tranchée, derrière laquelle un remblai de terre sert de support à une palissade en bois surmontée de tours, avec des poternes. L'effectif de l'armée ottomane a été grandement exagéré : cependant, elle compte au minimum 60 000 combattants, peut-être 80 000. La supériorité numérique est donc écrasante, il est vrai : les défenseurs se battent à 10 ou 15 contre 1.

Au matin du 6 avril, l'empereur Constantin XI rejoint Gustiniani sur les remparts, près de la porte Saint-Romain. L'artillerie turque commence son tir et continue le 7, faisant s'effondrer une partie du mur près de la porte de Charisius. Le deuxième jour, le gros canon d'Urban disposé devant les Blachernes commence à surchauffer. Les Turcs versent de l'huile pour le refroidir après chaque tir, mais le canon se fissure le 11 avril. En outre, le recul projette les pièces dans la boue. Le premier assaut turc a lieu dès le 7 avril : les irréguliers et volontaires se jettent sur le centre des murailles, soutenus par les archers et les canonniers, mais ils sont repoussés. Les canons byzantins sont efficaces dans leur rôle antipersonnel. De nuit, la muraille est réparée. Les premiers jours, les assiégés font des sorties mais Gustiniani, qui craint de perdre trop d'hommes, recule les défenseurs du parapet à la muraille extérieure. Mehmet II repositionne certains canons et l'artillerie reprend son tir le 11 ou le 12 avril. Celle-ci délivre alors un tir continu jusqu'à la fin du siège.

La flotte ottomane tente de pénétrer dans la Corne d'Or mais échoue face aux galères plus grandes mises en oeuvre par les défenseurs. Dans la nuit du 17 au 18 avril, les Turcs lancent une attaque nocturne surprise contre la partie de la muraille près du Mesoteichon, mais après un combat de quatre heures, ils sont repoussés après avoir perdu 200 hommes. Le 20 avril, trois navires génois affrétés par le pape, chargés de vivres et d'armes, renforcés par un transport byzantin bourré de grain de Sicile, se présentent devant le blocus turc. L'amiral turc mène la charge avec ses navires plus petits, qui se gênent avec leurs rames tout en étant dominés par les bâtiments adverses. Le vent tombe dans l'après-midi et pousse les navires chrétiens vers la côte. L'amiral turc cherche alors à les endommager au canon, sans succès. Puis il les aborde, mais les Génois manient la hache et taillent en pièces les assaillants, tandis que le navire impérial jette du feu grégeois. Mehmet II, fou de rage, entre dans l'eau avec son cheval pour hurler sur l'amiral turc. En soirée, le vent se lève à nouveau et les navires entrent dans la Corne d'Or, la chaîne étant relevée et 3 bateaux vénitiens couvrant leur arrivée. C'est un coup sévère porté au moral des Ottomans, mais Mehmet ne se décourage pas : il casse son amiral mais le remplace immédiatement et reste bien déterminé à conclure le siège. A terre, le bombardement progresse : le 21 avril, le tir des canons fait s'effondrer une tour et une partie des remparts dans la vallée du Lycus. Mais l'assaut n'est pas donné car Mehmet n'est pas présent à cet endroit ce jour-là.

Le sultan fait ensuite débarquer les canons de ses navires pour tirer sur les bateaux adverses dans la Corne d'Or. Mais ceux-ci sont gênés par Galata : c'est à cette occasion qu'il aurait mis au point le fameux mortier. Mehmet a finalement l'idée de transporter sa flotte sur des cales en bois, depuis le Bosphore jusqu'à la Corne d'Or, en passant par les collines situées derrière Galata. Le stratagème lui a probablement été inspiré par un exemple récent des Vénitiens, qui lors d'une guerre en Italie transporte ainsi leurs vaisseaux de la rivière Adige à la rive nord du lac de Garde. Mais il y a d'autres précédents identiques dans le monde musulman. Saladin avait démonté ses navires pour les transporter du Nil à la mer Rouge. Les mamelouks ont fait de même du Caire à Suez en 1424. Le 22 avril, la tranchée recouverte de planches bien graissées est achevée. Sous le couvert de l'artillerie, les navires, voiles dressées et avec un équipage réduit, sont hissés à travers les collines. 72 bateaux, dont 30 galères, sont finalement déchargées dans la Corne d'Or. Les défenseurs en perdent le contrôle et les murailles de ce côté-ci sont menacés : il faut divertir des effectifs du mur terrestre pour les garnir. C'est le tournant du siège.

