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Une « guerre éclair » à la soviétique. Le modèle mandchourien.

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« Si ils [le commandement militaire japonais] avaient étudié nos nombreuses opérations offensives sur le front occidental, ils auraient pu apprendre la simple vérité : quand l'Armée Rouge attaque, elle frappe un coup mortel. » . C'est ainsi que le maréchal de l'artillerie soviétique Kazakov, dans ses mémoires parues en 1973, résume le sens de la victoire de l'Armée Rouge en Mandchourie, contre le Japon, en août 1945. Le « modèle mandchourien » de l'Armée Rouge est une approche particulière, durant la guerre froide, de la dernière campagne soviétique de grande envergure pendant la Seconde Guerre mondiale, contre l'armée japonaise du Kwantung. Le choix de ce modèle mandchourien par l'Armée Rouge à l'ère de la guerre nucléaire est dicté par celui de l'offensive. C'est une acception délibérée de l'offensive, au sein d'une guerre moderne. C'est aussi une idéalisation de la campagne de 1945 qui connaît un certain soutien institutionnel et une grande publicité dans le milieu militaire soviétique à partir de 1960. Elle réside dans la volonté de conduire des offensives stratégiques, reposant sur la combinaison des armes, et permettant d'emporter la décision dans la phase initiale des hostilités. Ce modèle mandchourien est avancé, en particulier, après la chute de Khrouchtchev en 1964, au moment où les forces soviétiques révisent leur doctrine stratégique et se tiennent prêtes pour une offensive qui n'est pas seulement limitée au cas d'un conflit frontalier avec la Chine. Il va contribuer à une certaine restructuration des forces conventionnelles de l'Armée Rouge, et sans doute porter à son pinacle l'efficacité de cet appareil militaire, au tournant des années 1970 et 1980, au risque de déclencher un conflit généralisé avec les Etats-Unis et leurs alliés.

Stéphane Mantoux.

 


L'évolution de la stratégie militaire soviétique depuis 1945


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la stratégie soviétique a été fonction de son expérience de la guerre et de la redistribution des cartes politico-militaires à travers le monde. Dans les années 1950, les Soviétiques cherchent ainsi à protéger les acquis de la Seconde Guerre mondiale, face au monopole nucléaire américain -brisé dès 1949- et aux alliances pro-américaines forgées par les Etats-Unis à travers le globe, dont, principalement, l'OTAN. En conséquence, l'URSS maintient un vaste potentiel militaire conventionnel, disposé essentiellement en Europe.

La situation change sous Khrouchtchev, qui applique en particulier les idées développées dans l'ouvrage du maréchal Sokolovsky, Stratégie militaire (1962) : il s'agit alors d'atteindre la parité en armes thermonucléaires avec les Américains de façon à réduire le dispositif conventionnel. Le postulat est qu'une guerre sera désormais nucléaire, par définition. La situation ne change véritablement que quelques années après la chute de Khrouchtchev, en 1964 : l'option du tout nucléaire perd de sa vigueur et un rééquilibrage a lieu en faveur des forces conventionnelles. De 1970 à 1985, c'est ainsi l'opération stratégique de théâtre qui domine la pensée militaire soviétique. L'Armée Rouge cherche à développer des concepts stratégiques permettant d'obtenir la victoire dans les opérations de théâtre et à travers la combinaison des armes, d'où l'étude approfondie des succès de la Grande Guerre Patriotique, dont les leçons sont considérées comme encore pertinentes.

L'étude des opérations de la Seconde Guerre mondiale produit une série de modèles qui servent de base pour forger des concepts adaptés aux opérations modernes de théâtre soviétiques. Les modèles sont choisis en fonction des éléments qui intéressent le plus l'Armée Rouge : grande ampleur des opérations, mouvements importants de forces mobiles, développements dans la profondeur opérative et stratégique de l'adversaire, conduite à grande échelle de missions complexes, soutien logistique dans l'espace et dans la durée de campagnes d'envergure. Quatre opérations de la Seconde Guerre mondiale, en particulier, sont sélectionnées par les Soviétiques : l'opération Bagration (juin-août 1944), l'opération Iassi-Kichinev (août 1944), l'opération Vistule-Oder (janvier 1945) et la campagne en Mandchourie (août 1945). Les deux dernières deviennent des modèles pour les offensives stratégiques de théâtre des penseurs soviétiques de la décennie 1980.


Un ISU-122 entre dans Lodz, pendant l'opération Vistule-Oder. Cette opération soviétique va devenir, avec celle de Mandchourie, le modèle des offensives de théâtre envisagées à partir des années 1960 et jusqu'aux années 1980.-Source : Wikipédia.



L'analyse de la campagne de Mandchourie par l'Armée Rouge


Pour les planificateurs soviétiques, la campagne d'Extrême-Orient est la première opportunité d'organiser et d'exécuter une offensive de grande échelle où ils sont libres de définir le temps, l'ampleur et le type des opérations. La planification de la campagne de Mandchourie, entre février et juin 1945, consacre le choix d'une offensive pour obtenir la surprise stratégique. Staline sait en effet qu'une guerre contre le Japon ne peut bénéficier du même soutien de la population que celle contre l'Allemagne ; en outre, jusqu'à octobre 1944 au moins, il croit encore en la possibilité d'une attaque japonaise en Extrême-Orient1. C'est pourquoi l'état-major général conçoit une campagne courte, permettant d'obtenir la décision rapidement, pour éviter une guerre prolongée et gagner du terrain avant la fin de la guerre entre le Japon et les Anglo-Américains. L'offensive contre la Mandchourie est ainsi le prototype d'une « guerre éclair » à la soviétique.

A partir de juin 1945, Staline laisse volontairement croire aux Japonais qu'il est ouvert à la négociation, de façon à endormir leur méfiance. Ceux-ci ne sont pas dupes mais ont déjà fait le choix de défendre les îles de la Mère-Patrie : même s'ils avaient anticipé correctement l'opération en Mandchourie, ils n'auraient sans doute pas pu renforcer de manière conséquente l'armée du Kwantung. A partir de décembre 1943 et de la conférence où Téhéran, où Staline s'engage à attaquer le Japon après la défaite de l'Allemagne, les troupes soviétiques d'Extrême-Orient commencent à amasser des munitions dans leurs dépôts. La planification de l'opération débute en fait dès septembre-octobre 1944. Mais elle est retardée par la campagne contre l'Allemagne, qui se prolonge ; ce n'est que le 11 février 1945 que Staline indique enfin que l'Armée Rouge entrera en campagne contre le Japon deux ou trois mois après la défaite des nazis. Dès le mois de juin 1945, l'offensive est prévue pour le mois d'août, en dépit des mauvaises conditions météo. Staline pense au départ attaquer le 11 août, mais sur l'insistance de Vassilievsky, il décale le lancement au 9 et signe l'ordre d'offensive quelques heures seulement après le lâcher de la bombe atomique américaine sur Hiroshima. Les Japonais, quant à eux, restent persuadés jusqu'au bout que l'attaque ne peut avoir lieu avant septembre au plus tôt2, et leurs troupes sont d'ailleurs en plein mouvement pour se repositionner en accord avec la nouvelle stratégie défensive, ce qui accroît la surprise stratégique de l'opération soviétique. Les Japonais ont pourtant anticipé correctement l'axe d'attaque principal des Soviétiques, à travers le massif du Grand Khingan, pour d'évidentes raisons géographiques et logistiques, mais n'ont jamais pensé que de vastes attaques mécanisées pourraient y avoir lieu : les leçons de Khalkhin-Gol n'ont pas été retenues. Le renseignement japonais a connaissance de l'effectif soviétique global impliqué mais l'Armée Rouge, grâce à la maskirovka, a pu dissimuler la localisation précise de ses forces.

Au plan opératif, les Soviétiques ont dû d'abord définir l'échelle du théâtre des opérations. Des opérations aéroportées et amphibie contre le Japon ont été envisagées, puis écartées, en raison des lourdes pertes que cela risquait d'entraîner et du manque de soutien prévisible des Alliés. Une option d'attaque sur le nord de la Chine est également mise de côté car les objectifs abordés n'ont pas de valeur suffisante. L'assaut sur Sakhaline et les Kouriles, aussi évoqué, est conservé comme attaque secondaire, à la charge de la marine et des forces aériennes soviétiques. La Mandchourie et le nord de la Corée sont finalement retenues comme théâtre d'opérations principal pour détruire l'armée du Kwantung, afin de porter un coup final à l'effort de guerre japonais. Des considérations politiques entre également en jeu : il s'agit de devancer les Alliés occidentaux et en outre, les stocks d'armes japonaises capturés seront très vite cédés aux communistes chinois combattant les nationalistes pendant la guerre civile -sans que cela ait été forcément anticipé en 1945. Le plan opératif prévoit de grosses concentrations de bataillons mécanisés en détachements avancés, ainsi que dans les brigades, divisions et armées des forces de premier échelon des fronts engagés, particulièrement pour la 6ème armée de chars de la Garde qui assure la poussée principale à travers le Grand Khingan.

Le terrain sur lequel se déroule l'offensive en Mandchourie. Source :
GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria.


Il s'agit d'encercler le gros des forces ennemies puis de tronçonner les éléments encerclés et de les couper de leur réserve stratégique en Chine du Nord. Des attaques secondaires fixent les forces japonaises sur toute la longueur du front et les empêchent de barrer les axes d'attaque principaux. A l'inverse de ce qui s'est passé à l'ouest contre l'Allemagne où les fronts mènent une successions d'opérations pour obtenir le résultat stratégique, ici, les fronts ne conduisent qu'une opération dont la profondeur rejoint la stratégie. L'un des préparatifs principaux des Soviétiques concerne la prévention de l'utilisation d'armes bactériologiques par les Japonais. Un rapport du corps médical, dès mars 1945, insiste sur la nécessité d'une attention particulière aux moyens sanitaires de la campagne. Les troupes de l'Armée Rouge sont massivement vaccinées contre la peste et autres maladies sensibles, dont on redoute la dissémination par les forces nippones. Un poste de commandant en chef de théâtre, forgé pour Vassilievski, est créé le 30 juillet 1945 : il coiffe les armes aériennes et navales représentées après le 3 août par leurs chefs respectifs, Novikov et Kouznetsov. C'est alors la première fois pendant la Seconde Guerre mondiale que l'Armée Rouge crée un tel poste de commandant en chef de théâtre d'opérations.

Les Soviétiques ne disposent que de peu d'informations sur l'armée du Kwantung, qui a tant bien que mal cherché à dissimuler qu'elle avait été progressivement vidée de sa substance, disséminée à travers le Pacifique pour soutenir la défense des possessions japonaises. C'est pourquoi l'Armée Rouge double son effectif au printemps et à l'été 1945 de façon à pouvoir disposer d'un million d'hommes dans ses unités de combat et d'un demi-million dans les services arrières -par le transfert de 4 armées complètes et d'autres unités particulières, soit 750 000 hommes, entre mai et juillet. Les reconnaissances sont par définition limitées pour conserver l'effet de surprise : les Soviétiques ignorent en particulier si les réserves en chars et en avions des Japonais dans la plaine centrale de Mandchourie peuvent être d'importance pour une contre-attaque. C'est pour cette raison que la 6ème armée de chars de la Garde est considérablement renforcée : deux divisions de fusiliers motorisés3, deux brigades de canons d'assaut et quatre bataillons indépendants de chars. Les armées du premier échelon reçoivent également un supplément de forces mécanisées : des bataillons renforcés constituant des détachements avancés opèrent de 10 à 50 km en avant des divisions, et des détachements de reconnaissance spéciaux opèrent aussi à plus de 40 km en avant. On prévoit ainsi que la 6ème armée de chars de la Garde avancera sur 82 km par jour en moyenne (!), en bénéficiant d'un ravitaillement aérien ; d'ailleurs la percée dans la profondeur opérative est prévue sur pas moins de 820 km.


Le dispositif de l'armée du Kwantung en Mandchourie. Source :
GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria.


L'offensive soviétique a son axe principal à l'ouest, à travers l'attaque du Front de Transbaïkalie qui poussera vers l'est, tandis que le 1er Front d'Extrême-Orient attaque à l'est en direction de Harbin et que le 2ème Front d'Extrême-Orient, au nord, mène des assauts pour fixer les forces japonaises. Complètement surpris, les Japonais accusent de lourdes pertes (de 5 à 10 hommes pour un Soviétique mis hors de combat) et capitulent en dix jours. L'Armée Rouge a isolé l'armée du Kwantung, l'empêchant d'être évacuée ou de recevoir des renforts, grâce à l'emploi de multiples détachements avancés, bien que le manque de carburant et de moyens de transport ait parfois entravé le cours des opérations.

La campagne de Mandchourie est surtout une réussite pour les forces terrestres de l'Armée Rouge, celle-là même qui mettent en avant le modèle mandchourien à partir de 1960. L'infanterie a composé le gros des détachements avancés qui ont été le moyen de l'offensive éclair. Et c'est celle qui a effectué aussi la percée initiale. Des bataillons spéciaux se sont infiltrés à 5 km derrière les lignes ennemies avant l'attaque pour neutraliser les positions défensives japonaises. Les attaques de nuit ou par mauvais temps déroutent d'ailleurs considérablement les Japonais. Le premier échelon d'infanterie qui monte en ligne dispose, sur les points de rupture choisis du 1er Front d'Extrême-Orient, d'une concentration de 200 pièces d'artillerie et de 30 chars au kilomètre. Des renforts échelonnés sont massés en arrière pour être immédiatement injectés si besoin. Les détachements avancés sont le plus souvent commandés par des officiers de l'infanterie. Ils sont cependant limités par le manque de moyens motorisés, à tel point qu'il faut parfois reconvertir les transports pour l'artillerie en transports de troupes.

La décision stratégique d'engager de larges forces mécanisées en premier échelon s'est également avérée payante. La 6ème armée de chars de la Garde, en particulier, a joué à merveille son rôle de bélier. Elle a été renforcée pour accomplir sa mission dans la profondeur du dispositif ennemi, à tel point qu'elle compte alors plus de bataillons d'infanterie motorisée que de bataillons de chars (44 contre 25). Dans les autres armées du Front de Transbaïkalie, les éléments mécanisés et blindés sont également en premier échelon. Les chars ont contribué à la percée et ont ainsi permis l'exploitation en profondeur, une première qui n'a d'ailleurs pas fait l'unanimité lors de la planification initiale. En revanche, les grandes formations mécanisées ont été handicapées par le manque de carburant, les problèmes mécaniques liés au climat et l'insuffisance des moyens du génie. Les régiments de canons automoteurs ou les brigades de chars attachés aux armées combinées se sont révélés plus efficaces. Par contre, la 6ème armée de chars de la Garde a coopéré étroitement avec l'aviation pour son ravitaillement dont ont aussi bénéficé les équipes de reconnaissance spéciales motocyclistes précédent les corps de chars, chargées de prendre les points stratégiques.


Les opérations du Front de Transbaïkalie.-Source :
GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria.


L'artillerie n'a pas joué le rôle si considérable qui est le sien dans les offensives soviétiques du conflit -malgré la présence de quelques 26 000 pièces. D'abord parce qu'elle n'a pas pu être assez mobile pour suivre le rythme de l'exploitation, mais aussi, par exemple, parce que l'offensive initiale est menée dans l'obscurité, par des commandos, sans préparation d'artillerie ou de l'aviation. Encombrante à déplacer, elle consomme également beaucoup de ressources pour le transport de munitions : elle est plus efficace à l'échelon des canons automoteurs, ou des brigades de canons antichars ou de mortiers plus mobiles, par exemple. Les garde-frontières soviétiques, sous les ordres de l'Armée Rouge, ont joué un rôle important, composant certains détachements avancés et aidant à sécuriser les arrières. Ils contribuent à l'offensive nocturne initiale, parfois en coordination avec la marine, participant ainsi à la surprise tactique. A partir de mars-avril 1945, ils patrouillent pour empêcher la reconnaissance adverse de découvrir les préparatifs et les concentrations soviétiques, apportent ainsi également leur pierre à la surprise stratégique. Quant aux troupes du génie, elles ont bâti, rien que pour les préparatifs de l'attaque, 1 390 kilomètres de route et en ont réparé 5 000 autres. Elle creusent également des puits pour dénicher de l'eau et les abris de camouflage des chars de la 6ème armée de chars de la Garde. Au sein de la 5ème armée du 1er Front d'Extrême-Orient, les hommes du génie entraînent 5 000 hommes à l'assaut de fortifications, répartis dans 106 groupes d'assaut et 163 autres de démolition des obstacles. Un commando de 120 sapeurs d'une brigade motorisée saute sur Harbin pour s'emparer des ponts, bases et autres points importants pour éviter leur destruction par les Japonais.

Si l'aviation soviétique domine sa vis-à-vis japonaise, elle n'en mène pas moins des missions d'appui au sol et d'autres plus originales, pour rôder son expérience. En plus du ravitaillement déjà évoqué, elle participe à des opérations aéroportées et guide aussi, parfois, la progression des troupes au sol. Les unités à long rayon d'action et les avions de transport appuient principalement le Front de Transbaïkalie tandis que les chasseurs-bombardiers et chasseurs sont plus présents au-dessus du 2ème Front d'Extrême-Orient. Les problèmes rencontrés sont essentiellement liés à la relocalisation des avions au plus près de la progression, qui ne peut se faire immédiatement. La marine soviétique joue un rôle essentiel dans les opérations du 2ème Front d'Extrême-Orient, en particulier avec la Flottille de l'Amour. C'est elle également qui mène les opérations amphibie sur Sakhaline et dans les îles Kouriles, bien que les résultats soient en deça de ce qui était prévu en raison d'une mauvaise planification. D'ailleurs la marine soviétique est la première à s'intéresser à la campagne de Mandchourie, à travers deux publications parues en 1958 et 1959, avant l'adoption du modèle mandchourien par l'armée de terre.


L'adoption du « modèle mandchourien »


L'état-major général de l'Armée Rouge commande une série d'études sur les opérations de la Seconde Guerre mondiale alors que les tensions avec la Chine ne cessent de grandir au début des années 1960. Dès septembre 1960, le maréchal Zakharov, nouveau chef d'état-major de l'Armée Rouge (et chef d'état-major du Front de Transbaïkalie durant l'offensive en Mandchourie de 1945), attire l'attention sur la campagne de Mandchourie comme un possible modèle pour les opérations modernes, dans la revue d'histoire militaire du ministère de la Défense4. Les Soviétiques sont particulièrement intéressés par le fait que la décision a été emportée, dans cette campagne, lors de la phase initiale des opérations, celle à laquelle l'Armée Rouge accorde le plus d'importance dans le cadre d'une guerre moderne.


Le maréchal Matvei Zakharov, qui a participé à la campagne de Mandchourie, va encourage l'étude de l'opération à partir de 1960.-Source : Wikipédia.


La littérature sur la campagne de Mandchourie prend en fait trois formes distinctes : les mémoires des commandants des forces d'Extrême-Orient de l'époque ; le récit officiel de la performance des différentes branches de l'armée soviétique dans la campagne ; et des analyses plus complètes de l'ensemble de l'opération. Après l'article du maréchal Zakharov, il faut attendre plusieurs années, en 1962 et 1963, pour voir apparaître les premiers livres sur la campagne : une étude des opérations conduites par la 6ème armée de chars de la Garde (Kroupchenko) et une autre sur le ravitaillement en eau, qui peut toujours s'avérer utile dans le cadre d'une guerre nucléaire (Tsirlin).

En 1965, le général Pliev, qui a commandé le groupe de cavalerie mécanisée soviéto-mongole au sein du Front de Transbaïkalie, publie ses mémoires. La même année, le général Lioudnikov, qui commandait la 39ème armée protégeant le flanc gauche de la 6ème armée de chars de la Garde, fait également part de son expérience dans une revue militaire. Suivent une étude sur le rôle des garde-frontières (Platonov et Boulatov), un récit de l'invasion du sud de Sakhaline (D'iakonov) et un article sur l'ensemble de la campagne. Enfin, deux ouvrages majeurs, celui des maréchaux Zakharov et Malinovsky (qui a commandé le Front de Transbaïkalie pendant la campagne), Final, étude politico-militaire soviétique classique, et l'autre, Victoire en Extrême-Orient, plus destinée aux militaires, de L.N. Vnotchenko, paraissent en 1966. Ils sont mis à jour en 1969 et 1971 respectivement. La même année, le maréchal Meretskov, qui commandait le 1er Front d'Extrême-Orient, fait part de ses souvenirs dans une revue militaire.


Rodion Malinovsky, ministre de la Défense soviétique et qui a commandé le Front de Transbaïkalie pendant la campagne de Mandchourie, est l'un des principaux soutiens du "modèle mandchourien".-Source : Wikipédia.


Les publications se généralisent après 1966. En 1967, le général Lioudnikov édite un livre ; les mémoires du général Shtemenko relatives à la campagne sont rééditées ; le commandant adjoint du corps des transmissions d'Extrême-Orient, Kourochkin, publie un article sur le sujet. Les maréchaux Meretskov et Vassilievski discutent également des deux ouvrages parus en 1966. L'année 1968 voit une véritable prolifération de publications relatives à l'opération. Les mémoires des maréchaux Meretskov et Shtemenko sont éditées. Le trentième anniversaire des batailles du lac Khasan et de Khalkhin-Gol en 1968-1969 connait également une floraison de publications. En 1969, juste après les premiers incidents avec la Chine, le général Toloubko, commandant le district militaire d'Extrême-Orient, revient dans un article sur les combats avec la Chine en Mandchourie de 1929. Zakharov publie un article la même année sur les solutions trouvées pendant la campagne de 1945 à un certain nombre de problèmes, comme la dissimulation de la concentration des troupes, et un autre article l'année suivante où il encourage l'étude des batailles du lac Khasan et de Khalkhin-Gol. Le maréchal de l'artillerie Kazakov publie ses mémoires en 1973. L'année suivante, un article revient sur la performance des blindés du 1er Front d'Extrême-Orient à travers la taïga (Ezhakov). Il est suivi en 1975 par l'ouvrage du commandant de la 25ème armée du 1er Front d'Extrême-Orient, Chistiakov, qui a collaboré avec la marine et a utilisé les brigades de chars pour rompre des lignes fortifiées ; et par un autre écrit par deux membres du conseil militaire du commandement d'Extrême-Orient, Shikin et Chapochnikov.

L'adoption du modèle mandchourien répond à la fois aux tensions grandissantes avec la Chine mais aussi à un repositionnement de l'armée de terre soviétique face aux coupes apportées par Khrouchtchev, qui privilégie les forces nucléaires. Le maréchal Malinovsky, ministre de la Défense, Zakharov, à l'état-major général, et Tchouïkov, qui commande les forces terrestres soviétiques, s'opposent vigoureusement aux réductions d'effectifs effectuées par Khrouchtchev, jusqu'à sa chute en 1964. Le colonel-général Pavlovskii est promu en 1967 général d'armée et commandant des forces terrestres après avoir été responsable du district militaire d'Extrême-Orient, où il a bâti une base solide pour de grandes opérations conventionnelles. C'est lui qui dirige le premier exercice militaire à l'échelle du théâtre d'opérations, avec des manoeuvres autour de la combinaison des armes, qui n'implique pas l'emploi des armes nucléaires par l'Armée Rouge, dans le scénario retenu. En outre, la même année, celle-ci fait en sorte d'augmenter la réserve entraînée pour gonfler ses effectifs potentiels en cas de conflit.

L'opération en Tchécoslovaquie d'août 1968 et les manoeuvres en parallèle des escarmouches avec la Chine à l'été 1969 confirment l'intérêt de l'Armée Rouge pour la réflexion sur le modèle mandchourien. Les études sur la campagne se multiplient notamment parce que son contexte semble davantage ressembler au schéma de guerre courte contre un ennemi inférieur en nombre privilégié par les Soviétiques à cette époque. La campagne renvoie aussi une image beaucoup plus positive de l'Armée Rouge que l'affrontement face à l'Allemagne. Paradoxalement, dans leurs réflexions, les Soviétiques en viennent parfois à écarter tout emploi possible de l'arme nucléaire, non sans gêne. De 1965 à 1972, l'Armée Rouge met en avant des officers généraux prêts à mener ce concept stratégique dans un conflit éventuel avec la Chine, tandis qu'un traité est renégocié avec la Mongolie pour le stationnement des troupes de l'Armée Rouge. Le modèle mandchourien sert donc de base à la modernisation de la combinaison des armes soviétiques et à l'installation de structures avancées pour les opérations, notamment en Asie.


Un modèle caractéristique


L'offensive de Mandchourie en août 1945 repose sur la surprise stratégique et sur une planification logistique entamée dès le printemps précédent. Le plan opérationnel prévoit d'isoler et de détruire l'armée du Kwantung au cours d'une brève campagne. Le plan final inclut des attaques simultanées sur plusieurs lignes de front ; un groupe mobile attaquant par surprise, à partir de la Mongolie ; et une armée de chars conduisant l'attaque principale à travers le désert de Gobi, le massif du grand Khingan et la plaine de Mandchourie centrale. Le résultat ne dépend pas de la supériorité numérique des Soviétiques mais plutôt d'une certaine supériorité qualitative : plus grande mobilité, plus grande puissance de feu, meilleure maîtrise de la guerre moderne par les unités de l'Armée Rouge engagées dans l'opération. Dans les trois mois suivant la reddition de l'Allemagne, les Soviétiques transfèrent quatre armées complètes en Extrême-Orient5. L'offensive est combinée dans le sens où elle inclut à la fois les composantes terrestre, aérienne et maritime des forces armées soviétiques mais également les troupes mongoles. Le théâtre des opérations s'étend sur 5 000 km de front et les manoeuvres dans la profondeur opérative de l'ennemi s'étalent sur 300 à 800 km.

Pour les Soviétiques, le succès de la campagne tient d'abord à la surprise, la puissance, la vitesse et à la percée. Cependant, ils reconnaissent que l'infériorité numérique et technologique des Japonais, en particulier dans les domaines antiaériens et antichars, a joué. Les mémoires soviétiques évoquent de nombreuses difficultés liées au caractère dispersé des opérations et à la progression sur de longues distances. Mais le dessein stratégique, la planification opérationnelle, le schéma tactique et son exécution restent des modèles pour les penseurs soviétiques. Plusieurs facteurs ont contribué, d'après eux, à un succès si impressionnant : la surprise, la domination aérienne quasi complète au-dessus du champ de bataille et la plus grande maîtrise des armes modernes dans l'Armée Rouge. Ils signalent aussi que l'armée du Kwantung n'a pas assez préparé ses défenses en profondeur, même si ce faisant ils minimisent également l'impact de la guerre contre les Anglo-Américains sur l'efficacité des troupes japonaises auxquelles l'Armée Rouge a fait face.


L'exercice Dniepr, en 1967, est la démonstration d'un regain d'intérêt de l'Armée Rouge pour les opérations conventionnelles d'envergure. La dimension aéromobile y est d'ailleurs expérimentée pour la première fois.




Au niveau stratégique, la conception de la campagne reflète un style de commandement collectif sous la houlette du maréchal Vassilievski, de l'état-major général de l'Armée Rouge. La maskirovkasovietique a été particulièrement rigoureuse pour tromper les Japonais : en particulier, comme avant l'offensive du 20 août 1939 à Khalkhin-Gol, l'Armée Rouge laisse croire qu'elle est sur une posture défensive. Une des leçons principales tirées de cette campagne par les théoriciens soviétiques est que l'on peut obtenir la surprise stratégique complète pour la première opération de la guerre, ou peu s'en faut.

Si les Soviétiques s'intéressent tant à la campagne de Mandchourie de 1945, c'est qu'ils ont alors un intérêt particulier pour les opérations conventionnelles, et qu'ils cherchent à éviter les immenses pertes des débuts de la Grande Guerre Patriotique ou celles qui seraient provoquées par un conflit nucléaire à grande échelle. L'évolution des relations internationales pèse aussi dans la balance. Il s'agit d'utiliser au mieux la maskirovka non pas pour obtenir une surprise stratégique complète mais pour cacher le plus possible l'ampleur des préparatifs. L'Armée Rouge cherche à emporter la décision dans la phase initiale des hostilités : elle privilégie en conséquence des concentrations énormes sur des secteurs d'attaque étroits pour la percée, des bombardements soudains et des avances rapides sur les points de communication majeurs et les centres de contrôle adverses. Il s'agit aussi de désorganiser le plus possible les arrières de l'ennemi, non pas de détruire sa force principale. Le plan opératif du modèle mandchourien comprend donc l'utilisation massive de forces spéciales, des avances brusquées par des détachements avancés, suivies de la progression d'immenses armées mécanisées.

Au niveau tactique, ce modèle inclut certains choix et favorise certaines armes, dans le cadre d'une guerre courte reposant sur une seule offensive d'envergure. Il recquiert des forces mécanisées, des moyens de ravitaillement ambulants, un génie mécanisé, une défense antiaérienne et des transmissions mobiles. Il exige des mouvements rapides par des forces compactes sur des axes et des terrains différents, ce qui implique des manoeuvres régulières, des matériels prépositionnés et des transferts de troupes très rapides. Une pénétration en profondeur et courte dans le temps du dispositif adverse nécessite aussi des capacités aériennes, amphibie, et une interdiction menée par des troupes aéroportées. L'Armée Rouge accroît en conséquence son infanterie mécanisée, ses parachutistes, ses services arrière, son artillerie automotrice, ses sapeurs, ses fusiliers marins, son aviation de transport et d'appui tactique. Par contrecoup, cela empêche, vu le manque de moyens financiers, le développement de matériels plus modernes (chars, avions, etc). Le modèle mandchourien comprend en outre la mobilisation totale de l'appareil militaire et du secteur civil pour fournir des réserves entraînées, une flotte d'appareils de transport et des services arrière conséquents. C'est un modèle qui est donc très coûteux en temps de paix : armes modernes, troupes spécialisées, forces de réaction rapide, réserves entraînées, organisations de soutien.


Conclusion


L'Armée Rouge, sur un plan stratégique, s'intéresse avant tout au modèle mandchourien en raison de la menace de plusieurs front simultanés en cas de conflit, et en particulier lors de la rupture avec la Chine dans la décennie 1960, avec l'acquisition de l'arme nucléaire par celle-ci face au renforcement conventionnel de l'Armée Rouge en Asie et son rapprochement avec les Etats-Unis et l'Europe. Pour résoudre ce dilemme, les Soviétiques augmentent leurs capacités offensives sur tous les fronts. En jouant la « détente » sur un front, il est également possible de concentrer rapidement des forces et de mobiliser rapidement pour une offensive courte sur l'autre front. Le maréchal Zakharov résume ainsi l'intérêt du modèle mandchourien, en 1969 : « C'est [la campagne de Mandchourie] un exemple distingué de la résolution de problèmes stratégiques majeurs dans le temps le plus court. » . Et Shtemenko ajoute : « C'est l'une des plus grosses opérations stratégiques soviétiques, l'une des plus magistralement planifiées et exécutées ». Cela n'empêche pas le modèle mandchourien d'être critiqué comme une construction purement intellectuelle à partir de l'histoire militaire, une recette miracle pour une guerre courte et décisive : dès 1975, le maréchal Grechko rappelle ainsi que ce postulat a été l'une des raisons principales de la défaite catastrophique de l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. D'autres penseurs soviétiques ont également souligné combien ce culte de l'offensive et de la « guerre éclair » présente un risque de guerre accru et s'assimile à une sorte d'aventurisme dangereux. Fort heureusement, cette absolutisation de valeurs militaires comme la surprise, une première frappe foudroyante et une guerre sans pause ou presque, n'est jamais devenue réalité.


Pour en savoir plus :


DESPRES, John, DZIRKALS, Lilita et WHALEY, Barton, Timely Lessons of History : The Manchurian Model for Soviet Strategy, The Rand Corporation, juillet 1976.

DZIRKALS, Lilita, « Lightning War » in Manchuria : Soviet Military Analysis of the 1945 Far East Campaign, The Rand Corporation, janvier 1976.

GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria, Leavenworth Papers No.7, Combat Studies Institute, U.S. Army Command and General Staff College, Février 1983.

GLANTZ (col.), David M., THE BASES OF FUTURE SOVIET MILITARY STRATEGY, Soviet Army Studies Office, U.S. Army Combined Arms Command, Fort Leavenworth, Kansas, août 1990.

SAPIR, Jacques, La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l'art de la guerre soviétique, Editions du Rocher, 1996.


1L'Armée Rouge maintient pas moins de 40 divisions en Extrême-Orient, y compris après la signature du pacte de neutralité avec le Japon en 1941 et après le déclenchement de l'opération Barbarossa. L'armée du Kwantung, malgré ses carences, maintient une posture offensive jusqu'en... septembre 1944, n'acceptant une posture de retardement aux frontières et de défense en retrait, à l'intérieur de la Mandchourie, qu'en mai 1945.
2Le commandant de la 4ème armée japonaise de l'armée du Kwantung, le général Uemura, pressent une offensive soviétique au mois d'août 1945 et prépare ses unités en conséquence. Mais il n'est pas suivi.
3Selon le modèle de la structure des forces soviétiques de 1941. Ce renforcement place la 6ème armée de chars de la Garde sur un pied d'égalité avec ce que sera l'armée mécanisée soviétique de 1946, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui est renforcée en fusiliers motorisés par rapport à l'armée de chars de 1945.
4« Une attention doit être portée à l'étude de certaines opérations. Leur étude, en prenant en compte les moyens actuels de l'art de la guerre, permettra de dégager certaines conclusions utiles pour conduire la phase initiale des opérations sous des conditions modernes. (...) L'exécution d'une telle campagne stratégique offensive de grande échelle, avec les forces de trois fronts, sur une certaine profondeur et avec un tempo rapide sur un théâtre d'opérations exceptionnellement difficile en raison de ses caractéristiques naturelles, est un exemple instructif dans l'histoire des forces armées soviétiques. » .
5L'Armée Rouge choisit à dessein des état-majors et des formations expérimentées : les 39ème et 5ème armées qui ont participé à la conquête de la Prusse-Orientale ; la 6ème armée de chars de la Garde et la 53ème armée qui stationnent dans la région de Prague.

1870-1871: l'armée des Vosges et les trois batailles de Dijon

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Place du 30 octobre, rue Bossack, avenue du Drapeau, avenue Canzio sont des noms plus ou moins familiers pour les habitants de Dijon. Pourtant les événements et les personnes, tous liés à ce traumatisme national que fut la guerre de 1870 auxquels ils font référence sont largement oublié. Oublié aussi que la ville a élu député le 8 février 1871 le champion de l'unification italienne, le chef de l'expédition des Milles, le général Giuseppe Garibaldi alors commandant de l'armée des Vosges. L'historiographie a aussi largement négligé le rôle de la région dijonnaise lors de la guerre de 1870-1871. Si Sedan, Reichsoffen, Gravelotte, Bazeilles sont des lieux de bataille toujours bien identifiés, il n'en est pas de même pour Dijon où Allemands et Français se sont affrontés à trois reprises
La Bourgogne est en effet une région clef dans l'affrontement qui s'amorce après la défaite de Sedan entre les forces allemandes et celles de la jeune IIIe République. Elle constitue un verrou qui commande l'accès à la vallée de la Saône et donc à Lyon mais surtout au bassin de la Loire où Gambetta réorganise l'armée de la République. En clair, si la Bourgogne tombe, disparaît tout espoir de retourner la situation et de prendre enfin l'avantage sur l'Allemagne.
L'oubli dans lesquelles sont tombées les trois batailles de Dijon a des origines éminemment politiques. A l'exception de la première bataille de Dijon en octobre 1870 les deux suivantes sont conduites par l'armée des Vosges, une armée qui au lendemain de l'armistice sent le soufre. Pour la France de l'Ordre moral elle est une abomination puisqu'elle rassemble les volontaires étrangers venus se mettre au service de la République, à l'image de son chef Garibaldi et de ses chemises rouges. Ces révolutionnaires et anticléricaux qui forment une Brigade internationale avant l'heure sont largement calomniés par les proches de Thiers. L'armée des Vosges si elle rassemble de nombreux étrangers compte pourtant dans ses rangs une majorité de Français organisés dans des corps de francs-tireurs. Cette seconde caractéristique est une tare dans la France vaincue puisqu'elle rappelle aux militaires leur incapacité en 1870, humiliation d'autant plus forte que que ces francs-tireurs et étrangers ont obtenu lors de la troisième bataille de Dijon une belle victoire contre les Prussiens. Et ce sont ces militaires qui, après 1870, prennent la plume pour écrire l'histoire de la guerre, négligeant ou minimisant le rôle de l'armée des Vosges et des combats de Bourgogne, tendance toujours perceptible dans l'historiographie française comme le montre la dernière grande synthèse de qualité parue sur la guerre de 1870, celle de Pierre Milza en 2009.

David FRANCOIS



La chute de Dijon et la naissance de l'armée des Vosges (octobre 1870).

Le 19 juillet 1870 la France de Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. Rapidement le conflit tourne à la catastrophe pour la France. Après les défaites de Saint-Privat, Mars-la-Tour et Gravelotte, l'armée de Bazaine s'enferme dans Metz. L'armée de MacMahon est quand à elle vaincue à Forbach, Woerth et Reichsoffen avant d’être acculée à la reddition à Sedan le 2 septembre. L'Empereur est fait prisonnier. A l'annonce de ces désastres, le 4 septembre, la République est proclamée à Paris où se forme un gouvernement de Défense nationale.

Malgré le changement de régime la guerre continue. Fin septembre Paris est encerclée par l'armée allemande. Dans l'Est cette dernière conquiert l'Alsace. Strasbourg, assiégée, se rend le 28 septembre. L'armée du général von Werder est alors libre de descendre par le sud des Vosges puis la vallée de la Saône vers Lyon mais aussi la Loire par Nevers et Dijon. Alors que Léon Gambetta à Tours organise l'armée de la Loire qui doit délivrer Paris, la menace que représente les Allemands qui menacent de prendre à revers cette armée est prise au sérieux. Tenir la Bourgogne devient alors un enjeu fondamental pour la poursuite de la guerre. Mais pour tenir cette région il faut des troupes.

Pour tenir dans l'Est, le gouvernement de la Défense nationale ne peut alors compter que sur quelques milliers de gardes mobiles et des francs-tireurs. Ces deux types de formations sont nées de la loi militaire de 1868, la loi Niel. Cette dernière met sur place la réserve de l'armée, la garde mobile, formée par ceux pour qui le tirage au sort a été favorable ou bien qui ont réussi à se faire remplacer pour effectuer leur service militaire. La loi Niel prévoit également la formation des compagnies de francs-tireurs volontaires. La jeune République peut aussi commencer à compter sur l'arrivée de volontaires venues de l'étranger. Il s'agit de Français expatriés qui rentrent au pays et qui viennent des quatre coins du monde mais également d'étrangers qui veulent se mettre au service du pays de la Liberté. Le plus célèbre de ces volontaires étrangers est le héros de l'Expédition des Milles, le général Giuseppe Garibaldi qui, deux jours après la défaite de Sedan, propose ses services à la France. Le 7 octobre il débarque à Marseille précédé par des centaines de chemises rouges. C'est sur lui que le gouvernement de la Défense nationale compte s'appuyer pour tenir l'Est du pays.

Pour réussir sa mission Garibaldi doit d'abord former une armée. Il peut pour cela compter sur les volontaires garibaldiens mais également sur les autres volontaires étrangers, des Espagnols, des Polonais, des Grecs et même des Égyptiens. Il s'appuie aussi sur des groupes de gardes mobiles et de francs-tireurs. Nommé Commandant en Chef de la zone des Vosges de Strasbourg à Paris il s'installe à Dole le 13 octobre. Le 11 novembre il organise avec ces troupes éparses une armée formée de quatre brigades. Deux brigades sont placées sous les ordres de ses propres fils, Ricciotti et Menotti, les deux autres sont commandées par Louis Delpech vite remplacé par Cristiano Lobbia et Jozsef Bossack-Hauké un Polonais ancien officier du tsar mais qui s'est battu contre les Russes lors de l'insurrection polonaise de 1863. Jean-Philippe Bourdon dit Bordone est chef d'état-major tandis que le gendre de Garibaldi, Stefano Canzio, dirige le quartier général avant de prendre la direction d'une 5e brigade.


Carte des opérations de la guerre de 1870 (home.nordnet.fr)



La première bataille de Dijon (29-31 octobre 1870).
Pendant que l'armée des Vosges s'organise, les troupes allemandes du général August von Werder débouchent des Vosges et arrivent à Lure, à l'ouest de Belfort le 13 octobre. La vallée du Doubs est alors mise en défense par les Français mais les Allemands avancent vers l'ouest et passant par Vesoul marchent sur Gray en Haute-Saône, délaissant Besançon et Dole. Le 26 octobre ils sont à Gray et le prochain objectif qu'ils se fixent est Dijon. Le 27, jour où à Metz, Bazaine dépose les armes, l'armée allemande envahit la Côte d'Or.

Une formation de francs-tireur, « l'armée de la Côte d'Or » du docteur Lavalle organise la défense de la capitale bourguignonne après avoir tenté de ralentir l'avancée allemande prés de Talmay. La défense est organisée avec l'aide du maire Auguste Dubois et du préfet d'Azincourt. Pour défendre la ville il y a aussi la garde nationale et des Mobiles de la Loire, de l'Isère, de l'Yonne et de la Haute-Garonne. Pourtant le général Fauconnet qui commande l'ensemble des troupes régulières dirige un conseil de guerre qui décide à la fois de désarmer la garde nationale et de retirer les troupes sur Beaune. Le 29 octobre les troupes parties, Dijon n'est plus défendue. Les Allemands arrivent alors à Montmuzard à l'ouest de la ville défendue par quelques volontaires. Mais la population dijonnaise, qui est farouchement républicaine, refuse le départ des troupes. Fort de ce soutien, le préfet décide de rappeler les troupes de Beaune, troupes qui rejoignent Dijon dans la nuit du 29 au 30 octobre.

Le 30 octobre, deux brigades badoises approchent de la cité des Ducs de Bourgogne. Des francs-tireurs tentent de ralentir cette progression mais les soldats allemands parviennent à s'emparer du village de Saint-Apollinaire à l'est de la ville et, malgré la résistance des Mobiles de la Lozère, de l'Yonne et de la Côte d'Or, pénètrent finalement dans la ville. Le général Fauconnet est tué quand à lui dans les combats qui ont lieu à l'est de la ville mais aussi vers Fontaine-lès-Dijon et Montchapet à l'ouest de Dijon. Les combats durent près de cinq heures avec l'active participation de la population civile. Une barricade est ainsi construite rue Jeannin. Des civils font le coup de feu tandis que les Allemands en exécutent sommairement quelques-uns en représailles. Au final les Badois perdent 1 600 hommes durant la journée et finissent par se retirer. Mais cette victoire est amère pour les Dijonnais puisque les troupes françaises reculent également jusqu'à Beaune. Le 31, Dijon, sans défenseurs, doit finalement capituler et les Badois entrent dans la ville.

La bataille du 30 octobre 1870 dans les rues de Dijon (gazette-cotedor.fr)


La guerre n'est pas pour autant terminée en Côte d'Or. A Beaune le général Camille Crémer rassemble des troupes éparses dans le quadrilatère Auxonne-Saint-Jean de Losne- Nuits-Saint-Georges-Dijon, tandis que des groupes de francs-tireurs tiennent la vallée de la Saône. Les Allemands ne restent pas inactifs et début novembre ils marchent en direction de Dole où ils savent que Garibaldi organise son armée des Vosges. Mais le détachement badois fait face à une véritable guerre de guérilla et doit finalement rebrousser chemin le 5 novembre. Les Allemands essayent aussi d'avancer vers le sud et atteignent Nuits-Saint-Georges. Là aussi ils doivent affronter une guerre de guérilla. Face à ces résistances les Allemands ne sortent plus de Dijon que pour effectuer des raids et mettre en coupe réglé la campagne. Mais les risques sont grands là aussi car les francs-tireurs, qui connaissent bien la région et sont renseignés par la population, réalisent des embuscades meurtrières comme à Vougeot le 20 novembre.

Pendant ce temps l'armée des Vosges de Garibaldi a quitté Dole pour rejoindre Autun où elle arrive le 9 novembre. L'armée a reçu de Charles de Freycinet, délégué à la Guerre du gouvernement, une nouvelle mission : empêcher que les Allemands qui sont à Dijon ne se portent sur la vallée de la Loire. Pour mener cette mission Garibaldi ne dispose que de 6 000 hommes et presque pas d'artillerie ni de cavalerie. L'armée des Vosges prend donc ses quartiers à Autun, ville de province conservatrice et catholique où la cohabitation est délicate avec des garibaldiens qui ont tiré en 1867 sur les soldats du Pape.


La seconde bataille de Dijon (novembre 1870).
Les Allemands qui sont à Dijon et occupent le nord et le centre de la Côte d'Or ne sont pas assez nombreux pour mener de grandes opérations mais Garibaldi sait également que son armée n'est pas encore de taille pour les affronter dans une bataille traditionnelle. Garibaldi souhaite alors organiser des opérations de guérilla sur une grande échelle afin d'immobiliser le maximum de troupes ennemies. Mais les Allemands ne sortent guère de leurs garnisons et postes. Le général de l'armée des Vosges décide néanmoins d'organiser une action sur Dijon qui doit être soutenue par des attaques de diversion au nord et au sud de la ville.

Au sud de la capitale bourguignonne, le commandant Lhoste organise une embuscade vers Fixin et capture au matin du 21 novembre une patrouille de soldats badois. Puis le 22 ses hommes parviennent à repousser à Chamboeuf un contingent allemand venu les déloger. Pour l'opération au nord Ricciotti Garibaldi dirige la IVe brigade avec pour mission de passer entre Auxerre et Troyes afin de détruire les lignes de communication entre Strasbourg et Paris. Le 14 novembre la brigade quitte Autun pour Saulieu. Quand Ricciotti Garibaldi apprend qu'une garnison d'environ un millier de soldats allemands se trouve à Châtillon-sur-Seine il décide de mener un raid. Le 19 novembre à l'aube ses hommes entrent en silence dans la ville. Le capitaine Michard doit s'emparer de L'Hotel de la Côte d'Or où logent les officiers prussiens. Au signal Michard et ses hommes s'emparent de l’hôtel et capturent ceux qui s'y trouvent tandis que les autres détachements pénètrent dans les maisons qui longent la Grand Rue et mettent hors de combat les Allemands qui y logent. Les soldats allemands qui dormaient dans les autres quartiers se regroupent autour de la mairie. Devant la résistance prussienne qui s'organise, les francs-tireurs décident de se retirer et se dirigent vers Semur-en-Auxois. Dans la bataille les Français ont capturé 123 fantassins et 44 cavaliers prussiens mais aussi six voitures de bagages. Durant le combat le major Alvensleben, le frère des généraux qui commandent les IIIe et IXe corps allemands a été tué.

Quand Garibaldi apprend l'exploit de son fils il estime que le moment est propice pour effectuer son coup de main sur Dijon. Pour cela il organise ses troupes en deux colonnes d'attaque, la première doit progresser par le nord le long de la voie ferrée venant de Paris tandis que la seconde doit suivre la vallée de l'Ouche pour atteindre la capitale de la Bourgogne. Pour que l'opération réussisse il faut néanmoins que joue l'effet de surprise. Mais le 25 novembre, la colonne que dirige Bossack est repérée par le poste allemand de Velars.
Le 26 au matin les troupes de Garibaldi montent sur le plateau qui domine Dijon au nord-ouest. Mais sur ce plateau se trouve la brigade badoise du général-major von Degenfeld. Garibaldi en personne lance le signal de l'attaque. Les Badois sont alors obligés de battre en retraite. Ils abandonnent le village de Prenois pour se regrouper à Darois le long de la route de Troyes. Finalement les Garibaldiens atteignent Darois où ils passent la nuit. Garibaldi qui a apprécié la combativité de ces troupes prend la décision de s'emparer de Dijon par la force. Le 27 au matin la troupe reprend sa marche en avant. Mais elle rencontre les Badois de la 9e compagnie qui l'attendent entre les deux buttes de Talant et Fontaine-lès-Dijon qui commandent l'accès à Dijon. Par six fois les Garibaldiens tentent de briser les défenses allemandes. Ils n'y parviennent pas et doivent se retirer. Les Allemands, qui veulent profiter de l'occasion pour éradiquer toute nouvelle menace, concentrent des troupes et se lancent à la poursuite des Garibaldiens. Delpech qui commande la 3e brigade de l'armée des Vosges stationne à Pasques avec pour mission d’arrêter l'avance allemande. Il parvient à stopper les poursuivants puis se retire à Ancey où là encore il ralentit la progression allemande. Pendant ce temps Garibaldi regroupe ses forces à Lantenay avant de rentrer à Autun.

Les garibaldiens à Dijon (wikipedia.fr)


Les Allemands atteignent finalement Autun le 1er décembre. Ils tâtent les défenses de la ville. L'artillerie entre en action de chaque coté et après quelques escarmouches les Allemands se retirent pour rentrer à Dijon. La prise d'Autun est en effet pour eux de peu d’intérêt et les met même en danger car des troupes françaises stationnent toujours à Beaune.

Débarrassé de la menace de l'armée des Vosges le général Werder en profite pour envoyer une colonne de 2 300 hommes en direction du sud pour sécuriser une région infestée de francs-tireurs. La colonne, harcelée par les francs-tireurs, arrive néanmoins à Nuits-Saint-Georges où le combat s'engage. Les Allemands sont battus et retournent à Dijon. Werder, humilié, veut prendre sa revanche et purger le sud de la Côte d'Or des francs-tireurs. Le 18 décembre c'est prés de 12 000 hommes répartis en 4 colonnes qui prennent la direction de Nuits-Saint-Georges. Les 10 000 mobiles du général Crémer arrivent de Beaune. La bataille est rude, l'une des plus meurtrières de la guerre. La 1ere Légion du Rhône perd ainsi 50% de son effectif. Les Prussiens arrivent malgré tout à entrer dans la ville que les Français évacuent. Mais le 19 décembre, Werder fait rentrer ses troupes à Dijon. Jusqu'à la fin de la guerre le sud de la Côte d'Or reste libre des Prussiens. A l'occasion de la bataille de Nuits-Saint-Georges le général Werder s'exclame « Ce n'est pas la Côte d'Or, c'est la Côte de Fer ! ».

Du début décembre à la fin janvier les combats de grande envergure cessent à nouveau au profit d'opérations de guérilla. Ces dernières sont principalement menées par la brigade de Ricciotti Garibaldi et différents corps-francs dont celui de Charles Bombonnel. Le 5 décembre, 114 Prussiens sont ainsi tués dans une embuscade près de Sombernon.

La bataille de Nuits (bataille-de-nuits.e-monsite)



La troisième bataille de Dijon (janvier 1871).
Fin décembre, la France veut jouer son dernier atout dans la guerre après l'échec de l'armée de la Loire. Gambetta et Freycinet ont réussi à rassembler prés de 140 000 hommes qui prennent la direction de la Franche-Comté pour former l'armée de l'Est sous les ordres du général Bourbaki. L'objectif qui lui est donné est, à partir de Besançon, de remonter vers le nord pour atteindre Belfort, toujours assiégé, et de là marcher sur le nord-est pour couper les arrières allemands de l'Allemagne.

Le général von Moltke est conscient du danger que représente l'armée de l'Est. Il fait évacuer Dijon par les 40 000 soldats de Werder et forme une armée du Sud confiée à Edwin von Manteuffel. Pour couper le mouvement français du sud au nord, de la Franche-Comté à l'Alsace, les Allemands peuvent essayer d'attaquer par l'est sur les arrières de l'armée de l'Est en direction de la Suisse. Mais pour parvenir à fermer la nasse sur des Français trop avancés au nord ils doivent éviter d’être pris à revers par les troupes qui stationnent en Bourgogne, c'est à dire l'armée des Vosges de Garibaldi.

Deux corps d'armée allemands venant de la région parisienne sous les ordres de von Manteuffel ont franchi la Saône et un autre l'Ognon et marchent sur Dole et Mouchard pour couper les voies ferrées qui ravitaillent depuis Lyon l'armée de l'Est et peuvent aussi lui permettre de se replier. Une fois les voies prises les Allemands pourront alors remonter vers le nord-est et prendre à revers Bourbaki. Pour protéger ce mouvement, des troupes sont détachées pour marcher sur Dijon par le Nord tandis que les troupes de von Kettler doivent attaquer par le Nord-ouest. Le but de ces attaques est clair : il faut empêcher que l'armée de Garibaldi ne sorte de Dijon et ne marche sur le Jura pour attaquer à revers les Prussiens.

C'est alors que débute la seconde invasion de la Bourgogne par le nord-ouest cette fois-ci. Les Prussiens arrivent en effet par la route de Paris. Les francs-tireurs essayent de retarder cette progression par des opérations de guérilla dans la vallée de la Seine à Courceaux le 2 janvier, à Semur-en-Auxois le 7, à Crépand le 8. Les Allemands continuent à avancer.

Alors que la menace prussienne se précise dans le nord-ouest, Garibaldi arrive à Dijon et se rend d'abord sur la butte de Talant qui commande l'accès à la ville. Dans l'Est, Bourbaki est battu à Villersexel le 9 janvier. Le 17, ce dernier ordonne la retraite car Manteuffel a réussi à passer entre Langres et Dijon et arrivent sur les arrières de l'armée de l'Est. L'armée des Vosges a pourtant tenté de ralentir l'avance de Manteuffel. La IVe brigade de Ricciotti Garibaldi a attaquée à Baigneux-les-Juifs. Celle du général Lobbia a harceler si bien les Allemands que le 15 janvier la brigade n'a plus la possibilité de rejoindre Dijon et doit se réfugier à Langres. La brigade de Ricciotti Garibaldi parvient quand à elle à rentrer à Dijon le 16 janvier.

Le jour où la IVe brigade rejoint Dijon, Garibaldi apprend que 4 régiments prussiens sous les ordres de von Kettler marchent sur la ville. Les francs-tireurs essayent toujours de ralentir cette avance au cours d'accrochage sanglant comme celui à Verrey-sous-Salmaise le 17 janvier. Dijon prépare sa défense tandis que de rares renforts viennent soutenir les Garibaldiens.

Le 21 janvier les troupes de von Kettler arrivent par les trois grandes routes qui mènent à Dijon. La colonne principale vient par celle de Troyes et Châtillon, une autre par la route de Langres et la troisième par la route de Paris le long de la vallée de l'Ouche. Les premiers combats ont lieu sur la route de Troyes où les soldats du général Bossack affrontent les Allemands à Prenois avant de se réfugier à Fontaine-lès-Dijon. A l'ouest les hommes de Menotti Garibaldi arrêtent les Allemands à Plombières. Mais le champ de bataille s'élargit aussi au nord de Dijon quand le village de Messigny est attaqué. Ricciotti Garibaldi organise une contre-attaque rapide : les Prussiens perdent alors prés de 150 hommes et doivent quitter le village.

Au centre les troupes de Bossack sont en difficultée. Elles sont avancées jusqu'à Daix mais là elles se sont heurtées à une forte résistance. Bossack est tué et la moitié de ses hommes sont hors de combat. Les autres battent alors en retraite et se réfugient vers les buttes de Talant et Fontaine-lès-Dijon tandis que les Allemands les poursuivent. L'axe principal de l'attaque allemande devient dès lors cette route de Troyes qui, entre les deux buttes de Fontaine-lès-Dijon et Talant, mène au cœur de Dijon. La colonne allemande descend le vallon en direction de Fontaine-lès-Dijon. Le combat qui s'engage alors avec les hommes de Menotti Garibaldi et le reste de la brigade Bossack est violent. Garibaldi père qui suit les combats à partir de Talant sait que si les Poméraniens s'emparent de la butte de Fontaine il sera impossible de tenir Dijon. La Ve brigade de Stefano Canzio et la IVe de Ricciotti Garibaldi arrivent en renfort. Les Allemands sont repoussés mais attaquent Talant où ils font désormais porter le gros de leurs efforts. Les combats sont acharnés et très meurtriers. Les Français contre-attaquent avec succès mais ils sont stoppés net devant le village de Daix et doivent se replier sur Talant poursuivis par les Allemands. Le sort du combat se joue alors avec la prise du village d'Hauteville qui domine le champ de bataille. Contournant Daix les soldats de Garibaldi parviennent à s'emparer de la position. Les Allemands échouent donc finalement dans leur projet de s'emparer de Dijon par le Nord-Ouest. Ils ont en outre perdu près de 500 hommes contre prés de 800 hommes pour l'armée des Vosges.

La mort de Bossack (laguerrede1870enimage.fr)


Le 22 janvier les Garibaldiens accentuent leur avantage dans cette partie du secteur. Ils descendent de la butte de Talant pour faire reculer les Prussiens et reprendre Daix. Finalement les Allemands se retirent : ils ont été contenus et refoulés avec de lourdes pertes. Freycinet envoie alors un télégramme de félicitations mais les Allemands continuent de se renforcer en Côte d'Or et se préparent à un nouvel assaut.

Le 23 janvier, les Garibaldiens sont toujours à Talant et Fontaine-lès-Dijon tandis que troupes allemandes avancent par le nord, par la route de Langres sur un terrain sans obstacle. Un peu à l'écart de cette route se trouve une grande villa, le château de Pouilly, où stationnent des soldats français, des Mobiles. Les Allemands bombardent la position mais les Mobiles tiennent. Les Prussiens passent alors à l'attaque. Sous le nombre les Français reculent sauf neuf soldats qui résistent dans le château. Les Allemands sont alors obligés de mettre le feu pour les déloger. Pour faire bonne mesure ils jettent un prisonnier blessé dans le brasier pour faire taire toute résistance.