Pensant que la flotte turque du Bosphore est désormais moins puissante, des navires chrétiens menés par Giacomo Coco lancent un raid avec des projectiles incendiaires dans la nuit du 28 avril. Deux transports chargés de coton et de laine sont escortés par deux galères et 3 petits navires. Mais les Turcs, probablement prévenus, sont aux aguets et coulent le navire de Coco. La bataille dure une heure et demie, les chrétiens sont forcés de se replier. Le 3 avril, Constantin XI a envoyé un petit navire arborant le pavillon turc, avec 12 volontaires également déguisés, pour aller à la rencontre de l'escadre vénitienne qui, croit-il, doit bientôt arriver pour l'aider. Le 23 mai, le navire revient bredouille, au grand désespoir de l'empereur. Le 3 mai, les défenseurs installent des canons sur les murailles de la Corne d'Or dans l'espoir de toucher les navires turcs. Deux jours plus tard, le mortier de Mehmet ouvre le feu et coule un navire génois « neutre » ancré à Galata. Progressivement, les équipages des navires chrétiens sont descendus à terre pour renforcer les Blachernes. Les Turcs tentent sans succès de forcer la chaîne barrant la Corne les 16-17 mai et 21 mai. En revanche, ils établissent un ponton pour relier les deux rives de la Corne d'Or, que les Byzantins ne parviennent pas à détruire avec leurs feux grégeois. Ils peuvent ainsi envoyer des troupes sous les remparts de la Corne d'Or et frapper les murailles des Blachernes avec leurs canons sous un angle différent.

Le 2 mai, le Basilic est remis en action. Le 6, les batteries concentrées face à la porte Saint-Romain ouvrent une nouvelle brèche dans la muraille. Elle est élargie le 7, mais un assaut nocturne des Turcs échoue. Une foule d'hommes armés d'échelles et de crochets tente d'escalader le rempart, sans succès. Un soldat byzantin, Rhangabe, aurait coupé en deux le porte-étendard du sultan, Amir Bey, avant de succomber lui-même. Entre les 8 et 11 mai, les canons creusent une nouvelle brèche près de la porte Caligaria. Un assaut dans la soirée du 12 pénètre dans le palais des Blachernes avant d'être repoussé. Les canons se concentrent alors près de la porte Saint-Romain, secteur qui semble le plus prometteur. Abandonnant les trébuchets et autres mangonneaux, les Ottomans recourent aux mines pour saper la muraille. Les mineurs serbes, pour la plupart, creusent d'abord près de la porte Charisius, dans la vallée du Lycus, mais le terrain n'est pas praticable. Une nouvelle mine est réalisée sur le mur des Blachernes. Une contre-mine dirigée par Johannes Grant tombe sur le puits turc le 16 mai et d'autres tentatives sont annihilées le 21 mai par inondation ou enfumage des galeries. Le 23, un officier et plusieurs mineurs turcs sont même capturés. Sous la torture, l'officier révèle l'emplacement des autres mines qui sont toutes éliminées au 25 mai. Zaganos Pasha a fait construire des tours d'assaut, qui servent en fait de couverture pour les hommes qui comblent le fossé. L'une d'entre elles est détruite avec des barils de poudre placés dans les remblais sur laquelle on l'avait faite avancer pour tester leur solidité, lors d'une sortie des assiégés dans la nuit du 18-19 mai. D'autres sont également éliminées et le reste est démantelé.

Les défenseurs ont de plus en plus de mal à réparer les brèches et érigent plutôt des palissades de fortune en arrière de celles-ci. Les sorties sont restreintes car les portes endommagées rendent les défenseurs plus visibles. La poterne Kerkoporta est utilisée pour des attaques surprises de la cavalerie. Le moral flanche néanmoins et les frictions sont nombreuses entre Italiens et avec les Byzantins. Le 11 mai, l'icône de la Vierge portée en procession à travers la ville chute de son piédestal, ce qui est vu comme un mauvais présage. Le lendemain, un épais brouillard recouvre la ville et en particulier Saint-Sophie. Mehmet II envoie une ambassade pour exiger la reddition de la ville mais Constantin XI refuse, croyant toujours à l'intervention prochaine de Venise ou de la Hongrie.

Mehmet II prépare donc l'assaut final pour le 29 mai, à la fois sur terre et sur mer. Les navires turcs feront de la gesticulation sur le rempart de la mer de Marmara, les navires dans la Corne d'Or envoieront des hommes attaquer le rempart tandis que des troupes traverseront le ponton pour attaquer les Blachernes, parallèlement à l'assaut général sur la muraille terrestre. Dans la nuit du 27 au 28 mai, les soldats s'activent sous les torches, qui sont si nombreuses que les défenseurs croient, un moment, que le camp adverse a pris feu (!). Les Turcs comblent le fossé et rapprochent leur artillerie, sous une pluie battante, et les travaux cessent vers 1h30, le 29 mai. 200 archers et arbalétriers défendent alors la porte d'Or et le quartier du Stoudion. Gustiniani est au centre de la muraille, avec 400 Italiens et la plupart des Byzantins, près de la porte Saint-Romain. Minotto assure la défense des Blachernes, et dispose de Théodore de Karyston, le « meilleur archer du monde », d'après les sources grecques : celui-ci, avec Johannes Grant, l'ingénieur de talent, défendent la porte Caligaria. Luc Notaras a la responsabilité du Petrion et des remparts de la Corne d'Or jusqu'à la porte Sainte-Théodosia, avec 500 archers et tireurs d'armes à feu portatives.

Constantin XI sur les remparts, le dernier jour du siège-Source : Osprey.


Trois heures avant l'aube du 29 mai, les irréguliers turcs montent à l'assaut, en particulier face à la porte Saint-Romain, dans la vallée du Lycus, défendue par les 3 000 hommes de Gustiniani. Le carnage est terrible, notamment en raison du tir des armes à feu concentrées autour du Génois, et dure pendant deux heures, moment où Mehmet II ordonne la retraite. Les navires ottomans tentent de poser des échelles sur les murailles, sans succès. Après un nouveau bombardement d'artillerie, les troupes régulières provinciales succèdent aux irréguliers. Plus disciplinées, elles font régulièrement retraite pour permettre aux canons de faire leur oeuvre et une partie des palissades de fortune byzantines est détruite. 300 Anatoliens s'infiltrent dans la brèche mais sont repoussés par les Byzantins menés par Constantin XI. Les combats sont aussi très violents aux murailles des Blachernes. Restent alors les troupes de la garde du sultan et les janissaires, qui montent en ligne pour le troisième assaut, avec une musique si bruyante qu'elle couvre même le tir des canons, sur la brèche près de la porte Saint-Romain. Un groupe de 50 hommes découvre que la poterne Kerkoporta a mal été refermée lors d'une sortie des défenseurs et pénètre dans le rempart, montant les escaliers et installant ses bannières sur le retranchement.

A ce moment-là, les janissaires peuvent encore être éliminés mais un coup du sort précipite le déroulement de la bataille. Gustiniani, qui se tient en première ligne sur l'une des palissades en bois, est mortellement blessé par une balle d'arme à feu. On l'évacue vers l'arrière et la scène provoque la panique parmi ses troupes et désespère l'empereur Constantin XI. Mehmet et Zaganos Pacha envoient alors d'autres janissaires pour exploiter la percée. Un groupe de 30 d'entre eux, menés par un géant nommé Hassan, attaque la palissade. Hassan arrive au sommet mais tombe victime d'une pierre. 17 de ses compagnons périssent aussi mais les autres tiennent la position. Les janissaires, à 4h00 du matin, se répandent dans le mur intérieur et prennent les défenseurs à revers. La défense des Blachernes cède bientôt, les Vénitiens cherchent à fuir vers leurs navires de la Corne d'Or mais sont pris en tenailles par les marins ottomans. Certains quartiers se rendent sans combat pour éviter les destructions, comme le Pétrion ou le Studion ; les Catalans périssent tous près de l'ancien palais impérial. Le prince turc Orhan, capturé, est bientôt reconnu et exécuté. Luc Notaras est également pris. Des navires chrétiens forcent malgré tout la chaîne de la Corne d'Or et s'enfuient, dont un emmenant Gustiniani qui périt pendant le voyage. Les marins crétois tiennent jusque dans l'après-midi trois tours près de la porte Horaia : impressionné par leur courage, Mehmet les laisse partir sans mal.

L'empereur Constantin XI, dont le corps n'est pas retrouvé, périt probablement en se jetant dans la mêlée sur les remparts ; une autre version indique qu'il est mis à mort par des marins près de la porte d'Or, ce qui montre qu'il aurait peut-être essayé de s'enfuir par mer. Constantinople est mise à sac, surtout par les marins et les irréguliers, mais Mehmet, s'il convertit Sainte-Sophie en mosquée, protège les autres églises orthodoxes. Les destructions se limitent à certaines parties de la ville : le long de la Corne d'or, aux Blachernes, près de l'Acropole et de l'hippodrome. Le bilan s'établirait à 4 000 Byzantins tués pendant le siège et la prise de la ville, et 50 000 prisonniers, soit beaucoup moins par exemple que le sac de 1204 par la IVème croisade... Mehmet II entre dans la ville à midi et se rend à Sainte-Sophie, convertie en mosquée. Le 1er juin, il ordonne de cesser le pillage et retire ses troupes de la ville, après les trois jours traditionnels accordés aux vainqueurs pour la mise à sac de la cité conquise.


Conclusion


Le sultan ottoman se tourne ensuite vers la reconstruction de la ville et son repeuplement, en installant parfois de force des populations chrétiennes, en plus des Turcs. Il veut faire de Constantinople un carrefour culturel, mais n'oublie d'édifier deux cantonnements pour les janissaires et un atelier de fonderie pour les canons. Mehmet se pose aussi en continuateur de l'empire romain et byzantin. L'élite byzantine, elle, a péri pendant le siège ; certains de ses membres -dont le megadux Luc Notaras- faits prisonniers ont été exécutés plus tard par le sultan ; d'autres, exilés en Morée, passent sous domination ottomane quand le despotat est rattaché à l'empire en 1460. Venise a perdu l'équivalent de 100 000 ducats dans la prise de Constantinople. Gênes doit accepter la démolition des remparts de Péra pour conserver ses privilèges commerciaux. Si l'armée ottomane subit un revers devant Belgrade en 1456, les possessions génoises en mer Noire sont de fait condamnées ; Georges Skanderbeg poursuit la lutte en Albanie jusqu'à sa mort en 1468. L'empire de Trébizonde, dernier vestige byzantin, tombe dès 1461. L'Occident, quant à lui, divisé, préoccupé par ses problèmes intérieurs, voit dans la chute de Constantinople une punition pour les péchés des Byzantins. Le fameux banquet du Faisan, en février 1454, où le duc de Bourgogne Philippe Le Bon fait voeu de croisade, reste un voeu pieux. Il faudra la chute du royaume de Hongrie au XVIème siècle pour que l'on s'alarme véritablement de la menace représentée par l'expansion ottomane, sous Soliman le Magnifique. Une autre puissance tire parti de la chute de Byzance : Moscou, fille de l'orthodoxie, devenue la troisième Rome.