Les Garibaldiens arrivent en renfort pour défendre le nord de la ville. La IVe brigade de Ricciotti Garibaldi se poste dans le seul bâtiment existant le long de la route, l'usine Bargy, en réalité un établissement d'équarrissage. Des obus prussiens tombent sur l'usine avant que les Poméraniens des 2e, 61e et 21e régiments n'avancent. Les soldats de Ricciotti Garibaldi les laissent approcher avant d'ouvrir un feu nourri. Les Poméraniens sont cloués sur place. Pour contourner l'obstacle des troupes allemandes parviennent à déborder l'usine par l'ouest. Les Garibaldiens doivent alors évacuer le bâtiment mais ils parviennent à se retrancher dans la cour.

Les Poméraniens continuent à attaquer l'usine. Les fusillades se déroulent à bout portant. Les Allemands subissent de lourdes pertes notamment en officiers. Quand le soldat qui porte le drapeau du 61e régiment poméranien tombe, la lutte devient plus acharnée encore puisque les autres fantassins allemands qui s'en emparent sont abattus par les francs-tireurs. C'est alors un monceau de cadavres qui séparent chaque camp. Quand la fusillade cesse enfin il ne reste plus qu'une poignée de soldats poméraniens qui abandonnent rapidement le terrain mais également le drapeau de leur régiment. Les Allemands continuent à attaquer ailleurs mais ils se heurtent aux soldats de Canzio qui viennent de Montchapet. L'usine Bargy est dégagée puis vient le tour du château de Pouilly. Sans point d'appui les Allemands battent alors en retraite en direction de Langres. Ils n'essayeront plus de reprendre Dijon. Cette bataille est l'une des rares victoires françaises de ce désastre nationale que fut la guerre de 1870.

La prise du drapeau (laguerrede1870enimage.fr)


Le 26 janvier les Garibaldiens défilent victorieusement dans la ville dont les abords sont dégarnis de Prussiens. Le 28, alors que les combats sont terminés en Bourgogne, l'armée des Vosges se dirige vers Dole pour porter secours à Bourbaki. Le 29, les Garibaldiens sont à Dole mais aussi à Bourg-en-Bresse. Ce jour là, la France a déjà capitulée. Mais à la demande de Bismarck, le Doubs, le Jura et la Côte d'Or ont été exclus de l'armistice. Ce délai permet de mettre un point final à la déroute de l'armée de l'Est. Encerclés sur les plateaux du Haut-Doubs les restes de la troupe, affamés et gelés, franchissent la frontière suisse pour être désarmés et internés.

Le drapeau poméranien pris par les garibaldiens à Dijon (laguerrede1870enimage.fr)



Le 1er février 1871, Dijon est de nouveau occupé par les Allemands. Elle le reste jusqu'au 12 octobre 1871. La Ville s'engage à respecter le monument aux morts allemands construit par les troupes d'occupation. En 1937, un représentant de l'ambassade d'Allemagne vient encore officiellement le visiter. Le drapeau du 61e régiment poméranien, l'un des deux seuls pris à l'ennemi lors de la guerre de 1870 est conservé à Paris aux Invalides avant d'etre repris par les Allemands en 1940. En 1899, la ville de Dijon reçoit la Légion d'Honneur des mains du président de la République Emile Loubet pour les combats du 30 octobre.

Le défenseur de Dijon, Giuseppe Garibaldi est élu député de la Côte d'Or le 8 février. Devant une Assemblée nationale largement conservatrice et hostile au révolutionnaire italien, Victor Hugo prend sa défense : « De toutes les puissances d'Europe aucune ne s’est levée pour défendre cette France qui, tant de fois, avait fait sienne la cause de l'Europe... pas un roi, pas un État, personne... un homme est intervenu... le seul des généraux français qui... n'ait pas été vaincu... » Garibaldi ne siège qu'une fois avant de démissionner et de rentrer sur son île de Caprera au large de la Sardaigne où il s'éteint en 1882. Sa mémoire est largement délaissée à Dijon où ne subsiste, pour rappeler son passage, qu'un modeste buste placé contre un mur à plus de 3 mètres du sol derrière un arbre. A 67 ans, en août 1914, Ricciotti Garibaldi, demande à nouveau à s'engager dans l'armée française pour combattre l'Empire allemand.


Bibliographie.
-Giuseppe Garibaldi, Mémoire d'un chemise rouge, Sextant, 2008.

Sur la guerre de 70.
-François Roth, La guerre de 1870, Fayard, 1990.
-Pierre Milza, L'année terrible - La guerre franco-prussienne septembre 1870 - mars 1871, Perrin, 2009.

La guerre en Bourgogne.
-Robert Molis, Les Francs-Tireurs et les Garibaldi. Soldats de la République : 1870-1871 en Bourgogne, Tirésias, 1995.
-Lt-Colonel de Coynart, La guerre à Dijon, 1870-1871, relation militaires, Dumaine, 1873.
-Robert Middelton, Garibaldi, ses opérations à l'armée des Vosges, Garnier Frères, 1872.

PS: l'auteur dédie ce texte à son arrière-arrière-arrière grand oncle, Joseph Carpentier, épicier, tué d'une balle allemande en plein front en défendant Dijon le 30 octobre 1870.


La guerre du Chaco

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La guerre du Chaco figure parmi les conflits les plus sanglants ayant touché l’Amérique latine au XXe siècle. Dans le monde francophone, elle est surtout connue de par la caricature qu’en fit Hergé dans les aventures de Tintin. Pourtant, si celle-ci attribue son déclenchement à un mélange détonnant de caudillisme et d’appât du gain, la réalité, comme toujours, est bien plus complexe, les causes du conflit remontant à l’indépendance des deux nations antagonistes.
 

Adrien Fontanellaz



La marche vers la guerre

L’enjeu de cette guerre de trois ans entre la Bolivie et le Paraguay fut le Chaco boréal, une immense plaine s’étendant entre les contreforts andins et le Rio Paraguay, pratiquement dépeuplée durant les premières décennies du XXe siècle, à l’exception de petites communautés d’origine indienne et européennes, dont des Mennonites allemands. Bien que l’exploitation du quebracho et du bétail dans la région fournissait le tiers des revenus du Paraguay, celle-ci était pratiquement dépourvue d’infrastructures, le réseau de communications se limitant à des pistes de terre battue et à des sentiers. Son développement était en effet entravé par le manque de ressources en eau potables, les points d’eau étant rares, et un climat particulièrement rude, alternant des périodes de sécheresse en été, de juin à novembre, et de pluies, durant l’hiver, de décembre à mai. Ces dernières avaient pour effet de transformer d’immenses surfaces en zones marécageuses.

Carte du Chaco (via www.cinefania.com)

Le Paraguay et la Bolivie entretenaient des revendications antagonistes sur le Chaco Boréal depuis leur indépendance, et ne parvinrent pas à un accord bilatéral durable et mutuellement satisfaisant sur le tracé de leur frontière commune. Durant la seconde moitié du 19e siècle, les deux petites nations perdirent une partie de leurs territoires; le Paraguay vit sa taille réduite de moitié lors de la guerre de la Triple Alliance, et la Bolivie dut renoncer à son accès à la mer à l’issue de la guerre du Pacifique. Pour La Paz, contrôler le Chaco et établir un port fluvial sur le Rio Paraguay aurait ainsi permis de compenser la perte de sa province maritime sur le Pacifique en obtenant un accès, très indirect, à l’océan Atlantique. Les tensions s’accrurent dans les années 20, alors que les deux gouvernements appuyèrent leurs revendications en établissant des fortins reliés par des sentiers dans les zones contestées, et que les incidents entre soldats des deux camps se multipliaient. La guerre faillit éclater en décembre 1928 déjà, lorsqu’ un major paraguayen s’empara, de sa propre initiative, d’un fortin sur le Rio Negro, déclenchant une forte réaction des Boliviens, qui attaquèrent deux fortins avant qu’un de leurs avions ne bombarde le port fluvial de Bahia Negra, sans faire de dégâts. Les deux pays mobilisèrent, mais confrontés à l’impréparation de leurs appareils militaires respectifs, finirent par accepter une médiation étrangère, sans pour autant que les incidents de frontières ne s’arrêtent, alors que la découverte de pétrole au pied des Andes, laissant espérer que le Chaco détenait également des gisements pétroliers, ne fit qu’accroître encore l’attrait de la région. De plus, des compagnies pétrolières occidentales rivales facilitèrent alors le financement du réarmement des deux Etats en leur octroyant des prêts. En janvier 1930, ceux-ci durent renoncer in extremis à une attaque surprise après que les services de renseignements paraguayens soient parvenus à intercepter leurs plans et à les communiquer à la presse, alors que les deux pays étaient lancés depuis plusieurs années dans une politique de réarmement frénétique, avouée dans le cas des Boliviens, et plus discrète chez les Paraguayens. En juillet 1932, une nouvelle série d’escarmouches déboucha sur un échange d’ultimatums entre les deux nations, qui mobilisèrent, avant que la guerre n’éclate.

Les armées boliviennes et paraguayennes.

Le Paraguay était un pays relativement pauvre, et comptait 900'000 habitants. Les jeunes citoyens étaient astreints à un service militaire de deux ans, avant de passer dans la réserve jusqu’à l’âge de 28 ans, âge à partir duquel ils dépendaient de la garde nationale, puis territoriale, avant d’être affranchis de toute obligation militaire à 45 ans. En juin 1932, avant la mobilisation, l’armée comprenait 4026 hommes, soit 355 officiers, 146 médecins et autres officiers non-combattants, 200 cadets, 690 sous-officiers et 2'653 soldats. Organisée en cinq régiments d’infanterie et trois de cavalerie, deux groupes d’artillerie et un bataillon de génie, elle avait bénéficié de l’aide française, notamment dans la formation de ses cadres. Une première division, la Primera División de Infanteria, fut formée en 1931, suivie par la Segunda División de Infanteria l’année suivante. Chacune alignait deux régiments d’infanterie et un groupe d’artillerie, la première disposant en sus d’un régiment de cavalerie.

Malgré la priorité accordée aux forces armées durant les années précédant la guerre, l’équipement restait limité. En août 1932, les arsenaux paraguayens incluaient 21'450 fusils, majoritairement des Mauser de fabrication belge ou espagnole, 61 mitrailleuses lourdes de divers modèles, et 406 mitrailleuses légères Madsen. L’artillerie était constituée par 60 canons, dont 32 était des modèles récents de 75 et de 105 mm commandés à la société Schneider avec 9'800 obus, et 24 mortiers, achetés avec 2'400 obus.

La mobilisation, qui débuta le 1er août 1932, porta les effectifs de l’armée à 24'000 hommes, dont les trois quarts, formant deux divisions, furent déployés dans le Chaco avec 56 canons, 38 mitrailleuses lourdes et 375 mitrailleuses légères. Comparée à sa future adversaire, l’armée paraguayenne avait une meilleure cohésion du fait de son recrutement homogène, les soldats et le corps des officiers étant également issu de la population métissée hispano-guarani. Enfin, l’uniforme des soldats, léger et confortable, était adapté aux conditions locales même si beaucoup de ces derniers allaient pieds-nus.

Une mission militaire dépêchée par Paris contribua dans les années vingt à la montée en puissance de l’Aviación en Campaña paraguayenne, et déboucha sur l’achat, en 1928, de six Potez 25 et sept chasseurs Wibault CL73, pour 3297'598 francs français, qui équipèrent la Primera Escuadrilla de Reconocimiento y Bombardero et la Primera Escuadrilla de Caza. Par la suite, le soutien de l’Argentine permit au Paraguay de contourner l’embargo français consécutif à l’entrée en guerre et à obtenir huit Potez 25 supplémentaires, qui formèrent une seconde escadrille de reconnaissance et de bombardement. Enfin, cinq chasseurs Fiat CR.20bis furent livrés quelques mois après le début de la guerre. Le rôle de l’Italie fasciste s’avéra surtout déterminant dans la modernisation de la petite marine fluviale paraguayenne. En effet, celle-ci, forte de 68 officiers et 600 hommes du rang, reçut de ce pays deux hydravions Macchi M.18 A.R et surtout les canonnières Humaitá et Paraguay en mai 1931. En outre, la petite marine disposait de deux autres canonnières, deux avisos et une quinzaine de transport. Si elle n’affronta pas l’ennemi, cette petite flotte s’avéra d’une importance décisive durant le conflit en assurant le transport des troupes et du ravitaillement le long du Rio Paraguay. Enfin, la marine mit en place un embryon d’industrie de l’armement, qui s’avéra capable de produire bombes, obus de mortiers, grenades et civières puis d’assembler des camions à partir de composants importés.

La canonnière Paraguay photographiée le 5 mai 1931 (via www.latinamericanstudies.org)

Pourvue d’une population trois fois plus élevée que celle du Paraguay, la Bolivie entretenait une armée dont les effectifs en temps de paix étaient approximativement deux fois supérieurs à ceux de sa rivale. En effet, celle comptait 9’460 hommes, dont 600 officiers, alors que son ordre bataille incluait 13 régiments d’infanterie, cinq régiments de cavalerie, trois régiments d’artillerie et quatre régiments de génie regroupés en six divisions de composition et de taille variable. Cependant, les effectifs régimentaires correspondaient plutôt à ceux d’un bataillon, tandis que plusieurs de ces unités auraient été des coquilles vides, malgré le fait que théoriquement, l’ensemble de la population mâle ait été sujette à un service militaire de deux ans. Par ailleurs, la structure sociale de l’armée reflétait fidèlement celle de la société dans son ensemble ; le corps des officiers était très majoritairement blanc et hispanophone, alors que le gros des troupes était issu des populations indiennes, s’exprimant en Aymara ou en Quechua, bien des sous-officiers ne sachant par exemple pas lire et écrire l’espagnol. Cette ségrégation à la fois ethnique et sociale ne pouvait évidemment que fragiliser la cohésion des unités.

L’armée bolivienne avait été réorganisée sur le modèle allemand à la suite de l’arrivée d’une mission militaire d’une vingtaine d’officiers et de sous-officiers dépêchée par le IIe Reich en 1911. Bien qu’elle quitta la Bolivie lorsque le premier conflit mondial éclata, son chef, le capitaine Hans Kundt, regagna La Paz en 1921, où il fut nommé chef d’état-major de l’armée, avant de devenir ministre de la guerre en 1925. Kundt fit à nouveau appel à une vingtaine de conseillers allemands pour l’aider à réformer l’armée bolivienne, le plus connu d’entre eux étant sans doute Ernst Röhm, qui, à la suite d’un désaccord avec Hitler, occupa un poste d’enseignant dans une académie militaire de décembre 1928 à janvier 1931 avant de regagner l’Allemagne. C’est sous les auspices d’Hans Kundt que la Bolivie se lança dans une politique d’achat massif d’armements. Au moins 39'000 fusils Mauser et des fusils mitrailleurs ZB-26 furent livrés par la Tchécoslovaquie, alors que la Suisse fournit une petite trentaine de canons anti-aériens de 20 mm, assortis d’une dizaine de pièces anti-char du même calibre. Ce fut surtout la firme anglaise Vickers qui bénéficia le plus, avec 1.25 million de Livres de commandes, de l’effort de réarmement bolivien. Celles-ci comprirent en effet 115 canons et obusiers de 65, 75 et 105 mm, 750 mitrailleuses lourdes et légères, trois chars, mais aussi des uniformes. Néanmoins, les livraisons furent entravées par des retards dans la production et le blocage de certains chargements par les autorités argentines ou chiliennes. De plus, les Boliviens constatèrent des défauts dans la fabrication de certains matériels, renvoyant en mars 1933 près d’un demi-millier de mitrailleuses pour modification. La société britannique imputa ces défauts au manque d’entretien prodigué par les artilleurs locaux, tout en ne fournissant qu’un support minimal pour faciliter la formation de ces derniers.

Le Cuerpo de Aviacion bolivien, fondé en 1923, était bien plus puissant que son homologue paraguayen, dans la mesure où il alignait 38 avions de bombardement et de reconnaissance Breguet 19A2, Curtiss-Wright Osprey et Vickers Vespa III ainsi qu’une quinzaine de chasseurs Fokker, Curtis et Vickers. Enfin, l’armée bolivienne pouvait mobilier au besoin la flotte d’avions de transport de la compagnie nationale Lloyd Aereo Boliviano, soit une douzaine de Junker d’origine allemande.

Le commandement de l’armée bolivienne tendit à surestimer sa supériorité matérielle et numérique face à sa future adversaire, aidé en cela par la relative discrétion du réarmement paraguayen. De surcroît, outre sa moindre homogénéité, l’armée bolivienne souffrait de plusieurs désavantages majeurs. En effet, elle s’était préparée à une guerre en montagne contre sa vieille rivale chilienne, alors que le gros des conscrits, originaire de l’Altiplano, était peu familier avec les conditions particulières du Chaco. De plus, cette région était éloignée du cœur du pays et mal reliée à ce dernier. Ainsi, en 1932, il fallait entre six et quatorze jours pour franchir les 1'600 kilomètres séparant La Paz du Chaco. En effet, le chemin de fer ne permettait de franchir que la moitié de cette distance, le reste étant constitué de mauvaises routes particulièrement éprouvantes pour la mécanique des véhicules civils mobilisés, et ce d’autant plus que la Bolivie manquait de mécaniciens automobiles. Les voies de communication étaient bien meilleures du côté paraguayen. Le Rio Paraguay permettait en effet d’acheminer rapidement des troupes depuis Asunción jusqu’à plusieurs ports fluviaux servant de départ à de petites lignes de chemin de fer privées destinées à l’exploitation du quebracho. La plus importantes de ces dernières partait de Puerto Casado et s’enfonçait à 160 kilomètres dans les terres, son terminal se situant à 70 kilomètres d’Isla Poi, la principale base d’opération de l’armée paraguayenne dans le Chaco. L’existence de ces infrastructures permettait un temps de transit moyen de trois jours et demi entre la capitale, principal centre logistique du pays, et le front. Pour la même raison, le transport de matériels lourds, à l’image des pièces d’artillerie, était bien plus facile pour les Paraguayens que pour les Boliviens. De plus, les colonies Mennonites, dont l’implantation dans le Chaco avait été autorisée et soutenue par Asunción, notamment par l’octroi d’une exemption du service militaire et d’une autonomie civile et religieuse, allaient s’avérer être de précieuses pourvoyeuses en vivres pour les troupes paraguayennes. Un autre désavantage majeur allait lourdement handicaper la logistique bolivienne. En effet, après le début de la guerre, La Paz allait se trouver isolée sur le plan régional, le Chili se montrant réticent, pour des raisons historiques, à laisser transiter du matériel de guerre vers la Bolivie. Inversement, l’Argentine, malgré sa neutralité affichée, soutint activement le Paraguay, non-seulement en permettant de contourner l’embargo sur les armes frappant les belligérants en servant de paravent à ce dernier, mais aussi en lui ouvrant ses arsenaux, et en lui livrant les communications boliviennes décryptées par ses services de renseignements. Durant la guerre, 15'000 messages radios boliviens furent ainsi interceptés, et 7’000 décodés. Dans le même temps, Buenos Aires bloquait les échanges transfrontaliers avec la partie du Chaco occupée par les Boliviens, compliquant considérablement le ravitaillement en vivres de leurs troupes.

In fine, si les effectifs alignés par les belligérants peuvent sembler bien faibles comparés à ceux des armées qui allèrent se combattre quelques années plus tard au cœur de l’Europe, ils étaient néanmoins considérables en regard à la petite taille et à la pauvreté de ces deux pays, qui avaient consentis à d’énormes efforts pour se préparer à l’affrontement. Ainsi, en 1931, les Boliviens estimèrent que le Paraguay consacrait le tiers de son revenu national à son armée. En 1929, ce dernier avait consacré 70 % d’un emprunt national de 470'000 dollars à des achats de matériels militaires. En 1932, le Paraguay aurait acquis au total, depuis le début des années 20, pour 1'200'000 Livres d’armes auprès de pays aussi variés que la France, l’Espagne, la Belgique, la Norvège ou encore les Pays-Bas.

Mortier paraguayen (via www.latinamericanstudies.org)


Premières offensives

Les Boliviens, organisés en deux petits corps d’armée, passèrent les premiers à l’offensive, et s’emparèrent des fortins de Corrales, Toledo et Boquerón entre le 26 et le 31 juillet 1932. Ils stoppèrent ensuite leur progression, d’une part pour des raisons politiques, le président Salamanca craignant une réaction argentine, et d’autre part à cause de fortes pluies, inhabituelles pour la saison, et qui eurent tôt fait de ralentir considérablement leurs mouvements. Ce répit donna aux Paraguayens le temps de s’organiser et de faire monter en ligne les troupes fraîchement mobilisées. Le 7 septembre, une colonne forte de 7'500 hommes, dirigée par le Lieutenant-Colonel José Félix Estigarribia, quitta Isla Poi et progressa vers le fort de Boquerón. Une série d’assauts, soutenus par l’artillerie et l’aviation, lancés à partir du 9 septembre furent repoussés par la petite garnison bolivienne, forte de 710 hommes, mais disposant d’une puissance de feu considérable avec 5 canons, 13 mitrailleuses lourdes et 27 mitrailleuses légères. Les 12 et 17 septembre, des colonnes venues secourir les assiégés fut repoussées par les Paraguayens, qui après l’échec de leurs premières attaques frontales, adoptèrent des tactiques d’infiltration et de débordement. Isolés, les défenseurs de Boquerón capitulèrent le 29 septembre 1932, leurs pertes se montant à 320 tués et 150 blessés. Par ailleurs, les colonnes de secours boliviennes perdirent 1’300 hommes, alors que 500 soldats paraguayens furent tués et 1’000 autres blessés. Le coût en vies humaines de cette première bataille d’envergure annonçait une guerre sanglante.

Les Paraguayens mirent à profit l’ascendant pris sur l’adversaire à la suite de cette victoire en lançant une nouvelle offensive le 1er octobre, avec l’ensemble de leurs forces, et capturèrent les forts de Corrales et de Toledo dix jours plus tard. Le 23 octobre, le fortin d’Arce, situé à une cinquantaine de kilomètres de Boquerón, tomba à son tour à la suite de plusieurs jours de combats acharnés et après qu’une manœuvre d’enveloppement ait forcé les Boliviens à se replier, et à abandonner également Alihuati, situé à 16 kilomètres au Sud d’Arce. Début novembre, l’avance paraguayenne buta sur des fortifications établies au fortin du Kilomètre 7. Plusieurs tentatives d’assaut direct ou de débordement furent mises en échec par les défenseurs boliviens, commandés par le colonel Bernardino Bilbao Rioja. La série de succès remportés par les Paraguayens eut un impact sur la structure de commandement des deux camps ; d’un côté, José Félix Estigarribia se vit confier la direction de l’ensemble des troupes présentes dans la Chaco, alors que de l’autre, la Bolivie rappela le général Kundt, qui avait quitté le pays en 1930, pour prendre la tête de l’armée.

Caricature du général Kundt (via www.latinamericanstudies.org)


Les déconvenues d’un expatrié

Après avoir renforcés leurs effectifs dans le Chaco, les Boliviens ne tardèrent pas à passer à l’offensive. Une attaque fut lancée avec succès le 31 décembre 1932 contre le fortin de Corrales. Le général Kundt porta ensuite son effort sur Nanawa, une position paraguayenne puissamment fortifiée à l’aide de l’expertise d’officiers russes blancs émigrés, et défendue par 2'500 soldats appuyés par une demi-douzaine de mortiers. Le 20 janvier 1933, neuf régiments d’infanterie et trois de cavalerie démontés, soit 6'000 hommes, appuyés par douze canons et les avions du Cuerpo de Aviacion lancèrent un assaut sur trois axes contre Nanawa, qui fut cependant repoussé par le feu meurtrier des défenseurs, bien pourvus en armes automatiques. Après avoir ordonné deux autres attaques pour un résultat identique dans les jours suivant, le général Kundt renonça le 28 janvier, après avoir perdu le tiers de son effectif, les pertes paraguayennes se montant à 248 hommes. Les Boliviens assaillirent ensuite vainement les lignes ennemies dans le secteur de Toledo à la fin du mois de février, puis celui d’Alihuatà en mars et enfin d’Herrera en mai, essayant la perte de milliers d’hommes pour des gains limités. Cette série d’échecs sanglants ne manqua pas d’avoir un effet délétère sur le moral des troupes qui se traduisit notamment par des mutineries au sein de plusieurs régiments. Le 4 juillet 1933, le général Kundt fit une nouvelle tentative contre Nanawa, lançant 9'000 hommes soutenus par 22 canons, cinq tanks et des lance-flammes dans la bataille. Les troupes boliviennes ne parvinrent pas à percer les défenses paraguayennes, tenues par un nombre similaire de soldats. Le 9 juillet, à l’issue de la bataille, les Boliviens avaient perdus 1’600 hommes, soit trois fois plus que l’adversaire, dont une grande partie tomba à la suite de l’échec d’une contre-attaque de grande envergure lancée dans les derniers jours de l’affrontement. Enfin, en septembre, un autre affrontement de grande envergure à Pampa Grande infligea d’autres pertes importantes aux Boliviens, avec près de 2’000 tués, blessés et prisonniers.

Alors que les Boliviens s’épuisaient dans de vaines attaques frontales contre des positions défensives bien préparées, les Paraguayens se préparaient au lancement d’une vaste offensive en creusant de nouveaux puits et en accumulant de vastes stocks de ravitaillement. Le 23 octobre 1933, neuf divisions d’infanterie et deux brigades de cavalerie, totalisant 26'500 hommes, attaquèrent sur un front d’une largeur de 90 kilomètres. Les Boliviens parvinrent cependant à tenir leurs positions, infligeant de lourdes pertes à l’assaillant devant Pozo Favorita le 30 octobre. Les semaines suivantes, le général Kundt engagea progressivement le gros de ses réserves afin de maintenir l’intégrité du front face à la pression ennemie, sans pouvoir éviter la chute de fort Lopez le 16 novembre après de violents combats. Les événements se précipitèrent à partir du 3 décembre 1933 lorsqu’une importante colonne paraguayenne partie de fort Delgado effectua avec succès un vaste mouvement enveloppant puis déboucha sur les arrières boliviens, entraînant l’effondrement du front. Les aviateurs boliviens détectèrent bien la menace, mais le général Kundt, refusant de les croire, omis de de réorganiser son dispositif en conséquence. Les Paraguayens parvinrent ainsi à encercler les 4e et 9e divisions boliviennes, soit la moitié du Ie corps, devant Nanawa. Les deux unités se rendirent le 11 décembre, avec 8'000 hommes, 20 canons, 25 mortiers, 536 mitrailleuses lourdes et légères et 8'000 fusils.

Le désastre aurait été plus grand encore sans une contre-attaque menée par le colonel Enrique Peñarada, qui, à la tête de l’unique réserve de 3'000 hommes encore disponible, permit aux deux divisions restantes du Ie corps et à l’ensemble du IIe corps de retraiter vers Fort Ballivián. Ces défaites furent fatales pour la carrière du général Kundt, qui perdit son poste de commandant de l’armée au profit du colonel Peñarada. Une trêve, entrée en vigueur le 19 décembre, et qui dura jusqu’au 7 janvier 1934, permit aux Boliviens de se réorganiser et de s’installer sur leurs nouvelles positions. A ce stade de la guerre, ils avaient perdu 30'000 hommes, soit deux fois plus que l’adversaire.

Le triomphe paraguayen

Les Boliviens se rétablirent sur une nouvelle ligne partant de Linares, sur le Rio Pilcomayo, puis s’appuyant sur fort Ballivián, El Carmen et enfin Santa Fe sur le Rio Parapiti. Plus proches de leurs arrières, ils établirent une série de puissantes positions défensives associant réseaux de tranchées, barbelés, et champs de tirs soigneusement préparés. Au début du mois d’avril 1934, l’armée paraguayenne fut prête à lancer une nouvelle offensive de grande ampleur, après avoir procédé à l’aménagement des routes reliant ses bases logistiques à ses nouvelles positions. Le 25 avril, les trois corps de José Félix Estigarribia passèrent à l’attaque sur la partie du front s’étendant de Linares à El Carmen. Entre le 10 et le 25 mai, dans le secteur de Cañada Strongest, les 2e et 7e divisions paraguayennes, après s’être heurtées aux défenses ennemies, furent contre-attaquées par 14'000 soldats boliviens, qui réussirent à les couper de leurs arrières. La 7e division parvint à échapper au piège en taillant elle-même une voie de repli à travers la brousse, mais la 2e division se désintégra. Si beaucoup de ses soldats échappèrent individuellement à l’encerclement, 1'500 d’entre eux n’eurent d’autre choix que de se rendre aux Boliviens. Malgré ce revers, le plus grave subi durant l’ensemble de la guerre, le IIIe corps paraguayens attaqua fort Ballivián à partir du 18 juin, sans parvenir à progresser malgré de lourdes pertes, l’affrontement recevant dans la troupe le surnom de « la batalla de los milimetros ».

Ayant échoué à percer frontalement les lignes boliviennes, et conscient que ce type de combats, qui lui infligeait des pertes supérieures à celles de l’ennemi, ne pouvait qu’être, à terme, défavorable à une armée paraguayenne dont la base de recrutement était plus faible, José Félix Estigarribia dépêcha dans le Nord du Chaco la 6e division d’infanterie du colonel Rafael Franco. Celle-ci avait pour mission d’y attirer un maximum d’unités boliviennes, et d’affaiblir ainsi les défenses faisant face au gros des troupes paraguayennes. La colonne du colonel Franco progressa rapidement, et s’empara du fort 27 de Noviembre le 19 août 1934, avant de poursuivre en direction San Francisco qui était un nœud de communication vital pour la logistique ennemie, car nécessaire au ravitaillement de l’ensemble de troupes boliviennes au Sud, via Villa Montes. De plus, le secteur où opérait la 6e division était également proche des champs de pétrole de Santa Cruz, essentiels à l’économie. Cette menace suscita, comme l’espérait Estigarribia, une forte réaction bolivienne. Deux divisions de cavalerie et une d’infanterie, soit 12'000 hommes, commandées par le colonel David Toro, furent dépêchées en urgence vers le Nord où elles contraignirent la 6e division, déjà handicapée par l’étirement de ses lignes de communication, à retraiter. Cette dernière le fit en bon ordre et lentement, afin, conformément aux instructions d’Estigarribia, d’attirer ses poursuivants le plus loin possible du Sud. Ce faisant, la troupe du colonel Franco échappa in extremis à plusieurs reprises, le 5 septembre et le 10 novembre 1934, aux tentatives d’encerclement du colonel Toro, non sans devoir abandonner une dizaine de camions et une partie de son artillerie.

Mortiers boliviens en action (via www.greatmilitarybattles.com)

Mettant à profit l’affaiblissement des Boliviens induit par sa manœuvre de diversion dans le Nord, José Félix Estigarribia lança une nouvelle offensive générale dans le Sud. Alors que ses IIe et IIIe corps étaient chargés de fixer les Boliviens sur leurs positions pour les empêcher de redéployer leurs unités, le Ie corps, composé des 1e, 2e ,7e et 8e divisions d’infanterie, frappa la 10e division bolivienne dans le secteur d’El Carmen, qui tomba le même jour, Independencia suivant peu après. Le corps paraguayen rota ensuite pour avancer vers le Rio Pilcomayo, qu’il atteignit le 16 novembre à midi, encerclant une partie des unités boliviennes défendant le front entre le Rio et Ballivián, qui tomba le 17 novembre. Les Boliviens perdirent dans la bataille 7'000 soldats tués et 8'000 prisonniers, dont 500 officiers, alors que leurs 9e et 10e divisions étaient anéanties. A l’issue de leur victoire, les Paraguayens s’empressèrent d’envoyer des renforts vers le Nord. Un détachement de la 8e division s’y empara par surprise des puits d’Yrendagué le 8 décembre 1934 après avoir parcouru 60 kilomètres en pleine brousse, privant l’ennemi d’eau potable. Ce fait d’armes auquel s’ajouta une contre-offensive de la division du colonel Franco, qui avait reçu plusieurs milliers d’hommes en renforts, entraîna la dissolution des unités du colonel Toro, dont la discipline s’effondra. 3'000 soldats boliviens furent tués ou capturés dans la débâcle. Cependant, l’arrivée fortuite de pluies torrentielles à partir du 11 décembre permit à 8'000 soldats boliviens de ne pas mourir de soif et à s’échapper. L’armée bolivienne fut décimée à la suite de cette série de lourdes défaites. Le 27 novembre, le président bolivien Daniel Salamanca fut déposé par ses officiers alors qu’il visitait le quartier-général de Villa Montes. Il devait dire de ces derniers que son renversement était bien la seule manœuvre qu’ils s’avérèrent capables de réussir. Le 4 décembre 1934, son successeur, Tejada Sorzano, décréta enfin la mobilisation générale.

L’impasse

Les Boliviens tentèrent d’établir une nouvelle ligne défensive partant de Ybybobo, sur le Rio Pilcomayo, et située à une cinquantaine de kilomètres de Villa Montes. C’est là que, dans les derniers jours de 1934, la 2e division de cavalerie paraguayenne leur infligea une nouvelle défaite retentissante. Mettant à profit la nuit et des rideaux de pluie pour masquer ses mouvements, cette unité parvint à couper la 9e division bolivienne de ses arrières, la laissant encerclée et adossée au Rio Pilcomayo. Lorsque cette dernière rendit les armes le 30 décembre, après avoir perdus 300 soldats, tués au combat ou noyés en tentant de traverser le fleuve pour se réfugier en Argentine, les Paraguayens capturèrent 1'717 prisonniers, alors que leurs propres pertes se montèrent à 24 tués et 35 blessés. A ce stade de la guerre, ils contrôlaient déjà la plus grande partie du Chaco boréal, mais l’arrivée des pluies eut pour effet de ralentir leur progression tandis que les Boliviens s’efforçaient de renforcer les défenses de Villa Montes. Ils y concentrèrent leurs 1e, 2e, 4e et 8e divisions d’infanterie et leur 2e division de cavalerie, soit 20'000 hommes appuyés par 44 canons. Au centre du front, la division de cavalerie du colonel Rivas fit gagner un temps précieux aux Boliviens. Cette unité d’élite, forte de cinq milles soldats répartis en cinq régiments, parvint à stopper in extremis l’avance du Ie corps paraguayen devant Capiirenda, qu’elle tint jusqu’au mois de janvier, avant de se replier et de rallier la garnison de Villa Montes.

José Félix Estigarribia tenta ensuite de faire sauter le verrou de Villa Montes en y concentrant les IIe et IIIe corps, soit un effectif légèrement inférieur à celui des défenseurs. Après une série d’attaques lancées à partir du 23 janvier, ses troupes s’emparèrent de Carandaiti, coupant Villa Montes du reste de la Bolivie. Les Paraguayens s’en prirent ensuite directement à la ville assiégé à partir du 13 février, mais ne réalisèrent aucun gain significatif contre les défenses ennemies, malgré quatre jours de violents combats et de lourdes pertes. Faute de pouvoir s’emparer de Villa Montes, les Paraguayens dépêchèrent leur IIe corps en avant, dans le but de s’emparer de territoires boliviens essentiels à l’économie du pays. Le corps franchit le Rio Parapiti le 5 avril, et s’empara de la ville de Charagua, dix jours plus tard. A ce stade, la géographie locale, semi-montagneuse, neutralisa partiellement la mobilité supérieure des troupes paraguayennes, tout en favorisant les Boliviens, mieux entraînés à opérer sur ce type de terrain. Le 16 avril 1935, une contre-offensive bolivienne massive, impliquant 15'000 hommes hâtivement armés et entraînés placés sous le commandement du général Guillén, repoussa le IIe corps, et recaptura Charagua le 21 avril. Les Boliviens manquèrent ensuite d’anéantir la 8e division paraguayenne, celle-parvenant à rompre un encerclement, puis furent stoppés à partir du 16 mai 1935. Ce retour en force bolivien démontrait que le Paraguay ne pouvait pas espérer s’emparer d’autres territoires boliviens sans d’immenses sacrifices, et ce alors qu’il avait déjà occupé l’ensemble de la zone contestée. Inversement, les Boliviens, qui étaient parvenus à reconstituer une armée de 50'000 hommes, en partie grâce à la hausse des revenus causée par la remontée des cours de l’étain, se montraient incapables de reprendre durablement l’ascendant sur l’adversaire dans des opérations offensives. Cette conjoncture associée à l’épuisement réciproque des belligérants favorisa la signature d’un cessez-le-feu le 12 juin, qui prit effet le 14 juin à midi, mettant ainsi fin à la guerre.

Conclusion

Une trêve entra en vigueur le 21 janvier 1936 puis les belligérants signèrent deux ans plus tard, à Buenos Aires, un accord cédant au Paraguay les trois quarts du Chaco Boréal, soit 80 % des territoires contestés par les deux pays avant la guerre. Par ailleurs, 17'037 prisonniers boliviens regagnèrent leur pays, alors que 2'948 soldats paraguayens étaient relâchés. Il fallut cependant attendre le 28 avril 2009 pour qu’un traité ne définisse définitivement le tracé de la frontière commune. Par la suite, des échanges de gestes de bonne volonté lors des cérémonies célébrant les 75 ans du conflit laissèrent espérer que cette page tragique de l’histoire des deux nations était en passe d’être tournée.

Prisonniers paraguayens et leurs gardes (via www.icrc.org)

Si la guerre du Chaco figure en bonne place parmi les conflits relativement peu étudiés dans le monde occidental, elle constitua bien, pour les deux pays belligérants, un traumatisme similaire à celui ayant touché l’Europe moins de deux décennies plus tôt. En effet, 36'000 des 100'000 hommes mobilisés par le vainqueur y perdirent la vie, soit 3.5 % de sa population totale, alors que pour la Bolivie, cette proportion atteignit 2 %, avec un nombre de tués se situant entre 56'000 et 65'000. La saignée fut telle que durant les derniers mois du conflit, le Paraguay en fût réduit à appeler sous les drapeaux les jeunes hommes dès leurs 16 ans pour tenter de combler le déficit en effectif de ses régiments, dont certains n’alignaient plus que 350 hommes alors que leur dotation théorique était de 1'600 hommes. Les effets délétères de l’effort de guerre engendrèrent par la suite une forte instabilité politique dans les deux pays, qui ne tarda pas à se traduire par de nombreux coups d’état.

Sur un plan strictement militaire, cette guerre fut parfois présentée, à l’image de la guerre d’Espagne, comme annonciatrice des méthodes qui allaient se généraliser durant la Seconde Guerre Mondiale. Cette analogie est pourtant discutable. En effet, les deux pays utilisèrent bien leurs aviations respectives pour mener des missions de reconnaissance, d’appui-feu, d’interdiction ou encore de ravitaillement, mais, faute de disposer d’effectifs suffisants, et aussi à cause des performances limitées des appareils de l’époque, leur impact sur le champ de bataille peut difficilement être considéré comme décisif. Par ailleurs, si quelques tanks furent bien utilisés au cours du conflit, ils le furent uniquement en soutien de l’infanterie. Il s’agissait là difficilement d’une innovation si l’on pense à l’usage de cette arme durant les deux dernières années de la Première Guerre Mondiale. Par contre, la taille du théâtre des opérations, associée aux effectifs limités alignés par les deux armées, permit à la manœuvre de prendre toute sa place dans le conflit, et ce malgré la présence massive d’armes automatiques. Les Paraguayens maîtrisèrent à l’évidence bien mieux que leur adversaire cette dimension de l’art de la guerre.

Bibliographie

Alejandro Quesada, The Chaco War 1932-35: South America's Greatest War, Osprey Publishing, 2011

Robert L. Scheina, Latin America's Wars Volume II: The Age of the Professional Soldier, 1900-2001, Potomac Books Inc., 2003

David Marley, Wars of the Americas: A Chronology of Armed Conflict in the Western Hemisphere, ABC-CLIO, 2008

Antonio L. Sapienza et Dan Hagedorn, Aircraft of the Chaco War 1928-1935, Schiffer Publishing, Ltd, 1996

Matthew Hughes, Logistics and Chaco War :Bolivia versus Paraguay, 1932-35, The Journal of Military History, Volume 69, Number 2, April 2005




L’armée romaine d’Orient et la fin du royaume vandale d’Afrique

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Alors que l'empire romain d'Occident succombait à l'issue d'une succession désastreuse de pertes territoriales et de luttes intestines, l'empire romain d'Orient traversait le Ve siècle sans subir de dommages majeurs. Si Constantinople n'échappa pas aux guerres civiles, aux défaites militaires, ou encore à une très forte pression barbare dans les Balkans, ces épreuves ne mirent pas fondamentalement en péril la stabilité politique ou encore l'assise économique de l'empire. En effet, durant ce siècle, la plupart des empereurs qui se succédèrent sur le trône régnèrent longtemps alors que l'absence de conflits prolongés avec les Perses sassanides laissèrent les provinces les plus riches du domaine impérial inviolées. A son avènement, l’empereur Justinien (527-565) disposait donc d’une armée importante financée par une administration fiscale efficace.

Une des causes souvent évoquées de la chute de l’empire romain d’Occident est la décadence supposée de son armée à partir des réformes initiées par Dioclétien, symbolisées par la disparition des grandes légions à dix cohortes du principat. Hors, évoquer brièvement la destruction du royaume vandale d’Afrique par Bélisaire, brillant général dépêché par Constantinople, offre l’occasion de revenir sur les caractéristiques de l’armée romaine sous le règne de Justinien. Comme celle-ci était encore très similaire à celle de Théodose un siècle plus tôt, cette campagne donne un aperçu des capacités de l’armée romaine tardive, malgré l’inévitable imprécision induite par le manque de sources décrivant l’institution dans sa globalité. Deux siècles séparent ainsi deux manuscrits essentiels; la Notitia Dignitatum et le Strategikon de Maurice, alors que comme toute institution, l’armée évoluait constamment. De plus hier comme aujourd’hui, les dotations et l’organisation théorique sont une chose, la réalité des faits en est une autre. 

Adrien Fontanellaz 

L’armée de Justinien


L’armée romaine d’Orient était l’héritière des réformes successives menées à la suite de la crise du IIIe siècle, qui  s’échelonnèrent du règne de Dioclétien à celui de Constantin. La taille des unités, désignées par le terme générique de numerus ou d’arithmos, et que l’on peut assimiler grossièrement à des régiments, était d’environ 500 ou 1’000 hommes. Ceux-ci étaient divisés en deux grandes catégories ; les limitanei et les comitatenses. Les premiers étaient casernés dans les zones frontalières, qu’ils avaient pour mission de défendre et de contrôler, et étaient soumis à l’autorité de dux ou de comes. Plutôt composés d’infanterie et de cavalerie légère, les limitaneiétaient rarement appelés à quitter la région où ils stationnaient. Par ailleurs, ils pouvaient également s’appuyer sur les numerii, des miliciens locaux mobilisés au besoin. Inversement, les régiments de comitatenses dépendaient d’un magister militum (maîtres des soldats) et pouvaient être utilisés afin d’assembler des armées de campagne de taille variable. De ce fait, ces unités devaient être aptes à participer à des batailles rangées. La frontière entre les deux catégories pouvait s’avérer floue, et dans certaines circonstances, une armée de campagne pouvait être renforcée par des régiments appartenant auxlimitanei, alors qu’inversement, des unités de comitatense pouvaient également voir leur statut se modifier avec le temps.


A l’aube du Ve siècle, les limitaneide l’armée romaine d’Orient se répartissaient entre quinze régions, commandées par treize ducs et deux comtes, alors que le comitatense comprenait 43 régiments de cavalerie et 114 régiments d’infanterie. Un siècle plus tard, les unités de comitatense étaient placées sous les ordres de cinqmaîtres des soldats. Trois de ceux-ci étaient responsables d’une zone géographique spécifique ; le magister militum per Orientem couvrait l’Arménie, la Mésopotamie et l’Egypte, alors que le magister militumper Illyricum et le magister militum per Thraciam couvraient la partie européenne de l’empire. Enfin, deux armées, commandées chacune par un magister militum prasentalis étaient basées près de Constantinople. Les unités appartenant à ces dernières étaient considérées comme l’élite de l’armée. Justinien ne tarda pas à modifier cette structure après avoir accédé au trône, en confiant à un nouveau magister militum la protection de l’Arménie, dont l’importance stratégique tendait à s’accroître.  Ces six armées auraient alors compris un total de 115'000 hommes, dont 40'000 étaient stationnés près de la capitale, à disposition de l’empereur. Enfin, celui-ci disposait de sa propre garde, constituée par les scholae palatinae et les excubitores. Sous Justinien, la valeur militaire de ces unités de relativement réduites était cependant limitée.


Les réformes de l’empereur Anastasius Ier (491-518) facilitèrent le recrutement dans l’empire grâce à un accroissement de la solde, obtenu en supprimant de cette dernière les traditionnelles déductions correspondant au prix de l’équipement des soldats. Même si ces derniers durent eux-mêmes acheter et payer directement celui-ci, la mesure contribua à revaloriser le métier des armes, au point où il ne fut plus nécessaire de faire appel à la conscription, et ce alors même que les effectifs de l’armée augmentaient. Les fonds nécessaires avaient été obtenus grâce un accroissement des rentrées fiscales rendue possible par une réforme de l’administration. En outre, l’armée pouvait faire appel aux foederati(fédérés), qui constituaient des unités distinctes. Certaines étaient ethniquement homogènes et se caractérisaient par des compétences tactiques spécifiques, alors que d’autres, formées de longue date, comprenaient des hommes issus de peuplades différentes et, avec le temps, ne se démarquèrent plus que par leur nom des régiments purement endogènes, leurs soldats étant complétement assimilés. Cependant, tout au long du Ve siècle, les empereurs d’Orient évitèrent de déléguer à des fédérés la protection de provinces frontalières, à l’exception de certaines zones dans les confins de la Mésopotamie, afin d’éviter que leurs chefs, devenus trop puissants, ne puissent constituer une menace ou peser sur le jeu politique, à l’image de ce qui se produisit dans l’empire romain d’Occident. Enfin, une dernière catégorie de troupes, les bucellarii, pouvait être levée directement par un magister militum. Ceux-ci se différenciaient des autres soldats par le fait qu’ils étaient directement soldés par leur général, qui les utilisait régulièrement comme réserve.


Cavalerie et infanterie


La cavalerie vit progressivement son rôle dans l’armée romaine s’accentuer à partir du IIIe siècle du fait des guerres fréquentes contre les Perses sassanides, dont l’arme première était la cavalerie, puis de l’apparition des Huns au cœur de l’Europe. Ainsi, un tiers des unités du comitatense était monté. Elles avaient cependant un effectif inférieur à celui des arithmos d’infanterie. Il est ainsi peu probable que la proportion de cavaliers ait pu dépasser le quart des effectifs totaux de l’armée. La cavalerie lourde, composée de cataphractaires et clibanaires, fut développée en réaction à l’usage de cavaliers lourdement protégés par les Perses. Leurs homologues romains étaient équipés de spatha et de lances, et leur protection était assurée par des cuirasses d’écaille et de grands boucliers. Ils étaient cependant peu polyvalents, car aptes seulement à la rupture sur le champ de bataille, et coutaient très cher. Ainsi, jusqu’à la fin du VIe siècle, seul 15 % de la cavalerie était constituée de cataphracti ou de clibanarii. Leur présence dans une bataille était souvent déterminante, car, outre leur capacité à faire face à la cavalerie lourde ennemie, ils étaient régulièrement utilisés pour renforcer l’infanterie sur les points où celle-ci menaçait de rompre. En effet, la rupture de la ligne tenue par une armée engendrait alors souvent sa défaite.  Par ailleurs, la cavalerie dans son ensemble était parfois placée directement en avant de l’infanterie lourde, ou, de manière plus classique, sur les flancs ou à l’arrière de cette dernière. Son organisation sous le règne de Justinien reste délicate à définir, mais au VIIe siècle, elle était structurée en banda d’environ 300 hommes, subdivisés en trois hekatontarchiai comprenant deux allaghia regroupant cinq decharchia de 10 hommes. Plusieurs banda formaient une chiliarchy, alors que l’assemblage de deux ou trois de ces dernière composait une moira de 5 à 6’000 hommes.

hippo-toxotai, 6e siècle (via byzantinemilitary.blogspot.com)


La rencontre avec les Huns, dont la pratique de la guerre était typique de celle des peuples de la steppe, ne manqua pas d’avoir une forte influence sur l’armée romaine. La cavalerie byzantine adopta ainsi à l’usage de l’arc, abandonnant le traditionnel javelot. L’archerie à cheval était cependant un art difficile, demandant au minimum une année d’entraînement intensif avant d’arriver à une certaine efficience, bien loin cependant de la maestria des archers montés hunniques, équipés d’arcs composites asymétriques supérieurs à tout ce qui était connu jusque-là, mais extrêmement difficiles à produire et nécessitant, pour le maîtriser, un entraînement depuis l’enfance. C’est pourquoi cette nouvelle forme de cavalerie, les hippo-toxotai, était équipée d’arcs composites symétriques, plus faciles à produire et à utiliser. Les archers montés romains s’inspirèrent cependant la pratique hunnique, faisant reposer l’efficacité de leurs tirs sur la puissance et la précision, au détriment cependant de la cadence de tir, alors que les Perses avaient adopté la pratique inverse en cherchant à obtenir un effet de saturation. Par ailleurs, les hippo-toxotairomains étaient polyvalents dans la mesure où, protégés par une côte de maille ou une cuirasse d’écailleset emportant une lance en bandoulière, ils étaient aussi capables de charger l’ennemi. De plus, l’armée romaine d’Orient n’hésita pas à recruter des guerriers issus des peuples des steppes, à commencer par les Huns, dont l’archerie restait inégalée.


Malgré la montée des effectifs de la cavalerie, l’infanterie n’en restait pas moins une composante essentielle de l’armée romaine d’Orient. Elle se subdivisait en deux grandes catégories, l’infanterie lourde, enrégimentée dans des unités comptant un millier d’hommes, et l’infanterie légère, dont les numerus alignaient probablement 500 hommes. Cette différence de taille tendit probablement à s’atténuer car, au début du VIIesiècle, l’effectif d’un arithmos d’infanterie lourde, commandé par un tribounosétait d’environ un demi-millier d’hommes, répartis entre deux hekontarchiai divisées à leur tour en deux allaghia comprenant quatre lochagiaide 16 fantassins. Ces derniers, lointains descendants des légionnaires du principat, étaient protégés par une cotte de mailleou une cuirasse d’écailles,et armés d’une spatha et d’une lance, auxquelles pouvaient s’ajouter des armes de jet comme les plumbata. L’infanterie légère était chargée de l’éclairage et du harcèlement des troupes ennemies. Dépourvue d’armure, ses soldats étaient équipés de petits boucliers, de haches et surtout d’armes de jets. Une partie importante de ceux-ci étaient des archers, pourvus de même arc que les hippo-toxotai et d’un carquois leur permettant d’emporter quarante flèches. Contrairement aux cavaliers, les archers à pieds privilégiaient probablement  les tirs de saturation au moyen de volées massives, rendues nécessaires par leur disposition sur le champ de bataille. Les deux formes d’infanterie étaient complémentaires, et une unité « lourde » était toujours accompagnée d’un détachement « léger ». Lors des combats d’importance, les quatre premiers rangs de la ligne de bataille étaient constitués par quatre rangées de soldats équipés de boucliers et de lances, alors que les rangs suivant étaient armés de javelines, qu’ils pouvaient projeter au-dessus des têtes de leurs camarades. Une partie de l’infanterie légère se plaçait devant cette ligne afin d’empêcher l’ennemi de la harceler, mais se repliaient en cas d’avance massive de celui-ci. Des détachements d’archers étaient également placés derrière l’infanterie « lourde » ou sur ses flancs, afin de l’appuyer par ses tirs. Cependant, au cours du  VIesiècle, l’offensive devint de plus en plus la prérogative de la cavalerie, l’infanterie se voyant progressivement réduite à un rôle défensif et statique. Dans l’idéal, un général devait s’avérer capable de combiner les différentes troupes de son infanterie et de sa cavalerie pour exploiter au mieux leurs caractéristiques respectives. 


Le royaume vandale d’Afrique


Ce royaume était une création récente. En 429, Genséric, roi des Vandales et des Alains, quitta l’Espagne et débarqua en Numidie à la tête de 80'000 hommes, femmes, enfants et vieillards, avant de progresser lentement vers les régions les plus riches de l’Afrique du Nord romaine, dont la production agricole était essentielle à l’équilibre économique de l’empire romain d’Occident. Si, quelques décennies plus tôt, 19 régiments de cavalerie et 12 d’infanterie du comitatenseétaient stationnés dans la région, il est probable que l’existence de certaines de ces unités n’était plus que théorique, alors que d’autres ne devaient disposer que d’un effectif squelettique. Quoi qu’il en soit, cette armée de campagne, commandée par Boniface, le comte en charge de la défense de la province, fut vaincue par Genséric, et se replia en Italie. La ville d’Hippo Regius tomba en 431, suivie par Carthage en 439. La perte de ce grenier de l’empire n’alla pas sans susciter de réaction des Romains, et ce d’autant plus qu’une année après la prise de Carthage, Genséric mena un raid de grand ampleur contre la Sicile. Ce fut dans cette île, en 441, qu’une armée comprenant des troupes et des vaisseaux dépêchés par Constantinople se rassembla dans le but de traverser la Méditerranée et de chasser les Vandales d’Afrique. Le projet finit par avorter à cause de la pression hunnique dans les Balkans, qui contraignit l’empereur d’Orient ThéodoseII à rappeler ses forces.

Guerriers vandales et alains (via byzantinemilitary.blogspot.com)


Les Vandales furent donc libres de poursuivre leurs raids maritimes et s’emparèrent de la Sardaigne dans les années qui suivirent. En juin 455, Genséric débarqua en Italie à la tête de ses troupes et mit Rome, désertée par sa faible garnison, à sac. Le roi se vengeait ainsi de l’avortement d’un projet d’alliance matrimoniale causé par l’assassinat de l’empereur Valentinien III. Les Vandales pillèrent la ville éternelle durant deux semaines, s’emparant d’immenses richesses, parmi lesquelles figuraient une partie du butin ramené de Jérusalem par Titus en 70. Cinq ans plus tard, Majorien, empereur d’Occident, concentra des navires et des troupes en Espagne afin de lancer une expédition contre l’Afrique vandale, mais la tentative fut tuée dans l’œuf par Genséric qui apparût avec sa flotte et détruisit les vaisseaux ennemis avant même que les soldats romains n’aient pu embarquer. Faute de navires, Majorien dut renoncer au projet. Puis, en 468, l’empereur de Constantinople Léon I soutint massivement une nouvelle expédition lancée en coordination avec Anthémius, son homologue occidental. La flotte rassemblée pour l’occasion comprenait plus d’un millier de navires, emportant des dizaines de milliers d’homme, dirigés par Basiliscus, beau-frère de Léon I. Alors que l’expédition atteignit l’Afrique, les atermoiements du commandant romain associés à la ruse de Genséric aboutirent à une défaite comptant parmi les plus graves de l’histoire romaine. En effet, les Vandales, profitant d’un vent favorable, surprirent la flotte romaine avec des brûlots, dont l’effet fut dévastateur. Ils attaquèrent ensuite les vaisseaux romains survivants les uns après les autres, alors que ceux-ci avaient dû s’éparpiller en toute hâte pour échapper aux flammes. Il fallut des années à Léon I pour combler les pertes humaines et financières causées par le désastre.


Lorsque Genséric mourut en 477, la mainmise vandale sur l’ancienne province romaine d’Afrique était donc bien établie. Lors de la conquête, ceux-ci n’amenèrent pas de changements radicaux dans les structures sociales et administratives de la province. Confrontés à une population beaucoup plus importante, les Vandales se contentèrent de supplanter les anciennes élites, à commencer par celle grands propriétaires terriens, après les avoir chassées. A contrario, l’ancienne administration et ses fonctionnaires furent conservées, à la différence près que le produit des taxes et autres impôts alimentait les caisses du royaume et lieu de celles de l’empire romain d’Occident comme auparavant. Le réseau de poste, avec son système de relais et de montures de rechange, resta également fonctionnel. Bref, les Vandales constituèrent une nouvelle élite à la fois économique et politique ethniquement distincte reste de la population. De plus, bien que christianisés, ils étaient de confession aryenne, alors que leurs sujets étaient catholiques. Ce fossé entre nouveaux-venus et locaux s’approfondit lorsque Hunéric, fils de Genséric, initia en 484 une politique de conversion forcée des Catholiques, que ses successeurs suivirent avec une fermeté variable.