Bibliographie indicative :


DUCELLIER, Alain, Le drame de Byzance. Idéal et échec d'une société chrétienne, Pluriel, Paris, Hachette, 1997.

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RUNCIMAN, Steve, La chute de Constantinople 1453, Texto, Paris, Tallandier, 2007.

Les Mig-29 au combat

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Le Mig-29, entré en service au sein de l'arsenal soviétique au début des années 80, s’est avéré être un acteur incontournable des conflits conventionnels de ces deux dernières décennies. A ce titre, il est intéressant de revenir brièvement sur sa participation dans trois guerres où il affronta en combat aérien différents adversaires, et de tenter de saisir la raison des performances décevantes d'un appareil pourtant présenté comme la Némésis des aviations de l'OTAN lors de son apparition. Cet article, évoquant brièvement les combats aériens menés par les forces aériennes irakiennes, yougoslaves et érythréennes ne saurait bien entendu prétendre à l’exhaustivité, comme l’attestent, par exemple, les deux Mig-29 syriens qui auraient été abattus en septembre 2001 par des chasseurs israéliens, ou encore le drone géorgien détruit par un appareil russe du même type au-dessus de l’Abkhazie dans les mois précédents la guerre des cinq jours d’août 2008.

Adrien Fontanellaz


L'origine du Mig-29 remonte au début des années 70, lorsque le bureau d'étude Mikoyan-Gurevichse vit confier le développement d'un nouveau chasseur destiné à équiper les VVS (Voïenno-vozdouchnye sily), l'armée de l’air soviétique, au moment où les évolutions du Mig-21 arrivaient à leur terme et que les Mig-23 entraient en service. Le nouvel appareil devait égaler les performances de la nouvelle génération d'avions de combats alors en développement à l'Ouest, mais aussi être doté de caractéristiques adaptées à la doctrine d'emploi soviétique. A ce titre, il devait s'avérer capable d'opérer depuis des terrains sommairement aménagés proches de la ligne de front. En outre, il fut l’un des premiers appareils russes équipé d'un radar pouvant détecter et engager des cibles situées vers le bas. De plus, les réacteurs développés pour l'avion étaient des turbo-jets, remplaçant les turbo-fansemployés jusque-là pour propulser les précédentes générations d’avions de combat soviétiques. Le prototype, désigné 9.01, vola pour la première fois le 6 octobre 1977. Après une mise au point et un développement ardu menés à l’aide d’une vingtaine d'appareils de pré-production, les premiers exemplaires de série quittèrent les chaînes de montage en 1982.
Mig-29 irakien, exposé lors du salon de l'armement de Bagdad de 1989 (1-72.forumgratuit.org)

Le nouvel appareil était armé d’un canon Gsh-301 de 30 mm alimenté par 150 obus, et emportait un assortiment de missiles à guidage radar R-27 et à guidage infrarouge R-60 ou R-73 grâce aux trois pilonnes d’armement situés sous chaque aile. Il pouvait de surcroît emporter des bombes lisses et des roquettes pour des missions d’attaque au sol. Le système d’arme reposait sur le radar doppler N019, capable de détecter une cible d’une SER (Surface Equivalent Radar) de trois m2 entre 50 et 70 kilomètres de distance, complété par un télémètre laser et un détecteur à infrarouge. Le Mig-29 était de surcroît le premier chasseur au monde à être équipé d’un viseur de casque ; le NSC-29. Ces équipements donnaient aux pilotes de Mig-29 une autonomie plus grande que pour leurs homologues pilotant des Mig-21 et 23, mais celle-ci restait relative car la doctrine soviétique en matière d’interception prônait une stricte subordination des chasseurs aux contrôleurs aériens au sol. Les deux réacteurs RD-33, d’une poussé unitaire de 8300 kilos, associés à ses excellentes caractéristiques aérodynamiques, rendaient le Mig-29 très maniable en combat aérien rapproché, lui permettaient de décoller sur une distance de 220 mètres et d’atteindre une vitesse maximale de 2400 km/h. Ces performances avaient cependant pour prix une autonomie limitée à 1500 kilomètres, qui pouvait être augmentée de 600 kilomètres grâce à l’emport d’un bidon ventral. L’appareil était conçu pour être d’une maintenance aisée pour les unités de première ligne, alors que les opérations d’entretien plus complexes nécessitaient le renvoi de l’avion vers l’arrière, dans des centres spécialisés ou chez le constructeur.  Bien que de telles pratiques soient universelles, le système logistique soviétique appliquait cette logique de manière bien plus poussée que dans les pays occidentaux. Celle-ci s’avérait particulièrement néfaste pour les pays acquéreurs dépourvus d’industrie aéronautique, contraints de voir une partie conséquente de leur parc constamment en cours d’entretien à l’étranger. Il était ainsi rarissime que le nombre d’avions livrés corresponde au nombre d’avions mis en ligne. Environ 800 Mig-29 furent produits jusqu’en 1990, et 250 d’entre eux furent exportés vers les pays du Pacte du Varsovie ou d’autres nations, comme Cuba,  l’Inde, la Syrie, l’Irak, la Yougoslavie ou encore la Corée du Nord. Le prix annoncé de la version monoplace de l’appareil était de 23 millions de dollars en 1989. L’avionique des versions export était légèrement bridée par la perte de la capacité d’emport d’armes nucléaires ou encore par un système IFF moins performant, le système d’arme restant par ailleurs identique.

Mig-29 sur le Tigre et l’Euphrate

La force aérienne irakienne (Al Quwwa al Jawwiya al Iraqiya) fut une des premières en dehors du Pacte de Varsovie à être équipée de cet appareil. A la fin de 1985, alors en pleine guerre contre l’Iran et désireux de s’équiper d’avions capables d’affronter la redoutable aviation iranienne, l’Irak commanda des Mig-29 auprès de l’URSS, un groupe de pilotes et de techniciens y étant envoyé au début de 1986 pour être converti sur l’appareil. In fine, la force aérienne  reçut  32 monoplaces et 4 biplaces, car les Irakiens renoncèrent à se faire livrer plus d’exemplaires après avoir eu vent des caractéristiques du Su-27, qu’ils jugèrent nettement plus adapté à leurs besoins, et qu’ils choisirent d’acquérir en 1989, avant que ce projet n’avorte à la suite de l’invasion du Koweït. De ce fait, seul le 6esquadron, une unité anciennement équipée de Hawker Hunter réactivée pour l’occasion, reçut l’ensemble des Mig-29 livrés entre 1986 et 1989. Stationné sur la base aérienne de Tammuz, il devint opérationnel le 17 avril 1988, juste à temps pour participer aux quatre derniers mois de la guerre contre l’Iran, où ses pilotes furent dépêchés à plusieurs reprises pour intercepter des appareils ennemis, mais sans que ces tentatives ne débouchent sur un combat aérien. La mission du 6esquadron était la chasse, et les occasions pour son personnel naviguant de s’entraîner au largage de bombes ou au tir de roquettes furent rares. Les Irakiens reçurent des missiles R-27R et R-60MK pour armer leurs appareils, mais n’eurent pas accès aux R-73 plus récents. En janvier 1991, au moment où l’Irak allait faire face à la coalition internationale, le 6esquadron constituait un élément essentiel de la chasse irakienne, qui disposait en sus de 40 Mig-23ML, 19 Mig-25PD et 21 Mirage F-1. Les Mig-29 du 6esquadron représentaient donc près du tiers de l’effectif total consacré aux missions de défense aérienne. Cette grosse centaine d’intercepteurs allait être confrontée à des milliers d’appareils ennemis, les seuls effectifs américains sur le théâtre d’opérations étant de 2'300 avions de combats. Les Irakiens s’attendaient à être privés de la possibilité de mener des actions coordonnées à l’issue de la première semaine de guerre. En effet, leur système de défense aérienne, conçu par les Français, n’était pas dimensionné pour faire face à un ennemi d’une telle puissance, malgré sa capacité à opérer de manière décentralisée en cinq secteurs capables de coordonner intercepteurs, stations radars et d’écoute électronique, et batteries de SAM et de DCA. 


Mig-29 irakien, photographié lors du même événement (www.sirviper.com/)


Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que l’activité des pilotes du 6esquadron, principalement basés sur l’aéroport de Tammuz, fut concentrée durant les premiers jours de la guerre. Dans la nuit du 16 au 17 janviers 1991, un Mig-29 seul et dépourvu du soutien d’un contrôleur aérien au sol rapporta avoir tiré un R-27R contre un appareil ennemi de très grande taille, puis, quelques instants plus tard, avoir décoché un R-60MK contre une autre paire de cibles. Le tireur annonça dans les deux cas avoir observé une explosion. Un autre pilote du 6e squadron, cette fois efficacement guidé par le réseau de défense aérienne, revendiqua une victoire le 19 janvier après avoir tiré un R-60MK contre un Tornado britannique volant à basse altitude. Cependant, la Royal Air Force dément avoir subi des pertes en Tornado ce jour-là. L’avion irakien fut ensuite abattu par une paire de F-15C américains.

Si, au cours de la guerre, les chasseurs de la coalition annoncèrent avoir abattu en combat aérien un total de huit Mig-29, les Irakiens ne reconnurent que la perte de 14 appareils de ce type, dont trois en combat aérien, quatre envoyés se réfugier en Iran, et sept détruits au sol. Un de ces derniers fut en fait capturé sur le terrain de Tallil à la fin de la guerre par des soldats de la 24th Mechanized Infantry Division, qui le détruisirent, à la grande fureur des services de renseignements américains qui manquèrent ainsi l’occasion de mettre la main sur un exemplaire intact du Mig-29.