La population vandale était dirigée par 80 thusundifath(chefs de 1'000) dont le rôle était double. Ils avaient la charge de la population dont ils étaient responsables et dirigeaient les guerriers issus de celle-ci au combat. Le nombre de ces derniers reste aujourd’hui encore difficile à déterminer, mais il semble peu probable que l’armée vandale ait pu compter plus de 25'000 hommes. En effet, si ils  pouvaient mobiliser l’ensemble de leur population en âge de porter les armes, la taille de cette dernière était estimée à 100'000 individus au moment de l’arrivée de Bélisaire. Le seul moyen d’accroître encore les effectifs aurait nécessité de recruter des locaux, ce que les Vandales, constituant de facto une aristocratie militaire, se refusèrent à faire de manière significative. L’ensemble des hommes s’entraînait à l’usage des armes, mais la pratique était essentiellement individuelle, et ne pouvait se comparer à celle des Romains, qui mettait également l’accent sur la manœuvre en formation. Par contre, l’équipement n’était pas sans similitudes avec l’infanterie lourde impériale, avec un armement principalement constitué de spahta et de lances et une protection, au moins pour les guerriers fortunés, assurée par des casques, des cottes de mailles ou des cuirasses en écailles et des boucliers. A l’intérieur des terres, leur principal adversaire était constitué par les Maures, qui leurs infligèrent plusieurs défaites notables. Il est donc probable que bien qu’initialement composée de fantassins, l’armée vandale fut par la suite intégralement montée pour s’adapter à a mobilité de ces redoutables adversaires. Par contre, les tactiques vandales continuèrent à reposer sur le choc, et ils ne développèrent pas d’archerie à cheval, ce qui ne manqua pas de causer de graves difficultés face aux Maures, qui évitaient les combats frontaux pour accabler l’ennemi à distance avec des tirs de javelines. Ainsi, à une occasion, ces derniers parvinrent à encercler une armée vandale. L’odeur dégagée par leurs chameaux empêcha l’ennemi de les charger et de briser l’encerclement, et ils eurent ainsi tout loisir de lui infliger des pertes massives sans s’exposer.


La campagne de Bélisaire


Une querelle dynastique au sein de la famille royale vandale fut à l’origine d’une succession d’événements qui s’avérèrent fatals au royaume. En mai 530, Gélimer, petit-fils de Genséric, renversa le roi Hunéric. En effet, placé à la tête de l’armée par ce dernier, Gélimer avait mené une campagne victorieuse contre les Maures, et le prestige qu’il en retira lui avait permis de rallier à sa cause une grande partie de la noblesse. Cependant, le nouveau roi, éliminant impitoyablement ses opposants et s’emparant de leurs terres, ne tarda pas à se couper d’une partie de ses soutiens. De plus, Hunéric, retenu prisonnier, avait appelé Justinien à l’aide, alors qu’auparavant, les Catholiques persécutés avaient déjà plaidé leur cause à Constantinople. L’empereur romain ne manquait donc pas de prétextes pour intervenir, alors qu’en Orient, en 532, un traité de « paix éternelle » mettait fin à la guerre contre les Perses sassanides et augmentait donc considérablement sa marge de manœuvre. Lancer une expédition de reconquête du royaume vandale n’était cependant pas une chose aisée, et de fait, les conseillers de Justinien se prononcèrent contre une telle entreprise, extrêmement couteuse et risquée, comme l’avait amplement démontré l’échec de Léon I quelques décennies plus tôt. Justinien passa outre ces avis et ordonna de débuter les préparatifs de l’invasion. Ces derniers comprirent un volet diplomatique, car il était indispensable de disposer d’une base intermédiaire à proximité des côtes vandales. Les Romains ne tardèrent pas à obtenir le soutien des Goths, qui leur accordèrent la possibilité de transiter par la Sicile, et  mirent en place un marché à Syracuse afin de leur permettre de compléter leur ravitaillement. Il est par ailleurs possible que la diplomatie romaine ait joué un rôle dans les révoltes qui éclatèrent au sein du royaume vandale à un moment particulièrement opportun. En effet, une insurrection débuta à Tripoli, alors que dans le même temps, Godas, gouverneur de la Sardaigne, pourtant nommé par Gélimer, se retourna contre son souverain avant de demander le soutien des troupes romaines, et ce peu avant le début de la guerre.

Peut-être le seul portrait connu de Bélisaire (via wikicommons)


Justinien confia à Bélisaire, magister militum per Orientem, le commandement des troupes chargées de la reconquête. Le général romain avait déjà une carrière remarquable derrière lui, et avait notamment affronté les Perses à plusieurs reprises durant les années précédentes, étant tour-à-tour vainqueur et vaincu. Le corps expéditionnaire incluait 10'000 fantassins et 5'000 cavaliers issus du comitatense, au moins un millier de bucellarii, et un autre millier de mercenaires, soit 400 Hérules et surtout 600 redoutables archers-montés Huns, et enfin, un détachement de 400 hommes destinés à renforcer Godas en Sardaigne. La cavalerie aurait été subdivisée en treize unités, soit neuf de fédérés et quatre du comitatense, alors que les mercenaires en comprenaient trois. Enfin, une flotte de 500 navires de transport escortée par 92 dromons, dont les équipages comprenaient 2'000 soldats d’infanterie de marine, était chargée de transporter cette armée. La flotte quitta Constantinople durant le mois de juin 533, sans que Bélisaire n’ait eu le loisir d’entraîner les différentes unités de son armée à manœuvrer ensemble. L’armada atteignit les côtes de l’Afrique vandale en septembre 533, après trois mois de voyage entrecoupé d’escales prolongées, que le maître des soldats mit à profit pour définir la chaîne de commandement de ses troupes. Le trajet fut émaillé d’incidents, dont le plus grave fut la mort de 500 hommes causée par la consommation de pain avarié. Les troupes romaines débarquèrent à Caput Vada, à 200 kilomètres au Sud de l’actuel Cap Bon, et établirent aussitôt un camp protégé par un fossé et un rempart, alors qu’une partie des dromons patrouillait au large pour éviter toute surprise de la flotte vandale.


L’arrivée de Bélisaire prit les Vandales complètement par surprise et en position de faiblesse. En effet, Gélimer venait d’envoyer son frère Tzazo en Sardaigne avec 5'000 hommes et la majeure partie de sa flotte, soit 120 navires, afin de reprendre le contrôle de l’île. De plus, en débarquant à Caput Vada, les Romains coupèrent la route côtière reliant Hermione, où se trouvait Gélimer avec environ la moitié des troupes vandales disponibles, à Carthage, qui abritait la seconde moitié, commandée par Ammatas, le frère du roi. L’armée de Bélisaire avança ensuite vers Carthage en suivant la route côtière, parcourant une quinzaine de kilomètres par jour. L’armée était accompagnée par la flotte, alors que le flanc terrestre était couvert par les 600 archer-montés Huns, tandis que  300 cavaliers bucellariicommandés par Jean l’Arménien servaient d’avant-garde. La progression de l’armée fut facilitée par la neutralité ou le soutien de la population locale que Bélisaire encouragea en maintenant une stricte discipline parmi ses troupes. Gélimer ne tarda cependant pas à réagir ; dans un premier temps, il ordonna l’exécution immédiate d’Hunéric et de ses proches, puis entreprit de préparer une embuscade de grande ampleur contre l’ennemi, préférable à une bataille rangée dans la mesure où le total de ses troupes  additionné à celles dirigées par Ammatas ne devait guère dépasser les 15'000 hommes, soit un effectif inférieur à celui des Romains. Le roi choisit Ad Decimum pour piéger son adversaire. Situé à une douzaine de kilomètres de Carthage, ce carrefour reliait une route à l’intérieur des terres à celle suivie par les Romains, alors que cette dernière s’éloignait de la côte et formait un long défilé ceinturé par des collines.  Le piège devait être actionné par Ammatas, chargé attaquer frontalement l’avant-garde romaine, que Bélisaire devrait renforcer massivement. A ce moment, Gélimer dont l’avance aurait été masquée par le relief, déboucherait sur les arrières de la colonne romaine, fermant le piège. Enfin, son neveu, Gibamond, à la tête de 2'000 autres cavaliers, devait garder une autre route permettant d’accéder à Carthage et parallèle à celle suivie par les Romains, les empêchant d’échapper à la tenaille vandale. Audacieux, ce plan avait cependant pour défaut de nécessiter une étroite coordination entre des troupes venant de directions opposées.

Le plan de Gélimer à Ad Decimum (via wikicommons)


Les batailles d’Ad Decimum et de Tricamerum


Le plan tourna cependant au désastre pour les Vandales lorsqu’ils tentèrent de le mettre à exécution le 13 septembre 533. Dans un premier temps, arrivé dans le défilé, Bélisaire établit un camp fortifié à 6 kilomètres en amont d’Ad Decimum, où il laissa son infanterie, avant de mener une reconnaissance en force avec sa cavalerie, dont l’avant-garde était constituée par Jean l’Arménien et ses 300 bucellaires. Pendant ce temps, Ammatas avait quitté Carthage avec  ses troupes, mais celles-ci, au lieu de constituer une formation prête à mener bataille, constituèrent une longue colonne composée de petits groupes espacés. Ainsi, lorsqu’ Ammatus, à la tête du premier de ces groupes, tomba nez-à-nez avec l’avant-garde romaine à midi, cette dernière eut l’avantage face à un adversaire ne disposant pas de la supériorité numérique, et alors que Gélimer n’était pas encore prêt à déboucher sur les arrières romains. A l’issue d’une brève échauffourée, le frère du roi fut tué, semant la panique parmi ses hommes. Jean l’Arménien se lança alors dans une longue poursuite, dispersant les groupes de cavaliers vandales les uns après les autres jusqu’aux portes de Carthage. Dans le même temps, les 2'000 guerriers de Gibamond rencontrèrent les 600 Huns détachés pour garder le flanc de l’armée romaine le long de la route parallèle plus à l’intérieur des terres. Malgré leur infériorité numérique, les archers à cheval prirent rapidement l’avantage sur les Vandales, en massacrant la plus grande partie, et tuant le neveu de Gélimer. Lorsque ce dernier déboucha enfin sur le carrefour d’Ad Decimum, il ignorait qu’il arrivait entre les gros de Bélisaire et l’avant-garde de Jean l’Arménien au lieu de prendre à revers l’ensemble de l’armée romaine. Les Vandales chassèrent cependant un détachement de foederati envoyé par le général romain pour observer les alentours du haut d’une colline. Ces soldats entraînèrent dans leur fuite 800 bucellarii, mais Gélimer ne poussa pas son avantage et stoppa la poursuite de l’ennemi. En effet, arrivée sur les lieux de l’affrontement entre Jean l’Arménien et Ammatas, et ayant découvert le cadavre de ce dernier, il dût alors réaliser qu’il ne connaissait pas la disposition de l’armée romaine. Bélisaire put ainsi mettre à profit ce répit pour réformer ses troupes, puis lancer à son tour une charge contre le roi et ses hommes. Ceux-ci se replièrent alors vers l’intérieur des terres, laissant Carthage, maintenant dépourvue de défenseurs et dont une partie de l’enceinte était en ruine, à la merci des Romains.


Celle-ci n’opposa aucune résistance et ouvrit ses portes à l’arrivée de Bélisaire et de son armée. Maintenant une stricte discipline parmi ses troupes, le général entra dans la ville le 15 septembre, puis ordonna de renforcer ses défenses. Dans les semaines qui suivirent, un fossé garni de pieux fut creusé autour de la cité avant que les parties les plus faibles des remparts ne soient remises en état. Pendant ce temps, Gélimer, qui s’était replié à Boulla, s’efforçait de réorganiser son armée. Il bénéficia d’un renfort important avec le retour de son frère Tzazo et de ses 5'000 hommes, après qu’ils aient mis fin à la révolte en Sardaigne et exécuté son initiateur. En revanche, le roi ne parvint à recruter qu’un nombre limité de Maures, dont un détachement se joignit à ses forces. Enfin,  une tentative ultérieure de débauchage des Huns de Bélisaire échoua à son tour. L’armée vandale marcha ensuite sur Carthage avant de camper à Tricamerum, à une trentaine de kilomètres de la ville. A la tête d’une armée dont l’effectif ne dépassait probablement pas les 15'000 hommes, Gélimer n’était pas en mesure d’assiéger la ville, défendue par une force romaine supérieure en nombre et appuyée de surcroît par une importante flotte, mais pouvait espérer qu’une rencontre sur le champ de bataille tournerait à son avantage. A la mi-décembre, Bélisaire résolut d’accepter la bataille, et dépêcha Jean l’Arménien et l’ensemble de sa cavalerie, à l’exception de 500 bucellaires, avec pour instruction de harceler l’ennemi, mais sans se laisser entraîner dans un affrontement frontal. Le jour suivant, le maître des soldats quitta à son tour Carthage avec l’infanterie et le reste de la cavalerie. 


Après deux jours de trajet, les troupes commandées par Jean l’Arménien arrivèrent à proximité du camp vandale. Vers midi, alors que les cavaliers romains s’apprêtaient à manger, Gélimer déploya son armée en ordre de bataille, devant le lit d’un ruisseau, dans l’espoir de pouvoir affronter Jean avant que l’infanterie ne le rejoigne. Le centre était tenu par Tzazo et ses hommes, alors que les deux ailes étaient commandées par des nobles, tandis que les Maures étaient gardés en réserve derrière l’armée. Jean ne tarda pas à déployer ses troupes à son tour, faisant face au frère du roi avec des bucellarii et des archers montés romains, alors que ses flancs étaient composés de cavaliers réguliers et de foederati. Les Huns restèrent en réserve à l’arrière de la ligne romaine. Les combats débutèrent lorsque Jean envoya à deux reprises ses hippo-toxotai pour harceler le centre ennemi. Tzazo répondit dans à chaque fois en lançant une contre-charge pour chasser les cavaliers romains, mais sans franchir le ruisseau séparant les deux armées. Cet obstacle risquait en effet briser la cohésion de ses troupes, les rendant vulnérables à une contre-attaque ennemie. Par ailleurs, lors de ces affrontements, les ailes vandales ne s’étaient pas portées au secours de Tzazo, ce qui incita Jean à risquer une attaque frontale du centre romain contre son homologue vandale. Par malchance pour ces derniers, le frère du roi mourut dès le début du combat, ce qui causa un début de panique chez ses hommes. Bélisaire, qui avait rejoint Jean au début de la bataille en laissant l’infanterie, sentit la ligne ennemie flotter et ordonna aux ailes d’attaquer à leur tour, ce qui acheva de faire paniquer les Vandales, qui refluèrent vers leur camp.  A ce stade de la bataille, les Romains avaient perdus une cinquantaine d’hommes et Gélimer environ huit cents. Bélisaire attendit ensuite l’arrivée de son infanterie pour prendre d’assaut le camp vandale. Cependant, dans celui-ci, une nouvelle vague de panique éclata quand les guerriers découvrirent que Gélimer, craignant peut-être que ses nobles ne se retournent contre lui après ses deux défaites successives et la mort de ses frères, avait pris la fuite. L’ensemble des troupes vandales se dispersa à sa tour, sans que les Romains ne soient en mesure de les poursuivre, car Bélisaire perdit alors le contrôle de ses soldats, qui pillèrent le camp abandonné dans le plus grand désordre, et ne parvint à rétablir la discipline que le lendemain. Cependant, même si les pertes Vandales restèrent limitées du fait de l’absence d’une poursuite en règle, alors que celles-ci généraient alors invariablement un nombre important de victimes chez le vaincu, la bataille de Tricamerum marqua bel et bien la fin du royaume vandale d’Afrique. Gélimer fut ainsi capturé en mars 534, après une traque de trois mois pendant lesquelles les Romains reconquirent la Sardaigne et la Corse et achevèrent d’affermir leur mainmise sur l’Afrique. Bélisaire retourna ensuite à Constantinople avec Gélimer, un butin important et de nombreux captifs, pour se voir accorder les honneurs d’un triomphe par Justinien.


Conclusion


La campagne de Bélisaire en Afrique fut un succès éclatant, dans la mesure où il ne fallut que quelques mois pour éliminer le royaume vandale, un peuple pourtant considéré comme particulièrement redoutable et encore auréolé par les exploits de Genséric. La victoire romaine résulta en grande partie des dispositions prises avant le commencement de la campagne. Gélimer ne put en effet jamais réellement surmonter le fait que ses troupes étaient dispersées au moment où Bélisaire débarqua. Ce handicape imputable au fait que les Vandales ne s’attendaient pas à une invasion romaine, lui imposa la tactique risquée qu’il utilisa à Ad Decimum, alors que ses meilleurs combattants étaient en Sardaigne. Cette première défaite et la perte de Carthage ne pouvaient que fragiliser son assise politique au sein de la noblesse vandale, alors que son usurpation du trône avait été, au moins partiellement, légitimée par le fait qu’il avait vaincu les Maures après qu’ Hildéric ait échoué. Cette conjoncture ne pouvait  que fragiliser l’armée vandale au moment où elle livra à nouveau bataille à Tricamerum.

Carte de la campagne (via wikicommons)


Malgré cela, cette campagne reste également une démonstration de la puissance de l’empire romain d’Orient en général et de celle de son armée en particulier. De fait, Justinien fut en mesure de déployer une force de près de 50'000 hommes, si l’on inclut les équipages des navires, pratiquement à l’autre extrémité de la Méditerranée. A ce moment de l’histoire, rares auraient été les Etats capables de lancer une telle expédition, et il faudra plusieurs siècles avant que des monarques européens n’aient les moyens d’envisager des aventures comparables. L’usage que Bélisaire fit de sa cavalerie démontre à l’envi que celle-ci avait pris le pas sur l’infanterie en tant qu’arme offensive principale, alors que les capacités tactiques de cette dernière avaient très probablement déclinés si on les compare à celles des légions du principat. Cependant, l’armée romaine de Justinien, pourtant à bien des égards encore très proche de celle qui fut battue à Andrinople un siècle et demi plus tôt, fit preuve d’une efficacité qui ne peut que nous interroger sur la perception encore répandue d’une institution sur le déclin depuis des siècles.


Bibliographie


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Edward Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire byzantin, Odile Jacob, 2010


Philippe Richardot, La fin de l’armée romaine (284-476), 2eédition, Economica, 2011

Une guerre de rue : communistes et nazis dans la bataille pour Berlin (1929-1933)

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A partir de 1929, la situation générale de l'Allemagne connaît un profond changement à la suite du krach boursier américain. La crise économique qui frappe le pays se manifeste par une hausse importante du chômage. Elle entraîne également un processus de radicalisation politique qui se traduit au quotidien par la montée de la violence politique, surtout entre communistes et nazis. L'un des enjeux majeurs de cette lutte est le contrôle de la capitale du Reich, Berlin. Pour les communistes, la ville rouge, est un bastion qui doit faire rayonner le communisme sur toute l'Allemagne. Pour les nationaux-socialistes, dont le mouvement est alors essentiellement bavarois, s'imposer à Berlin est indispensable pour apparaître comme une véritable force nationale.

Berlin devient un champ de bataille entre deux mouvements pour qui l'usage de la force est jugé commelégitime dans le cadre de la compétition politique. Cette guerre de rue dure jusqu'en 1933 et le moment où les nazis s'emparent du pouvoir pour utiliser la violence d'État afin d'écraser impitoyablement leurs adversaires.

Il ne s'agit pas ici de faire le récit de quelques rixes mais de montrer les phases d'un conflit urbain de basse intensité. De mai 1930 à novembre 1931 ce ne sont pas moins de 31 personnes qui trouvent la mort dans des combats de rue à Berlin. Le nombre des blessés est infiniment plus élevé et cela dans la capitale d'une démocratie parlementaire en temps de paix.

David FRANCOIS



Les naziss'implantentà Berlin.

Le 7 novembre 1926,un homme de 29 ans descend du train à la gare de Berlin-Anhalter avec pour mission de conquérir Berlin. Il s'agit de Joseph Goebbels qui vient d’être nommé Gauleiter, c'est à dire chef régional, du Parti nazi à Berlin. La mission qui lui est confiée semble à priori difficile voire même impossible.

Quand Goebbels arrive à Berlin, le Parti nazi ne compte que 49 000 membres dans toute l'Allemagne et seulement une centaine dans la capitale du Reich. L'organisation nazie dans la ville est inexistante. Le siège du mouvement se trouve dans une cave sombre et enfumée de la Potsdamerstrasse. Avant la fin de l'année Goebbels loue un nouveau local plus présentable sur la Lützowstrasse et expulse les bons à rien et les fauteurs de troubles pour mobiliser le reste des militants. Moins d'une semaine après son arrivée,il organise une marche dans le quartier ouvrier de Neukölln, bastion communiste, qui dégénère rapidement en bagarres de rue.

Goebbels en 1926 (source alphahistory.com)

Dans les années 1920, Berlin est selon les mots mêmes de Goebbels, « la ville plus rouge d'Europe en dehors de Moscou ». Les partis marxistes, c'est à dire le Parti social-démocrate (SPD) et le Parti communiste (KPD) remportent plus de 52% des suffrages aux élections municipales de 1925. La tache que se fixe le nouveau Gauleiter de Berlin est à la fois simple et improbable: ravir la suprématie sur la capitale par le biais d'une attaque frontale contre ses principaux opposants, les communistes et les sociaux-démocrates.

Pour symboliser cette ligne Goebbels organise une réunion à la Pharussäle, une salle de meeting dans le quartier ouvrier de Wedding et souvent utilisée par le Parti communiste. Cette intrusion dans un fief rouge est bien entendue considérée comme une provocation et la réunion qui se tient le 11 février 1927 se transforme en affrontement violent où les verres de bières et les chaises servent de projectiles. Mais Goebbels marque des points puisque les quelque 200 communistes présents ont été chassés de la salle.

L'instrument de la stratégie nazie à Berlin est la SA (Sturm Abteilung) et ses chemises brunes. La SA est née en 1921 en Bavière et pendant longtemps elle reste une organisation essentiellement régionale, principalement en Bavière. A Berlin, elle est issue des restes du corps-franc Rossbach et ne fait sa vraie apparition qu'au printemps 1926 avec moins de 200 membres sous la direction de Kurt Daluege. Recrutés principalement parmi les chômeurs, les apprentis etles employés, les SA sont des « soldats politiques » dont la tache essentielle réside dans la conquête de la rue. Il s'agit d'attiser les tensions dans la capitale jusqu'au point de rupture.

Goebbels prend aussi pour cible les autorités sociales-démocrates de la ville, notamment le chef adjoint de la police Bernhard Weiss qui devient la cible principale d'une campagne antisémite. Goebbels l'affuble du sobriquet d'Isidore et ne rate aucune occasion de tourner les policiers en ridicule. Les SA prennent également plaisir à défiler en chantant des chansons satiriques ou ordurières sur Isidore. Cette impertinence s'accompagne aussi de chahut. Ainsi lors de la projection le 5 décembre 1930 du film pacifiste « A l'ouest rien de nouveau », les SA lâchent des souris dans la salle du cinéma Mozart qui font hurler les femmes présentes et nécessitent l'interruption de la projection. Mais l'essentiel de l'activité de la SA reste la bataille de rue, là où se forge un sentiment d'unité et de camaraderie.

Cinq jours après que Hitler ait tenu son premier discours à Berlin le 1er mai 1927, la police fait interdire le parti nazi dans la capitale. C'est à ce moment que Goebbels fait la preuve de son génie dans cette guerre civile insidieuse qui mine la République de Weimar. Pour cela il s'inspire des mémoires d'un des fondateurs du Parti social-démocrate, August Bebel, dont le parti a dû affronter les affres de l'illégalité après l'adoption par Bismarck des lois anti-socialistes dans les années 1880. Les nazis créent alors différents groupes et associations: équipes de bowlings, cercles d'épargnants ou encore clubs de natation pour continuer à se réunir. Goebbels lance aussi en juillet 1927 le journal Der Angriff (L'Attaque) pour disposer d'un moyen de propagande supplémentaire à Berlin.

Les succès sont d'abord modestes. Lors des élections législatives de mai 1928, seul 1,6% de Berlinois donnent leurs voix aux candidats nazis. Mais la campagne électorale permet de lever provisoirement l'interdiction du NSDAP à Berlin et autorise ainsi Goebbels à faire partie des 12 élus nazis au Reichstag. Cette élection n’entraîne pas l'abandon de la stratégie d'opposition extraparlementaire menée jusque là, alors queles nazis continuent à créer des sections dans les quartiers et les entreprises. En 1928 un premier rassemblement au Sportspalast réunit plusieurs milliers d'auditeurs. En 1929, au moment des élections municipales, le NSDAP rassemble près de 6% de suffrages et envoie 13 représentants au parlement de la ville.


La riposte communiste.

A la fin des années 1920, les communistes sont les principaux adversaires des nazis dans la conquête de Berlin. Dirigés par Walter Ulbricht, le communisme berlinois contrôle les quartiers ouvriers de Neukölln ou Wedding et peut s'appuyer pour cela sur une organisation paramilitaire fondée en 1924, le Rot Frontkämpferbund.

Le RFB est officiellement une organisation d'anciens combattants mais elle est fondée en 1924 essentiellement pour regrouper les anciens des Centuries prolétariennes après l'échec de l'insurrection d'octobre 1923. Les militants, dont la moitié ne sont pas membres du KPD, portent l'uniforme, prêtent un serment de fidélité et défilent au pas en rang serré. L'organisation compte rapidement des dizaines de milliers de membres et se dote d'une branche jeune le Rote Jungfront. Le destin du RFB se joue en 1929 avec le tournant « classe contre classe »initié par le Komintern.Ce dernierse traduit par la dénonciation de la social-démocratie qui devient dans le vocabulaire communiste le social-fascisme. Pour Moscou l'Allemagne entre dans une période d'intensification de la lutte de classe où l'adversaire le plus dangereux est le SPD considéré comme l'ultime défenseur du capitalisme. La confrontation est particulièrement rude à Berlin capitale du Land de Prusse, gouvernée par les sociaux-démocrates. Le 1er mai 1929, les combats entre manifestants communistes et policiers font 33 morts dans la capitale. Peu après les autorités interdisent le RFB mais ce dernier continue à exister de manière clandestine et sans uniforme.

Ernst Thälmann dirige une manifestation du RFB en 1927 (source: Wikipedia)

Pendant que l'activisme communiste a pour cible principale la social-démocratie, la SA recrute discrètement dans les quartiers populaires grâce à une propagande qui insiste sur les éléments antibourgeois du programme nazi. L'organisation des chemises brunes se développe ainsi quasi-clandestinement entre mai 1927 et la fin de 1928 où elle entame la lutte pour les tavernes. Ces lieux sont d'une importance capitale dans la socialisation populaire. C'est en effet dans les tavernes que les ouvriers se retrouvent et surtout se politisent. Le 22 août 1929 deux tavernes communistes sont ainsi attaquéespar le SA-Sturm n°5 que dirige le jeune Horst Wessel. Les attaques se multiplient en septembre puis les mois suivants. La tension monte progressivement à Berlin et les affrontements de rue prennent de l'ampleur pour connaître un pic en février 1930.

La direction du KPD ne commence à prendre au sérieux la menace fasciste à Berlin qu'en 1929 et cherche à adapter son organisation pour lutter contre les nazis. L'attitude des communistes envers la violence est alors équivoque. Ils ne condamnent pas son utilisation comme moyen politique mais cherchent à lui donner un caractère de masse afin de mobiliser l'ensemble du prolétariat dans des actions de grandes ampleurs contrôlées et maîtrisées par les cadres de la direction. Mais cette stratégie s'avère inefficace localement et elle laisse la place à une violence plus individuelle et diffuse qui repose sur l'existence de bandes réduites.

L'éparpillement de la violence communiste qui s'opère alors prend aussi sa source dans la crise économique. Si la violence de masse préconisée par la direction centrale communiste suppose de mobiliser les ouvriers rassemblés sur leurs lieux de travail, le développement du chômage transforme rapidement le KPD berlinois en un parti de sans-emplois. Le centre de gravité du Parti se déplace alors des usines aux quartiers ouvriers qui sont déjà la cible de l'activisme nazi. Dans ces quartiers, l'action de la SA tend à ébranler les fondements de la domination communiste et menace également la vie des militants. La violence prolétarienne devient l'apanage de bandes de jeunes chômeurs qui engagent une guerre des rues avec les nazis. Souvent d'initiatives locales,ces combats naissent parfois de manière spontanée sans le contrôle du parti qui ne peut alors ni désavouer, ni appuyer ces groupes. Mais cette lutte est vouée à l'échec en raison des conditions où elle est menée comme le montre l'affaire Wessel.


La mort de Horst Wessel.

Horst Wessel est un militant type du parti nazi berlinois de la fin des années 1920. Né en 1907, ce fils de pasteur échoue lors de ces études universitaires. Victime de déclassement, il devient chauffeur et ouvrier et, malgré ses opinions nationalistes, se déclare socialiste. Il rejoint le Parti nazi en 1926 et s'engage dans la SA dans le quartier de Bötzow. Le jeune Wessel se fait rapidement remarquer pour son ardeur et sa motivation, notamment par Goebbels qu'il rencontre à plusieurs reprises. En 1928, Wessel est affecté à l'équipe de la SA de l'Alexanderplatz et en 1929 il prend la direction de la SA-Sturm 5 qui agit dans le quartier ouvrier de Friedrichshain. Cette équipe se fait remarquer par sa brutalité mais également pour son prosélytisme parmi les ouvriers, notamment communistes. Wessel organise ainsi une clique musicale, sur le modèle de celles dirigées par les communistes, pour animer les manifestations nazies et qui rencontre un certain succès.

Wessel fait rapidement parler de lui autour de l'Alexanderplatz, le quartier de la prostitution et du crime qui est aussi un quartier prolétaire dominé par les communistes. Pour s'implanter Wessel n'hésite pas à hanter les tavernes et les bars louches pour faire de la propagande, recruter des voyous ou retourner des militants du PC. Il devient vite une figure détestée par les militants communistes. C'est dans l'un de ses bars qu'il s'entiche d'une prostituée. Pour vivre cette romance il quitte le domicile parental pour sous-louer une chambre chez une certaine Elisabeth Salm. Quand Wessel décide que son amie vivra dorénavant avec lui, les relations avec sa logeuse se tendent en raison de différents concernant le loyer. Au début de 1930 Élisabeth Salm veut expulser Wessel de l'appartement mais cette veuve ne sait comment y parvenir. Elle décide de se tourner vers les anciens camarades de son défunt mari, lui même membre du KPD et du Rot Frontkämpferbund. Les militants qu'elle rencontre l'écoutent poliment jusqu'au moment où elle donne le nom de son locataire indésirable. Wessel possède alors une solide réputation de nazi accrocheur et persuasif. L'occasion de lui donner une leçon semble trouvée.

Horst Wessel à la tête de sa section d'assaut défile à Nuremberg en 1929 (source: Bundesarchiv)

Le 14 janvier 1930 un groupe de militants et sympathisants communistes se rend donc à l'appartement d'Elisabeth Salm. Craignant que Wessel ne soit armé, ils ont demandé à deux militants, qui sont également connus pour être des membres du Milieu, Erwin Rückert et Albrecht Höhler, de les accompagner avec des armes. Le groupe frappe à la porte de la chambre de Wessel qui s'y trouve avec sa compagne et une amie. Attendant la visite d'un camarade de la SA, Wessel ouvre. Höhler lui tire alors une balle en plein visage. Le jeune SA grièvement blessé est transporté à l'hôpital où il meurt cinq semaines plus tard le 23 février.

Le KPD se retrouve alors dans une position difficile car il ne peut assumer ce meurtre qui a peu à voir avec de la légitime défense. La situation est d'autant plus délicate que si la violence politique dans les lieux publics est devenue chose banale et acceptée, l'attaque contre Wessel est la première du genre à se dérouler dans un lieu privé. Cela apparaît d'autant plus intolérable à la population que souvent, communistes et nazis sont voisins de paliers et qu'une trêve tacite sanctuarise les habitations. Le désavouer publiquement signifierait à contrario que le Parti ne contrôle pas les initiatives militantes de sa base. La direction communiste berlinoise réunit le commando qui a réalisé l'attaque pour le prévenir qu'elle fera abattre celui qui voudrait parler de l'affaire. La presse communiste affirme qu'il ne s'agit que d'un règlement de comptes entre souteneurs et fait pression sur Höhler pour qu'il témoigne en ce sens.

La mort de Horst Wessel, dont les funérailles sont l'occasion d'une formidable démonstration nazie organisée par Goebbels, n'entrave pas le développement du national-socialisme dans la capitale du Reich. Il attire au contraire de nouveaux adhérents pour qui Wessel apparaît comme un martyr. Le nombre de tavernes berlinoises contrôlées par les nazis, qui sont autant de bases de départ que l'enjeu d'une lutte féroce avec les communistes, quintuple entre 1928 et 1931. La SA dirigée par Walter Stennes compte près de 3 000 membres dans la capitale. Le 10 septembre 1930, 100 000 personnes se trouvent réunies à l'extérieur du Palais des Sports dans l'espoir d'entendre le discours que fait Hitler. Quatre jours plus tard, le Parti nazi, avec 18% des voix aux élections législatives, devient le troisième parti de la capitale après les communistes et les sociaux-démocrates. Il rassemble surtout dix fois plus que voix qu'en 1928.

Les communistes ne tirent aucun avantage de la mort de Wessel puisque le KP refuse d'endosser sa responsabilité et de faire des tueurs des héros antifascistes. Les autorités prennent au contraire prétexte de la mort de Wessel pour redoubler la répression contre les organisations communistes dont le RFB qui continue à fonctionner de manière clandestine comme une élite militaire. De nouvelles formations naissent également pour encadrer militairement les militants comme l'Antifaschistische Junge Garde fondée en juillet 1929 mais qui se trouve rapidement décimée par la répression policière.


La bataille des tavernes

A partir d'avril 1931, les communistes lancent une campagne contre le réseau des tavernes qui s'infiltrent de plus en plus profondément dans les quartiers ouvriers. Les patrons de ces tavernes ont toujours mis leurs établissements à la disposition des réunions communistes ou social-démocrates. Les auditoires sont autant de consommateurs mais avec la crise les clients se font plus rares et ceux qui viennent aux réunions politiques dépensent moins. Des patrons répondent donc favorablement aux sollicitations des nazis qui, en échange d'une clientèle régulière et solvable car appointée par le parti, demandent d'utiliser les tavernes comme des casernes pour les SA, des bases brunes en territoire rouge. Pour les communistes la fermeture de ces tavernes devient un objectif tactique essentiel. Le 9 septembre à Kreuzberg une attaque coûte la vie à une sentinelle nazie mais c'est au mois d'octobre que les communistes lancent une vaste offensive sur le quartier de Neukölln contre les tavernes tenues par les nazis.

Ces attaques sont bien préparées et perpétrées par de petits groupes qui agissent comme des commandos. Elles se déroulent selon un schéma que résume bien l'action organisée le 15 octobre 1931 contre une taverne de la Richardstrasse. Les militants des organisations antifascistes dirigées par les communistes convoquent une manifestation de masse à environ un kilomètre de la taverne dans le but de détourner l'attention de la police. Durant ce temps un petit groupe armé dirigé par un dirigeant local du KPD se dirige vers la taverne. Dans la rue entre 30 et 50 personnes s'approchent de la taverne et crient « A bas le fascisme » et chantent l'Internationale. Quand le patron de la taverne et les SA sortent dans la rue, le cortège s'arrête et un coup de feu est tiré. Quatre à cinq hommes tirent alors une vingtaine de coups de feu tandis que la foule de manifestants se disperse et que les tireurs prennent la fuite.

Le raid est apparemment un succès puisque le patron a été tué et la taverne fermée. En octobre et novembre 1931 ces attaques coûtent la vie à 14 nazis contre six communistes ce dont se félicitent les dirigeants communistes berlinois. Mais trois mois après sa fermeture, la taverne de la Richardstrasse ouvre à nouveau ses portes tandis que la police a arrêté 22 personnes impliquées dans son attaque. Les manifestations du KPD contre ces tavernes sont aussi de plus en plus soigneusement attaquées par les SA et la police. Les communistes sont alors en infériorité tandis que les tavernes nazies prospèrent. Les actions des combattants rouges ne font pas non plus l'unanimité au sein de la direction du KPD et leur utilité ainsi que les méthodes de lutte employéesfont l'objet de vifs débats.

Défilé communiste dans le quartier de Wedding (source: Berlin.de)


La résolution de novembre 1931.

A l'été 1931 la situation du Parti communiste est des plus précaires puisqu'à la limite de la légalité, surtout après le meurtre de deux responsables de la police berlinoise dans le cadre de la campagne pour le référendum demandant la dissolution du gouvernement prussien social-démocrate. La police porte alors des coups de plus en plus rudes au KPD et l'activisme antinazi ne peut qu'inciter un peu plus le gouvernement à jeter les communistes dans une illégalité que refuse la direction. A la suite de rencontres à Moscou entre les dirigeants allemands et ceux du Komintern, la Centrale du KPD adopte la résolution du 31 novembre 1931 qui fait la distinction dans la lutte contre les nazis entre les actions de masse encouragée et la terreur individuelle qui est fortement condamnée. La direction craint en effet que la spontanéité qu’entraîne cette dernière ne finisse par nuire à la discipline militante.

La résolution provoque une rupture au sein du mouvement communiste et déjà au sein de la direction. Heinz Neumann y est hostile. Pour lui les actions des groupes locaux n'ont pas besoin de recevoir l'accord des organes centraux pour être efficaces. Un système de commandement trop centralisé ne peut en outre que freiner les actions défensives dans les quartiers ouvriers contre les attaques nazies. Neumann est néanmoins mis en minorité et sera bientôt évincé de la direction. Maisplus grave est la rupture qui se produit avec les militants de base qui affrontent les SA dans la rue et qui accusent de lâcheté et de trahisons les dirigeants. Surtout la résolution ne met pas fin aux actes d'indiscipline et les groupes de combats locaux posent dorénavant un problème politique délicat. Pris dans l'engrenage de la logique œil pour œil contre les nazis ils développent des comportements proches de ceux des gangs, basés sur la défense d'un territoire par la violence. Le KPD en vient donc, contrairement au marxisme orthodoxe, à exercer son hégémonie, non sur les usines, mais sur les marges des quartiers populaires. A coté du militant modèle, le jeune ouvrier politisé, gravite dans les organisations communistes un lumpenprolétariat qui flirte avec la délinquance. Des bandes de jeunes existent depuis longtemps dans les grandes villes allemandes mais avec la crise de 1929 ils tendent à se politiser et rejoignent en particulier des formations paramilitaires, nazies ou communistes. Le mélange explosif né de cette rencontre est condamnée par la direction communiste d'autant qu'elle cherche alors à séduire les ouvriers acquis au nazisme.

La police observe un défilé de la SA à Berlin (source: art.com)

Les dirigeants communistes sont en effet conscients que les nazis ont brisé le monopole de la contestation ouvrière qu'ils possédaient jusqu'alors. Là où la violence ne donne pas de résultats probants le KPD change donc de tactique et Berlin devient un champ d'application privilégié. Le 1er novembre 1931, la direction communiste de la région de Berlin-Brandebourg salue les « travailleurs nationaux-socialistes » et les partisans ouvriers des nazis qui combattent honnêtement le capitalisme. Les communistes reconnaissent ainsi que les nazis ont réussi à s'implanter dans la classe ouvrière berlinoise contestant leur monopole sur ce terrain. La SA ouvre en effet des soupes populaires et à Noël les militants nazis au chômage sont invités à passer les fêtes chez les militants ayant un emploi.

En 1932, le parti nazi fait une percée décisive à Berlin puisqu'il compte près de 40 000 membres. En mars,il réussit à réunir 80 000 personnes dans le parc du Lustgarten. Le 4 avril, 200 000 personnes assistent à un meeting en plein air d'Hitler. L'influence des nazis progresse y compris dans les entreprises. En novembre 1932, ils organisent avec les communistes une grève contre la réduction des salaires des employés des transports publics berlinois. Des piquets de grève communs voient même le jour. Cette action renforce l'implantation nazie dans les quartiers ouvriers de la capitale. Cette année,la SA sous les ordres de Heinrich von Helldorff regroupe à Berlin plus de 16 000 membres. Après une interdiction d'avril à juillet, la SA, sûre d'elle-même, installe la violence dans les rues, contribuant à l'aggravation de la crise politique que vit l'Allemagne à l'hiver 1932-1933.

Malgré les détours et tournants de la ligne officielle, largement dictée par Moscou, les militants communistes continuent à vouloir tenir, par la force, la rue. Ils organisent pour cela des formations militaires de tailles variables. Les Rote Betriebswehren ont pour domaine privilégié les entreprises tandis que la rue est celui du Kampfbund gegen der faschismus où se retrouvent d'ailleurs des anciens du RFB. Cette organisation qui connait son apogée au début de 1931 décline par la suite et le flambeau est repris par l'Antifaschistiche Aktion qui nait à Berlin le 12 juillet 1932.

Ces groupes poursuivent le combat jusqu'en janvier 1933. Quand les SA fêtent l'arrivée d'Hitler à la Chancellerie par des défilés aux flambeaux, les groupes communistes mènent la résistance notamment dans les quartiers ouvriers. Une fusillade à Charlottenburg cause la mort d'un policier et d'un SA. Mais ce ne sont là que des actes isolés. Le degré de violence de la persécution nazie à travers les arrestations arbitraires et l'ouverture des camps de concentration entraînent rapidement la disparition des résidus des groupes de combat communistes.


Bibliographie.

James M. Diehl, Paramilitary Politics in Weimar GermanyIndiana University Press, 1977.

Eve Rosenhaft, Beating the Fascists ? The German Communists and Political Violence, 1929-1939, Cambridge University Press, Cambridge, 1983.

Dirk Schumann, Political Violence in the Weimar Republic, 1918-1933: Fight for the Streets and Fear of Civil WarBerghahn Books, 2009 (ce livre est initialement paru en allemand en 2001).

Daniel Siemens, The Making of Nazi Hero. The murder and myth of Horst Wessel, I.B.Tauris, 2013, (ce livre est paru initialement en allemand en 2009).

L'autre côté de la colline signalé par Guerres et conflits

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Merci à Rémy Porte, qui, sur Guerres et conflits, parle déjà de L'autre côté de la colline ! Rappelons que ce blog propose, notamment, de nombreuses fiches de lectures et des interviews d'auteurs.

Sondage : donnez votre avis pour un des articles du mois d'avril !

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L'objectif de ce blog collectif est de proposer trois articles mensuels, individuels ou collectifs. Le choix des sujets étant très libre, mais aussi fonction des intérêts propres à chacun, bien que nous essayons d'élargir un peu nos compétences, nous avons pensé à solliciter les lecteurs du blog pour qu'ils puissent parfois choisir un thème parmi d'autres.

Vous trouverez dans la colonne de droite un sondage, ouvert jusqu'à la fin mars, pour choisir, entre deux propositions, le sujet que vous aimeriez voir traiter par moi-même (Stéphane Mantoux) pour le mois d'avril 2013. A vos souris, donc, pour donner votre avis ! Mes collègues feront peut-être de même à l'avenir.

La bataille de Kinshasa

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Sous nos latitudes, l’image des combattants africains se résume bien souvent à celle de miliciens drogués et sanguinaires s’affrontant dans le cadre de rivalités ethniques obscures. Certes, des films comme Lord of War ou Blood Diamond renvoient bel et bien à une réalité ; le Revolutionary United Front de Foday Sankoh en Sierra Leone ou encore la Lord Resistance Army de Joseph Kony en Ouganda ne sont pas des inventions de cinéastes occidentaux en mal de clichés. Néanmoins, s’intéresser aux guerres ayant frappé l’Afrique subsaharienne révèle aussi l’existence d’institutions militaires capables de mener des opérations complexes et ambitieuses. La bataille de Kinshasa, durant laquelle s’affrontèrent les troupes de plusieurs pays africains, est à cet égard révélatrice.

Adrien Fontanellaz



D’une guerre à l’autre

Le génocide rwandais en 1994 fut à l’origine d’ondes de choc qui finirent par causer la chute de l’un des derniers dinosaures de la politique africaine: Mobutu Sese Seko. En mai 1997, l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL) entrait dans la capitale zaïroise tandis que l’édifice vermoulu de la dictature mobutiste s’écroulait. Dirigée par Laurent-Désiré Kabila un homme alors quasiment inconnu, le mouvement qu’était l’AFDL masquait une coalition d’acteurs congolais mais aussi étrangers dont le point commun était la volonté de se débarrasser du dictateur zaïrois. De fait, la chute du vieux léopard aurait été impossible sans l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) qui fournit l’ossature des forces de l’AFDL. Le Rwanda était intervenu au Zaïre avec comme but initial de démanteler les camps de réfugiés servant de bases arrières aux anciennes Forces Armées Rwandaises (FAR) et aux Interahamwe, qui s’infiltraient au Rwanda avec comme objectif ultime la reconquête du pouvoir perdu à la suite de leur défaite en 1994. Mobutu soutenant les forces de l’ancien pouvoir rwandais, les dirigeants de Kigali déterminèrent de renverser le maréchal zaïrois. L’Ouganda et l’Angola ne tardèrent pas à participer à l’opération, saisissant ainsi l’occasion de frapper les bases arrière de leurs oppositions armées respectives. Les Forces Armées Zaïroises (FAZ) n’échappaient pas à la déliquescence généralisée caractéristique du Zaïre de Mobutu et se révélèrent incapables d’arrêter, ou même de ralentir l’AFDL, malgré le recrutement in extremis de mercenaires français et serbes. Kinshasa tomba moins d’une année après le début des hostilités, et le Zaïre devint la République Démocratique du Congo (RDC).



Des soldats de l'AFDL peu avant leur entrée dans Kinshasa (Reuters)


Arrivé au pouvoir, Laurent-Désiré Kabila se trouva bientôt au centre d’un faisceau de demandes contradictoires émanant de l’opinion publique congolaise, de ses alliés étrangers, de l’ancienne opposition politique à Mobutu mais aussi de l’AFDL, également divisée en tendances diverses et antagonistes, alors que les caisses de l’Etat étaient vides. Les nouvelles Forces Armées Congolaises (FAC) constituaient à cet égard un bon exemple de cette complexité. Une grande partie de l’encadrement était composée d’officiers rwandais, alors que certaines unités étaient constituées de soldats banyamulenge, des Tutsis issus de plusieurs vagues d’émigrations successives dans le Kivu, et ayant gardés des liens étroits avec leur patrie d’origine. Mais les FAC avaient aussi réintégrés d’anciens soldats de Mobutu et des unités Katangaises, lointaines héritières des Tigres Katangais réfugiés en Angola durant les années soixante. Bref, Les bases du nouveau pouvoir étaient instables. Hors, les contradictions entre les attentes de Kigali et Kampala d’une part, et Laurent-Désiré Kabila d’autre part ne tardèrent pas à apparaître au grand jour. Ce dernier, nationaliste sincère, s’avéra être un allié bien moins docile qu’espéré par les premiers. Se sentant menacé, le chef de l'État congolais se rapprocha de ses appuis katangais au détriment des Rwandais et des Banyamulenge. Les tensions s’accélèrent durant l’été 1998, avec pour fond le mécontentement manifesté par la population à l’encontre des Rwandais. Le commandant James Kabarebe, officier rwandais d’origine congolaise et ancien bras droit de Paul Kagame, alors vice-président rwandais, se vit démettre de ses fonctions de chef d’état-major des FAC le 13 juillet 1998. Puis, le 27 juillet, les militaires rwandais et ougandais se virent intimés l’ordre de quitter le territoire national, le président congolais annonçant la fin de la coopération militaire avec ces pays. Deux jours plus tard, les soldats rwandais présents à Kinshasa, avec le commandant Kabarebe à leur tête, quittèrent la capitale congolaise à bord de six avions de transport. Enfin, le 1er août, les membres du gouvernement d’origine banyamulenge furent démis de leurs fonctions et remplacés par des Katangais. Parallèlement, Laurent-Désiré Kabila parvint à obtenir l’engagement de Robert Mugabe, autocrate du Zimbabwe. Ce dernier avait consenti à soutenir le président congolais pour des motivations alliant prédation économique et parenté idéologique. Surtout, ce pays disposait, avec les Zimbabwe Defence Forces (ZDF), d’une des armées les plus professionnelles du continent, issue de l’amalgame entre l’ancienne armée rhodésienne et les guérilleros de la Zimbabwe African National Liberation Army.


Soldats zimbabwéens à l'entraînement (via zimbabwedefence.com)

La réaction face au revirement de Laurent-Désiré Kabila ne tarda pas. Les soldats d’origine banyamulenge encore présents dans la capitale congolaise se révoltèrent, imités, dès le 2 août 1998, par leurs camarades des 2e, 10e et 12e brigades des FAC, basées à Goma, Kisangani et Bukavu respectivement. Si résumer le rôle des Banyamulenge à celui de simples supplétifs de Kigali serait réducteur, il est également vrai que cette communauté avait contribué en hommes et en ressources à la conquête du Rwanda par le Front Patriotique Rwandais (FPR) entre 1990 et 1994. De plus, Laurent-Désiré Kabila, en annonçant en début d’année vouloir répartir les soldats Tutsis au sein de l’ensemble des FAC avait aussi contribué à la révolte de ces unités. Dans le même temps, des troupes de l’APR entrèrent en territoire congolais et traversèrent Goma, alors que l’armée ougandaise pénétrait à son tour dans la province de l’Ituri. Cette nouvelle guerre allait impliquer les armées d’une dizaine de pays africains et causer des centaines de milliers de morts.

Le coup de dés rwandais

L’opération de sauvetage du régime de Laurent-Désiré Kabila, baptisée Sovereign Legitimacy et ordonnée par Robert Mugabe, échut initialement aux forces spéciales des Zimbabwe Defence Forces, composées du Parachutist Regiment, du Commando Regiment et du Special Air Service. Les premiers éléments zimbabwéens débarquèrent à Kinshasa le 2 août 1998, le contingent atteignant un total de 900 hommes deux jours plus tard, et se trouvèrent aussitôt engagées contre le millier de soldats banyamulenge et rwandais présents dans la capitale. Les Zimbabwéens combattirent aux côtés des FAC et de comités d’autodéfense composés de volontaires kinois. Ces derniers, équipés de machettes ou d’armes improvisées, se lancèrent dans une traque des Tutsis résidants dans la cité. Les combats se concentrèrent autour de deux bases militaires dans la périphérie de la ville. L’une d’elle fut bientôt assiégée par les FAC, et les trois cents défenseurs rebelles finirent pas être exécutés après avoir épuisé leurs munitions. Les Zimbabwéens parvinrent à sécuriser l’aéroport de N’Dolo puis l’aéroport international de N’Djili, situé à 15 kilomètres de la capitale, après plusieurs jours de combat. Incapables de se maintenir en ville, le reste des éléments rwandais et banyamulenge se replia ensuite dans la jungle ceinturant Kinshasa.

Les Rwandais ne tardèrent pas à initier une opération destinée à mettre fin au conflit rapidement en évitant une longue progression sur des axes terrestres identiques à ceux utilisé lors de la guerre précédente. En cas de réussite, elle aurait également permis de couper l’herbe sous les pieds des alliés africains de Kinshasa en faisant tomber le régime avant qu’ils n’aient eu le temps de déployer des troupes. Le plan rwandais était audacieux, et consistait à mettre en place un pont aérien reliant Goma à la base aérienne de Kitona dans la province du Bas-Congo, située à 320 kilomètres à l’Ouest de Kinshasa, puis à prendre la capitale après avoir coupé son accès à la mer. Le 2 août 1998, un élément précurseur de 163 soldats dirigés par le commandant Kabarebe embarqua à bord d’un Boeing 727 puis débarqua à Kitona, après avoir parcouru les 1'500 kilomètres séparant les deux aéroports, pour s’en emparer sans coup férir. Des milliers de militaires congolais étaient pourtant casernés dans les alentours, mais il s’agissait d’anciens membres des FAZ ou de la garde prétorienne du président Mobutu, la DSP (Division Spéciale Présidentielle), dont le régime de Kabila se méfiait et qui avaient été envoyés là afin d’être rééduqués avant leur réintégration au sein des FAC. Ces hommes, déjà peu favorisés depuis l’arrivée au pouvoir de l’AFDL, n’avaient de surcroît pas reçu leur solde depuis des semaines au moment de l’arrivée des Rwandais. Enfin, des relations interpersonnelles existaient probablement entre militaires congolais et rwandais, dans la mesure où l’entraînement des premiers avait été confié aux seconds avant la rupture entre Kinshasa et Kigali. Quoi qu’il en soit, le détachement du commandant Kabarebe parvint à convaincre les officiers congolais de se joindre à eux, aidés en cela par la distribution de primes en dollars. Il put ainsi compter sur le renfort d’une dizaine de milliers d’hommes, et mettre la main sur un arsenal comprenant, en plus d’importants stocks de munitions, des canons anti-aériens légers, des véhicules et une douzaine de chars T-55 et T-69. En outre, grâce aux rotations effectuées par deux Boeing 727 et un Boeing 707 entre Goma et Kitona durant les nuits suivantes, l’avant-garde du commandant Kabarebe fut bientôt rejointe par des renforts de l’APR de la taille d’une petite brigade, accompagnés par une section d’artillerie légère ougandaise forte de 31 hommes.

Ces forces entrèrent rapidement en action ; le 5 août, les ports de Banana et Moanda sur la côte Atlantique furent capturés, coupant Kinshasa de l’océan. Cinq jours plus tard, le port fluvial de Matadi, terminal de la voie ferrée et de l’oléoduc reliant Kinshasa au fleuve Congo, tomba à son tour. Enfin, le 13 août, les Rwandais s’emparèrent de l’immense barrage hydroélectrique d’Inga dont la production alimentait la capitale et en profitèrent pour couper son alimentation en électricité dès le lendemain. Jusque-là l’APR avait surmonté sans difficulté la faible résistance des éléments des FAC présents dans la province. Les Rwandais appliquaient avec succès leur tactique de prédilection consistant à faire précéder le gros de leur force par une avant-garde chargée de s’infiltrer dans le dispositif ennemi et de semer la panique, tout en laissant à ce dernier une voie de repli ouverte afin d’éviter qu’un encerclement ne suscite une défense acharnée de la part des éléments pris au piège.

L’assaut contre Kinshasa

Avant de lancer leur opération, les militaires rwandais avaient tenté de se prémunir d’une éventuelle intervention angolaise, susceptible de compromettre l’ensemble de la manœuvre. Le colonel Patrick Karegeya, directeur des services de renseignement extérieurs, avait rencontré les généraux Manuel Helder Vieira Dias et Fernando Garcia Mialia. Ces deux officiers, proches du président José Eduardo Dos Santos, avaient assuré au colonel rwandais que les puissantes Forças Armadas Angolanas resteraient l’arme au pied dans le cas d’un renversement du régime de Laurent-Désiré Kabila par l’APR. Pourtant, le 17 août déjà, les présidents de l’Angola, du Zimbabwe et de la Namibie annoncèrent leur soutien à Kinshasa. Dès le 20 août, des rapports firent état de la présence de troupes angolaises sur le territoire congolais. De fait, une colonne motorisée et blindée, composée de 2'500 hommes appartenant aux 5e et 18e régiments, pénétra en RDC à partir de l’enclave angolaise du Cabinda, progressant le long de la route reliant cette dernière à Kinshasa. La colonne disposait du soutien de six Su-25 du 25e Regimento Aéreo de Caças-Bombardeiros et de six Let-39 du 24e Regimento de Instruçao d'Aviaçao Militar basés à Cabinda, en compagnie d’un détachement mixte d’hélicoptères Mi-24 et Mi-17. Dans les jours qui suivirent, les deux régiments atteignirent l’aéroport de Kitona et en chassèrent la faible arrière-garde laissée par le commandant Kabarebe, coupant les Rwandais de leur base arrière. Pour celui-ci, la dernière chance de mener l’opération à bien était de prendre Kinshasa le plus rapidement possible sans laisser à ses défenseurs le temps de se renforcer.


Un T-55 angolais, photographié en 1999 (via militaryphotos.net)

Le contingent zimbabwéen à Kinshasa montait effectivement rapidement en puissance. A partir du 2 août, un premier détachement mixte d’hélicoptères Alouette III et AB-412 appartenant aux 7e et 8e squadron de l’Air Force of Zimbabwe fut détaché dans la capitale. La puissance de feu du corps expéditionnaire s’accrut encore considérablement le 20 août avec l’arrivée sur l’aéroport international de N’Djili de quatre FTB-337 Lynx du 4e squadron suivis deux jours plus tard par quatre Hawk du 2e squadron. Enfin, un millier d’hommes du Parachutist Regiment débarquèrent à leur tour sur l’aéroport le 24 août 1998. Pendant ce temps, l’avant-garde rwandaise avançait rapidement en direction de la capitale depuis le Sud-Ouest, précédant de deux jours le corps principal. Le 18 août, ce détachement tomba dans une embuscade tendue par une section de SAS zimbabwéens et une compagnie des FAC non loin de la ville de Kasangalu, à 45 kilomètres de Kinshasa. L’avant-garde perdit 18 tués dans l’affaire et fut contrainte d’attendre les gros du commandant Kabarebe. Ces derniers atteignirent le 20 août la localité de Mbanza Ngungu, à 120 kilomètres de la capitale, puis parvinrent deux jours plus tard à Kisantu, où leur avance fut détectée par des SAS, qui, faisant office de contrôleurs aériens avancés, guidèrent des frappes aériennes menées par les Hawk du 4e squadron à coups de bombes à sous-munitions. Après avoir essuyé des pertes sévères, les troupes rwando-congolaises se regroupèrent puis reprirent leur progression, pour arriver à la hauteur de Kasangalu le 24 août. Ce jour-là, une de leurs colonnes, comprenant la dizaine de chars récupérés à Kitona trois semaines plus tôt, fut repérée par un Lynx en patrouille. Le pilote détruisit à la roquette le blindé de tête, le reste des tanks étant annihilé par d’autres attaques lancées par les avions zimbabwéens appelés à la rescousse, et lors d’une embuscade tendue par des SAS héliportés sur place par des Alouette III. Cet engagement ne stoppa pas la progression du commandant Kabarabe mais lui coûta l’ensemble de ses moyens lourds, ses soldats ne disposant plus que de quelques mortiers pour appuyer leur assaut contre Kinshasa. Pendant ce temps, les Zimbabwéens concentrèrent leur dispositif autour de N’Djili, dont la défense fut confiée aux parachutistes, tandis que des SAS établissaient une série de sonnettes en forme de demi-cercle couvrant les approches de l’aéroport international.