Face à l’OTAN

Il fallut plusieurs années avant que des Mig-29 aient à nouveau l’occasion d’affronter un ennemi en combat aérien, cette fois pour défendre les cieux de la République Fédérale de Yougoslavie (RFY). Dans les années 80, la Jugoslovensko Ratno Vazduhoplovstvo i Protiv-Vazdusna Obrana (JRViPVO, la force aérienne et de défense aérienne yougoslave) commanda une total de 16 Mig-29, dont quatorze monoplaces et deux biplaces, comme appareil de transition en attendant la mise en service d’un chasseur développé localement, le Novi Avion, dont l’entrée en service était prévue pour le milieu des années 90. Le Mig-29 fut alors choisi au détriment du Mirage 2000, en dépit de la préférence des aviateurs yougoslaves, grâce aux conditions avantageuses concédées par l’URSS. Par contre, les appareils livrés étaient de seconde main, ayant déjà été utilisés par l’aviation soviétique durant plusieurs années avant d’être livrés à la défunte République fédérative socialiste de Yougoslavie en 1987, après avoir été reconditionnés. Les Mig-29 équipèrent le 127e LAE (Lovacka Avijacijska Eskadrila, escadrille de chasse), basé sur l’aéroport de Batajnica, près de Belgrade. Durant la guerre qui éclata à la suite des sécessions slovènes, croates et bosniaques, les pilotes du 127e LAE menèrent régulièrement des missions de bombardements contre les forces croates et bosniaques sans subir de pertes face à des adversaires dont les ressources en armement antiaérien étaient limitées. 

Mig-29, portant les couleurs de la défunte de la République fédérative populaire de Yougoslavie (www.sirviper.com)


Lorsque, à la suite de l’échec de la conférence de Rambouillet durant le début de l’année 1999, l’OTAN fut mandatée pour mener une campagne aérienne contre la Serbie afin de la contraindre à céder aux exigences occidentales, le puissant JRViPVO des années 80, aux capacités semblables à celui de l’Aeronautica Militare italienne à la même époque, n’était plus qu’un lointain souvenir. Ses effectifs et son financement avaient fondu, avec des effets drastiques sur l’entraînement des pilotes et le taux de disponibilité de sa flotte, aggravés par l’embargo sur les armes frappant le pays. De plus, l’infrastructure industrielle développée sous Tito pour pourvoir aux besoins des forces armées avait éclaté en même temps que la République fédérative populaire de Yougoslavie. In fine, pour s’opposer au Jaggernaut otanien, l’aviation serbe ne pouvait aligner que trois escadrilles de chasse, les 123, 124e et 126e LAE, équipées de  Mig-21bis, ainsi que le 127e LAE et ses Mig-29. Les stocks de certaines pièces de rechange étant épuisés, seul une poignée de ces derniers était considérée comme opérationnelle, le parc dans son ensemble étant en mauvais état. De ce fait, les pilotes du 127e LAE volaient en moyenne une vingtaine d’heures par année, soit à peine assez pour rester qualifiés sur leur monture. A titre de comparaison, le nombre d’heures de vol minimum par pilote et par année au sein des forces aériennes de l’OTAN est de 180. Conscient de ses faiblesses, le JRViPVO se reposa surtout sur ses batteries anti-aériennes pour s’opposer à l’aviation otanienne. Les chasseurs du 127e LAE, seuls considérés comme suffisamment modernes pour être opposés à l’ennemi, devaient mener des missions d’interception durant les premiers jours de la campagne, puis être gardés en réserve pour être engagés au moment où les troupes otaniennes lanceraient des opérations terrestres. 

Épave de l'un des deux mig abattus près de Tula, en Bosnie (tenttrash.blogspot.com)
Durant la première nuit de guerre, le 24 mars 1999, seuls cinq Mig-29, dispersés sur les terrains de Batajnica, Nis et Ponikve, étaient opérationnels. L’ensemble de ces appareils décolla pour intercepter l’ennemi, avec des résultats catastrophiques. Un des Mig fut abattu par un F-15C américain, un autre détruit peu après son décollage, et un troisième tomba victime des tirs de sa propre DCA. Sur les deux avions qui parvinrent à regagner leur base, l’un fut gravement endommagé par l’explosion d’un missile guidé par radar AIM-120 AMRAAM tiré par un F-16 hollandais, alors que le dernier appareil était parvenu à esquiver plusieurs missiles tirés contre lui. Cependant, tous les pilotes engagés survécurent et rapportèrent avoir subi des dysfonctionnements graves de leur système d’arme. La série noire continua dans l’après-midi du 25 mars, où une paire de Mig-29 décolla de Batajnica pour intercepter un avion ennemi volant à haute altitude. Souffrant à nouveau de pannes affectant leur système d’arme, les deux pilotes furent abattus au-dessus de la Bosnie par une paire de F-15C de l’USAF. A cette occasion, un des aviateurs serbes parvint à esquiver un des trois AMRAAM tirés par les chasseurs américains avant d’être touché par un second, puis s’éjecta avec succès, alors que son équipier était tué. Enfin, un dernier combat intervint le 4 mai 1999, lorsqu’ un appareil du 127 LAE tenta d’intercepter une formation ennemie qui venait de bombarder la ville de Valjevo. Le chasseur fut abattu et son pilote tué par deux F-16C américains. Le tribut prélevé sur les Mig-29 yougoslaves durant l’opération Allied Forces fut donc élevé, avec six avions détruits en combat aérien, et quatre autres au sol, sans avoir pu remporter une seule victoire. En effet, les quelques appareils ennemis détruits durant la guerre le furent par les batteries de missiles sol-air. 

Fulcrum sur la Corne de l’Afrique

Si les mésaventures des Mig-29 serbes furent abondamment, bien que partiellement, relayées par les médias occidentaux, une autre guerre contemporaine de l’opération Allied Forces, bien moins scrutée et pourtant beaucoup plus intensive, vit également des appareils du même type engagés dans des combats aériens. Si le JRViPVO était le pâle reflet de sa puissance passée, la force aérienne érythréenne était au contraire encore dans l’enfance au moment où elle s’équipa de Mig-29. En effet, celle-ci naquit en 1991, un peu plus d’une année avant la déclaration d’indépendance du pays le 24 mai 1993, et sa sécession irrévocable d’avec l’Ethiopie, à l’issue de décennies de guerre. La nouvelle arme fut fondée autour d’un noyau très restreint d’anciens pilotes et de techniciens érythréens ayant servi dans la force aérienne éthiopienne. Ceux-ci gérèrent la montée en puissance de l’ Eritrean Air Force (ERAF) de manière cohérente, malgré le peu de ressources financières disponibles dans un des pays les plus pauvres du monde, de surcroît marqué par les destructions causées par la guerre d’indépendance. Ils commencèrent par acquérir une poignée de monomoteurs Valmet Redigo d’entraînement en Finlande, suivis peu après par quatre Y-12 chinois de transport léger.  A l’évidence, il s’agissait d’une approche destinée à assurer la montée en compétence progressive des personnels de la petite institution. Une nouvelle étape fut encore franchie en 1996, avec la mise en service de six mono-réacteurs d’entraînement avancé et d’attaque légère Aermacchi MB-339. Ainsi, en 1998, une douzaine de nouveaux pilotes avaient été formés, avec l’aide de l’Italie, et surtout de l’Ethiopie. En effet, les relations entre les gouvernements des deux pays étaient alors amicales, ceux-ci étant issus des mouvements qui combattirent, puis renversèrent le régime du Derg. Ce climat cordial finit par se refroidir brutalement du fait de contentieux sur le tracé de la frontière entre les deux Etats ainsi que sur les taxes prélevées sur les marchandises à destination de l’Ethiopie transitant par les ports érythréens. 

La situation s’aggrava le 12 mai 1998, lorsque des troupes érythréennes, soutenues par des chars et de l’artillerie, s’emparèrent de la ville de Badmé et de ses alentours, prenant les Ethiopiens complètement au dépourvu. Ceux-ci contre-attaquèrent sans succès, puis un cessez-le-feu entra en vigueur le 14 juin, gelant les positions des belligérants. Durant cette première phase du conflit, les aviations des deux adversaires échangèrent une série de raids menés menés par des MB-339 d’un côté et des Mig-21 et Mig-23BN de l’autre. Afin de se renforcer avant une éventuelle reprise des hostilités, l’ERAF se fit livrer par l’Ukraine, la même année, cinq Mig-29, répartis entre quatre monoplaces et un biplace, accompagnés d’un stock de missiles R-27 et R-73. Le choix de cet appareil avait été influencé par le commandant de la force aérienne, qui avait été impressionné par ses performances lors d’un stage qu’il suivit en URSS à la fin des années 80, en tant qu’officier de la force aérienne éthiopienne sous le régime de Mengistu. Cependant, les pilotes érythréens durent se convertir sur leur nouvelle monture en quelques semaines, sans disposer du temps nécessaire pour s’initier à l’art complexe du combat aérien, ni aux subtilités du système d’arme de l’appareil, ce qui eut pour effet de contraindre, le moment venu, la force aérienne érythréenne à les envoyer au combat isolément. Les cinq Mig furent alloués à une nouvelle unité crée pour l’occasion ; le 5esquadron. La force aérienne éthiopienne ne resta pas non plus inactive, et renforça son ordre de bataille par la remise en état de Mig-21 et 23BN supplémentaires restés inutilisés depuis la fin de la guerre civile. De plus, elle reçut de la Russie, à la fin de l’année 1998, huit Su-27 achetés pour un montant de 150 millions de dollars, accompagnés par un contingent de techniciens et d’officiers russes. 