Un Hawk du 2e squadron de l'Air Force of Zimbabwe (via xairforces.com)

Les colonnes rwandaises assaillirent Kinshasa dans la matinée du 26 août. Précédés par leurs alliés congolais qui se faisaient passer pour des membres des FAC en pleine retraite, les Rwandais contournèrent la capitale puis s’infiltrèrent dans les bidonvilles jouxtant l’aéroport international de N’Djili avant de lancer leur attaque sur ce dernier. Grâce à ce stratagème, les défenseurs ne détectèrent la première vague d’assaut qu’à une centaine de mètres du terminal principal. Ceux-ci parvinrent à repousser l’ennemi in extremis grâce à l’appui prodigué par une automitrailleuse EE-9 Cascavel. Par contre, les deux autres attaques quasi simultanées qui suivirent permirent aux hommes du commandant Kabarabe de s’emparer de la tour de contrôle, de plusieurs hangars et de l’extrémité Sud de la piste. Les jours suivants, les Rwandais lancèrent une série d’attaques déterminées afin de prendre le contrôle de l’aéroport, mais toutes furent repoussées par les Zimbabwéens. L’étendue de la piste, d’une longueur de 4.7 kilomètres, permit à ces derniers de continuer à utiliser leurs avions, dont l’intervention s’avéra décisive. En effet, les Hawk et Lynx noyèrent les positions ennemies sous un déluge de bombes, de roquettes et d’obus, à raison d’une douzaine de missions par jour et par appareil. Pour accélérer le tempo, certains avions étaient réarmés entre deux sorties sans même couper leur moteur. Dans l’après-midi du 29 août, les Zimbabwéens lancèrent une contre-attaque qui contraignit un ennemi déjà très affaibli à retraiter vers les bidonvilles du Sud de Kinshasa, où les combats se poursuivirent encore plusieurs jours. Décimés et à court de munitions, les troupes rwando-congolaises finirent par se replier en dehors de la ville, poursuivies par les Zimbabwe Defence Forces.


Cascavel des ZDF (via zimbabwedefence.com)

La retraite rwandaise

Après l’échec de l’assaut contre Kinshasa, la situation du contingent rwando-ougandais et des soldats congolais qui l’accompagnaient était devenue précaire. Ils étaient à court de ravitaillement et coupés de leurs arrières par l’intervention angolaise dans le Bas-Congo, alors que des forces ennemies convergeaient vers eux. Afin d’échapper à l’anéantissement, le commandant Kabarebe engagea ses troupes dans une longues retraite vers le Nord de l’Angola. Cette zone avait longtemps été sous l’influence de l’UNITA de Jonas Savimbi, et était de ce fait encore mal contrôlée par le gouvernement de Luanda. Après s’être coordonné avec les rebelles angolais, les Rwandais atteignirent la province après avoir parcouru 360 kilomètres en tenant leurs poursuivants à distance en menant des actions d’arrière-garde. A la mi-septembre 1998, au cours d’une attaque nocturne, ils parvinrent à prendre par surprise et à mettre en fuite les 400 hommes de la garnison angolaise du petit aéroport de Maquela Do Zombo. La piste de 1400 mètres était trop courte pour être utilisée par de gros avions de transport. Une partie du contingent dut donc étendre sa longueur de 400 mètres, alors que d’autres unités s’établissaient sur des positions défensives.


 Su-25K des Forças Armadas Angolanas (via xairforces.net)
 
La prise de l’aéroport n’alla pas sans susciter de réaction des Forças Armadas Angolanas. Une colonne mécanisée appuyée par vingt-six blindés avança le long de la seule route menant à l’aéroport, mais se trouva bloquée à une centaine de kilomètres de celui-ci par des éléments de l’APR. Les hommes du commandant Kabarebe parvinrent ainsi à tenir les deux mois nécessaires à l’agrandissement de la piste. Les travaux terminés, ils furent rapatriés grâce à une trentaine de vols menés par des avions russes loués pour l’occasion. Les derniers soldats embarquèrent à destination de Kigali le 25 décembre 1998, laissant derrière eux les anciens membres des FAZ et de la DSP ralliés à Kitona, qui restèrent en Angola et unirent leurs forces avec celles de l’UNITA.

Conclusion

L’échec de l’opération rwandaise contre Kinshasa déboucha sur une impasse stratégique, aucune des deux coalitions engagées dans la guerre n’ayant les moyens de vaincre l’autre. Si les profits tirés de l’exploitation des richesses du Congo permettait aux belligérants de financer leur effort de guerre, l’immensité du territoire contesté et donc la profondeur stratégique détenue par les deux camps rendait difficile toute nouvelle opération décisive. De plus, le conflit ne fit que se complexifier au fil du temps, notamment lorsque l’alliance ougando-rwandaise se fractura et que les armées de ces deux pays s’affrontèrent autour de Kisangani.

La bataille révéla aussi les capacités développées par certaines institutions militaires africaines. Les effectifs et le nombre d’avions projetés par les Zimbabwe Defence Forces étaient certes limités mais supportent la comparaison avec déploiements occidentaux considérés comme conséquents. Outre ce déploiement à brève échéance de milliers d’hommes bien entraînés, les militaires zimbabwéens démontrèrent aussi leur aptitude à mener dans la foulée une bataille aéroterrestre contre un adversaire redoutable. En effet, l’Armée Patriotique Rwandaise fit une nouvelle fois la preuve de sa maîtrise des tactiques d’infiltration et d’attaque de nuit, déjà relevée par les soldats français lors de l’opération Turquoise en 1994. Au-delà de cette dimension tactique, la conception même de l’attaque contre Kinshasa démontre une intelligence opérative et stratégique réelle car le Schwerpunkt de l’opération était bel et bien le cœur même du régime de Laurent-Désiré Kabila. Rappelons brièvement que, de facto, la faction qui contrôle la capitale d’un pays tend à plus ou moins brève échéance à en devenir le pouvoir légitime vis-à-vis de l’extérieur. L’attaque contre Kinshasa présentait un risque certes élevé, mais que le gain possible justifiait. Les services de renseignement de Kigali échouèrent certes à prédire la réaction angolaise, mais il paraît difficile de croire que le ralliement des soldats congolais basés autour de Kitona où la coopération avec l’UNITA lors de la retraite vers Maquela Do Zombo aient été totalement improvisées.

Enfin, l’existence même des trois ponts aériens menés par les Rwandais et les Zimbabwéens témoignent d’un phénomène maintes fois évoqué, la privatisation du domaine militaire. En effet, aucun de ces ponts aériens n’aurait été possible sans les services de compagnies aériennes disposant de flottes d’avions de transport tactiques ou stratégiques. Ces dernières, certes moins médiatiques que des sociétés mercenaires comme Executive Outcomes, permirent pourtant à des États aux moyens financiers limités d’accéder à des capacités de projection autrefois réservées aux grandes puissances.

Liste des abréviations


AFDL     l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo


APR       Armée Patriotique Rwandaise


FAR        Forces Armées Rwandaises


FAZ          Forces Armées Zaïroises


FAC         Forces Armées Congolaises


FPR        Front Patriotique Rwandais


ZDF       Zimbabwe Defence Forces


DSP        Division Spéciale Présidentielle


UNITA       União Nacional para a Independência Total de Angola


Bibliographie :


Colette Braeckmann, L’enjeu congolais, Fayard, 1999.




Tom Cooper et Peter Weinert, avec Fabian Hinz et Mark Lepko, African MiGs Vol. 1 - Angola to Ivory Coast - MiGs and Sukhois in Service in Sub-Saharan Africa, Harpia Publishing, L.L.C, 2010.

James Stejskal, Kitona Operation : Rwanda's Gamble to Capture Kinshasa and the Misreading of an "Ally", in Joint Force Quarterly 68, 1er trimestre, janvier 2013.


Tom Cooper, Pit Weinert, Jonathan Kyzer et Albert Grandolini, Zaire/DR Congo 1980 – 2001 in acig.info, version du 17.02.2011.


Corner Plummer, The Kitona Operation : Rwanda’s African Odyssey, in www.militaryhistoryonline.com, consulté le 15 janvier 2013


 

 
 

Vidéo : la VMF-214, les vraies Têtes Brûlées

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Ci-desssous, une petite vidéo de présentation de mon article à paraître demain, 20 mars, et consacré aux Têtes Brûlées, la VMF-214, qui opère dans le Pacifique sud pendant la Seconde Guerre mondiale... mythe et réalité d'une escadrille de légende !


Les vraies Têtes Brûlées. La VMF-214, mythe et réalité

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La série télévisée Les Têtes Brûlées1a fait de l'escadrille VMF-214, opérant dans le Pacifique sud sur Corsair, un groupe de bagarreurs et de voyous ayant échappé à la cour martiale, menant une guerre presque paradisiaque, sous les palmiers, en compagnie de jolies infirmières, et de temps en temps, des Japonais. On s'en doute, la réalité est un peu moins romantique. En réalité, la postérité de la VMF-214 se confond surtout avec celle d'un de ses commandants, le légendaire Gregory « Pappy » Boyington, dont l'autobiographie écrite après la guerre est truffée d'approximations et de quelques mensonges, et qui a servi de manière assez lâche de source d'inspiration pour la série télévisée. Les pilotes de Marines ont en fait opéré sur une machine formidable mais difficile à manipuler, le F4U Corsair. Le Pacifique sud, bien que paradisiaque par certains côtés, n'en est pas moins un milieu hostile, où les bactéries et les insectes provoquent parfois plus de pertes que la guerre, et où les pilotes abattus peuvent mourir de soif ou d'insolation dans leur canot de sauvetage perdu dans les immensités de l'océan. En outre, l'histoire de la VMF-214, comme on va le voir, ne se résume pas qu'à la période de commandement de « Pappy » Boyington : elle opère sur un théâtre d'opérations et durant une période qui restent, toutes proportions gardées, moins connus que l'offensive américaine menée par Nimitz dans le Pacifique central à partir de novembre 1943. Retour sur une escadrille de légende de l'US Marine Corps pendant la guerre du Pacifique.






Stéphane Mantoux 




Un avion : le F4U Corsair...


En 1938, l'US Navy ouvre une compétition pour un projet de chasseur à haute vitesse, capable d'évoluer à haute altitude. Elle accepte le choix d'un moteur radial, à condition qu'il soit puissant et monté sur un appareil suffisamment petit pour être embarqué sur porte-avions. Vought-Sikorsky Aircraft remporte la compétition avec son VB-166 (dessiné par le chef ingénieur de Vought, Rex Biesel) muni d'un moteur si puissant que l'hélice tripale est, elle aussi, de grande dimension. Or cela nécessite un train d'atterrissage très élevé qui va à l'encontre des atterrissages sur porte-avions. D'où l'aile en mouette pour obtenir un train plus court. Monoplace, le nouveau chasseur, grâce à son moteur Pratt & Whitney, est l'un des plus rapides de sa catégorie. Le surnom de Corsair lui est attribué dans la tradition de Vought, qui a déjà baptisé au moins deux appareils précédents de ce surnom. L'innovation la plus importante est cependant le dessin d'aile de mouette. L'US Navy, séduite par le prototype, accepte le chasseur dès février 1939. Au départ, le XF4U-1 est armé de deux mitrailleuses cal. 30 dans le nez et de deux mitrailleuses de cal. 50 dans les ailes. Conçu pour être embarqué sur porte-avions, le Corsair est aussi armé de bombes sous les ailes et le fuselage central pour les larguer sur des formations de bombardiers, en visant par une vitre disposée sur le plancher du cockpit !


Le prototype du Corsair, le XF4U-1, dont on remarque le cockpit très avancé-Source : Wikipédia.

L'appareil effectue son premier vol le 29 mai 1940 et donne satisfaction. Le XF4U-1 atteint déjà les 650 km/h. Il faut cependant améliorer la visibilité du pilote en modifiant la verrière et corriger une tendance à pencher à gauche à l'atterrissage. Son taux de roulis et sa vitesse en font pourtant un des meilleurs chasseurs au monde. Le Corsair comprend déjà des ailes repliables, des réservoirs de carburant dans les ailes et des flotteurs intégrés en cas d'amerissage forcé. Pour compenser la tendance à virer à gauche à l'atterrissage, un petit triangle de poids supplémentaire est finalement installé au bout de l'aile droite. Finalement, 584 XF4U-1 sont commandés. Le poste de pilotage est décalé un peu en arrière et le Corsair embarque désormais 3 mitrailleuses de cal.50 dans chaque aile, un armement qui va lui permettre de réaliser un ratio de victoires de 11 contre 1. Le siège du pilote et la verrière sont renforcés par des plaques de blindage.

Le premier squadronà recevoir le Corsair est la VF-12 en Californie, puis la VF-17 à Norfolk. Les Marineséquipent quant à eux le VMF-124 avec le nouvel appareil. Malheureusement, le F4U-1 se montre problématique pour l'emploi sur porte-avions, en raison des problèmes d'équilibre et de visibilité, et l'US Navyle rejette pour ses escadrilles embarquées. Le chasseur est donc récupéré par les Marines ou sert dans des escadrilles de l'US Navy basées à terre. Les Marines, comme les pilotes de l'aéronavale, sont enthousiasmés par les performances du Corsair comparées à celles du F4F Wildcat : la VF-17 « Jolly Rogers » écume ainsi le Pacifique Sud contre les Zéros. L'appareil étant très demandé, il sera construit par plusieurs fabricants durant la guerre : Vought (4 699 exemplaires), Goodyear (4 006 exemplaires) et Brewster (735 exemplaires). Le premier F4U-1 de série prend l'air le 25 juin 1942. Le F4U-1 comprend un énorme réservoir auto-obturant placé dans le fuselage, devant le cockpit, faisant reculer celui-ci, et provoquant la suppression des réservoirs d'aile, tandis que le fuselage est allongé. Le F4U-1A est amélioré avec une verrière en « bulle » et une capacité d'emport d'un réservoir de carburant sous le fuselage. Une version plus spécifiquement dédiée à l'attaque au sol, le F4U-1D, est également conçue, avec des pylônes d'emport sous les ailes, pour des roquettes notamment. Les F4U-1D ou FG-U1D pour Goodyear, version ultime du Corsair, sont produits respectivement à 1 685 et 1 997 exemplaires.

A partir de décembre 1944, les Corsairs sont finalement embarqués sur les porte-avions de l'US Navy : VMF-124 et 213 sur l'USS Essex, bientôt rejointes par d'autres sur les porte-avions restants, remplaçant progressivement le F6F Hellcat. Une version de chasse de nuit équipée d'un radar, le F4U-2, équipe trois squadrons, les VMF(N)-532, VF(N)-75 et VF(N)-101, utilisés depuis des bases au sol ou depuis les porte-avions. Le F4U-4, qui vole pour la première fois en septembre 1944, est accepté dès octobre par la Navy et entre en service en avril 1945. Vought en construit 2 357 exemplaires. Le F4U-4B, armé de deux canons de 20 mm dans chaque aile, arrive trop tard pour servir dans le Pacifique mais est employé en Corée dans l'appui au sol, l'un des appareils de la VMF-312 abattant même un MiG-15 nord-coréen.

Juin 1945 : un Corsair tire une salve de roquettes contre des positions japonaises sur Okinawa.-Source : Wikipédia.


Trois escadrilles en une : les VMF-214...


L'offensive américaine contre les positions japonaises dans le Pacifique sud-ouest commence, en fait, dès le printemps 1942. Le plan de l'amiral King est alors d'avancer depuis Efate, dans les Nouvelles-Hébrides, jusqu'à Espiritu Santo. A partir de ces bases, l'offensive pourrait alors poursuivre vers les Salomons et les îles Bismarck. Le 4 avril, le front du Pacifique est divisé en deux : le général MacArthur obtient le commandement du Pacifique sud-ouest alors que l'amiral Nimitz a la charge du Pacifique central. Nimitz doit avancer pour ainsi dire d'île en île, ce qui ne sera vraiment possible qu'à partir de novembre 1943 avec l'assaut sur les Gilbert, tandis que MacArthur remontera vers le nord via les Salomons, la Nouvelle-Guinée et les Philippines.

La clé de l'offensive américaine dans les Salomons réside dans la capture, le 7 août 1942, de l'aérodrome japonais en construction sur Guadalcanal, juste après le débarquement des Marines. Les Américains achèvent l'aérodrome le 12 août et le baptisent Henderson Field2quelques jours plus tard. Bientôt, la Cactus Air Force3opère à partir d'Henderson Field et des terrains satellites environnants. Les Japonais vont réagir violemment à l'intrusion américaine dans les Salomons : en effet, si Henderson Fieldreste aux mains des Américains, Rabaul, la principale place forte japonaise dans le Pacifique sud-ouest, serait menacée. Les unités aériennes de la marine impériale et de l'aviation de l'armée de terre vont donc sacrifier de nombreux éléments expérimentés dans la défense des Salomons.

Les Corsairs n'interviennent sur ce théâtre des opérations qu'à partir du 12 février 1943, lorsque la VMF-124 du major Gise se pose à Guadalcanal avec ses Corsairs. Le F4U, successeur du F4F Wildcat, doit permettre de frapper plus loin les positions japonaises du secteur, d'escorter les bombardiers et d'attaquer les aérodromes du nord et du centre des Salomons. Parmi les pilotes de la VMF-124, le lieutenant Kenneth A. Walsh qui deviendra le premier as sur Corsair. Après la VMF-124, les VMF-213, 121, 112, 221, 122 et 214 arrivent également dans les Salomons. Début juillet 1943, la VMF-123, convertie sur Corsair, est la dernière unité à recevoir le nouvel appareil. Toutes ces escadrilles, qui vont combattre les Japonais dans les airs, vont engendrer de nombreux as.

L'escadrille la plus célèbre du corps des Marines pendant la Seconde Guerre mondiale, la VMF-214, souvent associée avec son deuxième commandant, Pappy Boyington, a eu en fait trois vies différentes, trois unités qui ont porté le même numéro. La première VMF-214, les « Swashbucklers », combat dans les îles Salomons au milieu de l'année 1943 sous les ordres du major George Britt. Elle vole d'abord sur F4F Wildcat puis sur Corsair, revendiquant 20 victoires aériennes et produisant deux as. La deuxième VMF-214 est celle des « Black Sheeps », qui combat au-dessus du nord de l'archipel des Salomons et de Rabaul, entre août 1943 et janvier 1944. Elle abat 94 avions japonais et comprend 8 as en plus de Boyington. La troisième et dernière VMF-214 est basée sur le porte-avions USS Franklin (CV-13) et opère contre le Japon en 1944-1945.

La VMF-214 est formée en juillet 1942, dans le cadre du renforcement de l'US Marine Air Corps qui survient après l'attaque sur Pearl Harbor. Basé à Ewa, sur l'île d'Oahu, le major Britt prend la tête d'un squadron en cours de formation et qui ne reçoit ses premiers appareils, 11 F4F-3 Wildcats et 1 SNJ-4 d'entraînement, qu'en octobre. Les pilotes arrivent progressivement au cours de l'été et de l'automne. Parmi eux, Henry Miller, qui a servi dans la RCAF puis dans la VMF-211 avec Britt. Les pilotes s'entraînent de manière intense, en particulier au tir, et plusieurs accidents entraînent la perte de quelques Wildcats. Avec l'arrivée de 8 F4F-4 en décembre 1942, le squadron dispose de 14 appareils opérationnels. Certains pilotes préfèrent le F4F-3, qui compte deux mitrailleuses de moins, mais qui a plus de munitions et qui est moins lourd et plus manœuvrable que le F4F-4.


Carte de la campagne des îles Salomons, en 1943-Source : Wikipédia.

La VMF-214 embarque pour les Salomons en février 1943 à bord du porte-avions d'escorte USS Nassau(CVE-16). Le 3 mars, au large de l'île de la Pentecôte dans les Nouvelles-Hébrides, le Nassau catapulte les Wildcatsen direction de leur nouvelle base -la piste de Turtle Bay, à Espiritu Santo. Dès le 14 mars, la VMF-214 déménage sur Henderson Field,à Guadacalanal, située à 4 heures de vol. Le temps est déplorable et 9 TBF Avenger de la VMSB-143, qui accompagnent les Wildcats, sont perdus. Henry Ellis doit abandonner son F4Fet passe plusieurs jours en mer avant d'être secouru. Jim Taylor crashe son Wildcat sur le sud de Guadalcanal. La maladie est un adversaire aussi redoutable que les Japonais : le major Britt attrape rapidement la dysenterie et tous les pilotes doivent prendre des comprimés d'atabrine contre la malaria. Fin mars, la VMF-214 s'exerce en effectuant des vols de routine au-dessus de Guadalcanal et en escortant des SBD Dauntless et TBF Avenger lors de raids contre les bases japonaises de Vila et Munda en Nouvelle-Géorgie.

A la même époque, les Japonais rassemblent une force aérienne conséquente à Bougainville, et transfèrent en particulier au sol des unités embarquées. Cette contre-offensive aérienne nippone au-dessus des Salomons et de la Nouvelle-Guinée est baptisée opération I-Go. Le 7 avril, les Japonais lancent 67 bombardiers en piqué Aichi D3A2 Val contre les bases américaines autour de Guadalcanal, escortés par 110 Zéros. La VMF-214 participe à la mêlée avec trois vagues de 4 appareils, menées par Vince Carpenter, Henry Miller et « Smiley » Burnett. Al Jensen prend la tête d'une quatrième vague ad hoc. Le Cactus Fighter Command oriente les pilotes vers des intrus repérés au-dessus du cap Espérance, de l'île de Savo et de Tulagi. La vague de Jensen tombe dans un piège classique des Japonais : celui-ci poursuit un Zéro solitaire servant d'appât, le descend pour voir les autres tomber sur sa formation. « Vic » Scarborough parvient à abattre un autre Zéro mais son F4F est haché menu par les canons de 20 mm d'un de ses camarades. Al Jensen abat le poursuivant mais l'appareil de Scarborough est bon pour le pilon. Ce jour-là, les Américains revendiquent 58 victoires, dont 10 pour la VMF-214 -le plus haut fait d'armes des Swashbucklers durant leurs deux tours d'opération. Les victoires américaines, comme souvent exagérées, sont difficiles à confirmer dans l'autre camp car les archives japonaises ont fréquemment été perdues pendant la guerre. C'est la dernière fois qu'un F4F des Marines remporte une victoire en combat aérien : les squadrons de chasse entament la conversion sur Corsair.

Durant les trois semaines suivantes, la VMF-214 effectue des missions CAP (Combat Air Patrol) au-dessus de Guadalcanal. Le 18 avril 1943, Tom Lanphier, frère du pilote de l'escadrille Charles Lanphier, participe en tant que pilote de P-38 du 339thFighter Squadronà l'interception qui voit la mort de l'amiral Yamamoto. L'affaire, supposée être secrète, est rapidement ébruitée dans le Cactus Fighter Command. Les Japonais répliquent par un spectaculaire raid nocturne. En mai, l'activité est également très réduite. Le 15, la VMF-214 atteint la date de son temps de R&R (Rest and Recreation) : 10 jours à Espirutu Santo puis une semaine en Australie.

La VMF-214 « Swashbucklers » entame son deuxième tour d'opérations en juillet 1943 sur Corsair, et connaît ses premières pertes. Le major Britt est remplacé, conformément à la politique en vigueur, par le major William O'Neill, qui reste très peu de temps. Plusieurs autres pilotes de l'escadrille assument temporairement la fonction. Dès leur retour à Turtle Bay, à la mi-juin, les pilotes ont su qu'ils vont être reconvertis sur Corsair. L'amiral Halsey souhaite entamer la reconquête de la Nouvelle-Géorgie et a besoin de tout l'appui aérien disponible. La VMF-214 apprend donc à manipuler sa nouvelle monture, en particulier à l'atterrissage. Mais la maintenance est un véritable casse-tête, d'autant plus que les Corsairs présentent une sérieuse tendance aux fuites d'huile. Trouver les appareils est aussi un problème : seuls 3 Corsairs sont disponibles le 23 juin. D'autres arrivent heureusement en juillet. Au soir du 17 juillet, Jack Petit, Dick Sigel et Mac McCall sont envoyés protéger le transporteur d'hydravions Chincoteague, endommagé et remorqué par le destroyer Thornton. Ils interceptent 3 Mitsubishi G3M Nell et les abattent en flammes. Une bonne entrée en matière pour le Corsair !

Quelques jours plus tard, la VMF-214 s'installe dans les îles Russell sur la piste de Banika, beaucoup plus proche des positions japonaises. Fin juillet, l'escadrille escorte de nombreux raids de B-24 sur le bastion de Kahili. Lors d'un engagement au-dessus des Salomons le 4 août, la VMF-214 revendique 3 Ki-61 Tony abattus, pendant un combat où les pilotes américains ont cru avoir à faire, un moment, à des P-40 de la RNZAF. Deux jours plus tard, les Corsairsescortent un F-5A (version du P-38 de reconnaissance photo) au-dessus des îles Shortland. Près de l'île de Morgusaisai et de Kulitanai Bay, ils tombent sur une force aérienne japonaise mixte comprenant des Zéros et des hydravions A6M2-N Rufe. Al Jensen abat trois appareils et devient un as. Scarborough et Smiley Burnett remporte aussi des victoires. Mais Bill Blakeslee est abattu et Tony Eisele doit crasher son Corsair sur les flots en raison de problèmes de moteur. Le lendemain, Bill Pace, qui assume le commandement de l'escadrille, se tue également sur accident. Smiley Burnett, qui n'est pas parvenu à gagner la confiance de tous les pilotes, devient le nouveau commandant.

Munda a été capturée le 5 août et les Seabees4remettent rapidement la piste aérienne en état. L'escadrille commence à y opérer dès la mi-août mais les conditions sont exécrables : l'hygiène est infecte, les moustiques omniprésents, des corps en décomposition finissent de pourrir près de la piste, qui est en plus pilonnée par l'artillerie japonaise. La VMF-214 conduit une série de straffings contre les aérodromes de Kahili le 15 août. 8 Corsairs s'en prennent aux avions, aux camions de ravitaillement en carburant et aux soldats japonais. Pour le reste du mois, l'escadrille reprend les missions de chasse libre et d'escorte de bombardiers. Le 26 août est encore une journée bien remplie : « Vic » Scarborough devient à son tour un as en descendant 3 Japonais. Bob Hanson remporte également une victoire de même que Jensen, avec une seule de ses mitrailleuses en état de marche ! Il obtient d'ailleurs la Navy Cross deux jours plus tard. Le 28 août en effet, lors d'un straffing conjoint avec la VMF-215 sur Kahili qui capote en raison du mauvais temps, Jensen, isolé, mitraille l'aérodrome de Tonolei Harbor. Les photos prises ultérieurement montrent 24 appareils japonais détruits sur la piste. Charles Lanphier, qui a peut-être contribué au mitraillage, est abattu et capturé par les Japonais ; il meurt en détention en mai 1944. Début septembre, les Swashbucklers jouissent d'un autre R&R à Sydney, avant que l'escadrille ne soit démantelée.

A l'été 1943, la marine américaine souhaite disposer de davantage de Corsairs en l'air. Mais les pilotes expérimentés et les appareils sont alors dispersés dans tout le Pacifique sud. Greg Boyington reçoit la mission de rassembler pilotes et avions pour former un squadron ad hoc. A l'origine, ce groupe constitue l'échelon arrière de la VMF-124, avant d'être activé en tant que nouvelle escadrille VMF-214. En août 1943, on trouve ainsi 26 pilotes qui vont former les fameuses « Black Sheeps » : 8 ont déjà volé avec Boyington dans la VMF-122 ; 3 ont volé avec la RCAF ; 2 viennent d'autres squadrons des Marines ; 4 sont des instructeurs appelés au front ; 9 sont des lieutenants sans expérience du combat. Boyington entraîne les pilotes à Turtle Bay, sur Espiritu Santo, en particulier ceux qui doivent prendre en main le Corsair pour la première fois. Le major Stan Bailey devient commandant en second, Frank Walton, ancien policier de Los Angeles, est l'officier de renseignements. Jim Reames est le médecin de l'escadrille.

Le Corsair du lieutenant Rinabarger à Espiritu Santo, en septembre 1943.-Source : Wikipédia.

Début septembre 1943, la nouvelle VMF-214 atterrit dans sa base avancée des Russell, via Henderson Field, et entreprend sa première mission de combat le 14. Chaque mission implique en moyenne 8 appareils et les pilotes volent deux jours sur trois. Le 16 septembre, lors d'une mission d'escorte de Dauntless au-dessus de Ballale, la VMF-214 revendique 11 appareils abattus (dont 5 pour Boyington) et 8 probables pour une perte. En octobre, la VMF-214 s'installe à Munda, pour frapper au plus près le prochain objectif américain, Bougainville. Le 17 octobre, l'escadrille revendique encore 12 victoires lors d'une mission de chasse libre. Le premier tour d'opérations s'achève deux jours plus tard et les pilotes partent en R&R en Australie.

Les Américains s'emparent finalement d'une tête de pont à l'ouest de Bougainville, dans la baie de l'Impératrice Augusta. La VMF-214 retourne à Espiritu Santo début novembre. Le 28, elle s'installe sur l'île de Vella Lavella, à Barakoma, sa base d'opérations pour son second tour. A partir de ce jour-là, les Corsairs mènent des missions de routine baptisées « Cherry Blossom » au-dessus de Bougainville, sans rencontrer beaucoup d'opposition, l'aviation japonaise étant absente du ciel. Le 8 décembre, quelques Corsairs se posent sur une piste à Torokina Point, dans la baie de l'Impératrice Augusta. Cette piste est surtout réservée aux atterrissages d'urgence et au ravitaillement en carburant, et d'autres escadrilles, comme la VF-17 « Jolly Rogers », l'utilisent également.

Une mission importante de chasse libre est mise en oeuvre au-dessus de Rabaul, avec 80 appareils des Marines, de la Navy et de la RNZAF. L'objectif est d'attirer en l'air les avions japonais pour les éliminer en nombre. La mission est répétée plusieurs fois et la VMF-214 perd pas moins de 8 pilotes entre le 23 décembre 1943 et le 3 janvier 1944 -dont Boyington. Henry Miller remplace Boyington comme commandant d'escadrille et quelques jours plus tard, les « Black Sheeps » volent une dernière fois avant d'être démantelées, tout comme le furent les « Swashbucklers ».


Le fameux écusson de la VMF-214 "Black Sheeps"-Source : Acepilots.com

L'histoire des « Black Sheeps » ne s'arrête cependant pas avec la capture de Boyington. La troisième escadrille VMF-214, volant toujours sur Corsair, est finalement basée sur porte-avions, en l’occurrence, le CV-13 USS Franklin, de la classe Essex. Formée en Californie au début 1944, l'escadrille conserve le surnom de « Black Sheeps » et les insignes correspondants. Stan Bailey, ancien commandant de l'escadrille, prend la tête de cette nouvelle VMF-214. Les pilotes doivent opérer désormais à partir de porte-avions : le besoin d'escadrilles basées au sol diminue et la menace des kamikazes conduit à renforcer la chasse embarquée. La VMF-214 opère sur le Franklinà partir du 4 février 1945. Le 19 mars 1945, la VMF-214 est à bord du Franklin quand celui-ci est touché au large du Japon par deux bombes larguées par un bombardier nippon : 724 hommes sont tués, dont plusieurs membres du personnel de l'escadrille. Le Franklin est sauvé tant bien que mal et retourne aux Etats-Unis, ce qui met fin à la carrière des Black Sheeps pendant le conflit.


et un homme à l'origine du mythe : Gregory « Pappy » Boyington


Le major Gregory « Pappy » Boyington est l'un des as les plus hauts en couleur de l'US Marine Air Corps. Né le 4 décembre 1912, il vit une enfance difficile : des parents divorcés, un beau-père alcoolique (dont il ignore jusqu'à son engagement qu'il n'est pas son vrai père) et de nombreux déplacements à travers les Etats-Unis. Il grandit dans une petite ville de l'Idaho et a l'occasion de voler dès l'âge de six ans. La famille s'installe à Tacoma, dans l'état de Washington, en 1926. Boyington pratique la lutte à l'école, puis entre à l'université de Washington en 1930. Il y rencontre sa femme, Helen. Ils se marient peu après sa remise de diplôme, en 1934. Après une année passée chez Boeing, Boyington entre dans les Marines. C'est alors qu'il apprend la vérité sur son beau-père. Il s'entraîne au pilotage à la base de Pensacola en janvier 1936 : comme d'autres futurs as, l'entraînement n'est pas forcément des plus aisés pour Boyington. C'est aussi à Pensacola que Boyington se prend de passion pour la boisson, et pour la bagarre où il utilise ses talents de lutteur, obtenant une réputation qui perdurera danstout le corps des Marines. Il rencontre aussi sa némésis, Joe Smoak, qui deviendra le colonel Lard5dans la série télévisée Les Têtes Brûlées. Boyington obtient ses ailes de pilote en mars 1937.

Gregory "Pappy" Boyington, qui dirige 5 mois la deuxième escadrille VMF-214 et qui la fait passer au rang du mythe après la guerre.-Source : Wikipédia.

Avant de rejoindre la VMF-1 à Quantico, Boyington doit se réconcilier avec son épouse, enceinte de leur deuxième enfant. Il doit cacher sa famille car les pilotes des Marines se doivent alors d'être célibataires. Boyington poursuit l'entraînement sur de nouveaux appareils. En juillet 1938, à Philadelphie, il s'ennuie, boit, et s'endette de plus en plus. Les problèmes empirant alors qu'il stationne avec la VMF-2 à San Diego, en 1939-1940. C'est pourtant durant ce séjour qu'il commence à se faire remarquer comme un excellent pilote, en particulier dans le combat aérien. De retour à Pensacola en janvier 1941, Boyington connaît à nouveau des difficultés en raison de la boisson et des rixes que l'abus de celle-ci entraîne, et sa carrière de pilote est sur le déclin. Il est sauvé par son engagement dans la CAMCO (Central Aircraft Manufacturing Company), une couverture utilisée par le gouvernement américain afin de recruter des pilotes pour soutenir la Chine nationaliste contre le Japon. Attiré par l'argent, Boyington intègre donc l'American Volunteer Group ; ses supérieurs sont contents de se débarrasser de lui et prévoit d'ailleurs, contrairement aux autres pilotes engagés, de ne pas le réintégrer après la fin de l'expérience.

Arrivés à Rangoon par bateau, les pilotes américains rejoignent leur base de Toungoo le 13 novembre 1941. Boyington participe à plusieurs missions pour la défense de la Birmanie, puis rallie Kunming en Chine jusqu'à ce que les Tigres Volants intègrent officiellement l'USAAF. Il se brouille avec Claire Chennault, le chef des Tigres Volants, et les quitte en avril 1942, avec un avis défavorable de son supérieur. Boyington rentre alors aux Etats-Unis. Il revendique 6 victoires aériennes, ce qui ferait de lui l'un des premiers as américains de la guerre. Ces victoires sont reconnues d'emblée par le corps de Marines. En fait, Boyington n'a probablement remporté que 2 victoires en l'air et 3,75 victoires au sol lors de straffings, un total qu'il arrondit généreusement en 6 victoires en combat aérien. Ce mensonge lui permet de gonfler artificiellement son palmarès.

Boyington a aussi eu deux liaisons qui mettent sérieusement à mal son mariage. Cependant, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, le corps des Marines le réintègre dès novembre 1942 pour disposer d'un pilote expérimenté, au rang de major. En janvier 1943, le navire Lurline le conduit en Nouvelle-Calédonie, où il passe quelques temps à l'état-major du Marine Air Group 11, dont Joe Smoak, un lieutenant-colonel très attaché au règlement, est officier opérations. C'est là qu'il aperçoit pour la première fois un Corsair. Devenu officier en second de la VMF-122, il y effectue un tour d'opérations. Comme d'habitude, il se fâche avec son supérieur, le major Elmer Brackett. Finalement, Boyington remplace Brackett à la tête de l'escadrille, mais l'activité est des plus réduites. Fin mai, Smoak le relève de son commandement : Boyington, une jambe cassée, se retrouve à l'hôpital.

On a vu comment Boyington, ensuite, contribue à la formation de la deuxième escadrille VMF-214. Âgé de plus de 30 ans, Boyington mène au combat des pilotes qui n'en souvent que 20 ou un peu plus. Ceux-ci l'appellent « Gramps » et non « Pappy », un surnom que lui donnera la presse seulement après qu'il ait été abattu. En septembre 1943, la VMF-214 opère à partir des îles Russell. En 84 jours, elle cumule le score impressionnant de 197 victoires revendiquées, sans compter les navires coulés et les installations au sol détruites. Le 16 septembre, lors de la troisième mission de l'escadrille, Boyington réclame 5 appareils abattus, son meilleur score en une journée. Jusqu'en janvier 1944, il abat 22 avions japonais, ce qui le rapproche du record de l'as de la Première Guerre mondiale Eddie Rickenbacker (26 victoires). Mais il y a les 6 « victoires » obtenues avec les Tigres Volants... le 3 janvier, Boyington est pourtant abattu lors d'un grand combat aérien au-dessus de Rabaul, et tombe entre les mains des Japonais.

Gravement blessé, mitraillé par les chasseurs japonais, Boyington parvient à se hisser dans son radeau avant d'être pris par un sous-marin nippon. Transporté à Rabaul, il est durement interrogé. Six semaines plus tard, on l'expédie à Truk, où il voit du sol le raid américain mené par les appareils des porte-avions de l'US Navy. Boyington est enfermé dans une cellule en bois, conçue pour une personne, mais où il côtoie 6 autres prisonniers américains. Finalement, il échoue dans le camp de prisonniers d'Ofuna, près de Yokohama. Les conditions de vie sont difficile, les gardiens brutaux, mais Boyington a la chance de pouvoir travailler aux cuisines et d'améliorer l'ordinaire. Il assiste encore une fois aux premières loges au premier raid des B-29 sur la base navale de Yokohama. Rentré aux Etats-Unis en septembre 1945, après la capitulation japonaise, Boyington voit son score porté à 26 victoires et reçoit la Navy Cross et la Medal of Honor. Pour dépasser l'as des as des Marines, Joe Foss, qui cumule lui aussi 26 victoires, Boyington prétend avoir descendu 2 avions de plus lors de son dernier combat (un lui a déjà été confirmé précédemment) : et c'est ainsi qu'il arrive à 28 victoires en combat aérien. Les historiens actuels penchent plutôt pour 22 victoires authentiques : 20 avec les Têtes Brûlées et 2 avec les Tigres Volants.

Après la guerre, Boyington traverse de nombreuses épreuves liées à ses vieux démons : divorce, remariages, boisson, soucis financiers. Dès sa tournée pour encourager l'achat de bons de guerre, en 1945, il fait scandale en étant fréquemment ivre lors des interventions en public. Le corps des Marines le met à la retraite, dès 1947, officiellement pour raison médicale. Il enchaîne les emplois sans parvenir à en conserver un très longtemps. Il affronte finalement son problème d'alcool à partir de 1956 et, deux ans plus tard, sa situation s'améliore après le succès commercial de son autobiographie, Baa Baa Black Sheep. Les années 1960 marquent à nouveau un reflux, avant le regain de célébrité grâce à la série Les Têtes Brûlées, inspirée très superficiellement de son autobiographie. Consultant pendant le tournage, Boyington se lie d'amitié avec Robert Conrad qui l'incarne dans la série. Mais celle-ci, en présentant les pilotes de la VMF-214 comme un ramassis d'ivrognes et de rebuts bons pour la cour martiale, détruit l'amitié entre Boyington et les vétérans de l'unité, et en particulier Frank Walton, qui écrira d'ailleurs son propre ouvrage sur les Black Sheeps6pour contrecarrer la version de Boyington. Celui-ci, atteint d'un cancer, meurt le 11 janvier 1988. Avec son autobiographie et la série Les Têtes Brûlées, Boyington a cependant réussi à faire passer son commandement de la VMF-214 durant 5 mois seulement au rang du mythe.




Pour en savoir plus :


GAMBLE, Bruce, The Black Sheep. The Definitive Account of Marine Fighting Squadron 214 in World War II, Presidio Press, 1998.

- Black Sheep One : The Life of Gregory "Pappy" Boyington, Presidio Press, 2003.


PAUTIGNY, Bruno, Corsair. Trente ans de flibuste 1940-1970, Paris, Histoire et Collections, 2003.


STYLING, Mark, Corsair Aces of World War 2, Aircraft of the Aces 8, Londres, Osprey, 1995.

SULLIVAN, Jim, F4U Corsair in Action, Aircraft Number 145, Squadron/Signal Publications, 1994.


1Baa Baa Black Sheep puis Black Sheep Squadron en VO, diffusée entre 1976 et 1978 sur NBC.
2Du nom de Lofton R.Henderson, major qui conduit la VMSB-241 sur Dauntless et qui périt lors d'un assaut sur le porte-avions japonais Hiryu le 4 juin 1942 pendant la bataille de Midway.
3La composante aérienne américaine basée à Guadalcanal : Cactus est le nom de code de l'île pour les Américains. En décembre 1942 elle devient la Commander, Aircraft, Solomons, mais l'ancien terme reste toujours employé.
4Surnom des Construction Battalions, le génie de l'US Navy.
5Incarné par l'acteur Dana Elcar.
6Once They Were Eagles: The Men of the Black Sheep Squadron, The University Press of Kentucky, 1996.

Premier sondage terminé : merci à tous !

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Le premier sondage du blog, pour choisir un article à paraître au mois d'avril, est terminé. Vous avez été plus de 50 à voter, ce qui est un excellent début pour un blog si jeune !

Je ne suis pas surpris du résultat mais je suis heureux de constater que plus d'un tiers des votants a choisi la première guerre du Congo (1996-1997), un sujet encore plus exotique que la biographie de Katoukov qui reste cependant, elle aussi, très originale.

Que ceux qui ont voté pour le sujet perdant ne soient pas déçus : il reste dans la réserve des thèmes à traiter, ce qui veut dire qu'il le sera à un moment ou un à autre. Merci à tous et rendez-vous au mois d'avril pour la biographie du maréchal soviétique Katoukov !

La guerre de frontière sud-africaine I

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L’escalade finale (1987-1989)

1ère partie : les opérations

La « guerre de frontière » ou « guerre du bush » sud-africaine est un conflit impliquant directement l’Afrique du Sud, l’Angola, Cuba et indirectement les Etats-Unis et l’Union Soviétique ainsi que certains de ses alliés (RDA, Vietnam). Il s’est déroulé sur le territoire angolais de 1975 à 1989. Cet article traite principalement de la phase finale de cette guerre (1987-1989), qui en représente le point culminant en termes d’intensité et de moyens engagés. Très peu médiatisé, ce conflit a fait l’objet de beaucoup de propagande et de rares documents objectifs, dans le contexte idéologique de la guerre froide et de la fin de l’Apartheid.


Par Jérôme Percheron


De l’indépendance de l’Angola à l’intensification du conflit : 1975-1987

Depuis le départ des Portugais d’Angola en 1975, les deux principaux mouvements de libération se disputent le pays : Le MPLA (Mouvement Populaire de Libération de l’Angola) de sensibilité marxiste, soutenu par le bloc soviétique, et l’UNITA (Union pour l’Indépendance Totale de l’Angola) représentant l’ethnie Ovimbundu (40% de la population), soutenue par les USA et l’Afrique du Sud1. Le MPLA, avec l’aide directe de Cuba en troupes et matériels a pris le pouvoir en 1975 et tient la principale source de richesse du pays, le pétrole. Il n’a de cesse de tenter d’éliminer l’UNITA, tenant le sud-est du pays, qui de son côté se finance grâce au trafic de diamants. L’Afrique du Sud intervient régulièrement en Angola depuis 1975, pour soutenir l’UNITA et pour sécuriser sa colonie du sud-ouest africain (actuelle Namibie), agitée par le mouvement indépendantiste SWAPO (South West Africa People Organisation), dont les bases sont installées en Angola.




A partir de la fin des années 70, dans le contexte de la guerre froide, des heurts de plus en plus importants opposent ces factions, dans un conflit qui demeure de relative basse intensité 2. Lors de l’opération « Protea » en 1981, menée par les Sud-Africains pour détruire les bases du SWAPO en Angola, le conflit commence à changer de visage et tend à passer d’une contre-guérilla à un conflit conventionnel opposant des unités mécanisés lourdement armées des deux côtés. A cette occasion, les Sud-Africains font prisonnier un conseiller militaire soviétique 3 en uniforme du FAPLA 4 (branche militaire du MPLA) et mettent la main sur des documents militaires rédigés en russe, attestant l’implication de plus en plus importante des Soviétiques dans le conflit. De leur côté, les Etats-Unis, embarrassés par cet allié sud-africain unanimement condamné par la communauté internationale pour son régime d’Apartheid, ne peuvent officiellement lui venir en aide, mais fournissent l’UNITA en armement, notamment en missiles sol-air Stinger (les mêmes qu’en Afghanistan).
Début 1987, les services de renseignements sud-africains se rendent compte que le FAPLA regroupe des forces importantes dans la région de Cuito Cuanavale 5, dans l'intention proclamée de lancer une offensive majeure sur les bases de l'UNITA dans le sud-est angolais. Des livraisons régulières de matériel en provenance d'Union Soviétique et de Cuba amènent le FAPLA à disposer de plus de 500 blindés (incluant des tanks T-54/55 et T-62 ainsi que des véhicules de combat d'infanterie BMP-1). L'armée de l'air angolaise est également équipée en matériel moderne du bloc soviétique : chasseurs-bombardiers Mig-23 et Su-22, hélicoptères Mi-24, Mi-8 et Mi-17. Les forces du FAPLA se préparant à faire mouvement, l'UNITA demande de l'aide à l'Afrique du Sud, un accord d'assistance étant conclu le 1er mai 1987. En août 1987, après avoir lancé une offensive avortée sur les villes de Cangamba et Lumbala, dans l’Est du Pays, bloquée par la seule UNITA, le FAPLA lance 5 brigades 6mécanisées lourdement armées (16e, 21 e, 25 e, 47 e, 59e brigades) en direction de Mavinga, avec comme objectif final Jamba, le quartier général de l’UNITA.

Une colonne de chars sud-africains Olifant dépasse un blindé Ratel-20 (source www.militaryphotos.net)
Souhaitant une intervention discrète avec un minimum de forces, la SADF (South African Defense Force - armée sud-africaine) se contente initialement de déployer des équipes de liaison et des unités d'artillerie pour épauler l’UNITA, pendant que des unités de reconnaissance (en particulier le désormais célèbre 32eme Bataillon 7) assurent le suivi de l’ennemi, le guidage de l’artillerie et la protection rapprochée de cette dernière. Devant les moyens massés par le FAPLA, il devient vite évident qu'un engagement plus important des Sud-Africains est nécessaire. La 20e brigade sud-africaine est formée autour de 2 bataillons d’infanterie (32e, 101e), d’un bataillon blindé (61e mécanisé) et d’un régiment d’artillerie. L’opération « Modular » démarre en août 1987, avec pour objectif de stopper l'offensive du FAPLA....

Dans la suite de l’article, afin de pourvoir distinguer rapidement à quel camp appartiennent les matériels et unités citées, ceux du camp sud-africain/UNITA sont en italique, alors que ceux du camp FAPLA/Cubain sont laissés en romain.

Les forces en présence
Les forces qui vont s’affronter sont très différentes. Ce sont deux conceptions diamétralement opposées de la guerre qui se font face. Le FAPLA est structuré et entraîné sur le modèle soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « L’armée du FAPLA – organisation et tactique »), avec des effectifs importants (plusieurs dizaines de milliers d’hommes en première ligne dont au moins dix mille partant de Cuito Cuanavale au début de l’offensive), un équipement lourd moderne et pléthorique de fabrication soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « Les principaux matériels terrestres FAPLA/ cubains »), de même pour leur aviation. Un tel matériel (chars T-55, blindés divers dont BMP-1, etc. …) demande une logistique conséquente. Une autre caractéristique du FAPLA, inhérente au modèle soviétique est une centralisation marquée du commandement (toutes les décisions importantes sont prises au QG de Cuito).
 
L’Afrique du Sud aligne au début de l’opération « Modular » des effectifs réduits (moins de 3000 hommes, unités de services comprises), en grande majorité professionnels et très bien entraînés, ayant pour la plupart déjà affronté le FAPLA les années précédentes. Ceci représente l’élite de son armée, alors que des dizaines de milliers de réservistes et d’appelés effectuant leur service militaire sont mobilisés en Afrique du Sud et en Namibie pour garder les installations, sécuriser les voies de communications et maintenir l’ordre face aux mouvements indépendantistes ou anti-apartheid. L’UNITA seconde très bien les Sud-Africains dans un rôle de renseignement et de harcèlement. Les matériels sont rustiques mais bien adaptés au terrain (grande autonomie, maintenance légère), voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre «Les principaux matériels terrestres sud-africains ». Les blindés à roues Ratel 8, légers et de maintenance aisée, sont bien plus à leur aise dans le bush 9 que de lourds chars à chenilles. L’artillerie, avec en particulier ses excellents obusiers G-5 10à grande portée, compense la faiblesse de l’aviation, qui souffre de l’embargo international ne lui permettant pas de se procurer de pièces détachées ni d’acquérir de nouveaux avions. Au sein de la SADF, la souplesse et l’initiative sont la règle (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « La SADF en Angola - organisation et tactique »).

L’offensive du FAPLA et l’opération « Modular »


Premier contact : 6 septembre 1987



Fin août 1987, des équipes de reconnaissance du 32ème bataillon, suivant de près les brigades du FAPLA, signalent que trois d’entre-elles (59e,47e, 21e) s’approchent de la rivière Lomba, menaçant la ville de Mavinga. Ces brigades sont alors pilonnées à partir du 2 septembre par les G-5 du 20eme régiment d’artillerie (20e R.A.), dans le but de les retarder et de les isoler les unes des autres. Les premières pertes sud-africaines depuis le début de l’opération « Modular » surviennent lorsqu’un avion léger de reconnaissance Aermacchi AM.3 est abattu par un SAM-8 11 de la 21e Brigade. Les G-5 et les LRM 12engagent jour et nuit les 47e, 21e et 59e brigades jusqu’au 6 Septembre, leur causant d’importantes pertes, freinant leur progression, au point que la 47e brigade ne puisse rentrer en contact avec la 59e.
Le premier contact direct entre les éléments au sol de la SADF et du FAPLA a lieu le 6 Septembre, 9 km au sud-ouest de la confluence des rivières Lomba et Cunzumbia. Il implique l’équipe de Liaison 2 de la 20e brigade et une équipe de reconnaissance du 32e bataillon, soit environ 40 hommes, face à deux compagnies de la 47e brigade envoyées par celle-ci pour prendre contact avec le 59e : un soldat de l’UNITA prévient les Sud-Africains que des éléments du FAPLA avancent vers eux. 30 secondes plus tard, ces derniers attaquent à la grenade, ce qui met immédiatement le feu à la végétation du bush. Les Sud-Africains se replient afin de laisser à l’abri leurs véhicules de soutien. Ils stoppent ensuite l’infanterie du FAPLA en les obligeant à se coucher par des tirs de mitrailleuse puis en engageant ces cibles devenues immobiles avec leurs mortiers. Les Angolais survivants prennent la fuite.

Premier affrontement majeur : avec la 21e Brigade sur la rivière Lomba, 9-10 septembre 1987

La 21e brigade commence à traverser la rivière Lomba le 9 septembre. Le mouvement est repéré par des soldats de l’UNITA, qui alertent les Sud-Africains. Ces derniers dépêchent alors une compagnie motorisée et un groupe de blindés Ratel-90 13 du 101e bataillon. Ceux-ci une fois sur place peuvent observer un BTR-60 14 traversant la rivière, accompagné d’infanterie. Un des Ratel le détruit, mais la nuit tombante et une vive réaction de l’artillerie du FAPLA obligent les Sud-Africains à interrompre le combat et se retirer de 6 km en arrière, afin de monter une attaque pour le lendemain matin. Durant la nuit, la zone est bombardée par les G-5. Les Sud-Africains, craignant une attaque massive de chars, se renforcent avec l’ensemble des moyens antichars du 101e bataillon : des Ratel-90 et les quelques exemplaires de pré-production du tout nouveau chasseur de char Ratel-ZT3 15.

Char de fabrication soviétique T-55 détruit en position défensive. A l'arrière-plan, blindés sud-africains : deux Ratel sur la gauche un char Olifant sur la droite (source http://imageshack.us)
Le lendemain-matin, le FAPLA essaye de passer en force la rivière avec un bataillon d’infanterie soutenu par des tirs massifs de canons, de mortiers et de lance-roquettes multiples, mais le manque de coordination de l’attaque amène l’infanterie à s’éloigner du soutien de l’artillerie, se retrouvant à la merci des Sud-Africains. Plus d’une centaine d’Angolais du FAPLA sont tués, les survivants battant en retraite. Pendant ce temps, à quelques km plus en aval, le génie de la 21e brigade a jeté un pont sur la rivière afin de permettre à ses tanks et véhicules blindés de traverser. Rapidement détecté par les éléments de reconnaissances sud-africains, celui-ci est bientôt la cible d’une batterie de G-5. Leur tir détruit 2 véhicules blindés venant de traverser et décime l’infanterie qui accompagne les tanks du FAPLA. Ces derniers, se trouvant alors gênés dans leur mouvement, sont la cible des Ratel-90 et ZT3. 3 T-55 16 sont alors détruits, conduisant la 21e brigade à se retirer, couverte par une attaque aérienne imprécise de plusieurs Mig 17, n’entraînant aucune perte chez les Sud-Africains. Pour éviter de nouvelles tentatives de franchissement, les Sud-Africains minent les abords du pont endommagé, creusent des tranchées et postent plusieurs équipes pour en surveiller les approches.



 
Coût d’arrêt à la 47e brigade: 13 Septembre 1987

Le soir du 11 septembre, l’UNITA informe les Sud-Africains qu’une force estimée à 2 bataillons d’infanterie escortée de quelques chars T-55 occupe une ancienne base logistique de l’UNITA près de la rivière Lomba. Après interception des messages radios, elle s’avère être une avant-garde de la 47e brigade destinée à entrer en liaison avec la 59e. Les Sud-Africains ne disposant pas de forces suffisantes pour affronter sereinement les 2 brigades en même temps, décident d’empêcher leur regroupement en lançant une attaque sur la base. Celle-ci sera soutenue par une batterie de mortiers de 120mm, une de G-5, et le support aérien de deux Impala Mk II 18. Elle sera menée par deux compagnies du 101e bataillon et deux sections de Ratel-90 de l’escadron antichar du 32e bataillon.

Le 13 septembre en fin de matinée, les Sud-Africains, en cherchant l’objectif suite à une erreur de 3km sur la position de la base relevée par l’UNITA, tombent sur un réseau de tranchées délimitant le périmètre de défense extérieur de celle-ci . Voyant le danger que représentent les tranchées pour ses véhicules blindés qui risquent de s’y immobiliser et d’offrir ainsi des cibles faciles, le commandant Hartslief, en charge de l’attaque, décide de foncer avec les véhicules à l’intérieur du périmètre de défense et de s’y déployer, les G-5 et les mortiers de 120 mm déversant leur feux sur tous les points suspects à l’avant des troupes. Les armes de bord des Ratel, Buffel et Casspir 19 assurant la couverture rapprochée. La manœuvre réussit et les amène à passer les 2 premières lignes de défense, puis à se répandre à l’intérieur, pourchassant l’infanterie du FAPLA.

Deux Ratel tombent alors dans une tranchée. Un troisième vient pour les dégager. C’est à ce moment que des T-54 surgissent. Juste avant que les Ratel immobilisés ne soient détruits, les autres Ratel-90 viennent à la rescousse et finissent par avoir le dessus grâce à leur plus grande mobilité, malgré la faiblesse de leur canon de 90mm face au blindage des chars de fabrication soviétique. Ces derniers sont détruits au prix de la perte d’un Ratel.

Le soir tombe et des blindés du FAPLA sont signalés en approche. Afin de garder à ses unités leur liberté de manœuvre, Hartslief décide de ne pas rester avec ses véhicules au milieu d’un réseau de tranchées et quitte la base. Mais ils tombent bientôt dans une embuscade tendue par 8 tanks du FAPLA, dont l’artillerie commence à se déchaîner. Les Sud-Africains parviennent à se retirer de ce mauvais pas, le FAPLA stoppant son feu brusquement sans raison apparente. Le lendemain matin, les Sud-Africains retournent sur les lieux des combats pour récupérer leurs véhicules immobilisés abandonnées la veille, et découvrent que la base n’a pas été réoccupée. Ils dénombrent 250 à 300 soldats du FAPLA tués et 5 T-54 détruits.

Tentative de destruction de la 47e Brigade: 16 Septembre 1987

Suite aux combats précédents, la 47e brigade s’est retirée. Elle n’est plus en contact avec les autres brigades et le commandant des forces sud-africaines en Angola, le colonel Deon Ferreira, veut saisir l’occasion de l’anéantir. Suivie par les équipes de reconnaissances sud-africaines qui marquent les objectifs, la 47e brigade est la cible des G-5 dans la nuit du 15 au 16 septembre, afin de l’empêcher de réagir. 

canon G-5 (source http://denellandsystems.co.za)
A 4h00, les Mirage F1 la bombardent suivis par des Canberra, qui doivent se retirer lorsqu’ils se rendent compte qu’ils sont accrochés par les radars anti-aériens du FAPLA. A 7h00, les G-5 se déchaînent, couvrant l’approche des Sud-Africains. Ces derniers, gênés par la végétation très dense du bush à cet endroit, avancent trop lentement et laissent le temps à la 47e brigade de se ressaisir. L’attaque est bloquée par l’artillerie adverse, et, devant le risque d’un combat indécis et coûteux, les Sud-Africains se retirent. La 47e brigade fait de même pour se réorganiser, quelques km en arrière.