Paire de Mig érythréens au décollage (www.erey.50megs.com)


Les combats reprirent le 5 février 1999, et durèrent environ un mois, durant lequel les Ethiopiens lancèrent deux offensives majeures. La seconde contraignit les Erythréens à reculer au terme de très violents affrontements terrestres, au cours desquels les tués se comptèrent par milliers. C’est dans ce contexte que les chasseurs des deux camps finirent par se rencontrer. Dans l’après-midi du 25 février, deux Su-27 tirèrent plusieurs R-27 contre un Mig-29 isolé au-dessus de Badmé. Un des missiles fit mouche, détruisant l’appareil érythréen et tuant son pilote, après avoir parcouru une distance de 27 kilomètres. Le lendemain, une autre paire de Su-27 abattit un autre Mig-29 à l’aide de missiles R-27, le pilote érythréen étant également tué. A la suite de ces deux rencontres, l’ERAF renonça à contester la supériorité aérienne ennemie. Enfin, la troisième et dernière phase du conflit débuta le 4 mai 2000 avec le lancement de l’opération Hard Wind par les Ethiopiens, qui s’emparèrent d’un quart du territoire national ennemi en quelques semaines. Acculé, le gouvernement d’Asmara n’eut d’autre choix que d’accepter un plan de paix proposé par l’Union Africaine, les combats cessants le 18 juin 2000. Au cours de ceux-ci, l’activité du 5esquadron se réduisit à quelques patrouilles au-dessus d’Asmara, et à une tentative d’interception infructueuse le 29 mai contre une formation de quatre Mig-23BN qui venait de bombarder l’aéroport d’Asmara.

Conclusion

Les exemples de l'emploi au combat du Mig-29 par les forces aériennes irakiennes, yougoslaves et érythréennes illustrent avant tout la très grande complexité de la guerre aérienne, et donc, des institutions qui la mènent. De fait, les avions de combat ne représentent de nos jours que le maillon d'une chaîne leur permettant d'agir efficacement, et résumer le résultat d'un combat aérien aux caractéristiques des avions engagés serait trompeur. Ainsi, dans le cas yougoslave, la véritable cascade de facteurs qui s'accumulèrent contre les pilotes du 127e LAE ne pouvait que condamner à l'échec leurs tentatives d'interception. Ils furent dans un premier temps victimes de la déliquescence de leur institution, incapable de leur fournir un entraînement suffisant dans les mois précédents le conflit, puis d'assurer le bon fonctionnement de leurs appareils au cours de celui-ci. De plus, ils affrontèrent un ennemi démesurément plus puissant, capable de considérablement réduire le soutien que pouvait leur prodiguer leur réseau de contrôle aérien. Par ailleurs, sur le plan tactique, leur déploiement à moyenne altitude durant des périodes prolongées ne fit que faciliter leur détection par l'adversaire alors qu'eux-mêmes étaient pratiquement aveugles. In fine, en 1999, les caractéristiques du Mig-29 étaient intimement connues de leur adversaire, ne serait que parce que la Luftwaffe allemande comptait une escadre équipée de cet appareil dans son ordre de bataille, et que les Américains s'étaient également empressés d'en acquérir en profitant des opportunités offertes par la chute du mur de Berlin.

Leurs homologues du 6e squadron de la force aérienne irakienne furent, dans une certaine mesure, plus chanceux que les défenseurs du ciel yougoslave. En effet, ils avaient été soigneusement entraînés aux opérations à basse altitude et ce depuis la création de leur unité, du fait du modus operandi iranien durant la guerre Iran-Irak, qui privilégiait, pour ses attaques au cœur de l'Irak, l'emploi de petites formations de chasseurs-bombardiers volant au raz-du-sol. Cette expertise s'avéra pourtant insuffisante face aux milliers d'avions de tous types de la coalition.

Dans le cas érythréen, la supériorité du radar embarqué du Su-27 comparé à celui du Mig-29 joua sans doute un rôle plus important, dans la mesure où les réseaux de détection terrestres des deux belligérants étaient relativement peu développés. Néanmoins, l'accélération subite de la montée en puissance de l'ERAF avec l'introduction du Mig-29 ne lui laissa pas le temps nécessaire à l'assimilation des multiples savoir-faire inhérents au combat aérien. Leurs adversaires éthiopiens, bien qu'ayant aussi dû mettre en service de manière accélérée un nouveau chasseur, furent certainement moins affectés par ce phénomène, dans la mesure où ils bénéficièrent d'une important assistance russe, et que leur force aérienne pouvait également s'appuyer sur une expérience opérationnelle riche et variée découlant de décennies de guerres.


Bibliographie
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Général Ahmad Sadik et Tom Cooper, la tempête vue du désert, in le Fana de l’aviation 506 et 507, janvier et février 2012
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Vidéo : le modèle mandchourien

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Voici la présentation de mon prochain article sur le blog, à paraître le 1er juin. Il abordera la question du "modèle mandchourien" développé par l'Armée Rouge à partir de 1960. Cet article m'a été inspiré à la fois par le livre de Jacques Sapir, La Mandchourie oubliée, mais aussi par la question d'un commentateur anonyme sur ce fameux "modèle mandchourien" que Sapir ne faisait qu'aborder rapidement. Merci à lui, donc !




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