La 21e Brigade persiste : 22 Septembre 1987

Le FAPLA cherche maintenant à ravitailler ses 3 brigades engagées le long de la rivière Lomba : 21e, 47e et 59e. La 25e brigade envoie un convoi logistique de 148 véhicules qui parvient à la 21e brigade. Celle-ci, après avoir « refait le plein », fait parvenir ce convoi à la 59e. Il ne reste plus que la 47e brigade à ravitailler. Mais cette dernière, trop confiante, s’est aventurée seule de l’autre côté de la rivière, en la contournant à sa source. La 21e brigade va tenter une nouvelle fois de franchir la rivière, afin de faire parvenir le ravitaillement à la 47e.

Elle attaque 4 km au sud de la zone de se première tentative du 9 septembre, en bombardant les positions sud-africaines. Ces derniers, craignant une attaque chimique suite à l’interception de communications radio du FAPLA, les avaient abandonnées au préalable. La préparation d’artillerie du FAPLA dure la journée entière sur des positions vides. Une fois celle-ci terminée, en fin d’après midi, un escadron anti-char et des observateurs d’artillerie sud-africains remontent en ligne, juste à temps pour voir 3 colonnes de véhicules se préparant à traverser, suivie d’infanterie. Les G-5, guidés par les observateurs avancés, commencent immédiatement à bombarder la zone. Plusieurs véhicules sont en feu et l’infanterie est décimée. Un message envoyé par la 21e brigade au quartier général de Cuito Cuanavale et intercepté par les Sud-Africains indique « nos soldats meurent comme des canards ».

Une tentative de lancer un pont du génie un peu plus au sud est à son tour stoppées par le tir des G-5 et des lance-roquettes. Le jour suivant de nouvelles tentatives de franchissement on lieu, toutes bloquées par le tir des G-5. La 21e brigade renonce alors à rejoindre la 47e. Elle prend à nouveau contact avec la 59e et établit une position de recueil pour la 47e à la confluence des rivières Cuzizi et Lomba. Celle-ci va devoir la rejoindre par ses propres moyens.

La destruction de la 47e Brigade: 2 et 3 Octobre 1987



Les Sud-Africains veulent saisir l’occasion de détruire la 47e brigade, qui se trouve maintenant en fâcheuse posture, manquant de munitions et ne pouvant rapatrier ses blessés. Celle-ci commence son mouvement de repli vers le nord le 2 octobre, repéré par les équipes de reconnaissances sud-africaines. Elle est alors constamment harcelée par l’artillerie et l’aviation. L’attaque sud-africaine va se faire cette fois en coopération avec plusieurs bataillons de l’UNITA, chargés d’attaquer à la fois la 47e et la 59e pour masquer l’attaque principale menée par les Sud-Africains avec l’escadron blindé et 2 compagnies d’infanterie mécanisée du 61e bataillon mécanisé, (« 61e Mech »). Deux groupes de G-5 et de LRM seront en support.

Le génie de la 47e lance un pont pour retraverser la rivière. La traversée commence… immédiatement sous le feu des G-5, guidés par une équipe de reconnaissance postée à proximité immédiate. Plusieurs véhicules sont en feu et bloquent le pont. Le FAPLA renonce à traverser, malgré une tentative d’éléments de la 59e brigade, postés sur la rive nord, de leur venir en aide en dégageant les véhicules sous le feu des G-5. La 47e brigade est prise au piège : matraquée par l’artillerie, elle ne peut plus fuir car le pont est toujours bloqué, tandis que l’UNITA maintient la pression de tous côtés. C’est le moment choisi par le 61e Mech pour charger. Les Ratel-ZT3 réalisent des « cartons » à distance tandis que les Ratel-90 manœuvrent sur les flancs des tanks adverses et sèment rapidement le chaos. La moindre tentative de regroupement est annihilée par les G5 et les LRM. Malgré quelques résistances héroïques du FAPLA, en particulier l’utilisation des canons de 23mm anti-aériens en tirs tendus contre l’infanterie, la 47e brigade perd sa cohésion et commence à se débander. Pendant se temps, la SAAF maintient la pression sur la 59e pour l’empêcher de voler au secours de sa consœur.

SAM-8 capturé par les Sud-Africains (source : http://www.militaryphotos.net)

Au bout de quelques heures, la 47e brigade n’existe plus. Quelques fuyards ont pu rejoindre à la nage les lignes de la 59e, abandonnant tout leur matériel et de nombreux prisonniers. Des dizaines de chars et de véhicules blindés sont détruits. Autant sont capturés, en particulier du matériel moderne du pacte de Varsovie : T-55 neufs, BMP-1 et un SAM-8, système de défense anti-aérienne parmi les plus récents alignés par le bloc soviétique, dont c’est le premier exemplaire à être tombé entre les mains de « l’Ouest ». Ce dernier est acheminé immédiatement vers Pretoria pour évaluation. Des centaines de soldats du FAPLA ont trouvé la mort.A ce stade de la campagne, des 3 brigades du FAPLA les plus avancées (21 e, 47 e, 59 e), une n’est plus et les 2 autres ont perdu approximativement le tiers de leur potentiel. Les autres brigades (16e et 25e) n’ont pas encore participé directement aux combats.

Poursuite et réorganisation : 6 – 27 octobre 1987

L’initiative a changé de camp. Le FAPLA commence à refluer lentement vers le nord, en direction de sa base de Cuito Cuanavale, talonné par les Sud-Africains et l’UNITA. L’aéroport de Cuito est abandonné pour celui de Menongue, au nord-est. Devant le désastre qui se profile pour le FAPLA, Cuba décide d’augmenter sa présence sur place et envoie l’élite de son armée : la 50e division blindée 20. Vers la fin de l’opération « Modular », le contingent cubain sur place atteint les 50 000 soldats et conseillers militaires. Les Mig sont pilotés principalement par des Soviétiques et des Cubains. Ces derniers envisagent d’ouvrir un deuxième front à l’Ouest, en attaquant directement en direction de la frontière Namibienne, puis de prendre les Sud-Africains de flanc dans la région de Mavinga, qui est leur plate-forme logistique principale. Dans un premier temps, ils renforcent le FAPLA en tanks T-55 et en hommes tout en « reprenant en main » son encadrement.

T-55 détruit par le missile d'un Ratel-ZT3 le long de la rivière Lomba (source http://www.militaryphotos.net)

De leur côté, les Sud-Africains augmentent leur capacités de feu avec des LRM et des G-5 supplémentaires, des chars lourd Olifant 21, et 3 exemplaires de pré-production du tout nouveau automoteur d’artillerie G-6 22. Leur effectif, augmenté de celui du 4eme bataillon d’infanterie, reste en dessous des 3000 hommes. La 20eme brigade sud-africaine est réorganisée en 3 groupes de combats et un régiment d’artillerie :

- Le groupe de combat Alpha contient l’essentiel des éléments du 61e Mech (Ratel de divers types, infanterie blindée et pionniers).

- Le groupe Bravo est constitué pour l’essentiel d’infanterie mécanisée du 101e bataillon (montés sur Ratel , Casspir et Buffel)

- Le groupe Charlie constitue le « poing blindé » de la brigade avec un escadron de tanks Olifant, deux de Ratel-90, de l’infanterie montée sur Ratel-20, le gros du 32e bataillon, le, 4e bataillon d’infanterie, ainsi que les 3 G-6.

- Le régiment d’artillerie regroupe les 2 batteries de G5 23 et deux batteries de LRM de 127mm.

L’objectif des Sud-Africains est d’interdire toute nouvelle incursion du FAPLA à l’est de la rivière Cuito. Pour cela, le meilleur moyen est de neutraliser les forces du FAPLA en retraite qui se regroupent à l’Est de Cuito Cuanavale et de garder la ville à portée d’artillerie, afin d’interdire l’utilisation de son aéroport et de son pont. Occuper la ville elle-même n’est pas primordial, d’autant que celle-ci, adossée à la rivière, est très difficile à défendre.

Contre-offensive sud-africaine : Novembre 1987



L’offensive sud-africaine pour réduire la tête de pont du FAPLA à l’est de la rivière Cuito débute le 9 Novembre, quand le groupe de combat Charlie attaque la 16e brigade entre les rivières Chambinga et Hube, au sud-est de Cuito Cuanavale. C’est durant cet assaut méthodique que la SADF va utiliser des tanks pour la première fois depuis la 2ème guerre mondiale (des Olifant, et non des blindés à roues comme les Ratel). L’escadron d’Olifant, soutenu par les G-5, se trouve en pointe et bouscule le FAPLA, qui perd une dizaine de tanks, 2 BM-21, 2 canons de 76mm, 4 systèmes de canons anti-aériens de 23mm ZSU 23, 32 camions et 80 morts. La 16e brigade, ayant essuyé de lourdes pertes, recule mais n’est pas détruite. De leur côté, les Sud-Africains perdent 1 Ratel-20, 7 tués et 9 blessés. Un autre Ratel-20 et un Olifant sont endommagés mais récupérés.

Parallèlement, les Sud-Africains envoient un détachement du 32e bataillon aider l’UNITA à harceler les convois et guider les attaques aériennes sur la principale route logistique utilisée par le FAPLA pour ravitailler ses unités : la route Menongue – Longa – Cuito Cuanavale, bientôt surnommée par les Angolais « la route de la mort»…

Ratel-20 et char Olifant dans le bush (source sites.google.com)
Le 11 novembre, c’est au tour de la 21e brigade d’être attaquée, toujours avec les Olifant en pointe, mais soutenus cette fois par les Mirage F1 de la SAAF. Le FAPLA engage également son aviation et des attaques de Mig-23 sont signalées, mais n’occasionnent qu’une gêne mineure. Le FAPLA, désormais en position défensive, a eu le temps de constituer des champs de mines, qui gênent les manœuvres sud-africaines. La 21e brigade subit de lourdes pertes, mais échappe à l’encerclement. Elle perd toutefois plusieurs véhicules blindés, une dizaine de camions et plus de 300 morts. De leur côté, les Sud-Africains déplorent 5 morts, 9 blessés et 2 Ratel détruits.

Mais la 21e brigade ne connaît pas de repos : les Sud-Africains essayent de la prendre au piège les jours suivants afin de l’empêcher de rejoindre les restes des autres brigades. Elle parvient de nouveau à échapper à l’encerclement, au pris de nouvelle pertes : une centaine morts, plusieurs T-55 et véhicules divers. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. A la mi-novembre, toutes les forces du FAPLA situées à l’Est de la rivière Cuito ont retraité, à part une tête de pont située devant Cuito Cuanavale, sur la rive Est de la rivière Chambinga.

La dernière attaque : 25 et 26 Novembre 1987

Les Sud-Africains veulent donner le coup de grâce et définitivement chasser les forces du FAPLA de la rive Est de la rivière Cuito, ainsi que prendre ou neutraliser le pont permettant de traverser devant Cuito Cuanavale. Cette fois, l’UNITA va fournir le gros des troupes, les groupes de combat Bravo et Charlie restant en support.

Mais le FAPLA prend les devants et lance une attaque aérienne sur les positions sud-africaines : le groupe Alpha est attaqué à la roquette et une batterie de G-5 est bombardée par des Migs-23. Toutefois, aucune perte n’est à déplorer. De son côté, la SAAF lance 4 Mirage F1 sur les positions de la 25e brigade au nord du pont de Chambinga, et 8 autres sur celles de la 59e.

L’attaque sud-africaine débute dans la confusion : les unités ont du mal à rejoindre leurs positions de départ, à cause d’un manque de coordination entre les troupes de l’UNITA et de la SADF. Couverts par les G-5, les troupes de l’UNITA et le groupe de combat Bravo, auquel l’escadron de tanks est rattaché pour l’occasion, s’élancent, mais la végétation du bush est si dense que la progression est très lente, car quasiment sans visibilité. Les véhicules sont obligés de naviguer « en aveugle », uniquement aux instruments. Un bataillon de L’UNITA arrive au contact des premières lignes du FAPLA, tandis que le groupe de combat Bravo, toujours empêtré dans le bush, tombe maintenant dans un champ de mines, qui le ralentit encore plus. Finalement, en fin d’après-midi, Il parvient sur son objectif pour se trouver face à un mur de feu d’artillerie et de mortiers. Le commandant Hartslief décide d’interrompre l’attaque. De sont côté, l’UNITA, livrée à elle-même, a enregistré des pertes sévères.

Le 26 novembre, devant le raidissement de la résistance du FAPLA , les Sud-Africains changent leur plan. L’escadron de tanks revient de nouveau au groupe de combat Charlie et celui-ci doit faire mouvement, en contournant la zone dans laquelle le groupe Bravo s’est empêtré la veille, vers le pont de Chambinga sur les arrières du FAPLA afin de leur couper toute retraite vers Cuito Cuanavale. Le groupe Alpha doit progresser au nord-est et le groupe Bravo est tenu en réserve.

Le FAPLA, repris en main par les Cubains, a pendant ce temps renforcé ses positions, en particulier autour de Tumpo (juste devant Cuito Cuanavale). L’attaque du groupe Charlie, retardée elle aussi par la densité du bush, se retrouve également bloquée par l’artillerie adverse. Les Mig en profitent pour la bombarder, sans succès. Les missiles sol-air Stinger de l’UNITA, bien que ne réussissant pas à les toucher, contribuent à les maintenir au-dessus de 4000 pieds, rendant ainsi leur bombardement moins précis.

Le FAPLA, ayant réussi à repousser les attaques sud-africaines pendant ces deux jours, voit son moral remonter. Les Sud-Africains ne sont pas parvenus à détruire leurs forces qui s’accrochent à leur tête de pont sur la rive est de la rivière Cuito (éléments des 16 e, 25 e, 59 e et 66 e brigades). L’opération « Modular » prend fin dans ces conditions le 5 décembre.


L’enlisement et la fin du conflit : les opérations « Hooper », « Packer », et « Displace »



L’Opération Hooper : 2 janvier 1988 – 1er Mars 1988





Après avoir recomplétés leurs forces, en particulier par l’ajout d’un 2eme escadron de chars Olifant, les Sud-Africains repartent à l’assaut de la tête de pont du FAPLA à l’Est de la rivière Cuito, dont Les troupes, renforcées d’éléments cubains, sont maintenant directement placées sous le commandement du général cubain Ochoa 24. C’est l’opération « Hooper », qui débute le 2 janvier, par une attaque sur les 21e et 16e brigades, suivie, à partir du 25 février d’assauts furieux sur les forces du FAPLA retranchées dans la tête de pont de Tumpo à l’Est de la rivière Cuito (59e et 25e brigades). Les autres forces, y compris les Cubains, sont installées sur la rive Ouest, dans et autour de Cuito Cuanavale. Les conseillers militaires soviétiques, ne supportant plus de rester dans la ville continuellement bombardée par les G-5, s’installent 13 km à l’Ouest.

Le pont sur la rivière Cuito, à l’Est de la ville, est le seul point de passage pour la traverser dans la région, la rivière atteignant 1 km de large ailleurs. Les Sud-Africains reconnaissent son importance et essayent de le détruire par tous le moyens : d’abord des attaques aériennes et des bombardements d’artillerie, puis des commandos posant des charges de démolition. Au final, le pont n’est que partiellement endommagé. C’est alors que la SAAF décide d’utiliser le prototype de sa première bombe « intelligente » (à guidage vidéo) de conception nationale. Une section du pont de 20m de long est alors détruite, le condamnant définitivement. Le FAPLA en est réduit à utiliser des ferries pour ravitailler la tête de pont.

Le 25 février, les Sud-Africains attaquent la tête de pont, mettant en déroute la 25e brigade dont les hommes traversent la Cuito à la nage. Mais l’attaque s’empêtre dans des champs de mines et les véhicules immobilisés sont bientôt la cible de l’artillerie cubaine et du FAPLA située sur la rive opposée et parfaitement dissimulée aux observateurs sud-africains. L’attaque est stoppée.

Le 29 février le 4e bataillon d’infanterie et le 61e Mech repartent à l’assaut. L’attaque est ralentie par de fréquentes alertes aériennes et les forces engagées sont trop faibles pour remporter la décision. L’opération « Hooper » est définitivement clôturée le 1er mars.

Opération « Packer » (mars 1988) et solution diplomatique ?

Durant le mois de mars, la 20e brigade sud-africaine, engagée depuis le début de « Modular » est relevée par une unité de réservistes, la 82e brigade, épaulée par 2 escadrons de chars Olifant. Le 32e bataillon reste sur place afin d’encadrer les forces de l’UNITA qui vont prendre une place plus importante dans ce qui va constituer l’opération « Packer »

Le 23 mars 1988, L’UNITA et la SADF lancent leur 3ème attaque sur Tumpo, tête de pont de FAPLA sur la rive Est de la rivière Cuito. Comme pour les deux précédentes tentatives, l’attaque s’essouffle au milieu d’importants champs de mines anti-char et anti-personnel. 3 Olifants sont endommagés par des mines, et ne peuvent être remorqués jusque dans les lignes de la SADF. Leur photos seront très bien exploitées par la propagande cubaine.

Fin mars 1988, des négociations internationales sont ouvertes à la demande des Etats-Unis pour mettre fin au conflit. Ceux-ci proposent de lier, d’une part le retrait sud-africain du territoire angolais assorti de l’indépendance de la Namibie, et d’autre part le retrait cubain de l’Angola.

Chaque partie y trouve finalement son compte. Depuis l’accession au pouvoir de Gorbatchev, les Cubains sont de moins en moins soutenus matériellement par l’Union Soviétique qui commence elle-même à imploser, et cherchent une sortie honorable du conflit. Les Sud-Africains de leur côté sont face à une escalade du conflit qu’ils ne contrôlent plus : il faut augmenter leur forces, et donc faire appel davantage aux réservistes et aux conscrits, mais leur opinion publique y est de plus en plus hostile, ne comprenant pas pourquoi des soldats se font tuer dans une guerre qui ne semble pas menacer directement la sécurité du pays. De plus, totalement isolés sur la scène internationale et sous embargo à cause de leur politique d’Apartheid, ils ne peuvent espérer aucune aide.

Ce régime est également en train de craquer. En effet, La stratégie de Pretoria depuis les années soixante et la décolonisation consiste à s’entourer d’une « zone tampon » d’états noirs indépendants mais modérés afin de maintenir une suprématie blanche sur l’Afrique du Sud et la Namibie. C’est ce qui a été tenté (sans succès) en Rhodésie en soutenant la branche modérée des indépendantistes et ce qui est tenté également en Angola avec le FNLA puis l’UNITA. L’échec de cette politique signifie à terme la fin de l’Apartheid, ne pouvant se maintenir s’il est environné d’états noirs dirigés par des mouvements anti-apartheid.

Le champ de bataille est alors figé pour plusieurs mois, avec la SADF en position d’attaque et le FAPLA et les Cubains s’accrochant à leur tête de pont. La 82e brigade est remplacée par une petite unité de réservistes de la taille d’un bataillon, chargée d’observer les positions du FAPLA. Des accrochages sporadiques ont lieu jusqu’au 30 août 1988 quand la SADF se retire totalement de l’Angola.



L’attaque sur Calueque : 24-27 juin 1988



Afin de se retrouver en position de force lors des négociations de paix, les Cubains n’ont pas renoncé à leur projet d’attaque directe sur la Namibie… Courant juin 1988, Les services de renseignements sud-africains font état de forces cubaines et du FAPLA en mouvement vers la frontière Namibienne, alors encore colonie sud-africaine, en direction du complexe hydro-électrique de Calueque, à quelques km au nord de la frontière, matérialisée par la rivière Cunene. Celle-ci est enjambée à cet endroit par un important pont permettant le passage de véhicules lourds. Du côté Namibien se trouve la ville de Ruacana. La SADF y dépêche alors le 32e bataillon, le 61e Mech au complet, incluant son escadron de tanks Olifant, et de l’artillerie constitué d’une batterie de G-5, d’une de LRM Valkiri, de mortiers de 120mm et d’une batterie de G-2 de 140mm. C’est l’opération « Displace ».

Le 24 juin, un premier accrochage a lieu au nord de Calueque, à Cuamalo, lorsque des troupes d’observation sud-africaines équipées de Ratel et Buffel se retrouvent face à des blindés Cubains/FAPLA. L’échange est violent et 2 Buffel sont perdus, mais les Cubains n’insistent pas et se replient.

Se doutant qu’ils font face à une importante force ennemie, les Sud-Africains décident de la pousser à se dévoiler et de lui tendre une embuscade, afin de la dissuader d’aller plus avant. Le 26 juin aux dernières lueurs du jour, ils lâchent 6 ballons météo. La défense anti-aérienne adverse réagit immédiatement, et les observateurs d’artillerie notent les coordonnées des départs de tirs et des missiles. L’artillerie de la SADF pilonne alors pendant 4 heures ces objectifs, la première salve détruisant le poste de commandement de l’artillerie cubaine. Les Ratel-90 et les Ratel-ZT3 se tiennent prêts à détruire les tanks adverses sur les itinéraires possibles reconnus à l’avance. Mais aucune réaction ne se produit. Les Cubains n’ont pas mordu à l’hameçon ? Pas tout à fait : Une équipe de reconnaissance du 32e bataillon se voit pourchassée par plusieurs tanks. Elle indique la position au QG qui déclenche un tir de G-5 pour couvrir leur retraite. Le lendemain matin de bonne heure, le 61e Mech au complet se déploie dans cette direction : les Ratel-90 sur les côtés, les Ratel-ZT3 au centre en retrait avec le Ratel de commandement, puis les Ratel-20 transportant l'infanterie mécanisée juste derrière et enfin les Ratel-81 effectuant des sauts de puce pour être en mesure de d'assurer le soutien rapproché avec leurs mortiers. L'escadron d'Olifant se tient en réserve.

 A 8h00 les premiers tanks ennemis sont aperçus. A 9h00 un tir de RPG-7 (lance-roquette antichar portable) détruit un Ratel-90 et de nouveaux tanks ennemis se découvrent à l'avant du bataillon. Les G-5 commencent alors à les bombarder. Les troupes sont maintenant au contact et un autre Ratel-90 flambe, victime du tir direct d'un T-55. Les légers mais véloces Ratel réagissent, manœuvrant sur les flancs et les arrières des tanks adverses, dont plusieurs sont détruits. L'infanterie Cubaine et du FAPLA est également engagée par les Ratel-20 et Ratel-81. Les cibles prioritaires étant les équipes de RPG-7, très dangereuses dans ce bush à la visibilité réduite et aux courtes distances d'engagement.

Après quelques minutes de combat intense, les forces cubaines et du FAPLA décrochent, poursuivies par les Olifant venus à la rescousse, et perdent finalement 300 hommes et plusieurs tanks dans l'affaire. Les équipages des 2 Ratel détruits sont récupérés. Les Sud-Africains enregistrent quelques blessés.

2 hélicoptères Puma de reconnaissance indiquent bientôt que les troupes mises en fuites sont l'avant garde d'une importante force blindée cubaine/FAPLA, comprenant au moins 35 tanks T-55 et des dizaines de véhicules blindés BMP-1 et BMP-2. Les Sud-Africains, dont les forces engagées sont trop légères, décident de se replier en début d’après-midi vers la Namibie, en traversant la rivière Cunene.

Vers 14h00, 4 Mig-23 bombardent le complexe de Calueque. Une deuxième vague de 8 Mig-23 lance des bombes freinées par parachute qui anéantissent le pont et le pipe-line qui venait d'être achevé. 11 soldats sud-africains, des appelés chargés d’assurer la garde des installations, périssent dans ces bombardements. Le repli sud-africain n’est pas gêné car les véhicules lourds sont déjà passés, et un deuxième pont plus léger, quelques km au sud, est resté intact. Si l’attaque aérienne avait été coordonnée avec celle, terrestre, du matin, les forces sud-africaines auraient pu être en partie piégées, les contraignant à abandonner leurs véhicules lourds… La défense anti-aérienne sud-africaine s’est montrée relativement impuissante : équipée de simples canons anti-aériens de 20mm, elle n’a pu réagir efficacement. Les effets de l’embargo se font sentir, la CIA ne fournissant des missiles anti-aériens portables Stinger qu’à l’UNITA, qui n’est pas présente dans cette région.

Les Cubains, refroidis par le prix payé pour affronter un seul bataillon mécanisé le matin même les incite à ne pas pousser plus avant. Leur propagande va toutefois transformer ce combat globalement indécis en éclatante victoire, afin de peser sur les négociations. Ceci représente le dernier combat majeur de la guerre. Pretoria, craignant une escalade et une invasion imminente de la Namibie, commence à battre le rappel des réservistes et constitue ainsi la 10e division avec pour mission de garder la frontière Namibienne.



Bilan du conflit et conséquences dans la région

Il est difficile d’établir les pertes de chaque côté avec précision pour les raisons suivantes :

Les Sud-Africains n’ont pas comptabilisé les pertes dans les rangs de l’UNITA, et ce mouvement a disparu depuis, avec ses archives si jamais elles aient existé.

Ce conflit est fortement teinté d’idéologie, tant du côté Cubain/FAPLA avec le contexte de la guerre froide et l’internationalisme cubain, que du côté sud-africain avec le régime de l’Apartheid. Les chiffres officiels avancés par chaque camp relèvent plus de la propagande que de données objectives. 

Nelson Mandela reçu par Fidel Castro à la Havane en 1991(source:  http://southfloridalawyers.blogspot.fr)
Les vétérans sud-africains n’osent témoigner que depuis peu, car le gouvernement sud-africain, après la chute de l’Apartheid, a fait tomber une chape de plomb sur ces évènements, ne retenant de ce conflit qu’une « défaite de l’Apartheid » 25 et allant jusqu’à expulser les vétérans les plus représentatifs, comme ceux du 32e bataillon 26.

On peut toutefois estimer les pertes à :

- 4400 tués (certaines sources indiquent 7000), 2000 blessés, une centaine de tanks détruits, autant de transports de troupes blindés, plus de trois cents véhicules logistiques, des dizaines de LRM, de canons et de lanceurs de missiles sol-air (SA-8, 9 et 13) et une dizaine d’hélicoptères pour le camp FAPLA /Cubains ;

- 40 tués, une quinzaine blessés, 3 tanks perdus, 5 Ratels détruits, une dizaine de véhicules blindés et logistiques divers, 2 Mirage F1 et un avion d’observation pour les Sud-Africains ;

- environ 1500 tués et 1000 blessés pour l’UNITA.


Chaque camp depuis revendique la victoire. L’évidence est toutefois que les Sud-Africains avaient les moyens et les capacités de battre le FAPLA et les Cubains localement, mais pas de se lancer dans l’escalade d’une guerre totale. On le voit devant la faiblesse des effectifs engagés, afin de recourir le moins possibles aux réservistes et aux appelés. Le FAPLA et les Cubains pouvaient mettre en échec les Sud-Africains, mais aux prix de pertes tellement élevées qu’il n’était pas envisageable de poursuivre le conflit sans le soutien massif et constant de l’URSS, en termes de logistique et de fourniture de matériel, vu le niveau d’attrition des unités engagées.

L’accord de paix proposé par les Etats-Unis (accord de Brazzaville, Congo), qui lie l’indépendance de la Namibie au retrait cubain est signé le 22 décembre 1988. A cette date, il n’y déjà plus officiellement de soldats sud-africains en Angola. Les derniers soldats cubains quittent le pays en 1991.

En Namibie, des combats opposent encore la SADF au SWAPO au cours de l’année 1989, car ce dernier continue d’infiltrer des guérilleros depuis ses bases en Angola. La Namibie acquiert officiellement sont indépendance le 21 mars 1990, suite aux élections effectuées sous contrôle de l’ONU de novembre 1989, donnant le SWAPO gagnant à 57,5% des voix.

Mais le calvaire de l’Angola continue… Privée du soutien de l’Afrique du Sud, mais bénéficiant des rentes du trafic de diamants, l’UNITA poursuit sa lutte jusqu’en 2002, quand son chef, Jonas Savimbi, devenu gênant pour tout le monde 27, est finalement traqué et tué par le FAPLA, largement aidé dans cette tâche par… des mercenaires sud-africains, principalement des vétérans de la guerre du bush, leurs ennemis de la veille. En effet, sentant le vent de l’Apartheid tourner, des officiers sud-africains ont fondé des « sociétés privées de sécurité », en fait des compagnies de mercenaires, la demande dans la région étant toujours aussi forte. Un des anciens officiers du 32ème bataillon a ainsi fondé en 1989 la société « Executive Outcomes », recyclant une grande quantité d’anciens de cette unité. Parmi ses fidèles clients ont figuré la célèbre société diamantaire sud-africaine DeBeers, et le gouvernement de Sierra Leone 28.

Sources

Helmoed-Romer Heitman, War In Angola: The Final South African Phase(Ashanti Publishing, Gibraltar, 1990) ISBN: 0-620-14370-3 
  

Opérations

32ème bataillon

Organisation et tactiques


“Flying Columns in Small Wars: An OMFTS Model”, Major Michael F. Morris, U.S. Marine Corps


1 Un troisième mouvement, le FNLA, conservateur et soutenu par le Zaïre, est rapidement vaincu par le MPLA et disparaît en 1975
2 Conflit de basse intensité : de type guérilla / contre-guérilla
3 Témoignage du Lieutenant-colonel Van Staden (à l’époque lieutenant au 32e bataillon) accessible sur le site www.warinangola.com, rapporté par le journaliste Jim Hooper.
4 FAPLA : Forças Armadas Populares de Libertação De Angola (le portugais reste la langue officielle en Angola)
5 Petite ville sur la rivière Cuito hébergeant une ancienne base militaire portugaise, munie d’un aéroport pouvant accueillir des avions à réaction
6 Une brigade est composée d’environ 2000 hommes et plusieurs dizaines de véhicules blindés et de tanks, voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « L’armée du FAPLA »
7 Voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre : le 32eme « Buffalo »bataillon
8 Ratel-20 : véhicule de combat d’infanterie muni d’un canon de 20mm, Ratel-81 : variante équipée d’un mortier de 81 mm, Ratel-90 : variante équipée d’un canon de 90mm.
9 Terme anglo-saxon désignant des étendues peu peuplées de savane et de forêt, caractéristiques de cette région (mais aussi de l’Australie). Le terme français le plus proche est « brousse ».
10 G5 : canon de 155mm de conception sud-africaine, révolutionnaire pour l’époque par sa portée (40 km) et sa précision (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
11 Système de missiles sol-air à courte portée d’origine soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres du FAPLA »)
12 LRM : Lance Roquettes Multiple : les héritiers des célèbres « Orgues de Staline » de la 2eme guerre mondiale
13 Ratel-90, blindé à roues sud-africain, équipé d’un canon de 90mm (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
14 BTR-60 : véhicule blindé de reconnaissance d’origine soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres du FAPLA »)
15 Ratel équipé de missiles anti-char (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
16 T-55 : tank de fabrication soviétique (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres du FAPLA »)
17 Avions d’origine soviétique pilotés par des militaires cubains ou russes.
18 Impala : Aermacchi MB-326, avion léger d’attaque au sol d’origine italienne
19 Buffel et Caspir : transports de troupes blindés (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
20 Les hommes et l’équipement léger viennent de Cuba, tandis le matériel est directement livré par l’URSS, grâce à un pont aérien
21 13 exemplaires de la version sud-africaine du Centurion britannique, (voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre « principaux matériels terrestres sud-africains »)
22 G5 monté sur un véhicule blindé 6x6
23 Une batterie = 8 G5
24 Général Ochoa : compagnon de route de Fidel Castro, d’une popularité croissante et tenant d’une politique plus libérale. Il sera accusé de « haute trahison à la patrie» et de trafic de drogue, jugé dans un simulacre de procès très médiatisé à Cuba et fusillé en 1989.
25 Discours de N. Mandela à la Havane, le 26 Juillet 1991, reprenant sa lettre au peuple cubain.
26 voir partie « Unités, tactiques et matériels », chapitre sur le 32e « Buffalo » bataillon
27 En particulier pour les sociétés pétrolières comme Chevron, implantées en Angola
28 Le monde diplomatique, octobre 1996, pp 22-23, version électronique : http://www.monde-diplomatique.fr/1996/10/MAZURE/7295

 

La guerre contre l'Iran, août 1941

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En août 1941, l'Europe est dominée par l'Allemagne hitlérienne. La Wehrmacht a envahi l'Union soviétique le 22 juin 1941. Après Minsk, Smolensk est tombée le 16 juillet et les unités allemandes avancent sur Kiev. A l'autre bout de l'Europe, la Grande-Bretagne est isolée dans son île qu'elle a transformé durant l'été 1940 en forteresse. L'armée de Sa Majesté est alors obligée d'affronter l'ennemi en Afrique du nord où le général Rommel, après avoir repris la Libye à la tête de son Afrika Korps, atteint à la mi-juin 1941 la frontière égyptienne. L'expansion allemande en URSS et en Afrique ressemble alors aux bras d'une tenaille dont les pointes sont destinées à se rejoindre au cœur du Moyen-Orient après avoir respectivement franchi le canal de Suez et les monts du Caucase. Les Britanniques, conscients de ce danger et de la fragilité de leur position en Palestine, décident alors de prendre de gré ou de force le contrôle du Proche et Moyen-Orient. En avril 1941, ils chassent donc d'Irak le gouvernement pro-allemand de Rachid Ali al Gillani. En juin 1941, conjointement avec les Forces françaises libres du général de Gaulle, l'armée britannique s'empare du Liban et de la Syrie. Reste le cas de l'Iran à l'heure où l'invasion de l'URSS bouleverse les grands équilibres internationaux et fait naître de nouvelles coalitions.

David FRANCOIS


L'Iran est de nos jours une puissance de premier plan au Moyen-Orient, un pays qui en raison de son programme nucléaire défie la communauté internationale. Il n'en a pas toujours été ainsi et au début du XXe siècle, l'Iran, qui se nomme encore la Perse, est un État semi-féodal où la Russie et la Grande-Bretagne exerce une sorte de co-protectorat. La naissance de l'Union soviétique après 1917 ne change pas cette situation. Mais à partir des années 1930 l'influence allemande vient perturber cet état de fait alors que le régime du Shah semble vouloir s'inspirer du modèle fasciste pour fonder un Iran nouveau.
 
Si au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, l'Iran proclame sa neutralité, il est néanmoins la victime d'une invasion puis d'une occupation par les troupes soviétiques et britanniques durant l'été 1941. Churchill veut ainsi assurer la sécurité de l'approvisionnement en pétrole des Alliés tandis que Staline cherche à protéger sa frontière caucasienne et les champs pétrolifères de Bakou. Il s'agit aussi, à l'heure où la Wehrmacht déferle sur l'Union soviétique de sécuriser le corridor iranien, une des principales voies de communication permettant aux puissances anglo-saxonnes de ravitailler en armes l'URSS.
 
L'invasion de l'Iran en août 1941, connue également en anglais sous le nom d'Opération Countenance, est un épisode de la Seconde Guerre mondial largement ignoré alors qu'il revêt une grande importance pour les Alliés, notamment pour Staline. En effet au plus fort de la bataille de Kiev, quand Odessa et Léningrad sont assiégées, que l'Union soviétique mobilise toute ses forces pour une lutte vitale, comment expliquer qu'elle détourne trois armées pour une opération militaire de grande échelle. Certainement parce que l'invasion de l'Iran est avant tout un acte éminemment politique : la première action militaire commune entre l'Union soviétique et la Grande-Bretagne alliées dans une coalition anti-hitlérienne.
 
Carte de l'Ian (via irangulistan.comcartes)
 
L'Iran, une menace pour les Alliés ?
 
Au début de la Seconde Guerre mondiale, l'Iran, terme qui signifie le pays des Aryens, n'est déjà plus la Perse d'antan. Depuis son coup d’État de 1921, Reza Khan gouverne le pays. Ayant renversé la dynastie Kadjar, il songe d'abord à créer une République avant de se proclamer Shah en 1926 sous le nom de Reza Shah Pahlavi. Il s'inspire alors du modèle de la Turquie de Mustapha Kemal Ataturk pour moderniser son pays en menant une politique d'européanisation. Reza Shah est également fasciné par l'expérience fasciste puis par le nazisme. La volonté de s'inspirer de ces modèles européens se laisse voir dans les organisations de jeunesse qui se développent alors et où la mystique aryenne, directement inspirée des écrits d'Hitler et d'Albert Rosenberg, est propagée. Ce rapprochement idéologique se traduit également sur les terrains diplomatiques et économiques avec la bénédiction d'officier supérieurs dont le général pro-nazi Fazlollah Zahidi.
 
En 1933, la situation est propice pour que l'Iran se rapproche du III° Reich Outre l'idée aryenne, des intérêts économiques rapprochent les deux pays. L’Allemagne, dès l'époque de la république de Weimar, participe économiquement à la modernisation de l'Iran mais aussi à celle de son armée. En contrepartie avec des livraisons de près de 10 millions de tonnes de pétrole en 1938, le Reich est le premier client de l'Iran. Des étudiants iraniens partent également se former dans les universités allemandes où ils sont soumis à la propagande nazie qui les appelle les « fils de Zoroastre ». Par décret spécial, le régime nazi affirme même que les Iraniens sont des purs aryens et ne sont donc pas soumis aux lois raciales de Nuremberg.
 
Mais la situation géopolitique de l'Iran est particulière et originale. Au début du XXe siècle, les faiblesses de la Perse ont en effet permis à la Russie et à la Grande-Bretagne de se partager des zones d'influence sur le pays. Les Russes s'imposent au nord et les Britanniques au sud à partir de l'actuel Pakistan alors partie de l'Empire des Indes. La Révolution de 1917 change peu les choses. Pourtant en 1920, un mouvement révolutionnaire se développe dans la province de Gilan au nord de la Perse. Les Jangalis dirigés par Mirza Kouchek Khan reçoivent l'aide de l'armée rouge et en mai 1920, une République socialiste soviétique de Perse voit le jour. Dans le sud du pays Reza Khan, à la tête de sa brigade de cosaques, remonte alors vers le nord et, avec le soutien de l'Angleterre, s'empare de Téhéran. Il signe alors un traité d'amitié avec les Soviétiques après que ces derniers ont passé un accord avec les Britanniques. Si L'URSS abandonne certains droits tsaristes, elle reçoit le droit d'intervenir militairement en Iran si elle estime que ses frontières méridionales sont menacées. A la suite de la signature de ce traité, les forces soviétiques se retirent laissant à Reza Khan la possibilité d'écraser les Jangalis, de mettre fin à la République soviétique de Perse et d'asseoir son pouvoir sur le pays.
 
La position géographique de l'Iran prend une importance nouvelle pour l'Union soviétique après le 22 juin 1941. Son contrôle apparaît en effet indispensable pour assurer la sécurité des champs pétrolifères de Bakou. Elle est aussi un passage obligé pour faire parvenir en URSS le matériel de guerre envoyé par les Occidentaux dans le cadre de la loi prêt-bail1. Les autres voies de ravitaillement sont en effet soit trop éloignées du front comme celles à destination du port de Vladivostok ou trop dangereuses comme celles qui arrivent au port de Mourmansk pilonné par les bombardiers de la Luftwaffe tandis que les cargos britanniques sont les victimes des sous-marins de la Kriegsmarine.
 
La Grande-Bretagne ne peut quand à elle prendre le risque que les infrastructures de transports et l'industrie pétrolière iraniennes, qu'elle a largement financées, ne soient utilisées au profit du Reich. En mai 1939, Londres a signé un accord avec l'Iran qui stipule que les importations britanniques dans ce pays seront payées par un système de crédits reposant sur la livraison de pétrole. Mais la déclaration de la guerre puis la défaite de la France réduisent fortement les exportations britanniques vers l'Iran et déséquilibrent dangereusement les échanges entre les deux pays au détriment de l'Angleterre. Mais à l'heure où la guerre moderne s'appuie sur le binôme blindé-avion, le contrôle des ressources pétrolières est un atout stratégique essentiel. Et l'Iran est déjà un important producteur. En 1940 la seule raffinerie d'Abadan produit ainsi 8 millions de tonnes d'essences tandis que l'ensemble des bases de la RAF au Moyen-Orient sont alors approvisionnées à partir de Bakou et Abadan. L'enjeu pétrolier est donc d'importance pour l'effort de guerre allié. Ainsi la menace vichyste qui pèse sur le pipeline qui traverse la Syrie pour alimenter la flotte britannique en Méditerranée justifient l'invasion du Mandat. Après la Syrie, c'est l'Irak qui tombe sous le contrôle militaire britannique. Reste l'Iran mais la convention de 1921 signée entre ce pays et l'Union soviétique interdit à la Grande-Bretagne d'intervenir dans ce pays2. Cette situation est bouleversée par l'opération Barbarossa.
 
Dessin de presse britannique (via mideastcartoonhistory.com)

Les préparatifs de l'invasion.

Le Shah a officiellement proclamé la neutralité de son pays le 4 septembre 1939, neutralité qui est réaffirmée par le souverain le 26 juin 1941. Pourtant dès le 22 juin, jour de l'attaque allemande contre l'URSS, l’ambassadeur britannique à Moscou, sir Stafford Cripps demande à Molotov que l'armée rouge pénètre en Iran. Le sujet est rapidement au centre de nombreuses consultations entre les des deux nouveaux alliés. Staline se range vite aux arguments des Britanniques concernant la menace que ferait peser la présence d'agents allemands sur le transit de matériel livré dans le cadre du prêt-bail américain.
 
Quand le Shah conformément à son statut de neutre, refuse à Smirnov, l'ambassadeur de Staline à Téhéran, le transit de matériel militaire, il signe sa perte. Il ne donne en effet pas d'autre choix à Staline et Churchill que d'envahir un pays dont la position géostratégique est de première importance. Le 13 août, Britanniques et Soviétiques prennent donc la décision d'envahir l'Iran et de sceller par par la force leur fraîche alliance.
 
Du coté soviétique c'est une directive du NKVD du 8 juillet 1941 prescrivant de prendre des mesures en vue d’empêcher l'arrivée en Iran d'espions allemands qui est le point de départ pour la préparation de l'invasion de l'Iran. Cette planification est confiée au général Fiodor Tolboukhine qui dirige alors le district militaire de Transcaucasie. Pour les Britanniques, c'est au groupe de l'Iraq Force, qui devient alors le commandement persan et irakien, la Paiforce, sous la direction du lieutenant-général Sir Edward Quinan que revient la tache de préparer l'attaque. Pour cela la Paiforce peut compter sur les 8e et 10e divisions d'infanterie indienne du général William Slim, la 2e brigade blindée indienne du général John Aizlewood, la 4e brigade de cavalerie britannique du général James Kingstone et la 21e division d'infanterie indienne. Trois escadrons de la RAF, le 94e, composé de bombardiers Blenheim IV, le 261e avec des chasseurs Hurricane et le 244e formé de vieux biplans complètent le dispositif britannique.

Sir Edward Quinan, commandant de la Paiforce (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Le plan anglais prévoit deux axes d'attaque contre l'Iran. Le premier, au sud, doit partir de Bassorah avec la 8ème division d’infanterie indienne en direction des champs pétroliers et du port d’Abadan. Pendant ce temps des navires britanniques et australiens ont pour mission de détruire la flotte iranienne qui mouille dans le port. Au nord les 2e et 9e brigades blindées ont pour tâche de marcher sur Téhéran, depuis la frontière irakienne. Enfin, en soutien, venue de Syrie, la 10ème division d’infanterie indienne complète le dispositif britannique.
 
La conduite de l'invasion est confiée du coté soviétique aux troupes du district militaire de Transcaucasie. Les autorités forment alors sous le commandement du général Dimitri Kozlov, un front de Transcaucasie qui se compose des 44e, 45e, 46e et 47e armées soviétiques soit prés de 250 000 hommes. Pour l'opération contre l'Iran, l'aviation rouge est constituée des 36e et 265e régiments de chasse et du 336e régiment de bombardier. Cette force aérienne représente environ 500 appareils soit 225 chasseurs, 90 avions de reconnaissance et 207 bombardiers.

Le général soviétique Dimitri Kozlov (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Sur le Caucase une colonne doit partir de Tbilissi pour s'emparer de Tabriz et une autre de Bakou en direction de Bandar-e-Pahlavi (actuel Bandar-e-Anzali). De l'autre coté de la mer Caspienne, dans les plaines d'Asie centrale, la 53e armée commandée par le général Sergei Trofimenko participe également à l'opération. Cette armée, qui a été créée à partir des forces du district militaire d'Asie centrale et stationne à Achgabat au Turkménistan, doit avancer sur Téhéran par le nord-est3.
 
Alors que les préparatifs militaires progressent, sur le plan diplomatique, Britanniques et Soviétiques accroissent leur pression sur le gouvernement iranien. Le 19 juillet puis le 16 août, les deux pays demandent à l'Iran l'expulsion immédiate de tous les ressortissants allemands. Selon l'ambassade soviétique à Téhéran il y aurait alors prés de 5 000 Allemands en Iran. Les autorités iraniennes répondent qu'en réalité le pays ne compte sur son territoire que 2 500 Britanniques, 390 Soviétiques et seulement 690 Allemands et 310 Italiens. Cette estimation, certainement plus proche de la réalité est de peu de poids face aux volontés conjointes des nouveaux alliés.
 
Le 19 août, le gouvernement du Shah annule les congés des militaires et mobilise 30 000 réservistes. Les journaux et la radio diffusent des discours patriotiques sur la nécessité de défendre la patrie. Les Iraniens disposent alors de 200 000 soldats, soit 9 divisions d'infanterie appuyées par une soixantaine de chars légers et moyens d'origine tchèque ainsi que d'une petite force aérienne de 80 avions. Cette armée a une faible capacité militaire qui lui permet certes de mettre au pas les tribus rebelles mais lui donne peu de chance face à un adversaire plus sérieux.

Troupes iraniennes (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Le 21 août les Britanniques font savoir à leur allié russe qu'ils sont prêt passer à l'attaque. Le 25 août, le jour où les Iraniens annoncent enfin l'expulsion des ressortissants allemands, le premier ministre Ali Mansour reçoit une note soviétique qui l'informe que l'URSS s’apprête à prendre des mesures de protection en conformité avec le traité de 1921. Les Anglais font également parvenir une note qui dénonce les agissements des agents allemands en Iran et constatent que cette situation les oblige à agir préventivement.
 
Le Shah lance alors une appel désespéré au président des États-Unis, Franklin Roosevelt, afin que ce dernier prenne la défense d'un État neutre au nom de la justice internationale et du droit des peuples. La réponse de Roosevelt est décevante. Il indique au Shah que la progression nazie dans le monde ne peut être arrêtée que par la force et donc que les États-Unis accorde la priorité à la nécessité de sécuriser une voie de communication essentielle pour ravitailler l'URSS en guerre. Roosevelt rassure malgré tout le Shah en indiquant que les Alliés n'ont aucune revendication territoriale sur son pays. S'il est vrai que la Grande-Bretagne n'a pas de visées expansionnistes il n'en est pas de même de Staline qui soutient alors la politique annexionniste menée par Bagirov Jafar, le premier secrétaire du PC de l'Azerbaïdjan, sur les provinces du nord de l'Iran.
 
Les opérations militaires.
 
Au matin du 25 août la canonnière britannique HMS Shoreham attaque et coule dans le port d'Abadan le navire iranien des gardes-cotes Palang tandis que les petits patrouilleurs s'enfuient ou se rendent. Protégés par les appareils de la RAF, deux bataillons d'infanterie de la 8e division indienne traversent alors le détroit du Chatt al-Arab lors d'une opération amphibie sans rencontrer d'opposition et s'emparent de la raffinerie et des nœuds de communication d'Abadan. Rapidement le terminal pétrolier et les infrastructures portuaires sont sécurisés tandis que les unités indiennes de l'armée britannique continuent à avancer dans le Khouzistan au nord-ouest de Bassorah. Les 18e, 25e et 10e divisions indiennes entrent également et progressent de Bassorah vers Ahvaz. Au soir du 25 août, l'armée du Shah se retire lentement vers le nord-est sous le harcèlement des avions de la RAF. Les Hurricanes attaquent ainsi l'aérodrome d'Ahvaz détruisant une bonne partie de l'aviation iranienne. Les Britanniques contrôlent donc Abadan et Khorramshahr où une partie de la 6e division iranienne a opposé une certaine résistance.
 
Plus au nord, sous le commandement du major-général William Slim, huit bataillons progressent le long de la route de Khanaqin à Kermansha. Le 27 août, les Britanniques se heurtent au verrou du col de Paytak ou se sont retranchées les forces iraniennes. Mais après les bombardements de ces positions par des Blenheims, les Iraniens se replient sur Kermanshah. La prise du col Paytak permet alors aux soldats britanniques de s'emparer du champ pétrolifère de Nafti Shah.
 
A la frontière soviétique le coup principal est porté par la 47e armée du général Vladimir Novikov qui compte plus de 37 000 hommes. Cette armée est composée des 63e et 76e divisions de montagne, du 236e régiment d'infanterie, de la 23e division de cavalerie, des 6e et 54e régiments blindés et de deux bataillons motocyclistes. C'est l'armée soviétique la mieux préparée pour cette opération puisque son personnel s'est entraîné sur un terrain similaire à celui du nord de l'Iran. Elle s'est également adaptée aux conditions climatiques locales. La 44e armée quand à elle, avec plus de 30 000 hommes, borde la Caspienne prés d'Astara. A l'ouest pour couvrir la frontière avec la Turquie se trouvent les 45e et 46e armées qui rassemblent ensemble plus de 100 000 combattants.
 
A l'aube du 25 août, les 44e et 47e armées qui le 24 ont pris position le long de la frontière se mettent en marche. Les gardes-frontières entrent sans difficulté en action et coupent les lignes de communications des Iraniens. La flotte aérienne soviétique apparaît aussi dans le ciel de l'Iran où elle largue des tracts alors que le président du parlement iranien prétend qu'elle bombarde Tabriz, Mashhad, Ardabil, Rasht et d'autres villes.
 
L'armée qui stationne en Arménie soviétique, la 47e, progresse le 25 août de 70 km sur les axes Djoulfa (Azerbaïdjan soviétique)-Khvoy et Djoulfa-Tabriz. Sur ce dernier la 76e division de montagne s'empare de Tabriz dès le 26 août. L'armée et la gendarmerie iranienne n'opposent aucune résistance et reculent. Dès le 26, les hommes de la 47e armée descendent vers le sud le long du chemin de fer Trans-iranien jusqu'à l'ouest de Qavzin.
 
A l'est du Caucase l'opération la plus délicate dans les premières heures de l'invasion est le contrôle du passage de la rivière au sud d'Astara qui est retardé à cause des pluies. La flotte soviétique de la Caspienne soutient l'avancée des troupes au sol soit les unités de la 44e armée qui prennent Ahmadabad et Ardabil. La 15e division d'infanterie iranienne qui défend le secteur se retire si rapidement que lorsque l'armée rouge s'empare d'Ardabil elle y trouve les autorités et les force de gendarmerie qui n'ont pas eu le temps d'évacuer. Au même moment les Soviétiques lancent une opération amphibie pour débarquer prés de Bandar-e-Pahlavi, le plus important port iranien sur la mer Caspienne. Mais les conditions météorologiques sont là aussi mauvaises et si le 105e régiment d'infanterie de montagne parvient à débarquer ce n'est pas le cas du 563e bataillon d'artillerie qui doit rebrousser chemin avant de pouvoir débarquer ultérieurement. Cette opération amphibie est si mal préparée que des navires de transports sont confondus avec des vedettes iraniennes et deviennent les victimes de tirs amis.
 
Le ciel de l'Iran est entièrement dominé par la RAF et les forces aériennes soviétiques. Le 28 août l'armée de l'air iranienne est complètement détruite surtout en raison de l'action de la RAF. L'aviation soviétique, outre le lancer de tracts, mène principalement des opérations de reconnaissance et de bombardement d'objectifs militaires. Certaines villes sont également la cible de l'aviation rouge notamment la ville de Maku tandis que les chasseurs ont pour mission d'empêcher l'aviation adverse de menacer Bakou ce qui d'ailleurs ne se produit jamais.
 
A la fin du 27 août les forces soviétiques tiennent la ligne Khvoy-Tabriz-Ardabil au nord-ouest de l'Iran. Ce même jour la 53e armée du général Trofimenko qui stationne en Asie central pénètre en Iran. Cette armée est divisée en trois groupes, à l'ouest agit le 58e corps d'infanterie, au centre la 8e division de montagne et à l'est quatre corps de cavalerie. Le nord-est de Téhéran est défendu par les 9e et 10e divisions d'infanterie iraniennes. Face à l'attaque soviétique, la 10e division, victime de désertions de masse, s'évapore tandis que la 9e recule et se retire pour prendre position sur les lignes de défenses dans les montagnes de Mashhad et Gorgan qui bordent la capitale iranienne. Mashhad est néanmoins prise le soir du 27 par les troupes soviétiques.


Char soviétique à Téhéran (via glebklinov.ru/operation-countenance)

Au sud de l'Iran les Britanniques continuent à avancer. Le 28 août la 18e brigade de la 10e division indienne occupe Ahvaz. Plus au nord le major-général Slim s’apprête à s'emparer de Kermanshah le 29 mais le commandant de la garnison dépose les armes sans combattre. Ce qui reste de l'armée iranienne rejoint alors Téhéran pour organiser la défense de la capitale. Les Britanniques continuent à avancer depuis Kermanshah et Ahvaz tandis que les unités soviétiques tiennent la ligne de Mahabad-Quavzin-Sary-Damghan-Sabzevar, c'est à dire l'ensemble du nord-ouest du pays et la zone au nord de Téhéran jusqu'à la frontière afghane. Le Shah n'a alors plus à sa disposition que le 9e division d'infanterie qui reste seule en état de combattre et de défendre la capitale.

Le 28 août le commandement iranien comprend la futilité d'opposer une résistance face à un adversaire plus puissant. L'état-major décide même de dissoudre l'armée au moment où les 3e, 4e, 11e et 15e divisions sont hors de combats. Sous la pression de l'opposition, le 29 août, le Shah congédie le gouvernement d'Ali Mansour et le remplace par un nouveau gouvernement dirigé par Mohammad Ali Foroughi. Britanniques et Soviétiques occupent alors la plupart des grandes villes du pays à l'exception de Téhéran. Ali Foroughi signe un armistice avec les Britanniques le 29 puis avec les Soviétiques le 30. Ce jour là c'est à Sanandaj, dans le Kurdistan irakien, que les armées des deux puissances alliées font leur jonction. Elle se réalise ensuite à Qavzin au pied de l'Elbourz.

Soldats britanniques et soviétiques en Iran (via glebklinov.ru/operation-countenance)

L'invasion a coûté aux Iranien la perte d'environ 800 soldats et de 200 civils. Deux navires ont été coulés et deux autres endommagés. L'armée rouge a perdu environ 40 hommes, une centaine de blessés et trois avions tandis que les Britanniques comptabilisent 22 morts et 50 blessés. Pour l'armée rouge qui ne connaît que des défaites sur le front allemand l'invasion est un succès opérationnel. A l'exception du débarquement sur la Caspienne les troupes soviétiques ont atteint la totalité de leurs objectifs et cela sur un terrain particulièrement difficile. Les réussites des unités du génie et des pontonniers soviétiques est un facteur important de ce succès. Il est difficile d'affirmer que le succès en Iran a joué un rôle dans les combats en cours au cœur de la Russie. La plupart des forces soviétiques engagées en Iran sont il est vrai rapidement transférées sur le front allemand. Ainsi la 44e division de cavalerie qui a participé à la campagne d'Iran sera presque entièrement détruite prés de Volokolamsk lors de la défense de Moscou en décembre.

Le 8 septembre un accord est signé entre l'Iran et les Alliés qui entérine la création de deux zones d'occupation. Au nord-ouest la zone de Tabriz et les rives de la Caspienne sont occupées par l'armée rouge tandis que les Britanniques occupent les champs pétroliers d'Abadan et de Kermanshah. Téhéran accepte également d'expulser tous les ressortissants des pays de l'Axe et de faciliter le transit des cargaisons militaires britanniques vers l'URSS. Les concessions pétrolières à l'Anglo-Persian Oil Company sont renouvelées à des conditions plus avantageuses pour cette dernière.

Malgré l'acceptation par Reza Shah de toutes les conditions imposées par les Alliés, le 12 septembre, l'ambassadeur britannique à Moscou, Sir Cripps et Staline se mettent d'accord sur la nécessité de déposer le le souverain iranien et de le remplacer par son fils. Pour appuyer cette ultime exigence, qui prend comme prétexte le fait que le Shah refuse de remettre entre les mains des Alliés les ressortissants de l'Axe, le 15 septembre des troupes britanniques et soviétiques entrent dans Téhéran. Le 16, acculé, le Shah4 abdique et son fils, qui régnera sans partage jusqu'à la révolution islamique de 1979, lui succède. Ce dernier accepte la situation de son pays et renvoie les représentants diplomatiques de l'Allemagne, de l'Italie et de la Roumanie. Des discussions commencent alors en vue de la conclusion un traité d'alliance avec les Britanniques et les Soviétiques, traité qui est signé en janvier 1942. Finalement le 9 septembre 1943, l'Iran déclare la guerre à l'Allemagne.

Le résultat le plus important de la facile victoire militaire alliée est de permettre d'utiliser le territoire iranien pour acheminer en URSS les fournitures stratégiques livrées par les États-Unis dans le cadre de la loi du prêt-bail. L'Iran ouvre en effet ses ports aux cargos alliés et permet un accès libre par la route et la voie ferrée en direction du Caucase soviétique. Par ce biais c'est plus de 5 millions tonnes de matériels de guerre qui sont livrées à l'URSS entre 1942 et 1945. Les Alliés peuvent également exploiter à leurs profits les immenses réserves pétrolières du Moyen-Orient et faire ainsi tourner à plein la formidable machine industrielle américaine, l'un des facteurs clefs du tournant du conflit en 1943.

L'invasion s’insère aussi dans des stratégies de plus longue durée propres à chaque partenaire. D'ailleurs les motifs officiels avancés pour justifier l'invasion prêtent largement à discussion. En effet il n'y a pas plus d'agents allemands en Iran que dans d'autres parties du monde. Et au sujet du transit de matériels de guerre à travers ce pays, ce trafic existe déjà en juillet 1941 et ne prendra une importance vraiment vitale qu'en 1942 après le drame dans l'océan Arctique du convoi britannique PQ-175. Pour la Grande-Bretagne, l'invasion répond à des considérations géostratégiques particulières à l'Empire de Sa Majesté puisque l'antique Perse fait le lien entre les Indes et la Birmanie d'une part et le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord d'autre part. Pour l'URSS des considérations identiques sont moins évidentes. Si pour Staline l'Iran n'est pas une menace sérieuse, comme le montre le rapide effondrement de l'armée du Shah, l'invasion a des raisons essentiellement politiques : d'abord la volonté de renforcer l'alliance avec la Grande-Bretagne mais également la crainte d'une action unilatérale des Britanniques au sud du Caucase et la volonté de poursuivre la politique de retour aux anciennes frontières impériales.

L'occupation alliée qui débute à l'été 1941 n'est pas sans conséquences non plus sur l'Iran. Lors de la conférence de Téhéran en novembre 1943, les trois Grands remercient le pays pour sa contribution à l'effort de guerre allié et s'engagent à nouveau à respecter son intégrité territoriale. Au début de 1946, l'armée britannique évacue sa zone d'occupation. Mais les choses sont plus difficiles avec les Soviétiques qui ont des visées annexionnistes sur l'Azerbaïdjan iranien où ils forment des gouvernements fantoches. Ils n'acceptent, après un crise diplomatique qui réveille le nationalisme iranien, de quitter le pays qu'en mai 1946 6.

Bibliographie :

En russe:

-Голуб Ю. Г, « Малоизвестная страница великой войны: советская оккупация Северного Ирана в августе-сентябре 1941 года », Военно-исторические исследования в Поволжье, Вып. 5. Саратов, 2003, (I Golub, « Un épisode peu connu de la Seconde Guerre mondiale : l'occupation soviétique du nord de l'Iran en aout-septembre 1941 », Recherches en histoire militaire de la région de la Volga, Saratov, 2003).

-Плешаков К. В., « Вступление во Вторую Мировую войну СССР и США и начальный этап антифашистского сотрудничества (июнь 1941 — 1942) », Кризис и война: Международные отношения в центре и на периферии мировой системы в 30-40-х годах, МОНФ, Москва, 1998, (V. Plechakov, « L'entrée dans la Seconde Guerre mondiale de l'Union soviétique et des Etats-Unis et le début de l'alliance anti-nazie (juin 1941-1942) », Crise et guerre : relations internationales au centre et dans la périphérie du système mondial dans les années 30 et 40, Moscou, 1998).

En anglais:

-F. Eshraghi, « Anglo-Soviet Occupation of Iran in August 1941 », Middle Eastern Studies, n° 1, janvier 1984), pp. 27-52.

-Kaveh Farrokh, Iran at War, 1500-1988, Osprey Publishing, 2011.

-Mohammad Goli Majd, August 1941 : The Anglo-Russian Occupation of Iran and Change of Shahs, University Press of America, 2012.

-Miron Rezun, The Soviet Union and Iran : Soviet Policy in Iran from the Beginnings of the Pahlavi Dynasty until the Soviet Invasion in 1941, Westview Press, 1988.

-Richard Stewart, Sunrise at Abadan: the British and Soviet invasion of Iran, 1941, Praeger, 1988.





1 La loi prêt-bail est un programme d'armement mise en place en février 1941 par le États-Unis pour fournir du matériel aux pays amis sans intervenir directement dans le conflit mondial.


2 En juin 1941 le contentieux entre l'Iran et les Alliés monte d'un cran quand le Shah accepte de donner asile à Rachid Ali et aux Irakiens qui viennent d’être vaincu par les forces britanniques.


3 Elle sera dissoute le 16 novembre 1941 et ses unités envoyées se battre contre la Wehrmacht.


4 Le Shah déchu s'exile à l’île Maurice avant de rejoindre l'Afrique du Sud où il meurt en juillet 1944.


5 Le convoi allié PQ-17 qui ravitaille l'URSS à partir de l'Islande perd 26 des 37 navires qui le compose en juillet 1942 dans l'océan Arctique.


6 En 2009 le président iranien Mahmoud Ahmadinejad écrit au secrétaire général de l'ONU pour que son pays obtienne une indemnisation pour l'occupation par les Alliés entre 1941 et 1946. Il n'a pas obtenu de réponses...

La guerre de frontière sud-africaine II

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L’escalade finale (1987-1989)

2ème partie : Les unités, leurs tactiques et leurs matériels

par Jérôme Percheron






L’armée du FAPLA - organisation et tactique

L’organisation du FAPLA est calquée sur celle des armées du pacte de Varsovie, mais articulée en brigades contenant moins d’hommes que les divisions de type soviétique, ce qui est adapté au niveau de l’encadrement angolais et au terrain. En plus des brigades, il existe des unités blindées indépendantes de la taille d’un bataillon nommées « groupements tactiques », regroupant une douzaine de chars T-55, chargées théoriquement d’éclairer les brigades (lors des affrontements, ils serviront en réalité de réserve).

Une brigade du FAPLA est un ensemble cohérent d’environ 2000 hommes, organisé en 3 bataillons d’infanterie portée sur blindés BMP-1 et BTR-60 (plusieurs dizaines) et soutenus par des tanks légers amphibie PT-76 et des véhicules de reconnaissance BRDM-2, une compagnie de tanks avec environ 20 T-54/55 et un bataillon d’artillerie à 6 batteries (2 de 6 obusiers de 122 mm, 2 de 4 canons de 76mm, une de 8 LRM de 122mm BM-21, et une de 6 tubes de 120mm). A ceci s’ajoute la DCA composée de SAM-8,9 et 13 ainsi que des canons ZSU de 23mm. Des unités du génie avec des moyens de franchissements de cours d’eau et des unités de logistique sur camions soviétiques, assurent une bonne mobilité à la brigade. Le support technique requis pour mettre en œuvre ces équipements modernes est assuré par des conseillers militaires soviétiques, cubains, est-allemands et vietnamiens.

La doctrine militaire du FAPLA est également copiée sur le modèle soviétique, mais le niveau d’entraînement des Angolais est insuffisant pour mettre en place l’approche méthodique et brutale de l’offensive caractéristique de ce modèle. La piètre qualité du corps des officiers angolais ne leur permet pas de bien maîtriser des notions tactiques essentielles comme la coordination des différentes armes, la combinaison de la manœuvre et du feu, etc. malgré un abondant matériel à leur disposition. La présence de nombreux conseillers techniques et militaires du bloc de l’Est ne remplace pas un entraînement et une expérience suffisante. Pour résumer, la théorie est comprise, la pratique n’est pas à la hauteur. L’armée de l’air angolaise est largement pourvue en chasseurs Mig-21, bombardiers Mig-17, Su-22 et Mig-23. Ses effectifs sont principalement constitués de Soviétiques et de Cubains.

La SADF en Angola - organisation et tactique

L’organisation sud-africaine est unique. Elle est faite d’un mélange de flexibilité et de mobilité issu de sa propre expérience, comme la guerre des Boers contre l’empire britannique, les guerres coloniales contre les Zoulous et les « Long Range Desert Group » de la 2e guerre mondiale aux côtés des Anglais. La doctrine en vigueur au début de l’opération « Modular » en est le parfait exemple : elle est basée sur la primauté de la mobilité et la combinaison des tactiques de combat conventionnelles avec celles de la guérilla. Elle est bien adaptée au terrain particulier que représente le bush africain, avec sa succession d’espaces ouverts favorisant la manœuvre et de végétation dense avec des distances d’engagement très courtes, propices aux embuscades, dans lesquelles les véhicules lents ou peu manœuvrables sont vulnérables.

Le matériel, de conception nationale pour cause d’embargo, est adapté au terrain avec des véhicules blindés à roues rapides et bien protégés contre les mines (la série des Ratel, les transports de troupes Casspir et Buffels), dotés d’une grande autonomie et aisés à réparer. En effet, les distances à parcourir sont très importantes : la zone potentielle des combats (frontière Namibienne de l’océan jusqu’au sud-est angolais) court sur une longueur d’environ 1600 km : pour donner un ordre d’idée, c’est la distance de Londres à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine. L’artillerie est excellente avec les G5 de 155mm et les LRM de 127mm. Elle bénéficie d’équipes d’observateurs, dans les unités de reconnaissance, qui lui permet de connaître parfaitement les positions de l’ennemi.

Les troupes engagées en première ligne lors de l’opération « Modular » et suivantes sont peu nombreuses (environ 3000 hommes au plus fort de l’offensive, lors de l’opération Hooper, unités de services comprises) mais pour la plupart professionnelles ou volontaires et très bien entraînées. Contrairement a une idée reçue, 60% d’entre-elles sont des volontaires noirs. C’est seulement à partir de mars 1988 (opération Packer) que les réservistes sont appelés pour les relever. Les réservistes sont tous blancs car l’Apartheid interdisait aux noirs de faire leur service militaire. Il y a malgré tout de nombreux réservistes et appelés effectuant leur service militaire qui ont participé directement ou indirectement à cette guerre depuis 1975, car des dizaines de milliers d’entre eux sont affectés au maintien de l’ordre, à la garde des installations et à la sécurisation des voies de communications à la frontière Angolaise, en Namibie et en Afrique du sud même face aux mouvements anti-apartheid de plus en plus puissants. Toute une génération de Sud-Africains blancs a fait son service militaire dans ce contexte, dans les années 70 et 80.

La 20eme brigade sud-africaine, qui contre l’offensive du FAPLA, en composée de groupements interarmes constitués principalement des éléments de 3 bataillons : le 32eme bataillon (voir chapitre consacré à cette unité), le 101eme bataillon d’infanterie et 61eme bataillon mécanisé.

Le 61eme bataillon mécanisé (« 61e Mech ») est composé de 55 Ratels de tous types (chasseurs de chars, soutien rapproché, transport d’infanterie). Un escadron de 13 chars Olifant lui est rattaché à partir de l’opération Hooper. C’est un vétéran de la guerre du bush, ayant notamment participé à l’opération « Protea » en 1981. Les 101ème et 32ème bataillons comprennent chacun quatre compagnies montées sur véhicules blindés de transport Casspir et Buffel, une compagnie lourde équipée de mortiers, ainsi que 2 escadrons anti-char sur Ratel-90.

L’UNITA, entraînée par les Sud-Africains, passe progressivement d’une force de guérilla à une force conventionnelle comprenant plusieurs bataillons réguliers avec leurs propres armes collectives. Elle assure une grande partie des reconnaissances pour le compte des Sud-Africains. Elle est la seule à pouvoir mettre en ligne des équipes pour le tir des missiles anti-aériens Stinger, fournis par les américains exclusivement à l’UNITA. De telles équipes seront intégrées dans les unités d’artillerie sud-africaines, dans les régions où l’UNITA est présente.

L’armée de l’air, la SAAF, a beaucoup souffert des sanctions internationales et aligne du matériel vieillissant dont les pièces de rechanges manquent : BAE Boucanier et Camberra, Dassault Mirage III et, le plus récent de son parc, le Mirage F1. La volonté de ne pas risquer inutilement les quelques précieux avions opérationnels, la densité des défenses sol-air cubaines et du FAPLA, ainsi que le manque de défenses anti-aériennes des troupes au sol, entrainera, malgré un grand courage des pilotes, une perte progressive de la supériorité aérienne, compensée il est vrai par l’excellence de l’artillerie à longue portée. Les conséquences auraient pu être bien plus graves si les attaques aériennes ennemies s’étaient avérées mieux coordonnées et plus précises.

Le 32e « Buffalo » bataillon

Cette unité atypique représente apparemment un paradoxe : spécialisée dans la lutte antiguérilla, elle a pour mission initiale de traquer les membres du MPLA et du SWAPO, mais est constituée majoritairement de noirs, appartenant à une centaine d’ethnies différentes, et de blancs. Tout ce petit monde cohabite en bon intelligence au service d’un régime fondé sur la séparation des blancs et des noirs…

Lors de la guerre d’indépendance Angolaise qui a entraîné le départ des Portugais en 1975, en plus des principaux mouvements de libération que représentaient le MPLA et l’UNITA, il y en avait un 3eme, le FNLA (Front National de Libération de l’Angola), de tendance conservatrice, sur lequel les Sud-Africains avaient misé au début. Il a été battu par le MPLA et une partie de ses soldats a retraité vers le sud du Pays, jusqu’à atteindre la frontière sud-africaine. Ils ont alors été pris en charge par la SADF qui les a organisés en unité antiguérilla pour combattre le MPLA/FAPLA. Le 32e bataillon était né. Quelques années plus tard, en 1980, la Rhodésie accédait à l’indépendance et devenait le Zimbabwe. Les militaires professionnels rhodésiens ou mercenaires des RLI (Rhodesian Light Inftantry), blancs et noirs, qui avaient soutenu l’ancien régime, ont trouvé refuge en Afrique du Sud. La SADF s’est immédiatement servi de leurs compétences reconnues en matière contre-insurrectionnelle. Une partie d’entre eux a entraîné et fourni les cadres nécessaires au 32e bataillon.

Cette unité d’élite commence alors à intervenir en Angola dans le plus grand secret : contre les bases du SWAPO, pour « nettoyer » des régions de la présence du MPLA ou pour soutenir l’UNITA. Ce sont des hommes du 32e bataillon qui ont fait prisonnier un conseiller militaire soviétique en 1981. Lors de l’opération Modular, le bataillon est intégré à l’organigramme de la 20e brigade et sert à la fois en reconnaissance, infiltration et en encadrement de l’UNITA.

Les membres du 32e bataillon se sont construit une petite ville, « Buffalo », en Namibie. Pendant leurs périodes de repos, certains de ses soldats louaient leurs services en tant que mercenaires, comme lors de la tentative de coup d’état aux Seychelles en 1982. Après la chute de l’Apartheid et l’arrivée de l’ANC au pourvoir en Afrique du Sud, cette unité a été dissoute et la ville de Buffalo évacuée. C’est tout naturellement qu’ils se sont reconvertis en mercenaires à plein temps, au sein de sociétés privées de sécurité comme Executive Outcomes, fondée par un ancien du 32e bataillon. On retrouve leur trace en Angola et au Sierra Leone dans les années 90, puis dans tous les points chauds du globe (Afghanistan, Iraq, …).

Les principaux matériels terrestres FAPLA/ cubains

Ils représentent l’armement standard des « pays frères » du bloc soviétique. Ce ne sont toutefois pas les plus modernes, ces derniers étant réservés au théâtre européen.

Les chars

 -T-34/85 : un vétéran de la seconde guerre mondiale. Le T-35/85 représente l’ultime version du célèbre T-34, char moyen standard de l’armée rouge pendant la seconde guerre-mondiale. Quelques exemplaires sont encore aux mains du FAPLA dans les années 80.

- T-54 et T-55 (version améliorée du précédent) : char de combat standard du pacte de Varsovie dans les années 60 et 70. Massivement vendu à l’exportation par l’URSS, caractérisé par un puissant canon de 100mm à haute vélocité (donc pouvant facilement percer les blindages adverses), une silhouette basse difficile à viser. Il pêche toutefois par une ergonomie intérieure déplorable fatiguant rapidement son équipage et nuisant à son endurance et sa réactivité.

Char T-55 (via wikipedia)

- T-62 : successeur du T-55, mais qui sera remplacé rapidement par le T-72 (non exporté dans les années 80 en-dehors du pacte de Varsovie). Quelques exemplaires de ce char moderne sont signalés comme étant fournis par l’URSS au FAPLA, leur présence est attestée lors des combats défensifs devant Cuito.

Les véhicules blindés de combat d’infanterie
BMP-1 

 Ils sont destinés à amener l’infanterie au plus près des objectifs tout en la soutenant de leurs armes de bord. Le BMP-1, qui équipe le FAPLA, est le modèle standard du pacte de Varsovie de l’époque. Il peut transporter 8 fantassins et est équipé d’un canon à basse vélocité de 73mm pour leur soutien rapproché.


Véhicule de Combat d'Infanterie BMP-1 (via wikipedia)
Il est malgré tout fréquent de voir les soldats du FAPLA à pied à côté des chars ou agrippés aux superstructures de ceux-ci, ce qui les rend très vulnérables en cas d’attaque ou de tirs d’artillerie. L’emploi de ces véhicules nécessite une très bonne coordination blindés/infanterie, ce qui était hors de portée des officiers du FAPLA.

 Les véhicules de reconnaissance

- BTR-60 et BTR-70 : véhicules amphibie 8x8, équipés de 2 mitrailleuses et pouvant atteindre 80 km/h sur route


BTR-60P (via wikipedia)
- BRDM-2 : automitrailleuse amphibie 4x4, équipée d’une mitrailleuse lourde de 14.5mm et/ou de missiles anti-char.

 Les systèmes anti-aériens

- ZSU-23 : automoteur anti-aérien, destiné à la protection à courte portée. Il possède 4 canons de 23mm dirigés par radar et tirant simultanément, ce qui lui confère une cadence de tir très élevée pouvant rapidement saturer une zone. Son emploi en tir tendu contre l’infanterie peut également être dévastateur.

 - SAM-2 : système de missiles sol-air à longue portée non mobile, un des tous premiers mis en service par l’URSS à la fin des années 50. C’est un système de ce type qui avait abattu un avion de reconnaissance américain U2 au-dessus l’URSS en 1960.

- SAM-8 : automoteur 6X6 lanceur de missiles sol-air à courte portée avec radar, moderne et très mobile.


SAM-8 (via wikipedia)

- SAM-9 : automoteur 4x4 léger lanceur de missiles sol-air à très courte protée

- SAM-11 : système plus lourd et plus récent de missiles à moyenne portée, monté sur châssis chenillé, entré service en 1980 en URSS.

L’artillerie :

- 122mm D-30 : obusier de campagne standard, d’une portée maximum de 20km.

- 130mm M-46 : équivalent au D-30

- BM-21 : lance roquettes multiples de 122 mm monté sur camion et d’une portée maximum de 20 km

Les principaux matériels terrestres sud-africains

Les chars

Le seul véritable tank sur chenilles engagé par la SADF est l’Olifant, en réalité un vénérable char Centurion britannique développé à la fin de la seconde guerre mondiale, dont l’Afrique du Sud a acheté 250 exemplaires en 1957. Améliorés par la SADF (changement du moteur, ajout de dispositif de vision nocturne, télémètre moderne, etc..), la vingtaine d’exemplaires engagés à partir de l’opération Hooper ont tenu la dragée haute aux T-55 adverses pourtant plus récents.

Les véhicules blindés de combat à roues : la série des Ratel

Ratel-90 

L’embargo international sur les armes suite à la politique d’Apartheid a conduit l’Afrique du Sud à développer ses propres systèmes d’armes, afin de ne pas être dépendante des pièces détachées achetées à l’extérieur. Quitte à repartir d’une feuille blanche, autant concevoir un engin bien adapté à son environnement. Ce dernier est principalement caractérisé par de longues distances à parcourir sans infrastructures pour la maintenance, de savane, espace dégagé propice à la manœuvre mais où un véhicule peut être détruit de loin s’il n’est pas assez véloce, et surtout de bush, où la végétation peut devenir si dense que la visibilité devient presque nulle. Dans ces milieux, un tank classique, lourd, relativement lent et à la maintenance délicate n’est pas très adapté. C’est pourquoi, dans les années soixante-dix, une gamme de véhicules à roues, rapides, robustes et endurants a été développée, les Ratel, du nom d’un petit mammifère carnivore assez répandu en Afrique sub-saharienne, qui a la réputation d’être teigneux et résistant.


Ratel-90 (via wikipedia)
Sur la base d’un véhicule blindé 6x6, à la caisse spécialement étudiée pour dévier les explosions de mines, une première version, le Ratel IFV (Infantry Fighting Vehicule) ou Ratel-20, entre en service en 1977. Il permet de transporter, en plus de son équipage de 4 hommes, une section de 7 fantassins équipés et de les appuyer avec son canon automatique de 20mm en tourelle et sa mitrailleuse.

Viennent ensuite les Ratel-60 et Ratel-81 (ce dernier ayant remplacé le premier) et sont destinés au support d’infanterie, avec pour le premier un mortier de 60mm en tourelle et pour le second un mortier de 81mm, mais sans tourelle.

Ratel-81 

Le plus connu est certainement le Ratel-90, entré en service au début des années 80, équipé d’un canon de 90mm en tourelle. Il s’est avéré, lors des rencontres avec des engins mieux blindés comme des tanks, que la relative basse vélocité du canon ne permettait pas de transpercer leur blindage frontal, ni de les endommager à longues distances. Les équipages ont du apprendre à manœuvrer, se servant de leur mobilité supérieure pour atteindre les tanks adverses de flanc ou par l’arrière à courte distance, voire en visant les chenilles, barbotins ou organes de vision pour les immobiliser. Il n’était pas rare qu’au moins 7 coups soient nécessaires pour immobiliser ou détruire un T-55. Sachant que la tourelle n’était pas stabilisée automatiquement, et donc ne permet pas le tir en marche, on peut se rendre compte du sang froid nécessaires aux équipages, pour, en plein combat, s’approcher des tanks adverses, s’immobiliser pour que la tourelle soit bien stable, tirer et repartir aussitôt, d’autant que le blindage a été sacrifié à la vitesse et à l’accélération.


Ratel-81 (via wikipedia)
Suite à ces expériences, une version du Ratel spécialisée comme chasseur de char à longue distance a été développée, le Ratel-ZT3, muni d’une tourelle permettant de tirer 3 missiles anti-char ZT3. Cette version est encore en pré-production lorsque l’opération « Modular » débute, et les 4 premiers exemplaire sont envoyés au front.

 Les véhicules de transport de troupes : Casspir et Buffel

Casspir

- Le Casspir est un transport de troupes 4x4 blindé et protégé contre les mines grâce à une plancher renforcé et une forme du châssis en V destinée à en dévier l’explosion. Il a été conçu à la fois pour la police et l’armée. Il dispose de mitrailleuses pour sa protection rapprochée. Sur certains exemplaires a été monté un canon de 20mm. Il peut transporter 12 fantassins en plus de ses 2 hommes d’équipage. Depuis, une version améliorée a été développée et vendue à l’armée américaine, qui l’utilise en Irak et en Afghanistan
Casspir (via wikipedia)

- Le Buffel est lui aussi un véhicule blindé 4x4, protégé contre les mines, plus rustique et spécifiquement conçu pour le bush. Il peut emporter 10 hommes équipés en plus du pilote. Il possède une grande autonomie (1000 km) et un réservoir d’eau de 100 l incorporé pour ses occupants.

L’Artillerie

- Valkiri-22 : lance-roquettes multiple de 127mm monté sur camion, portée maximale 36 km.


un LRM Valkiri-22 (via wikipedia)

-   G-5 : obusier de 155mm, de conception nationale, reconnu comme le meilleur de ce calibre à l’époque. Sa portée record de 40 km, tout en gardant une bonne précision, alliée à sa bonne cadence de tir, permettait à la SADF d’écraser sous un tapis d’obus les formations compactes du FAPLA, tout en restant hors de portée de l’artillerie adverse. De nos jours, sa portée atteint 70 km et a inspiré la conception de nombreux obusiers similaires maintenant en service dans d’autres pays, comme les Etats-Unis et la France.
 
- G-6 « Rhino »: automoteur d’artillerie, résultat de montage d’un G5 en tourelle blindée sur un châssis 6X6, permettant à l’artillerie de suivre ainsi le rythme des autres véhicules tout-terrain. Les 3 premiers exemplaires de pré-production sont présents à partir de la fin de l’opération « Modular ».


G-6 (via www.groundsystems-index.com)


Sources


32ème bataillon



Organisation et tactiques


“Flying Columns in Small Wars: An OMFTS Model”, Major Michael F. Morris, U.S. Marine Corps






Les colosses de Kaigun; les cuirassés Yamato et Musashi

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Les Yamato et Musashi furent les cuirassés les plus gros et les plus puissamment armés jamais construits. Ces deux navires étaient surtout l'incarnation d'une doctrine et la résultante d'un contexte géostratégique particulier. Ironiquement, aucun des deux vaisseaux ne combattit dans le rôle pour lequel il fut conçu, et leur impact sur la guerre navale contre les USA ne fut que limité. Voici une brève narration de leur histoire, alors que le 7 avril 2013 marque le 68ième anniversaire du naufrage du Yamato.


Adrien Fontanellaz


Le concept des « super-cuirassés »

Au mois de décembre 1934, le Japon annonça son retrait du traité de Washington, résultat de l'ascendant pris par la «faction de la flotte» au sein de Dai Nippon Teikoku Kaigun, la marine impériale japonaise. Deux mois plus tôt, le département technique de la marine avait été secrètement chargé par l’État-major général de la marine d'étudier la conception d'une nouvelle classe de quatre cuirassés armés de neuf canons de 460 mm. Au cours des mois suivants, pas moins de vingt-trois projets différents furent étudiés, avant que les plans définitifs ne soient approuvés en Mars 1937. Cet approbation s’insérait dans un programme d’acquisition beaucoup plus large, connu sous le nom de cercle trois, qui incluant également les porte-avions Zuikakuet Shokaku, des destroyers et d’autres navires. La commande des deux premiers bâtiments de la nouvelles classe, baptisés « cuirassés no 1 et no 2» fut approuvée quelques mois plus tôt. La tâche assignée aux ingénieurs Yuzuru Hiraga et Keiji Fukuda avait été dantesque, car un tel armement, et la capacité de disposer d'un blindage conçu pour faire face à un ennemi disposant d'une puissance de feu identique, impliqua de concevoir un navire aux dimensions inégalées.

La raison de ce gigantisme reposait sur la doctrine navale japonaise, définie par la volonté de préparer un affrontement contre la flotte américaine du Pacifique, l'ennemi que Kaiguns'était originellement attribué afin de justifier ses prétentions budgétaires face à sa rivale terrestre devant la Diète japonaise. Hors, avec la signature du traité de Washington en 1922, le Japon avait accepté de limiter sa flotte à une taille équivalente aux trois-cinquièmes de celle de la flotte américaine. Il en résulta que les marins japonais n'eurent de cesse de concevoir une doctrine devant rendre possible la victoire contre un adversaire numériquement supérieur. De plus, profondément influencés par des facteurs comme leurs victoires du Yalu et de Tsuhima, les stratèges nippons recherchèrent le moyen de l'emporter dans un cadre conceptuellement très précis ; celui d'une bataille décisive au cours de laquelle les deux adversaires jetteraient l'ensemble de leurs flottes de haute mer, et dont l'enjeu serait la maîtrise du Pacifique. In fine, les différents plans développés par les amiraux de Kaigun pour vaincre une flotte américaine supérieure reposèrent tous sur une ossature identique. En bref, il s'agissait de laisser l'US Pacific Fleetavancer vers le Japon, et de l'affaiblir au cours de sa progression au moyen d'attaques menées par des unités légères, afin de préparer l'affrontement décisif loin des bases américaines. Même ce dernier devait prendre la forme d'une série d'engagements préparatoires menés à longue distance par les forces d'avant-garde japonaises, avant que la ligne de bataille principale, centrée autour des cuirassés, ne s'approche et ne porte le coups de grâce à un ennemi déjà gravement diminué par une combinaisons de tirs de torpilles et d'artillerie à très longue portée. Un élément central de cette doctrine reposait sur la capacité de pouvoir porter à l'adversaire des coups en restant hors de l'enveloppe de tir de ses propres armements. Ces pré-requis pesèrent lourdement sur la conception de nombre de vaisseaux ou d'armes japonaises, à commencer par la torpille Type 93 à oxygène, la recherche d'une autonomie maximale pour les avions du service aérien de la marine, ou encore l'augmentation de l'angle d'élévation maximal des pièces de l'artillerie principale des cuirassés déjà en service. Cette quête d'équipements permettant une distance d'engagement supérieur ne fut de loin pas le seul critère imposé aux ingénieurs japonais ; l'infériorité numérique de Kaigun devait aussi être compensée par la mise en service de navires mieux armés, à tonnage égal, que leurs homologues américains, ce qui ne manqua pas de causer des problèmes de stabilité sur certaines classes de bâtiments. Des vaisseaux aussi emblématiques que le Yamato et le Musashine pouvaient évidemment pas échapper à cette quête de supériorité qualitative, alors que par ailleurs, la recherche d'une portée de tir supérieur explique à lui seul le choix de canons d'un calibre aussi élevé.

Le cuirassé Yamato en cours d'achèvement à Kure, septembre 1941 (via ww2db.com)
La paternité du concept des « super-cuirassés », qui allait donner naissance à la classe Yamato, peut sans doute être attribuée au commandant Shingo Ishikawa, une étoile montante de la «faction de la flotte» au début des années trente. Celui-ci soumit, en 1934, au chef d'état-major de la marine un mémorandum proposant, dans le cadre d'un vaste plan d'expansion de 10 ans, l'acquisition de cinq nouveaux cuirassés. Ceux-ci, armés de canons de 508 mm, devaient être capables de survivre à dix torpilles ennemies. De tels vaisseaux devaient permettre en un seul coup d'inverser l'infériorité de la ligne de bataille japonaise. De plus, les Américains étant contraints de construire des navires capables de transiter par le canal de Panama, ils seraient incapables de relever le défi et de construire à leur tour des bâtiments de taille identique. En effet, l'état-major estimait que le canal ne pouvait pas être traversé par des navires d'un déplacement de plus de 45'000 tonnes, et donc incapables d'emporter des canons d'un calibre supérieur à 406 mm. Ce calcul, associé au maintien du secret le plus strict quant aux caractéristiques réelles des nouveaux cuirassés devrait sans nul doute, selon Ishikawa, permettre à la marine impériale de prendre la tête pour plusieurs années dans la course aux armements navals. Durant ce laps de temps, ces géants auraient pu détruire en toute impunité leurs homologues ennemis.

Anatomie des géants

Le cuirassé no 1, qui allait devenir le Yamato, fut mis sur cale le 4 novembre 1937 dans l'arsenal naval de la marine de Kure, suivi le 29 mars 1938 par le cuirassé no 2, le futur Musashi,dans le chantier naval Mitsubishi de Nagasaki. Ces chantiers avaient dû au préalable adapter leurs infrastructures en procédant à l’agrandissement des bassins destinés à l’assemblage des deux bâtiments et à installer des grues aux capacités de levage accrues. Les architectes navals nippons durent surmonter une myriade de problèmes techniques avant l’achèvement des deux vaisseaux. Il fallut ainsi concevoir et construite un navire de 11'000 tonnes, le Kashino, uniquement pour acheminer une à une les pièces de 460 mm, pesant 162 tonnes chacune, qui devaient armer le Musashide Kure à Nagasaki. Infine, le Yamatofut lancé le 8 août 1940, et entra en service le 16 décembre 1941, alors que son sistership était lancé le 1ernovembre 1940 et était mis en service le 5 août 1942. Deux autres cuirassés de la même classe avaient été à leur tour mis sur cale le 4 mai 1940 à Yokosuka et le 7 novembre 1940 à Kure. Un seul de ceux-ci, le Shinano, fut achevé, mais en tant que porte-avions.

D'immenses efforts furent consentis afin de préserver le secret sur les caractéristiques réelles des deux vaisseaux. A Nagasaki, d’immenses toiles de chanvre furent mises en place pour masquer le bassin où le Musashiétait construit, alors que les accès au chantier étaient strictement contrôlés, et que les plans étaient gardés sous clefs. Les autorités navales allèrent jusqu’à construire un bâtiment spécifiquement pour obstruer la vue des consulats britanniques et américains sur le port. De plus, après le lancement du navire, un bâtiment de commerce, le Kasuga Maru, fut amarré à côté pour rendre l'appréhension de ses proportions à distance aussi difficile que possible. Les fenêtres des trains passant à travers la ville de Kure étaient couvertes sur le côté donnant sur le port. Il fallut attendre la disparition des deux bâtiments et la défaite pour que la chape du secret entourant leurs caractéristiques soit enfin levée. Ainsi, en juillet 1943 encore, l’attaché naval allemand, par ailleurs ancien commandant du PanzerschiffDeutschland, obtenu l’autorisation de monter à bord du Yamato, mais tout fut fait pour qu’il ne puisse pas estimer le calibre réel des canons.

La classe Yamatoétait un compromis entre les trois qualités essentielles d'un bâtiment de guerre ; la puissance de feu, la protection et la mobilité. L'armement principal de ces vaisseaux était constitué par neuf canons de 460 mm de 45 calibres, répartis entre trois tourelles triples, deux à l'avant et une à l'arrière. Chaque tourelle pesait 2774 tonnes, alors que les canons pouvaient tirer un obus à une distance maximale de 42'062 mètres, que les obus mettaient 98.6 secondes à parcourir. La cadence de tir était de 1.5 à 2 coups par minutes, selon l’élévation des pièces. Avec un poids de 1460 kg pour un obus perforant, l'armement principal des deux navires pouvait ainsi expédier entre 19’710 et 26’280 kg de projectiles par minute. Le souffle dégagé lors des tirs était tel que l'artillerie antiaérienne située à proximité avait dû être protégée afin d'abriter ses servants de ses effets. Lors de tests, un cochon d'inde laissé dans une cage à proximité d'une tourelle avait littéralement éclaté sous l'effet de la pression. Les Japonais avaient développé des projectiles particuliers pour l'artillerie lourde de leurs cuirassés. Il s'agissait des obus de type San Shiki, destinés aux tirs contre des avions, et emportant 1600 tubes incendiaires brûlant cinq secondes. Enfin, l'obus perforant de type 91 avait des spécificités gardées rigoureusement secrètes. S’il se comportait de manière classique en percutant le blindage d'un navire ennemi, son cône était aussi conçu pour se détacher dans le cas où il heurterait la mer, le reste de l'engin, à l'avant aplati, s'enfonçait ensuite dans les eaux avec un angle bien moins prononcé qu'un obus conventionnel. Cette caractéristique lui permettait de toucher la coque d'un vaisseau ennemi même à huitante mètres de son point d'impact, pour autant que son angle de pénétration dans l’eau soit de 17 degrés. Cette technique, appelée Suichudan(tir sous-marins) avait été développée à la suite d'essais d'artillerie menés en 1924 contre la coque du Tosa, un cuirassé dont la construction avait été abandonnée à la suite du traité de Washington, et qui avaient révélés les graves dommages pouvant être causés par l'impact d’un obus sous la ligne de flottaison d’un vaisseau de cette classe. Cependant, l’efficacité du Suichudanétait limitée par la fenêtre de tir réduite induite par l’angle optimal de pénétration des obus dans la mer, rendant cette technique inapplicable à des distances de tir supérieures ou inférieures à 20'000 mètres. L'artillerie secondaire se composait de douze canons de 155mm répartis en quatre tourelles triples de 177 tonnes chacune. Leur disposition permettait aux Yamatode concentrer les tirs de trois d'entre elles sur chaque bord, soit la puissance de feu d'un croiseur léger. La portée de tir maximale de leurs obus de 55.87 kg était de 27'400 mètres et la cadence de tir atteignait de 5 à 7 coups par minute. Cet armement équipa aussi les croiseurs de la classe Mogami avant son remplacement par des tourelles doubles de 203 mm.


Une vue prise depuis la proue du Musashi (via ww2db.com)
 
L'artillerie principale des deux bâtiments était guidée par la conduite de tir type 98, spécifiquement conçue pour eux. Celle-ci comprenait des télépointeurs de 15 et de 10 mètres de base, reliés à des directeurs de tir chargés de donner aux tourelles les coordonnées permettant d'orienter les canons. Enfin, deux ordinateurs mécaniques déterminaient la direction et la vitesse de la cible, à l’aide des données insérées manuellement par l’équipage, puis généraient une solution de tir. Les appareils optiques japonais étaient de très bonne qualité, et étaient de surcroît installés très en hauteur afin d'accroître leur portée. En sus, les artilleurs pouvaient bénéficier du soutien des sept hydravions embarqués par chacun de ces deux cuirassés, et dont l'une des missions était d'observer la chute des obus afin d’indiquer les corrections de tir nécessaires à leur bateau-mère. Enfin, au cours de la guerre, les deux vaisseaux furent équipés de radars de type 13, de veille aérienne et 22, de détection de cibles de surface.

Si les obus San Shikipermettaient aux deux cuirassés d'engager leur armement principal contre des cibles aériennes, la DCA reposait principalement sur deux types de pièces différentes ; les canons de type 89 et 96, armant la plupart des bâtiments de la marine impériale. Les premiers, répartis en six affûts bitubes à raison de trois pour chaque bord, étaient des pièces lourdes de 127 mm, dont les obus pesaient 23.05 kilos. Leur cadence de tir soutenue atteignait huit coups par minute et par canon, et leurs performances étaient comparables aux modèles similaires présents dans les autres marines. Cependant, la guerre révéla à maintes reprises que douze pièces de ce type ne suffisaient pas à affaiblir à bonne distance une vague d’attaque adverse. En effet, les obus étaient pourvus d’un minuteur les faisant détonner après une durée de vol déterminée, censée correspondre au temps nécessaire pour que le projectile atteigne la hauteur et l’altitude estimée d’une cible. Durant la seconde guerre mondiale, et avant l’avènement des fusées de proximité, le processus complexe associé à cette technologie rendit l’usage des pièces d’artillerie antiaériennes lourdes relativement peu efficace contre des avions autres que les bombardiers lourds évoluant à l’horizontale et à vitesse constante, à moins de déployer un nombre massif de canons.

Le dernier pilier de la défense antiaérienne de la classe Yamato était le type 96 de 25 mm, dont chaque navire embarquait initialement huit affûts tri-tubes. Cette pièce, d’origine française et fabriquée sous licence Hotchkiss, illustre à elle seule les effets pervers que peut engendrer la recherche de la polyvalence. D’autres marines, comme l’US Navy ou la Kriegsmarine, avaient basés leur DCA sur un assortiment de pièces légères (20 mm) à grande cadence de tir, moyennes (37 à 40 mm), avec une cadence de tir plus réduite, mais une portée plus grande, et enfin lourdes (de 88 à 127 mm), capables d’engager des avions ennemis à une dizaine de kilomètres de distance. Par contre, la marine impériale japonaise opta pour seulement deux calibres différents. Dès lors, le type 96 remplissait le rôle des canons légers et moyens des autres marines. En l’occurrence, cette arme accumulait les faiblesses inhérentes aux deux catégories sans pour autant bénéficier des qualités de l’une d’elle. La cadence de tir pratique, ralentie par l’usage de chargeurs de quinze coups devant être constamment remplacés par les servants, atteignait 130 coups par minute, soit à peu près celle d’un canon Bofors de 40 mm, qui était de 100 à 120 coups par minute, alors qu’une pièce Oerlikon de 20 mm pouvait tirer de 250 à 350 coups à la minute. Inversement, la puissance de destruction et la portée des obus de 25 mm de l’arme japonaise se rapprochaient plus de celle des Oerlikon que des Bofors. Enfin, les affûts des canons de type 96 souffraient d’une vitesse de rotation et d’élévation insuffisante. De plus, les Japonais ne parvinrent pas à développer et à produire suffisamment rapidement de nouvelles pièces d’artillerie antiaérienne durant le conflit. De ce fait, leur seule alternative viable pour renforcer la DCA de la classe Yamato lorsque le besoin s’en fit sentir fut d’augmenter le nombre de type 96 et de type 89 embarqués, au détriment de l’artillerie secondaire, qui perdit deux tourelles triples de 155 mm. Ainsi, en 1944, chaque bâtiment emportait 24 pièces de 127 mm en douze batteries doubles et 98 tubes de 25 mm, répartis entre vingt-cinq affûts triples et vingt-trois affûts simples. Compte tenu de l’évolution de la guerre aéronavale au cours du conflit, ces lacunes dans l’armement antiaérien étaient une des faiblesses majeures de la marine impériale en général, et de ses deux cuirassés les plus récents en particulier.

Le Yamato et son sistership étaient longs de 263 mètres et leur largeur maximale atteignait 38.90 mètres. Cette dernière caractéristique joua un rôle majeur dans l’agencement de leur blindage. En effet, cette largeur permit de placer les quatre turbines et leurs chaudières les unes à côté des autres, avec pour effet de limiter l’espace à protéger pour les machines et les magasins à 53.3 % de la longueur à la flottaison des deux vaisseaux. Etant entendu qu’aucun bâtiment ne peut être cuirassé de manière identique de la poupe à la proue, les ingénieurs japonais optèrent pour une citadelle massivement blindée au centre des navires, les extrémités étant peu protégées, en suivant le principe du « tout ou rien » inauguré par les Américains. Selon leurs calculs, les deux cuirassés ne pourraient couler tant que leurs citadelles resteraient intactes. De fait, la protection de ces dernières était massive. L’épaisseur du blindage de la coque pouvait atteindre 410 mm, celle du Blockhaus varier entre 300 et 500 mm, alors que l’avant de celui des tourelles principales était de 650 mm, et que celui du flanc des barbettes était de 380 mm. Le pont blindé, d’une épaisseur de 200 mm, était conçu pour résister à l’impact de bombes anti-blindage d’une tonne larguées depuis une altitude de 1’000 mètres. Le poids total consacré au blindage était de 22'895 tonnes, un record depuis inégalé. La coque des deux cuirassés était divisée en 1150 compartiments étanches, et un système de pompes était conçu pour permettre de rétablir leur équilibre en noyant volontairement des compartiments afin de contrer les effets d’une inondation causée par une brèche. Grâce à ce système, et à une réserve de flottabilité de 57'450 tonnes, les ingénieurs japonais calculèrent que les deux bâtiments seraient capables de se stabiliser même après une gîte de 18.3 degrés. Ils ignoraient cependant que la cuirasse avait été affaiblie par des défectuosités, alors que la grande taille de certains compartiments étanches augmentait le volume potentiel d’eau pouvant être embarqué en cas de brèche. De plus, la protection en-dessous de la ligne de flottaison était insuffisante, à l’image des renflements par-torpilles entourant les machines, dont la largeur de 510 cm était bien moindre que pour d'autres navires contemporains. In fine, la réalité démontra que les projections des architectes navals surestimèrent la survivabilité de ces cuirassés.
 
La propulsion du Yamatoet du Musashiétait assurée par quatre hélices entraînées par un nombre identiques de turbines développant une puissance de 150'000 chevaux. Chacune de ces dernières étaient alimentée par trois chaudières Kampon de 12'500 chevaux. Cette puissance, associée aux caractéristiques hydrodynamiques particulièrement soignées de la coque, notamment par l’adjonction d’un bulge de grande dimension, leur permettait d’atteindre une vitesse de 27.5 nœuds. De plus, les deux navires étaient très manœuvrant ; à une vitesse de 26 nœuds et avec la barre à 35 degrés, leur diamètre de giration était de seulement 640 mètres. Il s’agissait là d’un attribut essentiel pour éviter bombes et torpilles, et ce d’autant plus que , en cas d’attaque aérienne, la doctrine japonaise favorisait les manœuvres évasives individuels des bâtiments plutôt que la mise en place de plans de feux intégrés pour DCA des vaisseaux d’une flotte. L’autonomie du Yamatoet du Musashi atteignait 7'200 miles à 16 nœuds, mais était réduite à 4'100 miles à 27 nœuds. En effet, la consommation à vitesse maximale était phénoménale avec 62'700 kg de mazout par heure. Il s'agissait là d'un paramètre important compte tenu des difficultés rencontrées par le Japon pour s'approvisionner en produits pétroliers durant la guerre.

Caractéristiques comparées du Yamatoet du Bismarck(1941)


YamatoBismarck
Déplacement à pleine charge
69'998 tonnes
49'947 tonnes
Longueur
263 mètres
250.5 mètres
Poids de la cuirasse
22'895 tonnes
19'000 tonnes
Puissance maximale
150'000 chevaux
138'000 chevaux
Vitesse maximale
27.5 nœuds
30.8 nœuds
Artillerie principale
3*III 460 mm
4*II 380 mm
Artillerie secondaire
4*III 155 mm
6*II 150 mm
DCA lourde
6*II 127 mm
8*II 105 mm
DCA moyenne et légère
8*III 25 mm

- 26 tubes de 20 mm

- 8*II 37 mm

 
En décembre 1941, et en dehors des membres rattachés à l’état-major de la flotte, l’équipage du Yamato était de 150 officiers et 2150 marins. Chaque homme disposait d’un espace de vie de 3.2 m2 soit près de deux fois plus que sur le croiseur lourd Myoko. De plus, les deux navires étaient les premiers au sein de la marine impériale japonaise à être équipés de l’air conditionné. A cause de ces caractéristiques, associées au confort des quartiers réservés aux officiers supérieurs, le premier navire de la classe ne tarda pas à se voir attribuer le sobriquet d’hôtel Yamato par les marins de la flotte.

Vie et mort des titans

Lors de son entrée en service le 16 décembre 1941, le Yamato rejoignit les Nagato et Mutsu au sein de la 1e division de cuirassés. Deux mois plus tard, il devint le navire-amiral de la flotte combinée, hébergeant l'amiral Isoroku Yamamoto, et participa à ce titre à la bataille de Midway. Le 5 août 1942, le Musashi intégra à son tour la 1e division, alors que deux semaines auparavant, le Nagato et le Mutsu avaient été réaffectés à la deuxième division, en compagnie du Yamashiro, du Fuso, de l’Ise et du Hyuga. En outre, à ce moment, les quatre cuirassés rapides de la classe Kongo étaient répartis entre les 3e (Kongo et Haruna) et 11e divisions (Hiei et Kirishima). Ces derniers, grâce à leur vitesse, furent régulièrement déployés avec la force mobile (Kido Butai) ; les porte-avions d'escadre japonais. De plus, ces vieux navires n'étaient pas considérés entièrement comme des cuirassés dans la planification d'avant-guerre, qui leur avait attribué un rôle de soutien lourd au sein de l'avant-garde durant la bataille décisive. De ce fait, les amiraux japonais eurent moins de réticence à les exposer durant les premières années du conflit. Leur carrière fut donc riche, avec pour corollaire de voir celle de deux d'entre eux, le Hiei et le Kirishima, arriver à son terme durant la campagne de Guadalcanal. 
 
Le Yamato le 30 octobre 1941, durant ses essais en mer (via ww2db.com)
A contrario, les bâtiments de la 1e division, directement rattachés à la flotte combinée, et de la 2e division, qui formait l'ossature de la 1e flotte, ne furent pratiquement pas engagés de 1942 à 1944, et ce pour un faisceau de raisons différentes. Malgré le rôle pionner joué par la marine impériale japonaise dans le développement et l'usage de l'aviation embarquée, les amiraux nippons continuèrent à voir dans les cuirassés l'ultima ratio de la guerre navale. A ce titre, les cuirassés « de ligne » des 1e et 2e divisions étaient considérés comme des atouts stratégiques à utiliser à bon escient. De surcroît, les bâtiments de cette classe étaient de gros consommateurs de carburant, une denrée précieuse pour le Japon en guerre, ce qui ne pouvait que motiver d'autant plus les officiers de marine nippons à ne les employer qu'avec précaution. Enfin, plusieurs de ces navires cessèrent d'être disponibles ; Le Mutsu fut détruit par l'explosion accidentelle de l'une de ses soutes à munitions à Kure le 8 juin 1943, tandis que l’Ise et le Hyuga furent convertis en bâtiments hybrides après la bataille de Midway, leurs plages arrières étant réservées à l'emport d'une vingtaine d'hydravions et de bombardiers en piqué. Enfin, à plusieurs occasions, le Yamato et le Musashi firent partie de flottes dépêchées pour contrer des opérations américaines, mais aucune de ces sorties ne déboucha sur un affrontement jusqu'à l'opération A-Go ; la bataille des Mariannes, au cours de laquelle l'aviation embarquée japonaise fût décimée. A cette occasion, les deux cuirassés firent partie de l'avant-garde nippone, chargée de porter le coup de grâce à un ennemi préalablement affaibli par les frappes aériennes, mais ne représentèrent pas une cible prioritaire pour les groupes embarqués américains, concentrés sur le porte-avions nippons. Durant la bataille, la DCA du Yamato ouvrit le feu par erreur sur une formation d'avions amis, abattant l'un d'entre eux. Les deux vaisseaux retournèrent ensuite au Japon. De leur entrée en service à la mi-1944, ces deux bâtiments n'eurent donc pas l'occasion d'engager l'ennemi, mais furent victimes de ses tirs à deux reprises. Le 25 décembre 1943, le Yamato fut touché par une des quatre torpilles lancées par le sous-marin USS Skate. A la suite de l'impact près de la tourelle numéro trois, le navire embarqua 3'000 tonnes d'eau, et dut retourner au Japon pour être réparé. Le 29 mars 1944, le Musashi fut à son tour touché par une des six torpilles décochées par l'USS Tunny. L'impact de cette dernière causa une brèche de 6.20 mètres de diamètre, et nécessita un retour au chantier de Kure pour être colmatée.
 
Le destin des deux navires s’accéléra en octobre 1944. L'aéronavale japonaise était alors saignée à blanc et réduite à une poignée de porte-avions opérationnels aux groupes aériens incomplets et pourvus de pilotes inexpérimentés. La flotte combinée n'eut pas d'autres choix que de confier aux Senkan(cuirassés) le rôle de fer de lance lors de l'inévitable confrontation qui découlerait de la prochaine avance américaine. Lorsque des observateurs rapportèrent un débarquement ennemi sur l'île de Leyte, aux Philippines, l'état-major de la marine lança l'opération Sho-Go (victoire) numéro un ; le plan élaboré pour une telle éventualité. L'essence de la stratégie japonaise consista à leurrer la puissante Task Force 38 de l'amiral Halsey, forte de dix-sept porte-avions emportant 1178 avions et d'une force de cuirassés modernes, loin de l'île de Leyte. A cette fin, les quatre porte-avions de la force mobile de l'amiral Ozawa devaient attirer l'attention de Halsey, afin de masquer la progression des forces japonaises chargées de porter le coup décisif en détruisant les transports ennemis. Commandés par l'amiral Kurita, les groupes A et B devaient passer le cap de Saint Bernardino, tandis que le groupe C de l'amiral Nishimura, centré autour des cuirassés Fusoet Yamashiro, devait forcer le détroit de Surigao avant rejoindre Kurita près des points de débarquement. Les groupes A et B de Kurita représentaient le véritable fer de lance de Sho-Go car ils alignaient les cuirassés Yamato, Musashi, Nagato, Kongo et Haruna, dix croiseurs lourds, deux croiseurs légers et quinze destroyers. Avec les deux cuirassés du groupe A, et les deux cuirassés hybrides de la force mobile, la marine déploya ainsi la totalité de ses Senkan.Ironiquement, au moment où celle-ci engagea l'ensemble de ses moyens dans la bataille, elle avait déjà renoncé à affronter son ennemi frontalement, témoignant ainsi de la situation sans issue dans laquelle se trouvait le Japon.

La force de frappe de Kurita quitta Bornéo le 22 octobre, et longea l’île de Palawan le jour suivant. Deux sous-marins américains en embuscade y torpillèrent les croiseurs Atago, Takao et Maya après avoir signalé la présence des navires japonais à la Task Force38, qui ne tarda pas à lancer ses avions à leur rencontre. Le lendemain, alors que les groupes A et B traversaient la mer de Subuyan, elles furent la cible de cinq vagues d'attaque d'avions embarqués américains, totalisant 259 appareils. Au cours de celles-ci, deux bombes lâchées par un Helldiver de l'Essex touchèrent le Yamato à 13h50, suivies par quatre autres projectiles à 14h30, largués par douze bombardiers en piqués et quatre Hellcat, qui lui firent embarquer 3'000 tonnes d'eau avant que l'équipage ne rétablisse la gîte du bâtiment. Le Nagatofut également victime de deux bombes à 14h20, qui le contraignirent à diminuer sa vitesse et mirent hors d'action une de ses tourelles principales et quatre batteries secondaires. Ce fut cependant le Musashi qui subit le gros des assauts. En effet, entre 10h25 et 10h30, il encaissa une bombe et une torpille au cours d'une attaque coordonnée menée par des Helldiver et des Avenger de l'USS Intrepid. Si la bombe ricocha simplement sur le toit de l'une des tourelles principales, l'impact de la torpille mit hors de service le contrôleur de tir des batteries principales, qui ne purent plus contribuer à la défense antiaérienne du navire avec leurs obus San Shiki, et ouvrit une brèche à travers laquelle s'engouffrèrent 3'000 tonnes d'eau de mer. Là aussi, l'équipage parvint à rétablir la gîte à 1 degré en inondant un compartiment opposé à celle-ci. Un peu plus d'une heure et demi après, le Musashi fut l'objet d'une nouvelle tentative des pilotes américains. Huit Helldiver mirent deux coups au but, puis neuf Avenger, approchant de directions opposées pour empêcher leur cible d'esquiver, parvinrent à le toucher avec trois torpilles, qui explosèrent à bâbord, au centre du navire. A 13h30, le cuirassé fut à nouveau l'objet d'une troisième attaque par 29 avions des groupes embarqués de l'USS Essexet de l'USS Lexington, et il encaissa encore quatre torpilles et quatre bombes. Enfin, entre 15h15 et 15h30, dix bombes et douze torpilles touchèrent encore le bâtiment, annihilant tout espoir de le sauver. L'ordre d'abandonner le navire fut donné à 19h15, avant qu'il ne sombre à 19h36. Comme ce fut le cas après la bataille de Midway, les membres survivants de l'équipage furent soigneusement tenus à l'écart pour éviter que la nouvelle du désastre ne se répande. Le tribut prélevé par la DCA de la flotte japonaise, dépourvue de couverture aérienne, resta modeste ; les Américains ne perdirent que dix-huit avions au cours de la bataille. L'amiral Kurita ordonna aux restes des groupes A et B de faire demi-tour à 15h30, donnant aux Américains l'impression d'avoir contré la menace.

24 octobre 1944, le Musashi photographié depuis un avion américain, quelques heures avant sa destruction (via ww2db.com)
Cependant, alors que la Task Force 38 finissait par mordre à l'hameçon le 24 et le 25 octobre en s'éloignant des transports pour se lancer à la poursuite de la force mobile d'Ozawa, l'amiral Kurita ordonna à ses bâtiments de faire demi-tour dès le 24 octobre à 16h15, prévoyant de transiter par le détroit de San Bernardino sous le couvert de l'obscurité et d'affronter l'ennemi le lendemain matin. Cette nuit-là, la force C de Nishimura fut éliminée dans un combat nocturne avec des destroyers et six vieux cuirassés américains alors qu'elle débouchait du détroit de Surigao. Cette rencontre fut le dernier duel entre cuirassés de l'histoire navale. Pendant ce temps, les groupes A et B atteignirent l'île de Samar à l'aube sans avoir été détectés, à la grande surprise de leur commandant. A 5h49, les vigies signalèrent des mâts ennemis à l'horizon ; il s'agissait de Taffy 3, un groupe de six petits porte-avions d'escorte, que les Japonais confondirent avec des porte-avions d'escadre, accompagnés de sept destroyers. La rencontre déboucha sur un surprenant combat de mêlée qui dura jusqu'à 8h11 du matin. La flotte nippone s'efforca de rattraper les porte-avions, mais fut constamment ralentie par la maestria et le courage suicidaire des destroyers ennemis, par les assauts aériens des avions américains basés à terre ou embarqués par les porte-avions situés à proximité, et par une mauvaise visibilité. A l'issue du combat, les Japonais avaient coulé le porte-avions Gambier Bayet trois destroyers, mais perdirent les croiseurs lourds Chokai, Chikumaet Suzuya, incapables de suivre la flotte durant son retrait, alors que le Kumano, le Haguroet le Toneétaient endommagés à des degrés divers. Le rôle joué par le Yamato dans la bataille fut limité ; à 5h58, ses deux tourelles avant ouvrirent le feu, tirant trois salves à 32'000 mètres de distance sur un des porte-avions et mettant au moins un coup au but selon les observations de l'un de ses hydravions, puis tira brièvement contre une autre cible, avant qu'elle ne soit masquée par un écran de fumée émis par un destroyer ennemi. Quelques minutes plus tard, les batteries secondaires de 155 mm ouvrirent le feu à leur tour. Puis, à 6h51, un bâtiment américain déboucha à plus de 16 kilomètres de distance et fut aussitôt la proie de l'artillerie du Yamato, qui le toucha à une reprise selon ses vigies. Cependant, trois minutes plus tard, le cuirassé dut virer à bâbord, puis parcourir 10 miles afin d’échapper à trois torpilles tirées par un destroyer américain, ce qui eut pour effet de l’éloigner du cœur de la bataille. La précision de l’artillerie japonaise au cours de cet affrontement a souvent été décrite comme médiocre ; il convient cependant de contextualiser cette performance. Certes, la marine impériale disposa à cette occasion d’une supériorité écrasante, avec quatre cuirassés et leur escorte de croiseurs lourds et de destroyers, opposés à une poignée de destroyers ennemis et six porte-avions sans défense. En apparence, les faibles pertes américaines paraissent presque miraculeuses. Pourtant, la mésaventure du Yamato est représentative de ce qui arriva aux restes des vaisseaux de la flotte ; contraints de manœuvrer sans cesse pour échapper aux torpilles larguées par l’adversaire, ceux-ci ne pouvaient pas suivre une trajectoire stable permettant aux artilleurs de régler leurs tirs. Signe des temps à venir, neuf Mitsubishi Zero survolèrent la force de Kurita alors qu’elle retraitait, avant de plonger sur Taffy 3. Les cinq kamikazes que comptait la formation parvinrent à couler le porte-avions d’escorte St-Lo, obtenant en quelques minutes un résultat similaire à celui de la fine fleur des bâtiments de surface de la flotte combinée à l’issue de trois heures de combat, et pour un coût infiniment moindre.

Alors que la flotte de Kurita retraitait vers son point de départ de Brunei, elle fut encore victime d'assauts aériens le 26 octobre, lancés par les groupes aériens de la Task Force38. Deux bombes touchèrent à nouveau le Yamato, sans lui causer de dégâts importants. Le cuirassé arriva à destination le surlendemain, puis repartit pour Kure où il arriva le 23 novembre, avant d’ entrer en câle sèche afin de panser ses plaies et de voir sa DCA renforcée par le remplacement de 24 affût simple de 25 mm par neuf affûts triple du même calibre. Sorti de cale sèche dans les premiers jours de janvier 1945, le Yamato se trouva à nouveau au coeur du danger le 19 mars, lorsque Kure fut la cible d'une attaque aérienne massive, incluant 240 avions, lancée par sept porte-avions d'escadre de la Task Force58. Du côté japonais, seul les chasseurs du célèbre 343e Kokutai se portèrent à leur rencontre, mais sans parvenir à les repousser. A cette occasion, le Senkan encaissa une bombe larguée par un bombardier en piqué. Le 2 avril, le navire quitta Kure pour mouiller dans la baie de Mitajiri. C'est là que lui parvinrent les ordres correspondant à l'opération Ten-Ichi-Go (ciel numéro un), signifiant son arrêt de mort. En effet, le navire, escorté du croiseur léger antiaérien Yahagi et de huit destroyers devait appareiller pour Okinawa, où les Américains avaient débarqué le 1er avril ; soit, en d'autres termes se jeter dans la gueule du loup. Le caractère suicidaire de la mission était avoué, le Yamato devant, si il survivait jusque-là, s'échouer sur les côtes de l'île pour servir de batterie flottante. Le capitaine du Yahagi, soutenus par plusieurs commandants de destroyers, s'opposa à la mission, arguant de sa futilité, de l'impossibilité d'infliger des dommages à l'ennemi, et conseilla une sortie contre les voies de communications adverses, mais en vain. L'Etat-major espérait que le cuirassé et son escorte détourneraient l'attention de la toute-puissante aéronavale ennemie, et faciliterait des sorties massives de Kamikazes basés sur les terrains de l'île de Kyushu.

Une vue, cette fois du Yamato, sous les bombes des aviateurs de l'US Navy, le 7 avril 1945 (via ww2db.com)
Le Yamatoet son escorte levèrent l'ancre le 6 avril, et mirent le cap sur le Sud-ouest de Kyushu qu'ils atteignirent à l'aube du 7 avril, non sans avoir été détectés à plusieurs reprises par des sous-marins américains. Peu après midi, à 175 miles de Kyushu, des avions ennemis apparurent en nombre à l'horizon, et le cuirassé ouvrit le feu sur eux à 12h34. Il s'agissait de la première vague d'attaque dépêchée par la Task Force 58, forte de 132 chasseurs, 50 bombardiers en piqué et 98 bombardiers-torpilleurs. Cette dernière avait été parfaitement renseignée sur la localisation des Japonais durant toute la matinée par les observations de ses avions de reconnaissance. Deux bombes atteignirent le Yamatoà 12h41, bientôt suivies par deux autres, alors qu'une première torpille faisait mouche à 12h43. Avant de repartir à 12h50, la formation ennemie avait également coulé les destroyers Asashimo et Hamakaze et endommagé le Yahagi. Le répit ne dura que douze minutes avant que d'autres appareils ne passent à l'attaque, encadrant le cuirassé avec une vingtaine de torpilles, dont quatre le touchèrent. Puis, à 13h33, un groupe de 110 avions apparût à son tour, et eut tôt fait d’achever le Yahagi, de toucher mortellement les Isokazeet Kasumi, et d’infliger une nouvelle série de coups au cuirassé. Le vaisseau finit par chavirer sur bâbord à 14h23, avant d'être secoué par une très violente détonation causée par l'explosion de ses soutes à munitions. La flamme qui s'échappa de l'étrave monta à 2'000 mètres selon les témoins. 2498 membres de son équipage moururent durant la bataille, le nombre de survivants se montant à 276 hommes. Les Américains perdirent, au cours de cette dernière sortie de la marine impériale japonaise, dix avions et douze membres d’équipage. De plus, la diversion offerte par le sacrifice du Yamatoet de son escorte n’eut guère de résultats ; ce jour-là, 114 avions kamikaze s’envolèrent de leurs bases, mais n’endommagèrent qu’un porte-avions, un cuirassé et un destroyer.

Conclusion

Cette brève narration de l’histoire des Yamato et Musashisouligne l’importance d’un élément se situant à la convergence entre évolutions technologiques, stratégiques et doctrinales ; l’incertitude. La tentation est certes forte de se gausser des amiraux des années trente qui continuèrent à vouloir équiper leurs marines de cuirassés, refusant ainsi de se joindre inconditionnellement aux différents prophètes annonçant l’avènement de la suprématie des cieux sur la mer. Ce serait oublier qu’entre 1934 et 1937, moment où la classe Yamatofut conçue, les performances et le nombre d’avions contre lesquels ils furent réellement opposés étaient tout simplement impensables. De fait, avant 1941, les stratèges navals du monde entier pensaient que l’aviation était certes un danger mortel pour les cuirassés, mais en conjonction avec d’autres moyens; la fin du Bismarckreprésente à cet égard un bon exemple pratique de cette perception. Pourtant, in fine, aucun vaisseau de ligne d’aucune marine n’aurait pu survivre à la puissance de feu qui s’abattit sur le Yamatoet le Musashi. Rappelons que ce dernier encaissa probablement 19 torpilles et 17 bombes avant de sombrer. De plus, non-seulement la taille des formations américaines qui scellèrent le destin des deux navires était immense avec plusieurs centaines d’avions opposés à une poignée de navire, mais leurs aviateurs firent preuve d’un très grand savoir-faire, utilisant avec maestriales caractéristiques de leurs divers armes de manière coordonnée. Le Yamatofut ainsi simultanément victime des passes de tir à la roquette et à la mitrailleuse de chasseurs qui massacrèrent littéralement les personnels servant l’artillerie antiaérienne, alors que les bombardiers-torpilleurs approchaient de plusieurs angles différents, garantissant ainsi que toute manœuvre évasive du bâtiment le porterait inévitablement sur la trajectoire d’autres torpilles arrivant d’une direction opposée. Par ailleurs, le calcul reposant sur l’incapacité des Américains à mettre en service des navires de taille similaire, pour autant que les caractéristiques de la classe Yamatorestent strictement secrètes, s’avéra lui aussi erroné, car ceux-ci commandèrent bel et bien plusieurs cuirassés de la classe Montana, aux caractéristiques similaires, avant de renoncer en faveur de la construction de porte-avions.

Scène du film Otoko-tachi no Yamato(via http://hopelies.com)

Le naufrage du Yamatone le fit pas pour autant tomber dans l’oubli, bien au contraire. En 1974, un dessin animé produit par Leiji Matsumoto, également très connu pour la série Captain Harlock, diffusée en France sous le nom d’Albator, mettait en scène une version spatiale du bâtiment, qui donna son titre à l’animé ; Space Battleship Yamato. La série donna récemment naissance à un space operaà gros budget, du même nom, produit en 2010. Dans celui-ci, la version imaginaire du Yamatose sacrifie, avec succès, pour sauver la terre, fournissant ainsi, et par ricochet, une étonnante correction à la tragique futilité de celui de son prédécesseur. Enfin, une autre production, Otoko-tachi no Yamato (les hommes du Yamato), sortit dans les salles japonaises le 17 décembre 2005. Centré sur les destins individuels de quelques membres d’équipage, une partie importante du film relate la dernière sortie du navire. Malgré quelques erreurs de reconstitution, d’importants moyens ont été investis dans la recréation en image de synthèse du bâtiment, avec un résultat probant.

Bibliographie

Januz Skulski, The Battleship Yamato, Conway Maritime Press, 1988

Mark Stille, Imperial Japanese Navy Battleships 1941-1945, Osprey Publishing, 2008

Akira Yoshimura, Battleship Musashi, the Making and Sinking of the World's Biggest Battleship, Kodansha International, 1991

Philippe Caresse, les cuirassés de la classe Yamato au combat, Navires & Histoire Hors-série 11, Editions Lela Presse

Loïc Charpentier, Schlachtschiff Bismarck, in LOS! 01, Mars-avril 2012

Vincent Bernard, Les cuirassés classe Iowa, les derniers léviathans, in LOS ! 05, Novembre-décembre 2012

Simon Liot de Nortbécourt, La flotte combinée japonaise, Marines éditions, 2008
David C. Evans et Mark R. Peattie, Kaigun :Strategy, Tactics, and Technology in the Imperial Japanese Navy, 1887-1941, Naval Institute Press, 1997
Paul S. Dull, A Battle History of the Imperial Japanese Navy (1941-1945), Naval Institute Press, 1978

Capt Tameichi Hara, Japanese Destroyer Captain: Pearl Harbor, Guadalcanal, Midway-The Great Naval Battles as Seen Through Japanese Eyes, Naval Institute Press, 2011



www.imdb.com





Vidéo : "Général Malin". Un portrait de Mikhaïl Katoukov

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Ci-dessous, vidéo de présentation de mon article du mois d'avril à paraître demain sur L'autre côté de la colline : il est dédié à Katoukov, le commandant de la 1ère armée de chars de la Garde Soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. A noter deux petites erreurs que j'ai commises : ce n'est pas l'article du mois de mai, comme je le dis au début, mais bien celui du mois d'avril (!), et Katoukov, lors de l'offensive contre le saillant de Rjev, commande non pas un corps blindé mais le 3ème corps mécanisé. Les images d'archives sont tirées du film soviétique de propagande Victoire en Ukraine (1945). On aperçoit d'ailleurs, dans un bref passage, Katoukov. Bon visionnage !


« Général Malin » . Un portrait de Mikhaïl Katoukov

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Le 10 avril 1945, la ville de Königsberg tombe aux mains de l'Armée Rouge après quatre jours de violents combats. Le maréchal soviétique Vassilievsky, représentant spécial de la Stavka qui a pris la tête du 3ème Front de Biélorussie pour mener à bien le siège de Königsberg, fait amener devant lui les généraux allemands capturés. Bagramian, qui commande le 1er Front de la Baltique également impliqué dans l'opération, raconte la scène dans ses mémoires parus dans la décennie 19701. Vassilievsky demande aux généraux allemands les noms de leurs homologues soviétiques dont ils ont entendu parler. Ils donnent les noms de Vorochilov, Boudienny et Timochenko, autrement dit les maréchaux qui étaient aux commandes de l'Armée Rouge en 1939-1940, avant le déclenchement de Barbarossa. L'anecdote montre évidemment le mépris total dans lequel est tenue l'Armée Rouge par les Allemands : un vainqueur qui n'a vaincu que par la force brute du nombre et par la terreur inspirée par les commissaires politiques et le NKVD. C'est bien la preuve que la Wehrmacht a été battue par meilleure qu'elle-même. Si les noms des principaux commandants de fronts de l'Armée Rouge sont assez bien connus du public francophone2, en revanche, ce n'est pas forcément le cas pour les officiers situés juste au-dessous dans la hiérarchie : les commandants d'armées et en particulier les 6 commandants principaux des 6 armées de chars, qui sont les outils par excellence de l'art opératif mis en oeuvre par les Soviétiques. Le plus célèbre est peut-être Rotmistrov, parce qu'il a conduit la 5ème armée de chars de la Garde à Prokhorovka, le 12 juillet 1943, affrontement qui a produit une abondante littérature et un non moins abondant débat historiographique. De Katoukov en revanche, peu de gens connaissent le nom. C'est peut-être pourtant celui qui a le plus incarné l'idéal du général tel que le souhaitait l'Armée Rouge. Dresser la biographie de Mikhaïl Katoukov, c'est donc remettre à l'honneur la performance soviétique face à la Wehrmacht mais c'est aussi mettre en valeur les qualités des hommes qui la dirigent au combat contre les Allemands, produits d'un système qu'on dépeint trop souvent comme totalitaire et niant, finalement, l'individu.


Stéphane Mantoux 





Défendre la Mère-Patrie


Katoukov est né en 1900, dans un petit village à 100 km de Moscou, dans une famille de paysans. Il est d'abord manouvrier agricole. Puis son père l'envoie travailler dans une usine à Saint-Pétersbourg. A 17 ans, il rejoint sur place le mouvement révolutionnaire et s'engage dans l'Armée Rouge en mars 1919. Il combat au sein de la 54ème division de cavalerie contre les Blancs pendant la guerre civile et participe à la guerre russo-polonaise de 1920.

Le colonel-général Mikhaïl Katoukov-Source : Wikipédia.


Au retour de la paix, Katoukov décide de rester dans l'armée. En 1925, il dirige l'école régimentaire du 81ème régiment de la 27ème division de fusiliers, à Vitebsk. Ses étudiants le décrivent comme un homme simple, qui attend d'eux des choses précises mais surtout qu'ils assument correctement leurs responsabilités. En 1932, il passe dans l'arme blindée alors que les Soviétiques développent leurs premières grandes formations mécanisées. Il suit les cours d'officier et passe du commandement d'une compagnie à celui d'un bataillon. Au déclenchement de Barbarossa, Katoukov commande la 20ème division de chars du 9ème corps mécanisé.

Son unité est stationnée près des frontières de l'Ukraine. Quittant l'hôpital de Kiev où il était en convalescence, Katoukov veut rejoindre sa division qu'il sait mal préparée aux hostilités. La production, en pleine réorganisation, n'a pu livrer suffisamment de nouveaux chars KV-1 ou T-34. Katoukov dispose encore de 33 vieux chars BT-2 ou BT-5. Le régiment d'artillerie ne compte que des obusiers et le régiment de fusiliers motorisés n'a aucun canon ! Même les sapeurs n'ont pas leur équipement de pontonniers... Katoukov rejoint son QG le 23 juin au soir, et l'état-major lui apprend que son adjoint, le colonel Chernyaev, est déjà engagé au combat avec deux régiments de chars contre les Allemands près de Lutsk. Katoukov tente alors vainement de contacter son commandant de corps, Rokossovsky : quand il y parvient, il demande à être mis au courant de la situation.

Dans le secteur de la 20ème division de chars, une longue colonne de camions et de canons allemands se déplace de Dubno vers Rovno. Le 9ème corps mécanisé doit attaquer les flancs de cette colonne. Rokossovsky recommande de placer l'artillerie de la division de Katoukov sur la route et notamment les pièces de 85 mm. Chernayev les dispose dans des fossés, dans les hauteurs dominant le secteur et sur la route elle-même. Les canons laissent approcher les Allemands au plus près et ouvrent un feu dévastateur. Rokossovsky décrit dans ses mémoires des carcasses d'automitrailleuses, de side-cars et des piles de corps entassés sur la route. Les Allemands cherchent alors à percer ailleurs et envoient leurs Stukaspilonner les défenseurs.

Katoukov mène son unité pour la première fois au combat le 24 juin, contre la 13. Panzerdivision, près de Klevan. Attaquant directement en ordre de marche, il perd 33 de ses chars BT, surnommés avec un humoir noir par les tankistes soviétiques les « chasseurs de moineaux » ou « les chevaliers en contre-plaqué ». Le commandant du régiment de chars est tué, Chernyaev est blessé à la jambe et meurt de la gangrène à l'hôpital de Kharkov quelques jours plus tard. Les corps mécanisés sont des formations trop vastes pour être commandés par les officiers soviétiques inexpérimentés ; le manque de radios et les problèmes logistiques, qui empêchent les tirs d'appui en soutien des attaques, se font cruellement sentir.

En trois jours, la division de Katoukov subit de lourdes pertes mais se bat pied à pied pour empêcher les Allemands d'atteindre Dubno. Katoukov observe avec attention ces affrontements qui sont pour lui une véritable école du combat. Il prend note des tactiques allemandes et réfléchit à la façon de contrer leur supériorité dans l'utilisation des chars et des avions. Il conçoit une contre-mesure : placer les fusiliers motorisés dans des tranchées et créer aussi de fausses positions de combat tout en maintenant les chars à l'arrière, en réserve. Les fausses positions sont tenues par quelques hommes, pour faire de la gesticulation ; le dispositif réel est échelonné en profondeur, les chars défendant les points clés. Les blindés utilisent le terrain pour se camoufler et prévoient deux ou trois positions de tirs qu'ils peuvent rejoindre sans être détectés. Ils doivent disposer d'un bon champ de vision et se soutenir mutuellement. Les fausses positions attirent le feu de l'artillerie et de l'aviation, puis les troupes se replient sur les vraies lignes de défense. Les chars ne tirent sur les Panzer qu'à courte distance, voire à bout portant, pas avant 300-200 m. Ils envoient deux ou trois obus puis changent de position. Katoukov se signale ainsi par sa capacité à trouver des solutions aux problèmes rencontrés par l'Armée Rouge, une expérience qui lui sera fort utile un peu plus tard.

Mi-août 1941, Katoukov est décoré de l'Ordre du Drapeau Rouge. Il est convoqué à Moscou pour prendre la tête d'une nouvelle unité de chars dotée des matériels les plus récents. Il rencontre Fedorenko, le patron de l'arme blindée et mécanisée soviétique, qui lui annonce qu'il commandera une brigade. Un peu déçu après avoir commandé une division, Katoukov est rassuré quand Fedorenko lui explique que c'est en raison du déménagement de l'industrie et des leçons tirées de l'emploi désastreux des corps mécanisés que l'Armée Rouge a décidé de ne constituer pour le moment que des brigades de chars. Katoukov devient le commandant de la 4ème brigade, qui va recevoir ses T-34 flambant neufs à l'usine de Tracteurs de Stalingrad. Il a compris que l'entraînement est crucial : aussi forme-t-il ses équipages aux tactiques défensives qu'il a conçues. Il a la chance de bénéficier d'un état-major talentueux : le capitaine Dyner, qui se charge de l'entretien des chars et le capitaine Nikitin, son officier opérations, en particulier.


De Mtensk à Moscou : Katoukov, le maître de la défensive


Cependant, Katoukov doit se contenter d'un seul bataillon équipé de T-34 et de KV-1, l'autre recevant des BT-7. La 4ème brigade de chars est convoyée par rail, le 23 septembre, vers Kubinka, à 60 km à l'ouest de Moscou. Katoukov établi son QG dans les bois environnants. Le 30 septembre, la Panzergruppe 2 de Guderian attaque le Front de Bryansk. Appuyé par l'aviation, le XXIV. Panzerkorps enfonce les lignes soviétiques et avance sur Orel, menaçant la principale route qui, au sud, mène à Moscou. La Stavkamet le général Lelyoushenko à la tête d'une formation de réserve, le 1er corps de fusiliers de la Garde : cette unité doit contre-attaquer à partir de Mtensk vers Orel pour faciliter le repli du front de Bryansk et lui permettre de se mettre en position de défense le long de la rivière Zusha. Le corps comprend les 4ème et 6ème divisions de fusiliers de la Garde, les 4ème et 11ème brigades de chars, deux régiments d'artillerie, puis le 5ème corps aéroporté et 3 bataillons de mortiers de la Garde3, un détachement de l'école militaire de Toula et une unité d'aviation d'assaut. La reconnaissance est assurée par le 36ème régiment de motocyclistes.


Le terrain de la bataille devant Mtsensk. C'est ici que Katoukov mit un coup d'arrêt à la progression de Guderian au sud de Moscou-Source : http://www.edinburghwargames.com/


Lelyoushenko envoie les motocylistes en avant et installe son QG à Mtensk le 2 octobre. Le lendemain, les premières unités allemandes arrivent en vue d'Orel, butant à 10 km au nord-est de la ville dans un régiment du NKVD. La veille, la 4ème brigade de chars a été expédiée par voie ferrée à la gare de Mtensk. Le premier bataillon de Katoukov arrive sur place au matin du 4 octobre et envoie immédiatement deux éléments de reconnaissance. Le premier, commandé par le capitaine Gusev, aligne 11 T-34 et 2 KV-1. Il fonce sur Orel et espère faire des prisonniers. Le deuxième, commandé par le lieutenant Burda, avance sur la ville dans une autre direction dans le même but d'obtenir des informations.

Au matin du 5 octobre, les Allemands attaquent en direction du nord-est sur la route Orel-Mtensk. Après 15 minutes de barrage d'artillerie, 40 chars et de l'infanterie s'en prennent aux positions du régiment du NKVD. Le groupe du capitaine Gusev, qui est arrivé dans faubourgs d'Orel, se replie et vient protéger les flancs du régiment. Ces chars combattent les Allemands tandis que le reste de la 4ème brigade arrive à la gare de Mtensk. Incapables de déloger les défenseurs, les Allemands envoient leur aviation pilonner la gare et la ville de Mtensk dans l'espoir d'empêcher les Soviétiques de continuer à acheminer des renforts. Katoukov ordonne à Gusev et aux hommes du NKVD de se replier sur un terrain plus propice à la défense, autour de Naryshkino. Ils y sont rejoints par le reste de la 4ème brigade de chars et le détachement de l'école militaire de Toula.

La 1ère brigade aéroportée, déposée non loin, prend à sa charge le centre du dispositif. Le NKVD tient le flanc gauche, tandis que les chars protègent les deux flancs à 2-2,5 km en avant des lignes. Katoukov établit en fait une fausse ligne défensive pour tromper les Allemands sur l'endroit où la résistance est concentrée. A 10h00, le 6 octobre, la reconnaissance aérienne signale une centaine de chars accompagnée d'infanterie et d'artillerie motorisée se dirigeant vers les positions de Katoukov. L'aviation allemande bombarde la fausse ligne de défense à deux reprises, pendant 15 à 20 minutes. A 11h30, 50 à 60 chars allemands attaquent suivis par 40 autres en deuxième vague. Les Allemands parviennent à s'enfoncer de 2 à 3 km dans les lignes soviétiques ; un bataillon de la 11ème brigade de chars, tout juste arrivée, tenu en réserve, est expédié sur le flanc droit pour tenir la ligne. Les T-34 et les KV-1 font merveille contre les Panzer même s'ils subissent des pertes en s'approchant un peu trop près, dans la poursuite, des pièces lourdes allemandes. Katoukov, armé d'une mitraillette et d'un pistolet, inspecte les positions durant la nuit pour être sûr que la défense s'est bien repositionnée.

Au matin du 7 octobre, Lelyoushenko, inquiet pour les flancs de son corps d'armée, déplace Katoukov de 4 à 6 km vers le nord. Dans la soirée, deux bataillons de Katyushas récemment arrivés tirent plusieurs salves de roquettes pour couvrir le repli. Sur le flanc droit, le régiment du NKVD renforcé par un bataillon de chars de la 11ème brigade ; à gauche, la brigade de Katoukov. La 6ème division de fusiliers de la Garde et le 5ème corps aéroporté, deux brigades, bâtissent une ligne défensive au nord-est de Mtensk, derrière la Zusha. L'Armée Rouge consolide ainsi la défense de Toula et de Moscou. Les Allemands n'insistent pas. Les chars de Guderian doivent faire le plein de carburant et de munitions pendant deux jours : la défense coriace et efficace de Katoukov les contraint à l'immobilité avant que ne tombent les premières neiges.

Au matin du 9 octobre, après une préparation d'artillerie et d'aviation, 100 chars et l'infanterie motorisée allemande repartent à l'assaut. Lors d'une bataille intense de quatre heures, les Allemands contournent le flanc gauche de Katoukov et menacent de couper ses voies de repli. Les chars soviétiques revendiquent cependant 41 chars et 13 canons allemands. Le lendemain, Katoukov, inquiet d'être contourné, replie ses forces à 3-4 km au sud-ouest de Mtensk. Le 10 octobre, 130 chars allemands s'engouffrent dans Mtensk et capturent le pont sur la rivière Zusha. La brigade de Katoukov parvient à s'échapper sur un pont de chemin de fer endommagé, de nuit, dans des conditions dantesques.

Les batailles de chars menées devant Mtensk illustrent les tactiques défensives heureuses mises au point par Katoukov. Ses flancs étant à découvert, il mène une défense mobile sur des positions successives. Il conduit des contre-attaques agressives et brise, au final, l'avance de Guderian au sud de Moscou. Guderian lui-même reconnaît la qualité de la manoeuvre soviétique, bien qu'il ne connaisse même pas le nom de l'homme qui en est responsable ! La brigade de Katoukov est ensuite placée en second échelon de la 5ème armée, le 16 octobre : le commandant a obtenu de Staline un trajet par route et non par chemin de fer, car il craint les attaques aériennes allemandes. Au soir du 19 octobre, après avoir parcouru 360 km, la 4ème brigade de chars est à Chismena, à 105 km de Moscou, sur la route de Volokolamsk. Le 11 novembre, l'unité est rebaptisée 1ère brigade de chars de la Garde : c'est la première formation blindée à recevoir pareil honneur. Katoukov est promu général et reçoit l'ordre de Lénine.

Le lendemain, les chars de Katoukov attaquent Skirmanovo, un village que les Allemands utilisent comme tremplin pour leurs attaques contre le flanc de la 16ème armée. L'attaque est organisée en trois échelons. La brigade revendique 21 chars allemands détruits et se paie le luxe de capturer intact un canon antiaérien de 88 mm. Le 13 novembre, l'attaque se poursuit à Kozlovo, libérée le 14 novembre à 21h00. La brigade est relevée par l'infanterie. On l'envoie ensuite protéger la retraite d'unité de fusiliers et de cavalerie. Le matin du 18 novembre, les Allemands avancent sur Istra avec deux coins blindés d'environ 30 chars chacun. Katoukov n'a que 20 chars et les embuscades ne permettent pas de freiner les Allemands : seule l'arrivée d'un bataillon de KV-1 rétablit la situation. Le combat d'arrière-garde de poursuit pendant cinq jours du 16 au 21 novembre, et la brigade revendique encore la destruction de 33 chars et 7 canons antichars allemands.

Le 21 novembre, Katoukov prend la tête des 27ème et 28ème brigades de chars qui ont fusionné, entre Nazarovo et Yadromino, pour couvrir un corps de cavalerie en retraite. Katoukov bâtit une ligne de défense avec des chars en embuscade tous les 1,5-2 km. 7 positions avec 3 à 4 chars tirant à bout portant sur les Panzer permettent de ralentir l'avance allemande. Dans la nuit du 23 novembre, les chars doivent cette fois protéger des divisions de fusiliers qui gagnent la rive est de l'Istra. Renforcé par les 23ème et 33ème brigades de chars, Katoukov crée une réserve et prépare des contre-attaques dans plusieurs directions. Le 29 novembre, la brigade se replie à Kamenka et Barantsevo, repoussant pendant 5 jours l'effort allemand sur Moscou.

Le 3 décembre, Rokossovsky, qui commande la 16ème armée, ordonne à Katoukov de foncer sur Istra puis de poursuivre au nord-ouest pour réduire la tête de pont allemand à Kryukov. La 1ère brigade de chars de la Garde est renforcée par un bataillon du NKVD et par un autre de chars Matildas du Prêt-Bail. Les 4-6 décembre, l'attaque soviétique s'enlise dans les champs de mines. Katoukov et les autres commandants soviétiques de l'arme blindée, experts de la défense, ont du mal à passer sans transition ou presque à l'offensive. L'attaque démarre vraiment le 7 décembre. Katoukov, très prudent dans son approche, ne lance l'assaut qu'après une reconnaissance minutieuse du dispositif ennemi.

Source : http://www.emersonkent.com/


Décembre 1941 : devant Moscou, la contre-offensive est menée par des brigades de chars, des bataillons de skieurs et des groupes de cavalerie. C'est le début du renouveau de l'arme blindée soviétique, même si les brigades de chars demeurent insuffisantes pour des objectifs trop ambitieux.-Source : Wikipédia.


Les défenses allemandes sont enfoncées. Avec la 8ème division de fusiliers de la Garde, Katoukov prend Kryuvoi, force la 4. Panzergruppeà décrocher. Deux groupes mobiles ad hocsont formés sous les ordres de Katoukov et Rezimov et l'avance vers Istrin se poursuit. Le 14 décembre, les Allemands sont rejetés du réservoir d'Istrin. Cinq jours plus tard, Katoukov reçoit de Rokossovsky la mission de reprendre Volokolamsk, et obtient le groupe de Rezimov. Katoukov attaque au sud et au sud-est, Rezimov au nord et au nord-est. La ville est reprise le 19 décembre à 6h00, près de 1 200 Allemands sont mis hors de combat.

Les combats de la contre-offensive soviétique devant Moscou sont livrés dans des conditions extrêmes, les températures descendant fréquemment à -25/-28°. 18 brigades de chars et 19 bataillons indépendants y prennent part. Ces unités de faible taille ne peuvent que mener des missions tactiques en coordination avec les fusiliers. C'est pourquoi les commandants d'armée créent des groupes mobiles ad hoc avec des chars, de la cavalerie et de l'infanterie pour tenter l'exploitation. Les brigades de chars montrent ici leurs limites : elles ne peuvent opérer dans la profondeur opérative du dispositif allemand ni procéder correctement à des encerclements.


1942 : une année de transition


En avril 1942, Katoukov est rappelé à Moscou. Fedorenko lui annonce sa nomination à la tête du 1er corps blindé, composé de 3 brigades de chars, d'une brigade de fusiliers motorisés, d'un bataillon de Katyushas et d'autres unités de soutien. Soit 170 chars au total. Katoukov conserve son personnel d'état-major, et Fedorenko lui recommande de prendre comme chef d'état-major le général Kravchenko. A l'été 1942, le Front de Bryansk protège un secteur s'étendant de Moscou et Toula à Voronej. La Stavka craint une offensive sur Moscou, c'est pourquoi le Front aligne 4 corps blindés et des brigades indépendantes de chars, 1 500 véhicules au total. Les Allemands veulent, en fait, nettoyer la rive ouest du Don et annihiler les troupes soviétiques qui s'y trouvent pour foncer jusqu'à la Volga. En mai-juin 1942, le 1er corps blindé de Katoukov se déploie au nord-ouest de Voronej. Golikov, qui commande le Front de Bryansk, veut l'utiliser pour une contre-offensive éventuelle sur une pointe allemande. L'attaque de la Wehrmacht démarre le 28 juin à la jonction entre les 13ème et 40ème armées. Le soir même, Katoukov reçoit l'ordre de contre-attaquer sur le flanc nord de la percée allemande, en coordination avec le 16ème corps blindé.

Le 29 juin, les Allemands progressent encore de 30 km et menacent déjà la deuxième ligne de défense de Golikov. Celui-ci lance ses chars en contre-attaque de manière désordonnée : le corps de Katoukov ne peut rattraper les Panzer qui évoluent au sud de la voie ferrée Koursk-Voronej. Golikov forme un groupe composite avec les brigades de chars des deux corps blindés qu'il confie à Katoukov. Les contre-attaques blindées soviétiques échouent, notamment par manque de soutien de l'aviation. La Stavka, mécontente de Golikov, le remplace par Vatoutine. Katoukov n'a pas brillé non plus : les commandants d'unités blindés soviétiques manquent encore de maîtrise dans le maniement de leurs formations à l'offensive. Mais il en retient certaines leçons. Il écrit un court opuscule, Les actions de combat des chars, où il recommande de faire monter l'infanterie sur les blindés, pour accompagner la progression : ce sont les fameux « desantniki4 ».

Mi-août, le 1er corps blindé est envoyé dans la réserve de la Stavkaet stationne près de Toula. L'ordre spécial du commissariat du peuple à la Défense n°325, paru le 16 octobre 1942, précise l'emploi futur des chars au vu de l'expérience de l'été. Les brigades et régiments indépendants seront employés en soutien d'infanterie. Les corps mécanisés et blindés devront être utilisés sur les axes principaux de progression pour exploiter les brèches. Le 17 septembre, Katoukov a rencontré Staline à Moscou, qui l'a longuement interrogé sur son expérience des combats de l'été. C'est lors de cette rencontre que Katoukov plaide pour la suppression du KV-1, trop lent et lourd et qui embarque la même pièce que le T-34, et pour celle des chars légers T-60 et T-70, devenus obsolètes. Il évoque aussi l'absence des radios. Staline confie finalement à Katoukov le commandement d'un corps mécanisé, qui comprend les brigades de chars de son ancien corps blindé. L'Armée Rouge a créé moins de corps mécanisés que de corps blindés, en raison de la pénurie de camions pour transporter l'infanterie motorisée. Katoukov a eu le privilège de commander à la fois l'un et l'autre.

Katoukov conserve toujours son état-major habituel. Le 3ème corps mécanisé dont il a pris la tête appuie la 22ème armée dont le chef d'état-major, Shalin, devient un autre membre clé de l'entourage de Katoukov, tandis que Nikolai. P. Popel reste son officier politique jusqu'à la fin du conflit. Popel a combattu avec des unités blindées depuis le début de la guerre, commandant même un groupe qui a échappé à l'encerclement en juillet-août 1941 près de Dubno. Il forme un tandem efficace avec Katoukov. Celui-ci s'assure aussi que ses commandants de brigades sont des hommes de valeur. Fin novembre 1942, le 3ème corps mécanisé est mobilisé dans le cadre de l'offensive contre le saillant de Rjev, menée par les Fronts de l'Ouest et de Kalinine. Le 5 décembre, à la veille de l'attaque, Katoukov est horrifié de constater que le commandant de la division de fusiliers à laquelle il est rattaché passe son temps à se lamenter et n'a pas reconnu les positions allemandes. L'attaque, dans un terrain marécageux, recouvert de neige, à travers les champs de mines, se heurte aux défenses allemandes quasiment non entamées par l'infanterie. Elle s'arrête le 20 décembre. C'est un revers que Joukov, son concepteur, cherchera à minimiser voire à dissimuler après la guerre. Le 30 janvier 1943, Katoukov est pourtant nommé à la tête de la nouvelle 1ère armée de chars, créée dans le Front du Nord-Ouest, au sud du lac Ilmen, pour lever le blocus allemand de Léningrad. Elle comprend un corps blindé et un corps mécanisé, des régiments et brigades indépendants, deux divisions aéroportées et des brigades de skieurs5. Katoukov demande à Joukov de prendre comme chef d'état-major Shalin, ce qui est entériné le 18 février.


Koursk : le sanglant apprentissage de l'utilisation offensive des blindés


La 1ère armée de chars est finalement transférée, le 7 mars, sans ses composantes aéroportées et à skis, au Front de Voronej, en raison de la menace d'une offensive allemande dans la région de Koursk au printemps. Elle aligne alors le 3ème corps mécanisé, le 6ème corps blindé, la 100ème brigade indépendante de chars et 4 régiments indépendants de chars : 631 blindés en tout. Le 28 mars, elle s'installe dans les environs d'Oboyan, où elle doit d'abord faire face... au typhus. Puis elle camoufle ses matériels pour éviter la détection aérienne allemande. Katoukov estime que les régiments de chars manquent de puissance pour une action autonome. Il regroupe donc la brigade et les régiments dans un nouveau corps blindé. L'état-major du Front de Voronej est réticent, mais Katoukov obtient l'appui de Joukov, représentant spécial de la Stavka, qui cautionne la naissance du 31ème corps blindé. Au soir du 4 juillet, alors que Katoukov regarde une comédie britannique (!) dans un cinéma en plein air, son officier de renseignements l'informe que l'offensive allemande est sur le point de commencer.

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Katoukov a placé une brigade de chars dans la deuxième ligne de défense de la 6ème armée de la Garde, qui est en première ligne. La brigade est bien retranchée : Katoukov a lui-même inspecté les positions d'une des compagnies, surnommée la « compagnie de fer », car tous les tankistes sont des vétérans. A minuit, le 5 juillet, Katoukov reçoit l'ordre d'envoyer deux corps en soutien de la deuxième ligne de défense de la 6ème armée de la Garde et de contre-attaquer à l'aube du 6 juillet. Katoukov craint la puissance des chars Tigres et de leurs canons de 88 mm dans un combat de rencontre. Il plaide auprès de Vatoutine, qui commande le Front de Voronej, pour une posture plus défensive. Après concertation avec Staline, c'est finalement le choix qui est adopté. Au matin du 6 juillet, la 1ère armée de chars s'est avancée de 30 à 40 km plus au sud. Le 6ème corps blindé et le 3ème corps mécanisé sont en premier échelon ; derrière, le 31ème corps blindé ; en réserve, la 112ème brigade de chars tirée du 6ème corps.

Katoukov, comme de coutume, a envoyé des reconnaissances en avant vers les lignes de la 6ème armée de la Garde. Les Allemands avancent sur deux axes, l'un contre le 3ème corps mécanisé, l'autre contre le 6ème corps blindé, avec l'intention d'enfoncer un coin entre les deux formations. Pendant que la 1ère armée de chars tient en défense, le Front utilise deux corps blindés pour frapper le flanc droit des Allemands, mais ceux-ci avancent de 10 à 18 km. Le lendemain, les Allemands reprennent la progression au nord-ouest contre le 3ème corps mécanisé. Katoukov engage sa réserve, la 112ème brigade de chars, et transfère deux des régiments de Katyushas du 6ème corps blindé. Dans la nuit du 7 juillet, Katoukov rend visite aux unités engagées. Le 8 juillet, la situation devient critique pour le 3ème corps mécanisé : mais le Front de Voronej, qui a reçu en renfort 4 corps blindés de la Stavka, dépêche le 10ème corps blindé à la 1ère armée de chars. Le 6ème corps blindé est aussi en difficulté. Katoukov doit reculer de 4 à 6 km et combat maintenant sur une seule ligne de front. Vatoutine envoie aussitôt des renforts pour réorganiser une défense en profondeur.

Le 9 juillet, le II. SS-Panzerkorps refoule encore les formations de Katoukov, obligé d'engager le 10ème corps blindé pour rétablir sa ligne. Le 6ème corps blindé est particulièrement malmené et Katoukov doit lui envoyer un régiment de chars, un régiment de Katyushas et deux régiments de canons d'assaut. Le 10 juillet, la 112ème brigade de chars est enfoncée et Katoukov doit à nouveau envoyer le 10ème corps blindé pour sauver la situation à 19h00. Le 12 juillet, Rotmistrov lance finalement sa 5ème armée de chars de la Garde contre les pointes allemandes, tandis que Katoukov attaque également, ainsi que le 5ème corps blindé de la Garde de Kravchenko. Le lendemain, la 1ère armée commence sa reconstitution pour les offensives à venir ; Vatoutine informe Katoukov qu'elle a reçu la désignation d'unité de la Garde. Mais la 1ère armée de chars a perdu près de la moitié de ses blindés et de nombreux personnels. Fort heureusement, les équipes de réparation de Dyner font des miracles et remettent en état de nombreuses épaves récupérées sur le terrain, ce qui en dit long aussi sur les pertes revendiquées par les Allemands...


Près d'Orel, un T-34 détourellé de dépannage tracte un confrère endommagé (merci à Stéphane Escalant pour la précision). Les équipes de maintenance soviétiques réalisent des miracles sous le feu des Allemands. Katoukov veille à ce que ses ateliers de réparation tournent à plein régime.-Source : http://padresteve.files.wordpress.com/



Pour l'opération Roumantsiev, le Front de Voronej attaque sur un seul échelon pour obtenir plus de punch. Les 1ère et 5ème armées de chars de la Garde doivent être insérées rapidement à travers les formations de fusiliers pour l'exploitation. Vatoutine et Joukov finalisent les plans le 31 juillet. Rotmistrov, Zhadov, qui commande la 5ème armée de la Garde, et Katoukov se rencontrent avec leurs états-majors pour assurer la coordination. Zhadov compte percer les défenses allemandes en profondeur avec 5 divisions de fusiliers soutenues par une puissante artillerie : 230 pièces au kilomètre. Problème : le secteur d'attaque est trop étroit, 10 km de front seulement, où vont converger les 4 corps des échelons avancés des deux armées de chars pour l'exploitation. L'attaque démarre le 3 août après trois heures de préparation aérienne et d'artillerie. Katoukov engage le 3ème corps mécanisé et le 6ème corps blindé en premier échelon, suivis par le 31ème corps blindé.

Source : http://stabswache-de-euros.blogspot.fr

A midi, les fusiliers ont creusé une brèche dans la première ligne allemande. Vatoutine ordonne l'introduction des éléments de tête des deux armées de chars. Chacun des corps de Katoukov est précédé d'une brigade configurée en détachement avancé. La 200ème brigade, qui joue ce rôle pour le 6ème corps, est introduite à midi mais reste bloquée au milieu de l'infanterie toute la journée. La 49ème brigade de chars, qui joue le même rôle pour le 3ème corps mécanisé, a également des difficultés à avancer et bute sur la deuxième ligne de défense allemande. Ce n'est qu'en milieu d'après-midi que les brigades percent et avancent de 25 à 30 km. Mais le délai a permis aux Allemands d'amener leur 19. Panzerdivision près de Tomarovka. Celle-ci est engagée par le 6ème corps en fin de journée tandis que le 3ème corps, pris à partie par les chars et antichars allemands, s'arrête. La 6ème armée de la Garde opère également vers Tomarovka. Joukov souhaite introduire dans son secteur sa réserve blindée, le 5ème corps de chars de la Garde. Katoukov craint la congestion des routes mais doit s'incliner.

Le 4 août, le 6ème corps et le 5ème corps de chars de la Garde, avec 4 divisions de fusiliers, attaquent Tomarovka. La bataille dure toute la journée. Vatoutine retire le 6ème corps et l'envoie près du 3ème corps qui a trouvé une faille dans la deuxième ligne de défense allemande. Le corps mécanisé fonce dans la nuit sur Bogodukhov. Le 6ème corps suit. A midi, le 6 août, ils ont avancé de 50 km. Le 31ème corps blindé, avec le 5ème corps blindé de la Garde maintenant assigné à la 1ère armée de chars, encercle Tomarovka le 5 août. La 19. Panzerdivision est laminée, son commandant6, pris dans les échanges de tirs, se suicide pour éviter la capture. Les pertes sont lourdes aussi côté soviétique. La 242ème brigade de chars du 31ème corps blindé a perdu 80% de ses chars et 65% de son personnel. Le 3ème corps mécanisé laisse 90% de ses cadres sur le terrain. Katoukov forme donc des détachements composites : au 3ème corps mécanisé, 5 brigades sont renfondues en deux seulement, une de chars et une de fusiliers motorisés.

Le 6 août, les corps de Katoukov ont pour objectif Bogodukhov. Des détachements avancés doivent couper la voie ferrée au sud-ouest de Kharkov, à 30-40 km en avant de l'armée. La ville est atteinte au soir du 7 août. Le 3ème corps mécanisé tombe sur la 2. SS-Panzergrenadier Division Das Reich et de féroces combats prennent place autour de la localité. Katoukov regroupe ses corps au sud de la ville, se préparant à la contre-attaque allemande conduite par la Das Reich, mais aussi par les 3. SS-Panzergrenadier Division Totenkopf et 5. SS-Panzergrenadier Division Wiking. Quand Katoukov lance ses détachements avancés plus au sud le 11 août, ils sont anéantis par les Waffen-SS : 30 % du parc de chars restant est perdu. Le 6ème corps blindé, attaqué de flanc, doit également reculer. Le 3ème corps mécanisé est également pris à partie. Mais les Soviétiques contre-attaquent : la 6ème armée de la Garde se jette sur la Totenkopf pendant que Katoukov tient au sud de Bogodukhov. Le 22 août, épuisée, la 1ère armée de chars est envoyée à l'arrière, remplacée par la 4ème armée de la Garde, et elle est intégrée dans la réserve de la Stavka. L'apprentissage de la manoeuvre offensive pour les grandes formations blindées soviétiques est coûteux, mais Roumantsiev ne s'est pas effondrée : les Allemands ont été contraints au repli.


De l'Ukraine à l'opération Lvov-Sandomierz : Katoukov, virtuose de l'emploi des chars


La reconstruction de la 1ère armée de chars n'est pas terminée quand elle est à nouveau engagée à l'ouest de Kiev entre le 29 novembre et le 20 décembre 1943. Elle dépend alors du 1er Front d'Ukraine, nouveau nom du Front de Voronej de Vatoutine depuis le 20 octobre. Le 6ème corps blindé devient le 11ème corps blindé de la Garde et le 3ème corps mécanisé le 8ème corps mécanisé de la Garde. Fin décembre-début janvier 1944, la 1ère armée de chars de la Garde participe à l'offensive Jitomir-Berditchev : elle aligne aussi la 64ème brigade de chars de la Garde, le 8ème bataillon de défense antiaérienne et le 79ème bataillon de mortiers de la Garde. Soit 42 000 hommes, 546 chars et canons d'assaut, 585 canons et mortiers. Elle doit avancer au sud-est de Broussilov après la percée réalisée dans le secteur de la 38ème armée.

Katoukov place le 11ème corps blindé de la Garde sur sa gauche et le 8ème corps mécanisé de la Garde sur sa droite, la 64ème brigade de chars de la Garde étant en réserve. Le 31ème corps blindé a été retiré de la 1ère armée. Le 24 décembre, après une préparation d'artillerie, les chars de Katoukov attaquent et avancent de 20 km mais moins rapidement que ce qu'escomptait le commandant de la 1ère armée. Katoukov avait pourtant réalisé un wargame avec son état-major pour anticiper les réactions allemandes. Vatoutine reproche à Katoukov de trop coller à l'infanterie ; Katoukov visite les premières lignes et passe un savon au chef d'état-major du 8ème corps mécanisé, qu'il trouve en train de se faire couper les cheveux devant un poële bien chaud. La progression est meilleure le lendemain. Dans la nuit du 27 décembre, renforcée par la 68ème division de fusiliers de la Garde, la 1ère armée dépêche le 8ème corps sur Kazatin tandis que le 11ème corps protège le flanc d'une éventuelle contre-attaque allemande. Au matin du 30 décembre, le 11ème corps est à son tour envoyé sur Kazatin. Katoukov s'inquiète cependant du flanc nord, près de Berditchev, où opère la 18ème armée. Du 1er au 5 janvier 1944, deux bataillons de la 44ème brigade de chars sont encerclés dans Berditchev par la 1. SS-Panzerdivision Leibstandarte et la 20. Infanterie Division (mot.). La brigade reste cependant avec la 18ème armée jusqu'à ce qu'elle soit relevée à la mi-janvier.

Source : http://www.ibiblio.org

Le 6 janvier, alors que la 1ère armée est réorientée vers Vinnitsu, le général Dremov prend la tête du 8ème corps mécanisé. Le 10 janvier, les Allemands percent le flanc de la 38ème armée et menace les arrières du 8ème corps. Katoukov fait retrancher ses unités et envoie sa réserve, la 64ème brigade, pour couvrir le flanc droit. Quand le 1er Front d'Ukraine prépare la capture de l'ouest de l'Ukraine, en mars 1944, la 1ère armée de chars est placée en réserve pour l'exploitation jusqu'aux Carpathes, afin d'encercler le Groupe d'Armées Sud allemand. Cette fois-ci, Katoukov va se détacher assez largement de l'infanterie. Il crée un détachement avancé autour de la 64ème brigade commandée par le lieutenant-colonel Boiko. En 7 heures, ce détachement avancé avance de 80 km, franchit le Dniestr et prend la gare de Moshi par une attaque de nuit.

Ayant rompu les défenses allemandes à l'est de Tarnopol, la 1ère armée de chars vire au sud le 24 mars et attaque sur 35 km de front le Dniestr. La 1ère brigade de chars de la Garde opère en détachement avancé du 8ème corps . Comme tous les ponts ont sauté et que les moyens du génie font défaut, Katoukov et ses tankistes improvisent, trouvent une zone guéable, bricolent pour sceller les chars et plus de 200 traversent le fleuve. Katoukov est prompt au sarcasme : il reproche ainsi à Getman, le chef du 11ème corps, sa lenteur, se moquant d'un chef de corps « qui bronze au soleil sur la rive ». Bientôt Katoukov s'empare de Chernovitsy, au pied des Carpathes. Dans la pause consécutive à l'opération, il est victime d'une crise d'appendicite. Joukov veut l'évacuer sur Moscou mais Katoukov refuse, préférant rester à l'hôpital de l'armée. Le 26 juin, le nouveau commandant du 1er Front d'Ukraine, Koniev, ordonne à Katoukov d'être prêt pour une nouvelle offensive au 12 juillet 1944.


Le commandant de la 44ème brigade de chars, le lieutenant-colonel Gusakovsky, à gauche dans le Scout-Car, en janvier 1944 sur le front d'Ukraine. Le Prêt-Bail permet de motoriser et mécaniser quelque peu une Armée Rouge qui en a bien besoin.-Source : http://www.armchairgeneral.com



Pour son regroupement dans ce qui va devenir l'opération Lvov-Sandomierz, la 1ère armée de chars de la Garde doit se déplacer du flanc gauche au flanc droit du 1er Front d'Ukraine, soit 300 km ! Les Allemands ne détectent pas le transfert et ne repèrent la formation que trois jours après le début de l'offensive, alors qu'elle opère déjà sur leurs arrières... La 1ère armée de chars doit être insérée pour l'exploitation dans le secteur des 3ème armée de la Garde et 13ème armée, une fois la percée réalisée. Mais les Allemands dépêchent cette fois-ci des réserves en temps et en heure sur l'axe de progression de Katoukov ; en outre, la 3ème armée de la Garde ne vient à bout de la deuxième ligne de défense que le 17 juillet. Katoukov introduit malgré tout son détachement avancé, la 1ère brigade blindée de la Garde, derrière la 3ème armée de la Garde, pour sonder les possibilités.


Source : http://www.ibiblio.org

Dans l'après-midi du 14 juillet, le détachement avancé progresse et atteint la rivière Bug au matin du 15. Les Allemands surestiment l'effectif de la brigade et ne détectent pas le reste de la 1ère armée de chars. Katoukov ordonne à sa brigade de continuer à fixer les Allemands. Car plus au sud, l'assaut de la 13ème armée s'est révélé plus heureux : la 291. Infanterie Division n'a pu se replier correctement sur la deuxième ligne de défense, un trou de 12 km est ouvert. Koniev y engouffre un corps de cavalerie mécanisée et cède aux demandes de Katoukov qui plaide pour l'introduction de son armée de chars à sa suite. Les premiers éléments du 11ème corps blindé se mettent en branle le 17 juillet. A 10h00, le 8ème corps mécanisé avance également, l'infanterie étant portée sur les chars. Il repousse les assauts des 291 I.D. et 17. Panzerdivision. Dès midi, l'armée de chars de Katoukov manoeuvre dans la profondeur opérative du dispositif allemand.

Mais, plus tard dans la journée, le détachement avancé du 11ème corps blindé, la 44ème brigade de chars, est intercepté par des Tigressur la rive ouest du Bug occidental. Il faut deux jours de combat pour faire reculer les Allemands. Katoukov lance des reconnaissances offensives contre les colonnes en retraite. Le 18 juillet, à midi, il ordonne au 8ème corps mécanisé de suivre le 11ème corps au sud-ouest, de traverser le Bug derrière lui et de pousser sur Yaroslav. Les corps de Katoukov font s'effondrer la défense allemande sur la frontière soviéto-polonaise. Le 24 juillet, les Allemands sont encerclés dans Yaroslav ; la ville est nettoyée trois jours plus tard.

Katoukouv reçoit ensuite pour mission de Koniev de traverser la Vistule au sud de Sandomierz et d'établir une tête de pont sur la rive ouest pour le 1er août. Les détachements avancés se mettent en branle dans la matinée du 29 juillet, suivis par les corps dans l'après-midi. A 15h30, la 1ère brigade de chars de la Garde, détachement avancé du 8ème corps, atteint la Vistule dans le secteur de Baranov. La 44ème brigade de chars, détachement avancé du 11ème corps, atteint également le fleuve quelques heures plus tard. Mais l'équipement du génie fait à nouveau défaut pour traverser. Le lendemain, l'infanterie motorisée franchit cependant la Vistule sur des équipements de fortune. Les 15ème et 1 134ème bataillons de pontonniers arrivent à la suite du gros des corps en fin de journée et les chars traversent le fleuve le 31 août à l'aube. Le franchissement a été facile car les Allemands n'ont pas établi de défense solide sur l'autre rive de la Vistule.

Les Allemands contre-attaquent violemment ensuite la tête de pont de Sandomierz, sans jamais parvenir à la réduire. Ils y engagent, pour la première fois, sur le front de l'est, des Tigres II du s. Panzer-Abteilung 501 qui ne rencontrent guère de succès, mais impressionnent Katoukov qui peut examiner des véhicules capturés7. Les combats font rage jusqu'à la mi-août. La tête de pont atteint alors 75 km de large sur 50 km de profondeur. Elle est d'une importance cruciale dans l'optique d'une nouvelle offensive vers la Silésie. Pendant l'opération Lvov-Sandomierz, bien qu'ayant subi de lourdes pertes, la 1ère armée de chars a fait preuve d'une maîtrise consommée de la manoeuvre : détachements avancés, exploitation dans la profondeur opérative... qui valent à Katoukov le titre de Héros de l'Union Soviétique. Ses hommes lui ont donné un surnom approprié : « général Malin ».


Les derniers combats : en pointe de la manoeuvre opérative


La 1ère armée de chars est envoyée à nouveau dans la réserve de la Stavka, puis attribuée au 1er Front de Biélorussie de Joukov pour l'offensive Vistule-Oder qui démarre pour ce Front le 14 janvier 1945. Elle doit exploiter la brèche ouverte par la 8ème armée de la Garde. Les premiers éléments sont introduits pour l'exploitation dès l'après-midi du 14 janvier. Le lendemain, la 1ère armée de chars déboule à travers la 8ème armée de la Garde et franchit la Pilitsa. Les unités contournent Varsovie par le sud-est. Elles affrontent des « chaudrons roulants » allemands, des formations débordées par l'offensive soviétique qui se replient tant bien que mal vers l'ouest. Après avoir parcouru 240 km, la 1ère armée de chars est proche de Lodz, et fonce vers la rivière Warta près de Poznan. Les reconnaissances détectent les fortifications autour de Poznan et un regroupement d'unités allemandes. La Warta est franchie le 22 janvier et Katoukov attaque les positions au sud de Poznan. Il doit maintenir l'encerclement des 62 000 défenseurs jusqu'au 29 janvier, moment où arrivent les fusiliers de la 8ème armée de la Garde qui vont se charger de l'investissement de la place. Le 30 janvier, la 1ère armée de chars est sur l'Oder. Katoukov reçoit sa deuxième étoile d'or de Héros de l'Union Soviétique.
Source : http://www.ibiblio.org/

Des canons de 122 mm tirent sur la forteresse de Poznan, en février 1945.-Source :
pictureshistory.blogspot.com




Le 1er février, la formation avance sur un large front au nord et au sud de Francfort-sur-l'Oder. Elle n'est plus qu'à 70 km de Berlin. Mais un nouveau problème se fait jour avec le balcon poméranien, le flanc droit exposé du 1er Front de Biélorussie, d'où pourrait surgir une contre-attaque allemande. Rokossovsky lance son 2ème Front de Biélorussie dans le nettoyage du balcon en mars, mais son élan manque de chars. Aussi, le 8 mars, bien que ne disposant plus que de 400 blindés aux moteurs surchauffés, la 1ère armée de chars est-elle réorientée vers le nord pour contribuer à l'effort de Rokossovsky. L'opération dure jusqu'aux 28-29 mars avant le retour sur l'axe principal du 1er Front de Biélorussie. Katoukov en a profité pour centraliser la maintenance afin de la rendre plus efficace : au 1er février, 577 chars et canons d'assaut (76% du total théorique) sont opérationnels. Les efforts du « Docteur Tank », Dyner, ont payé.

Source : http://www.ibiblio.org/

Pour l'offensive sur Berlin, Katoukov doit à nouveau percer à travers la 8ème armée de la Garde. Le problème réside dans le caractère étroit du secteur d'attaque dans la tête de pont de Küstrin : les chars devront s'engager dans un corridor de 8 à 9 km. L'offensive démarre le 16 avril. Mais les fusiliers de Tchouïkov butent sur les défenses allemandes des hauteurs de Seelow. Malgré tout, Katoukov reçoit l'ordre d'introduire les premiers éléments et les détachements avancés franchissent l'Oder pour aller s'engluer devant les hauteurs. Les brigades de tête combattent avec les fusiliers pour la prise des sommets le 17 avril. Les pertes sont encore lourdes le lendemain. Katoukov fait un usage massif de l'aviation pour soulager ses tankistes. Le 20 avril, une fois la percée réalisée, Katoukov reçoit la mission d'envoyer ses brigades de tête pour atteindre Berlin dès 04h00 le 21 avril. Les 1ère et 44ème de brigades de chars sont immédiatement expédiées en avant. Le 8ème corps mécanisé entame la bataille de Berlin le 22 avril. Le 24 avril, à 03h00, le commandant du régiment de motocyclistes signale qu'il a rencontré des éléments de la 3ème armée de chars de Rybalko sur le canal de Teltow. Joukov est en rage : les coûteux combats pour les hauteurs de Seelow ont permis aux chars de Rybalko, qui appartiennent au 1er Front d'Ukraine de Koniev, de devancer Katoukov dans Berlin...

Une colonne de SU-152 dans les rues de Berlin, avril 1945.-Source : http://www.lonesentry.com


Dans les combats de rues de Berlin, la 1ère armée de chars utilise une méthode bien particulière. Elle attaque à trois blindés de front : l'un se déplace à gauche et tire à droite, un autre se déplace à droite et tire à gauche, et celui du centre couvre les deux autres. Une réserve de 10 chars se tient en arrière pour remplacer les blindés touchés. Les combats les plus durs ont lieu à la gare et près de la porte de Brandenbourg. Le 1er mai 1945, la 1ère armée de chars s'empare des jardins du Zoo : elle est à 200 m de la Chancellerie. Le 2 mai, elle a déjà fait 15 000 prisonniers. C'est dans la capitale allemande qu'elle termine le conflit.

Après la Seconde Guerre mondiale, Katoukov prend la tête d'une armée, puis commande les forces blindées et mécanisées du Groupe des Forces Soviétiques en Allemagne. En 1951, il sort diplômé de l'académie de l'état-major général de l'Armée Rouge. A partir de 1955, il est l'Inspecteur Général du ministère de la Défense avant de devenir, en 1957, adjoint du commandant de l'école d'entraînement de l'Armée Rouge. En 1963, il retourne dans le groupe des inspecteurs généraux du ministère de la Défense. Il publie ses mémoires de guerre en 1974. Résidant à Moscou, c'est là qu'il meurt le 8 juin 1976 : il est enterré dans un cimetière de la ville. Maréchal de l'arme blindée depuis 1959, il a été décoré pendant sa carrière de 4 ordres de Lénine, 3 ordres du Drapeau Rouge, de deux ordres de 1ère classe de Souvorov, de l'ordre de Koutozov 1ère et 2ème classe et de l'ordre de l'Etoile Rouge, en plus de ses deux étoiles d'or de Héros de l'Union Soviétique.


Katoukov : un «renard» parmi les commandants d'armées de chars ?


Les commandants d'armées blindées de la Garde soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale ont formé l'épine dorsale de l'expérience et de l'expertise pour les opérations blindées à grande échelle développées pendant le conflit. Leurs performances prouvent que loin des préjugés nazis de leurs adversaires, ces hommes se sont montrés de brillants officiers, opérant à l'échelle du front avec leur groupe mobile exploitant les brèches réalisées par les unités de fusiliers, sur 500 km de profondeur pour certaines offensives de 1945 ! Ce sont de tels hommes qui ont entre autres permis à l'Armée Rouge de se restructurer alors que Barbarossadécimait le dispositif du temps de paix.

Katoukov a développé pendant la guerre un style de commandement très particulier. Il travaille surtout à partir de son PC principal et se repose beaucoup sur son état-major. Il n'hésite pas à prendre des risques si nécessaire mais on lui reconnaît surtout un talent pour la planification méticuleuse, et pour une certaine retenue. C'est particulièrement vrai au début de la guerre, lors de la phase défensive : Katoukov préfère laisser l'ennemi venir à lui sur un terrain connu et selon ses propres règles du jeu. Il concentre rapidement les chars pour obtenir un avantage tactique. Il ne recherche pas l'assaut frontal, mais des solutions ingénieuses pour faire face aux problèmes rencontrés. Il emploie fréquemment les détachements avancés pour évaluer la situation et empêcher les attaques ennemies. C'est un bon exemple du style de commandement collectif vanté par l'Armée Rouge.

Katoukov est conscient, dès l'été 1941, de la nécessité d'entraîner correctement les équipages de chars. Il sait insuffler de l'énergie à ses subordonnées, et n'hésite pas à recourir aux sarcasmes pour les piquer au vif et les inciter à être plus mordants. Il délègue les responsabilités lorsqu'il donne des ordres mais attend que ses subordonnés accomplissent correctement les missions qui leur sont attribuées. Katoukov veille aussi à assurer la coordination de son armée de chars avec les autres formations engagées et en particulier à déterminer les routes qui seront employées pour l'introduction des blindés. Il a également réfléchi au besoin de médecins spécialistes des blessures provoquées par les combats entre blindés et à celui d'augmenter l'artillerie et les unités de construction de routes au sein des armées de chars.

Le moment de l'introduction des armées de chars après la rupture du front par les armées de fusiliers est d'une importance cruciale. Katoukov privilégie l'utilisation de détachements avancés, voire de raids, pour dégager la voie avant d'engager le gros de ses corps. En raison des pertes importantes subies par les armées de chars, constamment engagées au coeur des offensives soviétiques, les services de maintenance et de réparation jouent un rôle crucial : en choisissant et en faisant confiance à Dyner, le « docteur Tank », Katoukov s'est assuré une disponibilité optimumen chars et canons d'assaut. Il a également souvent dirigé les opérations depuis un poste de commandement avancé, pour surveiller en particulier les échanges radios. Pour anticiper les offensives et les possibles réactions de l'ennemi, il favorise les wargamescollectifs avec son état-major, un véritable « brainstorming ». Contrairement à Rybalko ou Bogdanov8, Katoukov n'a rien d'un fonceur à la Patton : il se prépare à chaque fois au pire et ne prend des risques que lorsque la situation l'exige. Comme ses 5 collègues commandants d'armées de chars, Katoukov résume à lui seul toute la valeur des hommes qui ont mené l'Armée Rouge à la victoire pendant la Grande Guerre Patriotique.


Bibliographie indicative :


ARMSTRONG, Richard N., Red Army Tank Commanders. The Armored Guards, Schiffer Military/Aviation History, 1994.

GLANTZ, David M. et HOUSE, Jonathan, When Titans Clashed. How the Red Army Stopped Hitler, University Press of Kansas, 1995.

GLANTZ, David M., Slaughterhouse. The Handbook of the Eastern Front, The Aberjona Press, 2005.

Катуков М.Е. На острие главного удара. / Литературная запись В. И. Титова. — М.: Воениздат, 1974 [l'ouvrage de Katoukov, disponible en ligne : http://militera.lib.ru/memo/russian/katukov/index.html] .


Courte biographie :

http://victory.sokolniki.com/eng/History/HeroesOfWar/TwiceHeroes/10257.aspx

1Cf Jean LOPEZ, Berlin. Les offensives géantes de l'Armée Rouge Vistule-Oder-Elbe (12 janvier-9 mai 1945), Paris, Economica, p.397-398.
2Comme Joukov, Koniev, Rokossovsky, Vatoutine...
3Nom donné aux nouvelles formations comprenant des lance-roquettes multiples Katyusha.
4Littéralement, le mot désigne les parachutistes, mais on l'emploie aussi pour nommer cette infanterie portée montée « à la russe » sur les chars.
5L'état-major est fourni par la 29ème armée. Au départ, elle comprend les 6ème corps blindé, 3ème corps mécanisé, 112ème brigade de chars, 3 brigades légères et 4 régiments de chars indépendants.
6Le général Gustav Schmidt.
7Cf le dossier du magazine 2ème Guerre Mondiale n°47 (janvier-mars 2013), « Tigres de papier », où je décris en détail l'engagement de Sandomierz impliquant les Tigres II.
8Qui commandent respectivement les 3ème et 2ème armées de chars.

Opération Unthinkable : quand Churchill préparait la Troisième Guerre mondiale

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 En avril 1945 quand le monde apprend la mort du président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt, les dirigeants nazis enfermés à Berlin, et Hitler en particulier, se prennent à espérer que les alliés anglo-saxons vont faire la paix avec le Reich et pourquoi pas soutenir la Wehrmacht contre l'Armée rouge. Pour beaucoup, cette croyance en un retournement des alliances, est un signe supplémentaire de la folie et de la perte du sens de la réalité d'un IIIe Reich à l'agonie. Pourtant Staline croit, jusqu'à la capitulation allemande, en cette possibilité.

Si la paranoïa stalinienne est démentie par les faits, le 8 mai 1945, alors que les peuples du monde se réjouissent de la fin de la guerre en Europe et de l’écrasement du nazisme, l'un des principaux artisans de cette victoire est inquiet. Le Premier ministre britannique, Winston Churchill, envisage en effet une nouvelle guerre où les Alliés occidentaux s'opposeraient désormais aux Soviétiques. La méfiance du maître du Kremlin n'est donc pas sans fondement et surtout elle ne relève pas totalement d'une maladie mentale propre aux dictateurs.

Churchill est persuadé que Staline ne tiendra pas les engagements pris à Yalta et les informations qu’il reçoit lui confirment que les Soviétiques installent leur pouvoir en Europe orientale,notamment en Pologne. Il estime alors que seule une épreuve de force peut faire reculer le Kremlin. Il demande donc à ses généraux d'établir un plan d'attaque contre son allié soviétique et fixe comme jour J le 1er juillet 1945. L'opération Unthinkable, tel est le nom de ce projet, est bien le premier plan stratégique d'une guerre froide qui s'annonce et la preuve que dès le printemps 1945 les anciens alliés se préparent à une Troisième Guerre mondiale.

David FRANCOIS



Menace sur l'Europe.

Bien avant la fin de la guerre en Europe, Winston Churchill redoute la menace que l'expansion militaire soviétique fait courir sur l’équilibre géopolitique du monde de l'après-guerre. Bien avant la chute de Berlin et la capitulation sans condition de l'Allemagne ses efforts visent à contrecarrer les desseins hégémoniques soviétiques. Quand il apprend ainsi que les troupes américaines ont reçu l'ordre de cesser leur avance sur Berlin, laissant cette dernière à la merci des Soviétiques, il est furieux. Contrairement au gouvernement américain qui a toujours refusé l'idée que l'Europe soit partagée en zonesd'influence, Churchill est conscient qu'il n'en sera pas ainsi. Le comportement de Staline qui place peu à peu ses hommes dans les États libérés par l'Armée rouge pour en faire des satellites de Moscou, au mépris des accords pris à Yalta, est de plus en plus flagrant. C'est pour cela que le Premier ministre est favorable à ce que les armées anglo-saxonnes aillent le plus loin vers l'est, afin de montrer à Staline que ses partenaires occidentaux ne sont pas dupes et qu'ils souhaitent une application stricte des accords passés en Crimée. Le maître du Kremlin qui craint toujours de manière paranoïaque que les Occidentaux ne se mettent in extremis d'accord avec les Allemands pour se retourner contre les Soviétiques est particulièrement méfiant envers Churchill contre qui il met en garde le maréchal Joukov. Mais Churchill est tenu par le refus américain d'une confrontation avec les Soviétiques. Le président Roosevelt fait en effet toujours confiance à Staline qu'il estime être un démocrate avec qui il est possible de s'entendre, notamment contre les vieilles puissances impériales européennes qui ont fait la démonstration de leur déclin.

Churchill a quantà lui toujours été un ferme adversaire du communisme, comme en 1919 où il a soutenu l'intervention britannique en Russie dans l'espoir de renverser le jeune pouvoir bolchevik. Adversaire de toujours de l'impérialisme rouge il n'a, contrairement à Roosevelt, jamais eu confiance en Staline. En 1941, il a ainsi pensé qu'une fois a guerre terminée les États-Unis et l'Empire britannique formeraient le bloc militaire et économique le plus puissant au monde tandis que l'URSS affaiblie aurait besoin de l'aide anglo-saxonne pour se reconstruire. Mais en 1945, il constate que cette prévision est fausse puisque les Soviétiques sont beaucoup plus puissants qu'il n'aurait pu le craindre tandis que les Américains sont réticents à s'engager en Europe une fois l'Allemagne vaincue. Churchill se rend alors rapidement compte que Staline n'a aucunement l'intention de respecter les accords de Yalta.

La jonction entre Américains et Soviétiques en avril 1945 (via virtualmuseum.ca)


Alors que les troupes soviétiques s’apprêtent à s'élancer à partir de l'Elbe en direction de l'ouest, le Premier ministre britannique fait part de ses inquiétudes dans une lettre au responsable du Foreign Office, Anthony Eden. Il craint l'invasion de l'Europe par les Russes qui selon lui ne manqueront pas de placer l'est du continent, de la Baltique à la Yougoslavie, de la Bulgarie à l'Autriche, sous leur domination. Pour contrecarrer ce péril, Churchill préconise donc une politique de plus grandes fermetés envers l'URSS, ce qui signifie aussi qu'il est nécessaire de se préparer à une épreuve de force. Cette dernière doit d'abord être diplomatique mais nécessite une coopération étroite avec une administration Roosevelt toujours bienveillante envers les Soviétiques.

Staline est conscient de l'hostilité de Churchill et c'est peut-être pour cela qu'il pousse ses généraux à s'emparer de Berlin le plus rapidement possible et d'occuper la totalité des zones qui lui ont été attribuéesà Yalta. Il s'agit pour lui de porter le plus loin à l'ouest le glacis défensif qui doit éviter à l'URSS un nouveau Barbarossa. Staline peut-être d'autant plus inquiet que le front occidental s'effondre littéralement, facilitant l'avancée des Occidentaux vers l'est, là où le front allemand reste encore solide. Les troupes britanniques et américaines ne vont-elles pas alors prendre la relève de la Wehrmacht pour contenir la menace soviétique sur l'Europe ? Le bombardement de Dresde par l'aviation anglo-saxonne dans la nuit du 11 au 12 février 1945 n'a-t-il pas pour but de détruire le potentiel industriel d'une des principales villes allemandes de la zone d'occupation soviétique ? N'est-ce pas aussi un moyen de détruire les ponts sur l'Elbe afin de ralentir l'avance soviétique et aussi une démonstration de force afin de montrer ce dont est capable la flotte aérienne occidentale ? Et le bombardement d'Oranienburg en avril n'a-t-il pas pour objectif de détruire les laboratoires allemands qui travaillent sur l'uranium et qui pourraient tomber aux mains de l'armée rouge ? La Grande Alliance apparaît de plus en plus fragile à mesure qu'approche la fin du IIIe Reich.

Les choses changent peu après le 12 avril 1945 et la mort de Roosevelt. Harry Truman, le nouveau président américain, s'il se montre beaucoup plus ferme que son prédécesseur dans ses rapports avec Staline, ne veut en aucune manière d'un affrontement avec l'URSS que ce soit à propos de la Pologne ou d'un autre pays européen. Les craintes de Churchill rencontrent peu d'écho, y compris en Grande-Bretagne où pendant quatre ans la population a vu dans les Soviétiques des frères d'armes et des héros.

Staline et Churchill à Yalta (via dailymail.co. uk)


Le 8 mai 1945 à 15 h, quand il s'adresse au peuple britannique par la radio pour lui annoncer la capitulation sans conditions de l'Allemagne, Churchill appelle ses concitoyens à une période de réjouissance mais il les met également en garde et leur demande de ne pas relâcher leurs efforts alors que le Japon n'est pas encorevaincu. Ce soir-là s'il fait une apparition devant la foule sur le balcon de Whitehall il passe le reste de la soirée à ne parler que de la menace que l'URSS fait peser sur l'Europe. Il s’inquiète alors surtout sur le sort de la Pologne. Le lendemain quand Feodor Gusev, ambassadeur de l'Union soviétique à Londres, est reçu à déjeuner par le Premier ministre, ce dernier lui énumère un catalogue de griefs britanniques qui concerne d'abord la situation en Pologne mais également le cas du port Trieste dontles partisans yougoslaves menacent de s'emparer. Il récrimine également sur l'impossibilité pour les représentants britanniques d'entrer à Prague, Vienne et Berlin.

Peu à peu la situation se tend entre les partenaires de la coalition antihitlérienne. Dans la zone d'occupation soviétique en Allemagne, les représentants des alliés occidentaux sont de plus en plus surveillés et entravés dans leur mouvement tandis que l'ensemble de la zone se ferme aux observateurs et journalistes étrangers. Surtout Staline n'oublie pas ce que fut l'antienne de la propagande nazie en avril et début mai 1945 : convaincre les Occidentaux de la nécessité de s'allier à l'Allemagne contre le péril bolchevik. Le 2 mai, le ministre de la Guerre du gouvernement de l'amiral Dönitz, le comte Schwerin von Krosigk, met en garde contre la perte des riches terres agricoles à l'est de l'Elbe qui fait courir le risque d'une famine pour l'Europe. Cela ne peut que favoriser la bolchevisation de l'Europe que les Soviétique préparent depuis vingt-cinq ans et qui ne peut être que le prélude à celle du monde. Un an avant le célèbre discours de Churchill à Fulton en mars 1946, Schwerin von Krosigk parle d'ailleurs du « rideau de fer » qui avance à l'est et derrière lequel se produit une œuvre de destruction soigneusement cachée au monde.

Fraternisation entre GI's et Frontoviki (via picturesofwar.net)


Le Kremlin est également conscient que le nouveau président des États-Unis, Harry Truman est plus réservé que son prédécesseur envers la politique soviétique. Mais si le président Truman est désormais d'accord avec Churchill pour montrer plus de fermeté envers Staline, les moyens manquent aux Occidentaux dans le bras de fer qui s'annonce. Pour Churchill néanmoins il en reste encore un : le recours aux armes. Il faut selon lui justement profiter du moment où les ressources de l’Union Soviétique sont épuisées, les lignes de ravitaillement de l'armée rouge étirées et son matériel usé, pour contraindre Moscou à se soumettre aux volontés des Anglo-Saxons.

A l'étonnement des membres de son cabinet, Churchill, dans les jours qui suivent la capitulation allemande, veut savoir si les forces anglo-américaines sont en capacité de lancer une offensive pour repousser les Soviétiques. Il demande donc aux experts militaires de se pencher sur la question et fixe un terme à l'attaque : le 1er juillet 1945.

Le Foreign Office, à la notable exception d'Anthony Eden, est effrayé par cet excès de bellicisme de Churchill. C'est aussi le cas de Sir Alan Brooke, le chef d'état-major général de l'Empire, le plus haut responsable militaire britannique. Mais le commandement obéit au Premier ministre et examine différents scénarios pour une action militaire contre les Soviétiques. Le 22 mai il remet à Churchill le fruit de ses travaux qui porte le nom d'opération Unthinkable.

Un scénario pour la Troisième Guerre mondiale.

Le document de 29 pages qui est remis à Churchill résume les conclusions des experts militaires britanniques sur la possibilité d'une attaque contre les Soviétiques à partir du 1er juillet 1945. L'hypothèse de départ sur laquelle repose l'ensemble du plan s'appuie sur l'idée préalable que les opinions publiques britanniques et américaines soutiennent l'attaque et que les Alliés occidentaux disposent de l'assistance de troupes polonaises et allemandes. L'objectif final n'est pas un nouveau Barbarossa et la destruction de l'URSS mais plutôt de faire plier Staline afin qu'il accepte les conditions occidentales sur le sort de la Pologne. Les auteurs du plan préviennent d'ailleurs qu'une défaite soviétique par le biais de l'invasion de l'URSS est fortement improbable car rien n'indique que les Anglo-saxons réussiront là où les Allemands ont échoué quatre ans plus tôt. La seule option victorieuse crédible qui puisse être alors envisagéeest celle d'une défaite soviétique en Europe centrale où seulement un tiers des unités de l'armée rouge sont de qualités équivalentes à celles des Britanniques et des Américains. Mais là aussi le pari est risqué puisque les Soviétiques sont malgré tout trois fois plus nombreux que les Occidentaux. Ils disposent également sur ce champ d'opération d'un commandement compétent. Mais l'hypothèse d'une défaite russe partielle en Europe de l'Est semble la meilleure même si le potentiel militaire soviétique ne sera pas dans ce cas anéanti ce qui laisse planer le risque d'une prolongation du conflit.

Les militaires britanniques insistent sur le fait que l'essentiel du combat sera continental puisque la flotte aérienne soviétique est incapable de rivaliser avec les Anglo-saxons tout comme sa flotte sous-marine. Si le combat principal aura donc lieu en Europe central ses répercussions seront mondiales. En Europe les Soviétiques risquent d'occuper la Norvège au nord, la Grèce et la Turquie au sud. En Iran et en Irak, les trois brigades indiennes ne pourront faire le poids face aux 11 divisions soviétiques qui prendront sans difficultés le contrôle des zones pétrolifères. Cette perte sera un coup rude pour les Occidentaux d'autant que les Soviétiques ne manqueront pas de provoquer des troubles au Moyen-Orient. Dans le Pacifique, si l'alliance soviéto-japonaise ne peut permettre à l'armée nippone de reprendre le terrain perdu, les opérations contre le Japon devront néanmoins être reportées.

Les Occidentaux peuvent s'appuyer sur leur indéniable supériorité aérienne. Si le bombardement des zones industrielles soviétiques est difficilement envisageable en raison de leur dispersion sur un vaste territoire et de l'éloignement des bases aériennes occidentales, principalement en Angleterre, la puissance anglo-saxonne pourra causer des dégâts aux lignes d'approvisionnements soviétiques. Pour les militaires cette supériorité aérienne doit appuyer une offensive terrestre en Allemagne du nord et profiter de la suprématie navale occidentale dans la Baltique.

Le plan prévoit de chasser les Soviétique de l'est de l'Allemagne et finalement hors de Pologne. Pour cela les analystes envisagent l'utilisation de33 divisions d'infanterie britanniques et américaines et de 14 divisions blindées pour percer près de Dresde, puis avancer vers l'est avec le soutien de 10 divisions polonaises. Cela représente prés de la moitié de la centaine de divisions, soit 2 500 000 hommes, alors à la disposition des Américains, des Britanniques et des Canadiens en Europe. Avec un rapport de forces défavorables aux Occidentaux de 4 contre 1 dans l'infanterie et de 2 contre 1 pour les blindés, le plan Unthinkable prévoit donc d'utiliser au maximum 100 000 anciens soldats de la Wehrmacht pour l'attaque surprise.

Le 1er juillet l'attaque occidentale doit se dérouler sur deux axes, l'un en direction de Stettin au nord qui doit se poursuivre sur Schneidemulh et Bygdoszcz, le second au sud dans l'axe Leipzig- Poznan- Breslau. Les analystes britanniques ne cachent pas les risques de ce plan.

Il est ainsi très possible que face à l'énorme supériorité soviétique en hommes et en chars les Anglo-américains ne puissent percer. Il est également possible que face à une offensive occidentale les Soviétiques lancent des attaques à partir de la Yougoslavie et en Autriche. Dans le cas d'une percée sur la ligne Oder-Neisse afin d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau la situation des Occidentaux peut vite devenir précaire en raison de la menace d'une tentative d'encerclement soviétique à partir du saillant que forme la Bohême et de la Moravie. L'avancée occidentale pose aussi le problème de l'allongement des lignes de ravitaillements alors que l'hiver approchera et que les Soviétiques organiseront des sabotages en France, en Belgique et aux Pays-Bas avec l'aide des communistes locaux. Dans ces conditions les analystes militaires insistent sur la nécessité d'infliger, avant d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau, une sérieuse défaite aux Soviétiques pour les amener à se soumettre, au risque de devoir supporter une guerre longue dans une position défavorable.

Les maréchaux Montgomery, Joukov, Vassilievski et Rokossovski  à Berlin en 1945 (via picturesofwar.net)


Les plans élaborés par les spécialistes militaires expriment en effet de fortes réserves sur la possibilité même de s'en prendre à l'URSS. Ils soulignent en premier que les Soviétiques sont susceptibles de recourir aux mêmes tactiques employées avec succès contre les Allemands en s'appuyant sur l'immensité du territoire soviétique. Pour eux il sera en effet nécessaire de pénétrer en Russie pour rendre toute résistance impossible au cas où un succès en Pologne ne ferait pas plier Staline. Au niveau des effectifs les planificateurs estiment qu'outre les 47 divisions d'infanterie et les 14 divisions blindées nécessaires à l'offensive, 40 autres divisions doivent rester en réserve pour des taches défensives ou d’occupation. Ils ajoutent que malgré cette importante mobilisation les Soviétiques peuvent rassembler deux fois plus de soldats et de blindés. Si le plan Unthinkable s'appuie sur l'hypothèse d'une participation allemande les spécialistes britanniques estiment quand même que les vétérans de la Wehrmacht qui ont déjà fait la dure expérience du front de l'Est n'auront guère envie de recommencer. Au final ils estiment que la possibilité même de libérer la Pologne est mince. Pour eux le lancement d'une offensive contre les Soviétiques est hasardeux et nécessite d'être prêt à s'engager dans une guerre totale, longue et coûteuse.

Surtout les militaires britanniques estiment qu'un soutien américain est indispensable pour réussir. Si ces derniers préfèrent retirer leurs forces d'Europe pour les transférer dans le Pacifique l'ensemble du plan Unthinkable est compromis. Le général Brooke écrit ainsi dans son journal que si l'idée d'une attaque contre les Russes est « fantastique » ses chances de réussite sont nuls et que les Soviétiques sont dorénavant tout puissants en Europe.

Churchill recule.
Le plan général élaboré par les militaires est remis à Winston Churchill le 8 juin avec une note où les auteurs du texte mettent en garde qu'à compter du moment où les hostilités auront commencé les Britanniques seraient engagés dans une guerre longue et coûteuse avec pour seul espoir de vaincre les Soviétiques l'aide indispensable des États-Unis. Le Premier ministre semble alors comprendre que sans l'aide américaine, la Grande-Bretagne risque de se retrouver dans la même situation qu'en 1940 puisque les Soviétiques ont en Europe la capacité militaire d'atteindre les rivages de la mer du Nord et de l'Atlantique à l'ouest. Il demande donc dans une nouvelle note d'établir une étude sur les moyens de défendre les Îles britanniques dans l'hypothèse où les Pays-Bas et la France seraient incapables de résister à une avancée soviétique. Il ajoute également que le nom de code du projet, Unthinkable, doit être maintenu afin que les états-majors impliqués dans sa conception se rendent bien compte qu'il ne s'agit là que de mesures de précaution dans l'éventualité d'un « événement hautement improbable ». Churchill doute face à la perspective de revivre le cauchemar de 1940.

Churchill, un Premier ministre de combat (via Larousse.fr)


Les militaires répondent au Premier ministre, dans un rapport du 17 juillet, que selon les renseignements dont ils disposent si l'Armée rouge venait à atteindre les rives de la Manche, les forces navales soviétiques sont insuffisantes actuellement pour rendre probable un débarquement à court terme. Il semble également qu'une bataille aérienne dans le ciel de l'Angleterre à l'image de celle de l'été 1940 soit exclue. Le plus probable alors est que les Soviétiques procèdent à des bombardements massifs à l'aide de fusées plus puissantes que les V1 et les V2. Pour parer ce risque il ne faudrait pas moins de 230 escadrons de chasse et 300 escadrons de bombardiers. Il est également envisagé de tenir une tête de pont sur le continent pour avoir une base de départ pour de futures opérations mais aussi de fixer des troupes soviétiques. Les militaires proposent qu'elle soit établie soit au Danemark, à l'ouest de la Hollande, au Havre, dans la presqu’île du Cotentin ou en Bretagne. L'avantage militaire en Europe appartient bien aux Soviétiques à l'été 1945.

Quelques jours plus tard lors de la conférence de Potsdam le président Truman indique à Churchill qu'il n'y a aucune possibilité que les Américains essayent de chasser par la force les Soviétiques de Pologne ou menacent simplement Moscou ce qui enterre définitivement le projet Unthinkable. Pour les États-Unis ce qui compte après la capitulation allemande, c'est avant tout de mettre fin aux combats dans le Pacifique, combats qui sont de plus en plus coûteux en vies humaines à mesure que les GI's s'approchent de l'archipel du Japon. Et le gouvernement américain est alors persuadé que l'entrée en guerre de l'URSS, comme le promet Staline à la conférence, ne peut qu’accélérer la victoire alliée en Extrême-Orient. C'est également le jour où débute la rencontre des trois Grands à Potsdam que le 16 juillet au Nouveau-Mexique le premier essai de bombe atomique américaine a lieu. L'arme nucléaire bouleverse les équilibres politiques et militaires. D'ailleurs quand à Potsdam il apprend la réussite de l'essai américain Churchill confie à Brooke qu'il est temps de menacer Staline de raser Moscou, Stalingrad puis Kiev pour l'amener sur les positions des Occidentaux. Ces derniers reprennent l'avantage dans le rapport de force qui s'installe peu à peu entre les anciens Alliés.

Mais Churchill est déjà hors-jeu. La défaite électorale du Premier ministre lors des élections générales du 5 juillet 1945 l'oblige en effet à laisser le pouvoir aux travaillistes et semble mettre définitivement fin au bellicisme des dirigeants britanniques. Mais l'hostilité de Churchill contre les Soviétiques laisse des traces et participe de la dégradation des relations internationales.

Au conseil interallié de Berlin, les Soviétiques ne cessent en effet de dénoncer les Britanniques qui ne respectent pas la décision de la conférence de Potsdam de dissoudre ce qui reste de l'armée allemande. Le 20 novembre 1945, Joukov dénonce ainsi la présence d'unités organisées de la Wehrmacht dans la zone britannique. Bernard Montgomery est outré par ces propos. Mais à l'automne 1945 sur les deux millions de soldats allemands qui se sont rendus aux Anglais près d'un million ont été libérés pour travailler dans les champs ou les mines dans le cadre des programmes « Barleycorn» et «Coalscuttle ». Si 400 000 sont envoyés en zone américaine environ 700 000 sont encore détenus. Montgomery expliquera plus tard qu'il ne savait où disperser une telle masse d'homme alors que le gouvernement britannique exigeait dans le même temps que 225 000 prisonniers travaillent pour la Grande-Bretagne au titre des réparations des dommages de guerre. De manière plus convaincante, le maréchal explique que les Allemands qui se sont rendus à la fin de la guerre n'ont pas été officiellement reconnus comme des prisonniers de guerre ce qui aurait empêché de les utiliser comme main-d'œuvre. Ils sont donc restés sous les ordres de leurs officiers au sein de groupes de service, les Dienstgruppen, pour effectuer différents travaux. Sous le couvert de ces Dienstgruppen les structures de base de l'armée allemande ont donc été maintenues ce qui a entraîné les protestations soviétiques obligeant les autorités britanniques à libérer les prisonniers allemands entre le 10 décembre 1945 et le 20 janvier 1946.

Churchill et Truman en 1946 (via Wikipedia)


Il semble que les Soviétiques aient été rapidement au courant des projets de Churchill. Si le secret le plus absolu entoure en effet l'élaboration des plans de guerre contre l'URSS, la présence de nombreux espions du NKVD au cœur de l'appareil d’État britannique permet à Staline d’être informé de ce que trame son allié anglais. Ainsi Moscou reçoit la copie d'une directive envoyée au maréchal Montgomery, commandant en chef des troupes britanniques en Allemagne, lui demandant de stocker les armes allemandes prises afin de les utiliser plus tard. Ce dernier, dans une note rédigée en juin 1959, raconte que le 14 mai 1945 il est rentré à Londres par avion pour rendre compte des problèmes d’administration qu'il rencontre dans la zone d'occupation britannique. Le 22 mai, à Downing Street, le Premier ministre lui demande de ne pas détruire les deux millions d'armes récupérés qui pourraient bien servir contre les Soviétiques avec l'aide des Allemands. Au lendemain de la création de la commission de contrôle interalliée pour l'Allemagne le 5 juin, Montgomery demande par télégramme le 14 juin de nouvelles instructions au ministre de la Guerre à Londres. Il ne reçoit aucune réponse ce qui l'étonne peu puisque le gouvernement, qui attend le résultat des élections générales imminentes, expédie les affaires courantes sans prendre de décisions. Une semaine plus tard, le maréchal prend l'initiative de donner l'ordre de détruire les armes stockées.


Le plan Unthinkable est loin de n’être qu'un simple exercice de prospective militaire, une sorte de Kriegspiel sur papier pour amateur d'uchronie. Il révèle qu'aux derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, les vainqueurs, à l'exception notable des États-Unis, commencent à envisager les modalités d'un prochain conflit. A l'aune de cette préparation il est possible d'avancer qu'en détruisant Dresde les Occidentaux ont peut-êtrecherché à intimider les Soviétiques qui en réponse ont attaqué de front Berlin afin de montrer leur puissance de feu. L'élaboration du plan Unthinkable n'est donc qu'une étape de plus dans la préparation d'un nouveau conflit.

Churchill ne s'est jamais fait d'illusions sur les intentions de Staline et à cet égard il apparaît en avance sur son temps. Mais la supériorité militaire soviétique en Europe au printemps 1945 et le refus américain de s'engager à nouveau sur ce terrain d'opération signe la fin des projets militaires de Churchill avant que l'explosion de la bombe atomique américaine à Los Alamos ne transforme radicalement la donne.
En août 1946 les responsables militaires américains craignent suffisamment un conflit avec les Soviétiques pour planifier un conflit sur le sol européen et se souviennent alors des projets du Vieux Lion. A Londres les autorités dépoussièrent donc le plan Unthinkable qui fait alors sa réapparition. En mai-juin 1945 beaucoup de ceux qui connaissaient son existence pensaient qu'il était le fruit d'un individu resté trop longtemps au pouvoir. Mais un an plus tard la montée des tensions entre les anciens Alliés a poussé les responsables américains à reprendre le chemin qu'avait dû abandonner Churchill. Premier plan militaire de la Guerre froide, le plan Unthinkable est resté pendant un demi-siècle un secret d’État avant que les archives nationales britanniques ne déclassifient et publient les documents en 1998.


Documents et bibliographie.
Le dossier déclassifié du plan Unthinkable est consultable sur le site des archives nationales britanniques à l'adresse suivante:

Bob Fenton, « The secret strategy to launch attack on Red Army », The Telegraph, 1er octobre 1998.

Max Hastings, « Operation Unthinkable: How Churchill wanted to recruit defeated Nazi troops and drive Russia out Eastern Europe », Daily Mail, 26 aout 2009.

Christopher Kwnoles, « Operation Unthinkable », How it Realy was, septembre 2009 (http://howitreallywas.typepad.com/how_it_really_was/2009/09/operation-unthinkable.html)

David Reynolds, In Command of History: Churchill Fighting and Writing the Second World War, Allen Lane, 2004.

David Reynolds, From World War to Cold War: Churchill, Roosevelt, and the International History of the 1940's, Oxford University Press, 2006.

Julian Lewis, Changing Direction: British Military Planning for Post-war Strategic Defence, Routledge, 2008.

A paraître:
Jonathan Walker, Operation Unthinkable: The Third World War: British Plans to Attack the Soviet Empire 1945, History Press, 2013.

Interview de Pierre Streit : la bataille de Morat

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Pierre Streit est historien et travaille pour le Département fédéral de la Défense, de la Protection de la population et des Sports. Ancien officier de carrière, il a le grade de major EMG et sert comme officier de milice à l'état-major de la brigade blindée 1. Il est directeur scientifique du Centre d'histoire et de prospective militaire à Lausanne et membre du comité de l'Association suisse d'histoire et de sciences militairesà Berne . Auteur de nombreux articles sur l'histoire militaire et la polémologie, il a déjà plusieurs ouvrages à son actif, portant sur l’histoire militaire suisse ou encore l’armée romaine. Il a notamment publié Morat (1476), l’indépendance des cantons suisses dans la collection Campagnes & stratégies des éditions Economica en mars 2009. Dans cette interview, Pierre Streit a accepté de répondre à nos questions sur la bataille de Morat, dont l’issue scella non seulement les ambitions du duc de Bourgogne, mais représente aussi, dans l’imagerie populaire, une des dernières étapes du déclin de la chevalerie face à la ré-émergence de l’infanterie.



Propos recueillis par Adrien Fontanellaz





Les raisons de l’affrontement entre les Confédérés et le duché de Bourgogne ont souvent été résumées à une image d’Epinal associant l’habile diplomatie menée par Louis XI avec l’orgueil de Charles le Téméraire. Pourriez-vous nous expliquer plus en détail le contexte et les dynamiques menant à cette confrontation ? 

Effectivement, c'est image de l'« l'universelle araigne », Louis XI, tissant sa toile autour de Charles le Téméraire et utilisant les naïfs bouviers suisses pour l'abattre. C'est là une image qui n’est pas totalement erronée, mais qu'il convient de fortement nuancer. Avant le déclenchement des hostilités, Berne et Fribourg sont alliés au duc de Bourgogne contre la France de Louis XI, pour la raison principale que la France a des visées sur le duché de Savoie. Celui-ci contrôle alors le pays de Vaud et donc une grande partie de la "Suisse romande" actuelle. Or, Berne et Fribourg ont leurs propres visées et des intérêts économiques à défendre en garantissant la libre-circulation vers Genève-Lyon. L'alliance austro-bourguignonne et le traité de St-Omer du 9 mai 1469 aboutissent à un véritable "renversement des alliances". Outre la cession en gage au duc de Bourgogne des territoires de la Haute-Alsace et en Forêt-Noire contre de l'or afin de renflouer les caisses vides du duché d'Autriche, ce traité se veut une alliance défensive entre les deux duchés. De leur côté, les Confédérés vont le considérer comme un véritable pacte militaire et donc une menace directe. Les gains territoriaux que valent au Téméraire le traité de Saint-Omer s'inscrivent dans un vaste dessein, avec le secret espoir de recréer un royaume au centre de l'Europe occidentale, une nouvelle Lotharingie. S'il arrive à ses fins, le duc de Bourgogne deviendrait un proche voisin des Cantons suisses, maîtres de l'Argovie depuis un demi-siècle. Cette perspective ne va pas sans susciter leur inquiétude. Un rapprochement avec la France devient donc inévitable. Les négociations ont lieu rapidement (quelques mois à peine après le traité de Saint-Omer) entre Louis XI et l'ambassadeur bernois Nicolas de Diesbach. Une entente est trouvée.

Quelques années plus tard, alors que les traités de combourgeoisie conclus entre Berne et les comtes de Neuchâtel, de Valangin et de Gruyère sont remis en question, Jacques de Romont, prince de la maison de Savoie, passe au service de Charles le Téméraire dans les années 1472-1473 et en devient un ami intime. Son influence à la cour de Savoie est grande et il entraîne facilement celle-ci à prendre ouvertement parti pour le duc de Bourgogne. Les Bernois ne peuvent accepter une telle situation. Avec un sens aigu des réalités, ils ont anticipé le déroulement des événements et compris le danger que représenterait pour la ville de Berne une attaque par le comté de Neuchâtel, alors que le duc disposait déjà du Pays de Vaud, aux mains de la duchesse de Savoie et du comte de Romont. Ils resserrent donc leurs liens avec leurs voisins de l'Ouest. Le même réalisme les incite à soutenir les villes alsaciennes et de Forêt-Noire qui se sont soulevées contre la tutelle bourguignonne. On le voit, les Suisses, avec Berne à leur tête, défendent leurs propres intérêts et indirectement servent ceux de Louis XI.

L'espace politique suisse en 1476 (via www.stadtwanderer.net)

Avant de poursuivre notre exploration des événements menant à la bataille de Morat, pourriez-vous nous décrire l'armement, le recrutement, ou encore les tactiques et le commandement des forces bourguignonnes ?

L'armée de Charles le Téméraire est l'une des plus modernes de l'époque si l'on considère son armement, notamment sa puissante artillerie et son infanterie équipée partiellement de couleuvrines portables. Sur le champ de bataille de Morat, cette armée aligne environ 23'000 fantassins, 5'800 cavaliers et 200 canons. C'est donc une force interarmes avant l'heure, mais dont l'engagement sur le terrain reste difficile. En effet, l'armée bourguignonne continue de faire appel à de larges contingents de mercenaires. Lombards et Ecossais se côtoient donc dans le camp bourguignon et comme ils se détestent, la cohérence de l'ensemble est loin d'être assurée. Des mutineries éclatent même. A Grandson, la débandade de l'armée bourguignonne est aussi bien due à une mauvaise interprétation des ordres de repli du duc qu'à ce facteur. Le centre de gravité de toute l'armée est l'emplacement du duc et de ses commandants, notamment le commandant de sa réserve, Antoine de Bourgogne, et celui de ses meilleures troupes, le comte de Romont. C'est la défaillance du commandement bourguignon qui explique grandement le désastre de Morat et la percée de la « Haie verte » par l'avant-garde confédérée.

Pourriez-vous également nous décrire leur adversaire, quelles étaient les particularités de l'armée confédérée ? Celle-ci était-elle simplement une armée de paysans farouches formés en carrés et armés de hallebardes et de piques ou cette image masque-t-elle une réalité plus complexe ?

L'armée confédérée est une armée de milice, constituée d'hommes aguerris et bien entraînés. Les reconstitutions ont suffisamment souligné l'importance, pour un hallebardier ou un piquier, de l'entraînement individuel et collectif. Elle dispose de grands effectifs. A Morat, on peut les évaluer à environ 25'000 hommes, sans compter la cavalerie des alliés alsaciens ou lorrains, dont le rôle est décisif dans la poursuite et la destruction de l'armée bourguignonne dans les marécages, au sud-ouest de Morat. Sa force réside dans son infanterie, très mobile, qu'elle soit légère ou lourde. Pour contrer les charges de cavalerie, le « carré suisse » adopte la formation défensive dite du « hérisson » : au centre, des hallebardiers, et autour, des lanciers pourvus d'armes de 5 à 6 mètres de longueur. C'est donc une synthèse entre la phalange grecque et la légion romaine qui allie la masse et la souplesse. C'est une armée moins évoluée que celle du Téméraire, mais plus souple (pas de train logistique important) et surtout plus cohérente. En effet, les Confédérés qui combattent à Morat le font par corporation, par paroisse ou par canton. Le commandement est assuré par des capitaines connus de tous. Aujourd'hui encore, c'est un grade clé dans l'armée suisse.

A-t-on une idée de la genèse de cette remise au goût du jour par les Suisses de formations utilisées dans l’antiquité ?

Non. C'est là une hypothèse avancée par plusieurs historiens militaire suisses et basée sur l'étude du "Carré suisse". Ce que l'on sait, c'est que les Confédérés les plus érudits ont dû lire les textes antiques, que ce soit Végèce ou Frontin.

Le premier grand affrontement entre ces deux armées eut lieu à Grandson. Pourriez-vous nous relater les événements menant à la bataille, ainsi que le déroulement de celle-ci ?

Dès 1475, les Confédérés (en premier lieu les Bernois) sont maîtres du château de Grandson. C'est l'époque des raids menés dans le pays de Vaud savoyard et qui marquent durablement la mémoire collective par leur brutalité. Le chroniqueur Diebold Schilling (le Vieux) les a parfaitement rendus sur ses gravures. En janvier 1476, Charles le Téméraire qui vient de prendre Nancy se retourne contre Grandson. Soumis au feu de la puissante artillerie bourguignonne, les assiégés capitulent. Le matin du 28 février, le duc de Bourgogne en fait pendre et noyer plus de 400. Cet acte provoque la colère des Confédérés qui, aux cris de "Grandson!, Grandson!", rassemblent environ 20'000 hommes. De son côté, Charles le Téméraire entend pousser sur Berne en passant par Neuchâtel, puis le Grosses Moos (le Grand-Marais, situé entre les trois lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne). Dans ce but, il lance ses hommes depuis Grandson jusqu'au château de Vaumarcus par un chemin rocailleux, où la neige vient à peine de fondre. Au matin du 2 mars, des éclaireurs confédérés attaquent un camp avancé bourguignon, ce qui déclenche la bataille. À l'artillerie et aux archers bourguignons répondent les couleuvrines bernoises. Face aux charges de cavalerie bourguignonnes, les Confédérés sont disposés en carré avec des piques de 6 m de long que les lances de 4 m de leurs adversaires ne peuvent atteindre. Après plusieurs heures de combats et alors que les Confédérés faiblissent, Charles le Téméraire décide de faire reculer ses troupes pour les attirer en plaine et mieux les défaire. Cependant, les Bourguignons se méprennent sur les choix de leur commandement, croient à la retraite et paniquent. Au même moment, de nouvelles forces confédérées arrivent sur le champ de bataille et les prennent à revers. Les mugissements sauvages des cors des Alpes, dont le "Taureau d'Uri", terrorisent les Bourguignons.

C'est la débandade générale et, pour les Confédérés, la découverte du camp abandonné par les Bourguignons, avec son pavillon de velours rouge, ses armes enrichies de joyaux, et la prise de plusieurs centaines pièces d'artillerie, encore visibles dans plusieurs musées suisses. Candidement, les rudes montagnards qui n'ont pas le sens du négoce et conçoivent la richesse seulement en nombre de têtes de bétail vendent pour quelques sols les diamants du Téméraire qu'ils ont reçus en butin à des brocanteurs juifs ou lombards. Ils découvrent aussi dans le butin la célèbre tapisserie aux mille fleurs, fabriquée par Jean de Haze en 1466, composée de huit pièces de tapisseries de verdures. C'est là pour les Bourguignons le premier épisode de la tragédie de Morat. 


Portrait de Charles le Téméraire sur panneau (via wikimedia)

Malgré cette cuisante défaite, Charles le Téméraire ne tarda pas à entrer une nouvelle fois en campagne contre les Confédérés. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons de cette seconde tentative ?

Après la défaite de Grandson, l'armée bourguignonne a été dispersée, mais elle est loin d'être détruite. Le duc de Bourgogne n'a pas renoncé à livrer bataille aux Confédérés. Il en a encore suffisamment les moyens et le temps avant l'hiver de 1476-1477. En principe, les combats s'interrompent alors. Toutefois, il lui faut reconstituer son armée et en particulier son parc d'artillerie. Le gros des troupes se compose de mercenaires peu sûrs et avides de gains rapides. Charles le Téméraire se serait laissé pousser la barbe et aurait juré qu'il ne la couperait que lorsqu'il reverrait les Confédérés. Des renforts arrivent d'Angleterre, d'Italie, de Bourgogne et de Flandres. Des enrôlements de force ont lieu au Brabant et à Liège. Fin mai début juin 1476, l'armée bourguignonne quitte ses quartiers d'hiver au-dessus de Lausanne pour gagner Echallens, puis la plaine de l'Orbe, avant de se diriger vers Morat, une ancienne place forte savoyarde, proche à la fois de Berne et Fribourg. C'est la voie la plus directe et la plus sûre. En cours de route, les Bourguignons et leurs alliés savoyards sont sûrement acclamés par la population. En effet, celle-ci ne tient pas à changer de maître et, depuis deux ans, elle subit les incursions bernoises et fribourgeoises, avec leur lot de pillages et de viols.

Une fois arrivé devant Morat, Charles Le Téméraire s’attendait-il à livrer bataille à cette endroit ? Prit-il des dispositions particulières pour faire face à une telle éventualité ? Inversement, comment les Confédérés réagirent-il face à la progression bourguignonne ?

Le lieu de la bataille n'est pas fortuit. A l'époque des guerres de Bourgogne, il était d'usage de ne pas laisser sur ses arrières une place forte adverse. Le siège de Morat s'est imposé en raison de la situation géographique de la ville et du fait peut-être que Charles le Téméraire espérait son soulèvement contre la garnison bernoise et fribourgeoise. Le duc a connaissance des forces confédérées présentes le long de la Sarine, à Gümmenen et à Fribourg, dont il surestime la garnison. Il établit son quartier-général au sommet de l'actuel Bois Domingue, position qui commande toute la région, avec une vue imprenable sur Morat et le mont Vully en arrière-plan. Le 12 juin, il fait reconnaître les têtes de pont de la Sarine, à Gümmenen et à Laupen. Mais le temps presse, en raison des préparatifs du siège de Morat et des Confédérés qui rassemblent leurs forces. Ceux-ci ne restent donc pas inactifs. En première ligne, Berne crée les conditions favorables au rassemblement de l'armée confédérée. Renseignement, reconnaissance, logistique, levée de troupes et surtout diplomatie. En effet, pour les Bernois il faut convaincre les alliés et les cantons du centre et de l'est d'intervenir et donc soutenir un canton dont les visées territoriales vers l'ouest du plateau suisse sont connues. Mais avant tout, il leur faut occuper une ligne principale de défense formée par le cours de la Sarine, dont les passages à Gümmenen et à Laupen sont surveillés par au moins 6000 hommes. Une course contre la montre s'engage donc, avec d'un côté Charles le Téméraire, confiant dans la prise rapide de Morat et de l'autre les Confédérés qui ont pour eux une meilleure connaissance du terrain et une plus grande souplesse tactique. 

Le dispositif bourguignon durant le siège (via www.stadtwanderer.net)


Les deux armées s'affrontèrent donc une nouvelle fois à Morat le 22 juin 1476. Comment se déroula la bataille ?

Quelques mots sur le champ de bataille proprement dit que le duc de Bourgogne a fait reconnaître : au nord et au nord-est le lac et de grands marais. Au bord du lac la petite ville fortifiée de Morat, située sur une butte, dominait la plaine large d'environ 2 km, entourée au sud par une série de collines, dont l'actuel Bois Domingue, des vallons et plusieurs villages entourés de grandes forêts. L'aspect de la région a beaucoup évolué avec l'assèchement des marais au XIXème siècle et bien évidemment l'urbanisation actuelle. De nombreuses haies qui servaient d'enclos pour la garde des troupeaux coupaient aussi le pays. Le « Grand-Marais » était impraticable, car aucun chemin digne de ce nom ne le traversait. Les routes empruntaient un tracé différent qu'actuellement. La route de Berne passait ainsi par Burg, Lurtigen, Ulmitz et Gümmenen où elle traversait la Sarine. La route de Fribourg traversait le Wylerfeld, au-dessus de Villars-Ies-Moines, Cressier, la Chapelle de Saint-Urbain, pour ensuite se diriger vers Courtepin.

Il s'agit bien d'une « étrange bataille ». L'infanterie traditionnelle des Confédérés, conçue pour combattre des armées de cavaliers, doit faire face à une armée moderne équipée d'armes à longue portée. Celle-ci est - une nouveauté - subdivisée en cavalerie, tireurs (archers, arbalétriers, arquebusiers), piquiers et artillerie, déployés selon un plan précis et en fonction d'une position fortifiée préparée à l'avance, la fameuse « Haie verte ». Sur le papier, l'armée de Charles le Téméraire dispose donc de l'avantage matériel grâce à son armement et surtout de l'avantage de la position. Le combat décisif qui a lieu à la « Haie verte » a été pensé côté bourguignon, avec pour objectif d'arrêter les Confédérés venant de la forêt de Galm, puis de les écraser avec l'artillerie par la gauche et la cavalerie par la droite. De leur côté, les Confédérés forment trois blocs pour une attaque frontale en plusieurs vagues. L'avant-garde se compose de tireurs (arcs et arquebuses) et de piquiers, le gros des troupes de hallebardiers entourés de piquiers, et l'arrière-garde de hallebardiers.
Les piques prennent le dessus sur la cavalerie, mais ne peuvent résister à l'artillerie ou à la pluie de flèches des archers et arbalétriers. A relever que Charles le Téméraire a privilégié à Morat ces derniers, alors que les archers infligent davantage de pertes grâce à leur cadence de tir et aux feux de saturation. La bataille d'Azincourt (1415) a démontré leur terrible efficacité. Très entraînés, les archers anglais qui sont engagés à Morat peuvent tirer jusqu'à huit fois en une minute. C'est une arme surtout efficace lorsqu'elle est employée en nombre par les pluies de flèches envoyées sur un adversaire mal protégé (comme l'étaient les Confédérés). Plus lente d'emploi que l'arc, l'arbalète est une arme surtout efficace dans la guerre de siège, lorsque son utilisateur peut viser calmement à l'abri des remparts ou d'une palissade, comme la « Haie verte ». Pour le combat au corps à corps, les Confédérés ont recours aux hallebardes (environ 1,8 m de long, avec une pièce de métal faisant hache, lame et crochet) ainsi qu'à d'autres armes tranchantes ou à manche. Les arquebuses sont lourdes et peu maniables (il fallait 2 à 3 minutes pour les charger).

En début d'après-midi, le 22 juin 1476, l'attaque confédérée est inattendue, si bien qu'environ 2000 Bourguignons seulement occupent la position de la « Haie verte ». L'attaque frontale contre la palissade et l'artillerie échoue tout d'abord, mais une troupe de Schwyz réussit à franchir le fossé et à déborder latéralement l'artillerie et les archers bourguignons. L'avant-garde peut ainsi forcer la palissade et pénétrer dans le camp situé à moins de 2 km. C'est alors seulement que le gros de l'armée bourguignonne est alerté, mais il est trop tard. Ceux qui ne parviennent pas à s'enfuir comme Charles le Téméraire sont tués en corps à corps, dans le camp ou dans leur débandade. 10'000 à 12'000 Bourguignons tombent; les Confédérés perdent un millier d'hommes. Une formule résume bien le déroulement de cette bataille : 1 heure de combat, 5 heures d'épouvante.
Le déroulement de l'attaque confédérée (via www.stadtwanderer.net)


Si Charles le Téméraire s’attendait à être attaqué et avait préparé le terrain en conséquence, comment les Confédérés sont-ils parvenus à le surprendre aussi aisément ?

Le duc de Bourgogne s'attendait effectivement à une action contre la "Haie verte" sous la forme d'une feinte, mais pas à l'attaque principale. Selon son appréciation, celle-ci devait se dérouler le long du lac, à ses yeux la voie la plus directe pour une armée de secours. Bien évidemment le duc espérait s'emparer de la ville avant l'arrivée des Confédérés et les affronter ensuite, comme à Grandson.

L’usage par les Confédérés d’une avant-garde mélangeant arquebusiers, archers et piquiers fait penser aux Tercio qui devaient régner sur les champs de bataille européens par la suite. Sait- on si cette combinaison fut régulièrement utilisée par les Suisses durant leur âge d’or militaire, de Grandson à Marignan, où s’agissait-il d’une improvisation isolée ? 

 
Il s'agit plutôt d'une improvisation liée à l'ordre d'arrivée des différents contingents sur le champ de bataille. Lorsqu'ils ont le temps de s'organiser, les Confédérés misent sur leur traditionnelle infanterie. En aucun cas, on ne peut parler d'un "combat interarmes" confédéré à cette époque. L'armée de Charles le Téméraire est bien la plus avancée.

Pourriez-vous nous décrire les conséquences politiques et militaires de la bataille? Peut-on la considérer comme décisive dans le sens où elle aurait porté un coup fatal à l’édifice patiemment construit par Philippe III Le Bon puis Charles le Téméraire et inversement, considérablement renforcé la posture des cantons suisses au sein du jeu politique européen ?

La bataille de Morat met un terme au projet de royaume bourguignon. Son retentissement est très grand en Europe. La destruction de l'armée ducale, non sa dispersion comme c'est le cas à Grandson, sape l'autorité et le prestige du duc dans ses différents Etats. La bataille de Nancy n'est qu'une mise à mort dans cette optique.

La France de Louis XI tire parti de la situation. Du côté confédéré, la bataille de Morat et plus généralement les guerres de Bourgogne vont permettent l'entrée dans la Confédération, en 1481, de deux nouveaux cantons situés à l'ouest du Plateau suisse, Fribourg et Soleure. On assiste donc à un rééquilibrage au profit de Berne et d'un axe est-ouest face à l'axe nord-sud, celui du Gothard, des cantons fondateurs et des guerres d'Italie. C'est là une source de tensions qui manque de dégénérer en guerre civile, en 1481. A l'échelle du continent, les Cantons suisses sont alors considérés un peu hâtivement comme la première puissance militaire, mais les guerres d'Italie en montreront rapidement les limites. C'est l'essor du mercenariat et la volonté des autorités cantonales de le contrôler. Les Guerres de Bourgogne sont enfin un prélude à l’invasion du pays de Vaud par les Bernois de 1536. Tout le pays passera alors à la Réforme, sous tutelle de Leurs Excellences de Berne pendant 262 ans. Un événement majeur dans l'histoire de la Suisse romande. 


La bataille de Morat vue par Diebold Schilling le Jeune (via wikimedia)

Pour conclure, quelle fut l’impact, cette fois sur l’art de le guerre dans son ensemble, de cette brève suprématie suisse sur le champs de bataille ? Participe-t-elle de cette révolution dans les affaires militaires avant l’heure mise en avant par l’historiographie anglo-saxonne ?

C’est la réaffirmation du rôle de l’infanterie sur le champ de bataille, d’une infanterie polyvalente (lourde et légère), même si celui-ci a déjà été mis en évidence lors des batailles de la guerre de Cent ans avec l’emploi des archers côté anglais ou lors des guerres anglo-écossaises (bataille de Bannockburn en 1314). La suprématie suisse ne doit pas être exagérée. Elle tient aussi aux circonstances favorables dans lesquelles la bataille de Morat a été remportée. Toutefois, elle consacre aussi un modèle d’armée basé sur l’engagement de citoyens-soldats et donc le système de milice suisse qui reste encore le nôtre aujourd’hui.

Vidéo : la bataille de Xuan Loc (9-21 avril 1975)

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Ci-dessous, la vidéo de présentation du prochain article à paraître sur le blog le 20 juillet. En raison de problèmes techniques, le traditionnel commentaire vidéo de l'article est absent cette fois-ci. Bon visionnage !





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